Dans l'Album zutique, nous trouvons un poème tout en distiques attribué par son auteur Rimbaud à Louis Ratisbonne. Il s'intitule "L'Angelot maudit". Ratisbonne, qui porte le nom francisé d'une ville d'Allemagne, fait partie d'une famille d'origine juive convertie au catholicisme. C'est légèrement comparable au cas du cardinal Lustiger, mais je n'ai pas très bien compris la logique . Le grand-père de Louis Ratisbonne, Auguste, était un banquier strasbourgeois qui occupait aussi une fonction de rabbin. Il a eu neuf enfants, dont deux fils qui sont devenus des prêtres catholiques : Alphonse et Théodore. La conversion d'Alphonse a fait du bruit à l'époque. Il est le fondateur de la Congrégation de Notre-Dame de Sion. Alphonse et Théodore sont les oncles de Louis Ratisbonne qui, par sa mère, est également parent de la famille du ministre Achille Fould. Louis Ratisbonne a imité l'exemple de ses oncles et a élevé ses enfants dans la religion catholique. Il écrivait également dans le Journal des débats politiques et littéraires, organe de presse conservateur qui a été interdit le 5 avril 1871 par la Commune à cause de ses positions pro-versaillaises. Le journal a fait son retour dès le 31 mai, quelques jours après la "Semaine sanglante". Au début du Second Empire, Ratisbonne a lancé la publication d'une traduction en vers de La Divine Comédie de Dante. Il a publié L'Enfer en 1852, Le Purgatoire en 1857 et Le Paradis en 1859. Les dates de publication ont leur importance comme pour les premiers recueils de Leconte de Lisle au plan de l'histoire de la versification. Des césures plus audacieuses semblent bien apparaître dans Le Paradis : pronom relatif "qui" et mot "comme" devant la césure.
Comme il s'en vante dans sa préface, Louis Ratisbonne semble le premier à proposer une traduction en vers intégrale de La Divine Comédie. Antony Deschamps avait fourni une traduction qui a eu un certain succès, mais qui était demeurée partielle :
[...] le Dante n'est guère connu que par des traductions en prose. M. Antony Deschamps, il est vrai, a traduit en vers des chants ou des fragments de chant choisis çà et là dans la Divine Comédie; mais aucune des trois parties dont se compose cette grande épopée n'y est restituée dans son intégrité. Ce procédé d'éparpillement est nuisible, surtout quand il s'agit du Dante, dont l'originalité est si fortement accusée dans la trame serrée et continue de sa fiction, dans son développement si logiquement gradué. [...]
Le propos de Ratisbonne, c'est qu'il faut joindre l'impératif de la traduction intégrale au charme de l'exécution en vers. Et il soulève que "M. de Lamennais prépare [...] une traduction en prose" qui ne saurait le satisfaire, en dépit de son "beau génie". Et contre l'objection qu'une traduction en vers est infidèle et s'apparente à une "nouvelle création", Ratisbonne va soutenir qu'il est bien un "fidèle imitateur" qui a "essayé de traduire en tercets, suivant le texte, et tercet par tercet, presque vers par vers."
Et le mot est passé, on parle encore aujourd'hui d'une traduction tercet par tercet de La Divine Comédie, sauf qu'en réalité La Divine Comédie n'est pas composée de tercets, mais de cent chants qui ont chacun la forme strophique de la tierce rime ou terza rima. Il y a un enchaînement des rimes entre les tercets tout au long du chant qui se finit par un vers isolé conclusif. La terza rima est une strophe inventée par Dante et ces strophes sont assez longues, puisque chaque chant de La Divine Comédie correspond à une terza rima.
