Je n'ai pas pu résister à faire un article à part sur cette découverte.
Dans l'article précédent, je cite l'étude de Benoît de Cornulier où il montre que, pour la parodie de Ratisbonne qu'est "L'Angelot maudit", il ne faut pas seulement s'intéresser à La Comédie enfantine, mais aussi à sa traduction de La Divine Comédie. Je prévoyais à l'époque de consulter dès que possible cette traduction en vers, mais, même si j'avais pu lire cette traduction en vers de Ratisbonne je n'aurais pas fait automatiquement la découverte de Cornulier, puisque Ratisbonne n'a pas traduit par la rime "vaque"/"cloaque" la rime italienne "vaca"/"cloaca" que Cornulier a retrouvée dans le texte original (vers le début du Chant XXVII du Paradis). La rime est de trois mots dans le texte italien : "placa"/"cloaca"/"vaca", et il est amusant de voir les traductions en prose insister sur la répétition du mot "place" qui ressemble formellement à "placa", mais qui traduit un autre mot du texte original "luogo" ("lieu"), "placa" étant une conjugaison du verbe italien équivalent de "plaire". Le mot "cloaque" apparaît bien dans la traduction de Ratisbonne, mais à l'intérieur du vers, et "vaque" est repris par "vacant" lui aussi à l'intérieur du vers. En toute logique, Rimbaud qui ne lisait pas l'italien n'avait aucune raison de remonter à la rime "vaque"/"cloaque" à partir de la traduction de Ratisbonne. Ce problème logique n'était pas affronté par les à peine quatre pages d'article de Cornulier. Puis, les interprétations fournies par Cornulier du poème de Rimbaud sont assez spéculatives. Je n'étais pas satisfait du résultat malgré l'importance de la découverte. Dans la notice au Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier, Alain Chevrier, bien qu'il mentionne en bibliographie l'article de Cornulier ne mentionne pas La Divine Comédie, ni cette rime capitale "vaque"/"cloaque", mais il se contente d'indiquer que "Jeune goinfre" et "L'Angelot maudit" sont deux parodies de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, ce qui montre bien que les rimbaldiens n'ont pas compris l'importance décisive de l'article de Cornulier.
Ma réserve, c'est que l'interprétation de Cornulier laisse supposer que Rimbaud a lu Dante en italien dans le texte ou qu'il a ouvert au hasard une édition italienne de La Divine Comédie pour y puiser une idée de parodie, ce qui n'a aucun sens.
Le problème, c'est que les gens préfèrent ne traduire que la seule première partie "L'Enfer" en vers ou en prose. Les traductions du "Purgatoire" et du "Paradis" sont un peu moins courantes, et Ratisbonne prétend être le premier à traduire tout l'ouvrage en vers, en ne citant comme antériorité qu'une traduction très parcellaire par Antony Deschamps. Les traductions sont plus volontiers en prose.
En réalité, Ratisbonne a exagéré, il existe plusieurs traductions en vers de "L'Enfer" antérieures à la sienne et il existe d'autres traductions parcellaires en vers que celle d'Antony Deschamps. J'ai lancé une recherche sur Gallica : "Dante La Divine Comédie", et je découvre toute l'étendue de la fraude préfacielle de Ratisbonne. J'ai découvert des ouvrages qui traduisaient des passages du "Purgatoire" et du "Paradis", mais pas du chant XXVII, et puis je suis arrivé à une traduction en deux tomes de 1842 par E. Auroux. Il s'agit d'une traduction en vers des trois parties de La Divine Comédie. Antony Deschamps adoptait le parti d'une traduction en alexandrins et en rimes plates AABBCCDD... Auroux traduit les chants en alexandrins sans découpage en strophes, mais avec une distribution des rimes asses libre. Je précise un peu l'astuce de "L'Angelot maudit". Ratisbonne s'est vanté de respecter la forme poétique de l'oeuvre originale, sauf qu'il a triché sur la distribution des rimes dans les tercets. Ce faisant, Ratisbonne n'offre quasi jamais les rimes de l'original, surtout si l'original fait rimer la plupart du temps les vers par trois, quand Ratisbonne les fait rimer par deux. Dans "L'Angelot maudit", Rimbaud cite la rime "vaque"/"cloaque" d'un concurrent, concurrent qui a l'antériorité qui plus est, ce qui suppose indirectement un persiflage de la prétention de Ratisbonne a être un "fidèle imitateur" des tercets du maître, puisqu'une traduction en rimes plates antérieures rendait plus fidèlement deux mots sonores à la rime de la prestation originale.