Même si "L'angelot maudit" est écrit tout en distiques d'octosyllabes, je vous invite à une expérience de lecture. Il est évident que Rimbaud a rabattu la réputation de Louis Ratisbonne sur sa seconde publication à succès : La Comédie enfantine dont je parlerai plus loin, mais il n'en reste pas moins que la signature "Louis Ratisbonne" et le titre "L'Angelot maudit" renforce l'idée chez le lecteur d'opérer une comparaison avec la terza rima de Dante. On souhaiterait une terza rima en alexandrins et nous nous retrouvons avec un poème en rimes plates, facticement rehaussé par une présentation graphique en distiques. Nous aurons à revenir sur le sujet des distiques. Ratisbonne vante la trame serrée du récit de Dante, ce qui n'appartient pas à l'effort de versification, mais en tant que telle la terza rima est un véritable travail de tisserand. Et, en réalité, Ratisbonne s'est dérobé à la tâche, alors même que c'était le cœur de tout son projet. Certes, il a fourni une traduction tercet par tercet, mais il n'a pas respecté la logique de distributions des rimes. Dans son article : "Post-scrotum : où l'ange fait caca", paru dans le collectif La Poésie jubilatoire à la suite d'un article de Steve Murphy sur "L'Angelot maudit", Benoît de Cornulier écrit ceci :
Dans sa Divine Comédie "du" Dante, il traduisait la chaîne de modules tercets (aba, bcb, cdc, etc.) en suite de modules tercets d'alexandrins appariés (aab, ccb, etc.) graphiquement détachés comme les terzine de Dante.Les 8v et les distiques détachés de L'[A]ngelot maudit en offrent comme une réduction enfantine, cette infantilisation de la métrique seyant aux aspects infantiles du récit. [...]
Je partage évidemment cette impression d'un volontaire rabaissement métrique de la part de Rimbaud, à ceci près qu'il implique aussi Verlaine ("Fadaises", "Colloque sentimental" avec réécriture d'un vers de "L'Heure du berger" dans "L'Angelot maudit"). Toutefois, pour être plus précis, puisque Ratisbonne transforme les tercets en couples sur le mode du sizain habituel AAB CCB, il faut bien qu'un sort soit fait au dernier vers isolé à la fin de chaque chant. Donc, un chant est composé de quarante-cinq tercets et d'un vers isolé, et cela devient vingt-deux sizains AAB CCB distribués en tercets, suivis d'un montage tercet et vers isolé, où le vers isolé rime avec le dernier vers du quarante-cinquième tercet. En lecture grossière, on peut penser que le chant se termine par un quatrain de rimes plates AABB, artificiellement distribué en tercet et monostiche. En lecture subtile, on peut considérer que la rime B a tout de même une valeur hiérarchique particulière et que le vers isolé final est un peu un quarante-sixième tercet réduit à son seul dernier vers. J'illustre cela en citant la fin du premier chant, je cite deux sizains AAB CCB et puis la fin en AAB B :
"[...]
Roi du monde, là-haut est sa pompe royale,
Son sublime séjour, sa douce capitale.
Bienheureux les élus qui sont là dans ses bras !"
Et moi je répondis : "Je t'adjure, ô poète,
Pour fuir ces grands périls qui menacent ma tête,
Par ce Dieu tout-puissant que tu ne connus pas,
Conduis-moi dans ces lieux que tu dis ; que je voie
La porte de Szaint-Pierre où commence la joie,
Et ces infortunés aux douleurs asservis !"
Il marcha sans répondre, et moi, je le suivis.
Oui, c'est très mal écrit et je n'apprécie pas le rejet "que tu dis", mais je pourrais citer aussi énormément de vers où l'analyse grammaticale fait carrément suer.
Attardons-nous sur la question de la "terza rima" et non sur la traduction de Ratisbonne qui prête à rire : "Sublime aveuglement ! magnifique défaut !" pourrait-on persifler en citant Théophile Gautier.
Précisons les règles de composition. La rime initiale et la rime finale ne sont chacune concernées que par deux vers, alors que toutes les autres rimes sont étendues à trois vers. Le principe de tissage est le suivant. Les vers externes du tercet riment entre eux (le premier et le troisième vers donc), tandis que le vers interne (le deuxième vers) va annoncer la rime des vers externes du tercet suivant, dans lequel une nouvelle rime commence au plan du vers interne, et ainsi de suite. Mais, dans ce cas de figure, il est impossible de clore la composition sur un tercet conclusif sans aménagement dans la distribution des rimes. Dante a choisi de terminer sa strophe sur un vers isolé qui fait écho au vers central du dernier tercet. En guise d'illustration, je vous livre le poème "La Fileuse" de Paul Valéry, car il est très intéressant pour les études rimbaldiennes, malgré l'anachronisme. Paul Valéry semble s'inspirer du poème des Exilés de Banville "La Reine Omphale" avec son célèbre enjambement de mot sur adverbe en "-ment" : "Où je filais pensivement la blanche laine." Au-delà des échos thématiques inévitables : "fileuse", "filais la laine", "Assise", même si les deux poèmes n'ont apparemment rien à voir l'un avec l'autre, je remarque l'enjambement de mot à la césure du second vers : "mélodieux", enjambement comparable par son suffixe au premier connu de Rimbaud dans "L'Homme juste" : "silencieux". Au plan de la "paresse / Angélique", le poème de Valéry semble aussi s'inspirer des "Chercheuses de poux" de Rimbaud et nous rencontrons un adverbe hémistiche dans la continuité encore une fois de Banville et Rimbaud. Valéry se réfère donc subrepticement à la version originale du poème "La Reine Omphale" puisqu'au début du vingtième siècle la leçon finale "d'un doigt pensif" corrigeait l'enjambement de mot "pensivement". Notez l'enjambement sur "tête" qui semble du coup une référence à un vers du "Qaïn" de Leconte de Lisle tel qu'il a été publié avant remords de plume dans le second Parnasse contemporain. Mais vous pouvez aussi apprécier la composition des rimes pour former une unique strophe d'ensemble, puisqu'il s'agit d'un poème-strophe. Une petite subtilité de Valéry est à noter puisqu'il introduit un effet de bouclage dans la reprise du second hémistiche du premier vers en premier hémistiche du dernier vers.
Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline;
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.
Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasives,
Elle songe, et sa tête petite s’incline.
Un arbuste et l’air pur font une source vive
Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses perles de fleurs le jardin de l’oisive.
Une tige, où le vent vagabond se repose,
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Mais la dormeuse file une laine isolée;
Mystérieusement l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse…
Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte:
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.
Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir… Tu es éteinte
Au bleu de la croisée où tu filais la laine.
La tierce rime a été introduite en France par Jean Lemaire de Belges dans son poème célèbre à l'époque "La Concorde des deux langages". Il s'agit d'un avant-goût du livre Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay, et plusieurs autres tierces rimes ont été composées au long du XVIe siècle (Marguerite de Navarre, Etienne Jodelle, Philippe Desportes,...).
Elle fait son retour au XIXe siècle. Je n'ai pas encore lu les traductions d'extraits de La Divine Comédie proposés par Antony Deschamps, mais il convient de citer le poème "Terza rima" de Théophile Gautier. Il contient une mention à la rime de la "chapelle Sixtine", ce qui peut faire écho au poème zutique "Vu à Rome" de Rimbaud et à lire le poème de Gautier des ressemblances peuvent apparaître avec le poème "L'Angelot maudit", bien que cette dernière pièce soit en distiques d'octosyllabes. Le sujet du poème de Gautier, c'est l'état physique de Michel-Ange après avoir peint le plafond de la Chapelle Sixtine. Michel-Ange ne sait plus se tenir droit, ni marcher et tout en ayant l'air ridicule parmi les hommes il semble être figé dans l'extase d'une révélation d'un autre monde. Gautier en fait l'image des poètes qui butent sur les obstacles de ce monde à cause de leurs yeux rivés au ciel. Et, sans écarter le lien à certains poèmes baudelairiens, je relève le vers suivant : "Que leur font les passants, les pierres et les boues ?" Puis encore d'autres passages qui offrent des points de comparaison intéressants avec le poème "L'Angelot maudit" : "Et ce ne sont que leurs corps qu'ils nous laissent", "Notre jour leur paraît plus sombre que la nuit[.]" Si on identifie l'angelot à une caricature des prétentions poétiques de Ratisbonne, la comparaison avec le poème "Terza rima" renforce l'idée de cruauté de la composition rimbaldienne.