En tout cas, cette fois, je tiens une preuve que Rimbaud a lu la rime "vaque"/"cloaque" dans une traduction en vers français du passage. Je suppose qu'il a du coup pu confronter les traductions au modèle original de Dante, même s'il ne connaissait pas la langue italienne. Ilse trouve que la publication d'Auroux offre le vis-à-vis d'une édition bilingue avec d'un côté le texte italien et de l'autre la traduction en vers français. Auroux est-il le seul à avoir pratiqué la rime "vaque"/"cloaque" en français ? En tout cas, il suffit pour prouver que Rimbaud a lu la rime en français et ne l'a pas trouvée en italien par hasard, et Auroux est désormais une très, très, très probable source directe à la composition de "L'Angelot maudit". Au passage, cela nous ouvre une fenêtre sur les lectures potentielles de Rimbaud dans sa jeunesse, loin du seul recensement des poètes romantiques et parnassiens. Il y a aussi tout le domaine de la poésie en vers des publications populaires sans lendemain qui reste à explorer, avec des thèmes comme les "sœurs de charité", etc.
Visiblement, Rimbaud avait lu une traduction en vers de La Divine Comédie et même deux, celle de Ratisbonne et celle d'Auroux. L'ouvrage était en odeur de sainteté et il pouvait même le lire sous le toit maternel.
Je cite donc le passage qui nous intéresse avec la rime et après hésitation j'y inclus les quatre mentions de notes reportées à la fin du chant pour dire vite :
Celui qui, sur la terre, est assis en mon lieu,En mon lieu, sur mon siège, entends-tu ? (5) car il vaqueAux yeux du Rédempteur, unique fils de Dieu (6),Des murs où dort ma cendre a fait un vrai cloaque,Où se mêle le sang avec l'impureté (7) ;En jouit le pervers par le Ciel rejeté (8).
Grâce à l'édition bilingue d'Auroux, Rimbaud a pu vérifier immédiatement que celui-ci conservait deux mots à la rime de l'original, ce que n'avait pas été capable de faire Ratisbonne malgré sa prétentieuse préface.
Il y aurait peut-être d'autres passages à citer de la traduction en vers, le chant XXVII se termine sur une note florale qui contraste avec "L'Angelot maudit", mais je veux m'en tenir à ce qui est certain. Je suppose que vous avez envie de connaître le contenu des quatre notes :
5. Dante répète par trois fois ces mots : en mon lieu, à l'imitation de ce passage de Jérémie : Templum Domini, templum Domini, templum Domini... Ego, ego sum, ego vidi, dicit Dominus. VII. 4 11.6. Le siège apostolique est vacant aux yeux de Jésus-Christ, lorsqu'il est occupé indignement par de mauvais pasteurs, bien qu'il ne leur enlève pas l'autorité par lui conférée à saint Pierre, laquelle etiam in herede indigno non deficit, dit saint Léon ; mais non habet Petri hereditatem, disent les décrétales.7. Boniface VIII, dit l'Anonyme, qui, par artifice et par simonie, fut élu par pape en 1294, après avoir fait abdiquer Pierre Célestin.8. Satan.
La fin du tome II contient des annexes un peu confuses avec des traductions de l'Arioste, mais la dernière page est particulièrement frappante : "Fin d'une canzone où est indiquée la conception du plan de la Divine Comédie". Il s'agit d'un extrait traduit en octosyllabes rimant librement !
L'Être divin là-haut qui veilleAppelle un Ange qui lui dit :- Sire, au monde est une merveille[...]J'ai vu l'espoir des bienheureux.
Dans le poème en octosyllabes de Rimbaud, j'observe un parallèle possible avec ce fragment, puisque nous avons un ange qui paraît, équivalent du fait d'être appelé, puis la vision finale d'un cloaque qui paraît lui aussi et qui est le contraire de "l'espoir des bienheureux".
Quelque part, le poème "L'Angelot maudit", c'est un peu le plan poétique de Ratisbonne torché en quatorze octosyllabes qu'on pourrait penser un sonnet inversé tout en rimes plates (inversé à cause de la construction des phrases en six et huit vers).