Gautier a composé également en "tierce rime" ou comme il le dit avec le prestige de l'italien en "terza rima" la célèbre pièce "Ribeira" du recueil España. Là encore, la composition invite à d'étonnants rapprochements avec "L'Angelot maudit". Le peintre ne s'intéressait qu'aux sujets violents et "laids". Il y est question de l'ange des douleurs. Le poème contient en dispositif de part et d'autre de la césure la mention "bouche ouverte", ce qui est à comparer à la correction manuscrite du "Dormeur du Val" de "lèvre ouverte" à "bouche ouverte" :
La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !
Un soldat jeune, lèvre ouverte, tête nue, (leçon initiale du manuscrit)
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Ce laid correspond à une passion du vrai, mais le peintre lassé va vouloir s'essayer au beau idéal des poètes, et là encore songez à certains vers de Baudelaire, le peintre ne sait "trouver que du rouge de sang".
La charge de "L'Angelot maudit" renvoie Ratisbonne à une poésie qui n'est que l'image d'un cloaque.
Mes rapprochements avec deux poèmes de Gautier sont-ils gratuits ?
En 1873, plusieurs poèmes du "Tombeau de Théophile Gautier" sont composés en terza rima : "Salut funèbre" de Léon Dierx, "A Théophile Gautier" de Louisa Siefert, "A Théophile Gautier" de Goerges Lafenestre, "Monument" de José-Maria de Heredia et "Epitaphe" de Catulle Mendès en treize vers sur deux rimes.
Ceci prouve que, malgré une relative rareté d'emplois de sa part, Théophile Gautier était étroitement associé à la forme de la terza rima. Louisa Siefert a également recouru à la terza rima dans le poème "Souvenirs d'enfance" du recueil Les Rayons perdus cité par Rimbaud dans une lettre à Izambard. Stéphane Mallarmé a pratiqué lui aussi la terza rima dans deux poèmes aujourd'hui célèbres "Aumône" et "Le Guignon", mais je n'ai pas étudié les dates de leurs publications initiales. Le poème "Le Guignon" se termine par une pendaison à un réverbère, et le personnage du poème "Aumône" entre aussi dans la note du poème "L'Angelot maudit". J'ai des doutes sur la valeur littéraire du poème "Aumône", mais il s'agit d'une pièce satirique qui désacralise la figure du poète.
Catulle Mendès a pour sa part inventé dans son recueil Philoméla une forme satanique de "terza rima" sur treize vers et deux rimes, ce que Paul Verlaine a démarqué d'une façon étrange dans son poème "Crépuscule du soir mystique" des Poèmes saturniens.
Le recueil Philoméla est encadré par un "Prologue" et un "Epilogue" en terza rima de treize vers sur deux rimes, et cette forme resurgit au sein du recueil avec la suite intitulée "Canidie" qui fait s'enchaîner trois poèmes de ce profil numérotés en chiffres romains (I, II, III). Les derniers vers du premier poème de la série "Canidie" explicite le sens infernal que prête Mendès à son recours :
[...]
Mais je veux vous maudire en quelque psalmodie
Avant que mon corps soit la pâture des vers,
Et c'est pourquoi, mon cher Amour, je vous dédie
Ces poèmes sur deux rimes, en treize vers.
Notez qu'après la césure sur "mon cher" nous avons la mention "deux" calée devant la césure.
Verlaine a imité la strophe de Mendès dans "Crépuscule du soir mystique", poème en décasyllabes (hémistiches de quatre et six syllabes, avec enjambement de mot sur "maladive") :
Le Souvenir avec le Crépuscule
Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
De l'Espérance en flamme qui recule
Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
Mystérieuse où mainte floraison
- Dahlias, lys, tulipe et renoncule, -
S'élance autour d'un treillis, et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
- Dahlia, lys, tulipe et renoncule, -
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison,
Le Souvenir avec le Crépuscule.
Nous pouvons aussi comparer ce poème avec "La Fileuse" de Paul Valéry : hémistiche sur l'adjectif en rejet "Mystérieuse" contre adverbe hémistiche "Mystérieusement", bouclage par reprises du vers ou d'un hémistiche du premier au dernier vers du poème, métaphores filées comparables du treillis et du rouet, effet de pâmoison. Le poème de Verlaine est en treize vers sur deux rimes, il est clairement écrit dans l'esprit de la série "Canidie" du recueil Philoméla de Catulle Mendès. J'ajoute un point de comparaison avec "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" de Rimbaud, puisque la forme "dans une" placée devant la césure à l'avant-dernier vers est mise à la rime dans un quatrain de la pièce rimbaldienne, avec un glissement du motif floral vers le scatologique des lieux d'aisance : "dans une / Cabane de bambous".
Verlaine a souligné l'idée du "mal" par le découpage opéré à la césure sur l'adjectif "maladive", ce qui confirme une idée de motif maudit de la terza rima sur treize vers et deux rimes. Verlaine a subtilement placé à la césure du vers 7, le milieu du poème, l'enjambement pivotal "autour d'un treillis". L'enjambement de mot sur "maladive" est déporté sur le vers 8, toute la fin du poème mimant la chute "dans une immense pâmoison". Toutefois, Verlaine n'a pas respecté le principe inévitable de l'alternance des rimes. Si on applique un découpage en tercets, on découvre une altération en sizains inversés pour les douze premiers vers : ABA BBA ABB ABB A. Plus précisément, l'inversion BBA BBA ABB ABB est faussée par une autre altération qui s'y superpose, puisque pour le bouclage le vers 1 porte la rime A qui va conclure le poème en vers isolé final.
Cette structure est tellement retorse que je suis le premier à l'avoir expliquée dans un article de critique littéraire. Les verlainiens donnaient leur langue au chat. Valéry semble avoir été pour sa part très conscient de ce que faisait Verlaine à ce moment-là.
Une des altérations pratiquées par Verlaine a un petit degré de ressemblance avec ce qu'a fait Ratisbonne dans sa traduction de Dante.
Dans son étude sur la parodie zutique, Cornulier s'est intéressé à la rime "vaque"/"cloaque" et il a brillamment montré que Rimbaud s'était inspiré moins de la traduction de Ratisbonne que du texte original de Dante :
Quelli ch'usurpa in terra il luogo mio,
Il luogo mio, il luogo mio, che vaca
Nella presenza del Figliol di Dio,
Fatt'ha del cimitero mio cloaca
Del sangue et della puzza ; onde 'l perverso,
Che cadde di qua su ; la più si placa.
Nous avons une rime à trois échos : "vaca", "cloaca" et "placa", mais Rimbaud n'a repris que la rime "vaca"/"cloaca" qui devient "vaque"/"cloaque" en français.
Les termes "cloaque" et "vaque" n'apparaissent pas à la rime dans la traduction de Ratisbonne :
"[...]
Celui qui s'est assis à ma place sur terre,
A ma place, à ma place, et, pontife adultère,
Laisse vacant mon siège aux regards du Sauveur,
Fait de mon cimetière un cloaque de fange,
Un charnier plein de sang ! Par lui le mauvais ange,
Tombé du haut du ciel, goûte un baume aux enfers."