Je n'ai pas encore relu l'étude de Steve Murphy sur le poème "L'Angelot maudit", mais j'ai survolé rapidement les citations de vers et je ne vois aucune citation de la série "Le Gourmand" de La Comédie enfantine à rapprocher des distiques de "L'Angelot maudit". Murphy avait auparavant publié un article pour montrer une réécriture de la série "Le Gourmand" dans les vers de deux syllabes du sonnet "Jeune goinfre", poème tout en rimes féminines qui plus est. Et la notice de Chevrier convoquée plus haut ne fait qu'évoquer une parodie vague de Ratisbonne :
Comme "Jeune goinfre", c'est une parodie satirique et scatologique des poèmes moralisateurs de Louis Ratisbonne, dans La Comédie enfantine, où se trouvent d'ailleurs des coliques punitives.
En réalité, il existe deux ouvrages distincts, une Comédie enfantine en deux livres a été suivie d'une suite Dernières scènes de la comédie enfantine en deux livres, cependant que sous d'autres titres d'autres fables du même genre ont été publiés par Ratisbonne. Il va de soi que l'ouvrage de référence est La Comédie enfantine même avec son titre inspiré de Dante. Et ce recueil contient une série de six poèmes numérotés en chiffres romains "Le Gourmand". C'est cette série précise qui contient les cas de "coliques punitives". Nous pourrions ici rappeler tous les liens avec "Jeune goinfre", mais étant donné que je viens de souligner plus haut que "L'Angelot maudit" est quelque part une sorte de sonnet inversé à rimes plates déguisé en sept distiques, étant donné que "L'Angelot maudit" est une parodie déclarée de Ratisbonne, quand cela a été prouvé pour "Jeune goinfre", il y a un autre constat qui s'impose. L'angelot maudit qui a trop mangé de jujube est un équivalent du Paul gourmand de la série de La Comédie enfantine et du Paul de "Jeune goinfre". Verlaine s'est reconnu dans le "Paul" persiflé de "Jeune goinfre", d'autant que "Jeune goinfre" parodie aussi le "Sonnet du martyre de saint Labre", charge d'Alphonse Daudet contre Verlaine, et parodie aussi les vers courts d'Amédée Pommier dont Verlaine avait moqué l'admiration prônée par Barbey d'Aurevilly.
Or, "L'Angelot maudit" contient une réécriture d'un vers du poème "L'Heure du berger" : "Blanche, Vénus émerge, et c'est la nuit." Cela a donné : "La rue est blanche, et c'est la nuit."
Dans ce cas, difficile de ne pas voir une réécriture de vers de la série "Le Gourmand" dans ce passage de "L'Angelot maudit" :
Mais vers une borne, voiciAccourir, mauvais et transiUn noir angelot qui titube,Ayant trop mangé de jujube.
Par sa reprise syllabique "ju", "jujube" est un peu un équivalent du nom "baba" donné en titre au premier poème de la série "Le Gourmand". Le grand-père veut donner du gâteau à chacun des enfants, il en parle à Madeleine, puis à Frédéric qui s'excitent, mais le petit Paul trouve encore le moyen de se distinguer :
Et Paul accourant au galop :"Et moi, grand-père, j'en veux, trop !
Les deux vers cités sont en octosyllabes et ils contiennent la forme participiale "accourant" de l'infinitif "accourir" ! Il y a donc un lien direct entre le poème I "Baba" et "L'Angelot maudit". Je ne remarque pas ce lien dans l'article de Murphy : "L'[A]ngelot maudit ou comment ratisbonifier des vers profondément nuls".
Pour "Jeune goinfre", Rimbaud s'est essentiellement inspiré dans la série "Le Gourmand" des poèmes I "Baba", IV "Le Cellier" et V "Les Pilules". Il s'agit précisément des trois poèmes aux coliques punitives. Pour "L'angelot maudit", la forme "accourir" est une citation de "Baba", l'apparition de la nuit dans "Le Cellier" est un lien plus ténu, et dans "Les Pilules" nous avons le mot "étrange" à la rime avec l'idée d'une armoire fermée, ce qui équivaut aux "persiennes" closes des maisons dans la rue, puisque ce sont les "persiennes" qui sont "étranges" dans "L'Angelot maudit".
J'ajoute qu'il y a peu, j'ai insisté sur le fait que le poème "L'Angelot maudit" est aussi la réécriture d'un poème satirique du XVIIIe siècle connu par deux versions, je le rappellerai dans la deuxième partie de l'article en cours.
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