Il s'agit d'un passage qui se trouve vers le début du vingt-septième chant du "Paradis".
Rimbaud ne lisait pas l'italien. Il manque donc pour l'instant un écrit d'époque (entre 1859 et 1871) où quelqu'un aurait commenté le passage de Dante et aurait fait état des deux mots "vaca" et "cloaca" à la rime. Je vais vérifier si ce passage n'a pas été traduit éventuellement par Antony Deschamps. Cornulier a apporté une contribution essentielle, mais il manque encore à l'évidence une pièce au puzzle.
Rimbaud n'a pas ouvert au hasard une édition en italien de La Divine Comédie. Il manque clairement une pièce au dossier. Evidemment, on peut penser aux blagues sur les lieux d'aisance : "Laisse vacant mon siège", et l'expression à la rime "mauvais ange" donne "l'angelot maudit" moyennant une allusion perfide à La Comédie enfantine. Rimbaud a pu être informé de la leçon italienne originale par des écrivains fréquentés à Paris en septembre et octobre 1871. Il faut aussi remarquer qu'il y a une forte implication de Verlaine dans l'équation, et j'en ferai l'objet de la deuxième partie de cet article. Nous avons aussi dans les contributions zutiques de Rimbaud plusieurs renvois précisément à Catulle Mendès "écarlatine", à Léon Dierx "Vu à Rome", à la chapelle Sixtine comme dans la première "tierce rime" de Gautier. ,Je rappelle que "Vu à Rome" et "Fête galante" sont des dérèglements du sonnet et des rimes de tercets. Enfin, Murphy a montré que le sonnet en vers de deux syllabes "Jeune goinfre" parodie la série "Le Gourmand" de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, série dont le héros "Paul" n'est pas pour rien l'homonyme de Verlaine dans la reprise rimbaldienne.
A suivre...
Pour précision, je viens de vérifier. Antony Deschamps, malgré sa prédilection inhabituelle affichée pour "Le Paradis" n'a pas traduit le passage qui nous intéresse du chant XXVII, il s'est arrêté au chant XXV du Paradis et n'a pas traduit vingt chants de l'ouvrage pris dans son ensemble. La préface est intéressante à lire, mais ne m'apporte pas d'éléments nets et précis à exhiber ici dans mon enquête.
RépondreSupprimerDeuxième vérification, dans sa traduction en prose parue à titre posthume en 1856, Lamennais emploie la forme "vacante" et le mot "cloaque", les emplois sont uniques sur l'ensemble de la traduction, mais ils sont perdus dans la prose. Il y a un emploi du verbe "vaquer" ailleurs dans la traduction et deux autres dans des notes de Lamennais commentant sa traduction.
SupprimerTroisième vérification, dans un texte publié en 1870, traduction en prose de La Divine Comédie, voici l'extrait correspondant avec les mots "vacante" et "cloaque" : "Celui que sur la terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu, a fait du lieu où j'ai souffert le martyre un cloaque de sang et de débauches, qui réjouit le pervers tombé de là-haut." Cette traduction peut semble si on n'y prête pas attention quasi identique à celle de Lamennais, mais ce n'est pas la même pourtant : "Celui qui sur terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu, a fait de mon cimetière un cloaque d'immondices et de sang ; par quoi en bas tressaille de joie le pervers qui tomba de là-haut."
SupprimerNouvelle vérification. En 1867, François Villain-Lami a publié une traduction en vers des 34 chants de L'Enfer, mais il s'y est tenu. On note à la page 55 un emploi du nom "cloaque" (dans quelques chants de l'enfer on a une région qui correspond à un cloaque : "Dans ce cloaque infect ce pêcheur irrité," mais malgré la présence à proximité de l'adjectif "sale", je n'identifie pas ici une source éventuelle pour Rimbaud.
SupprimerVoilà, j'ai trouvé ! Je fais un article à part !
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