mercredi 11 décembre 2024

Antony Deschamps : Ophélie, Banville et le vers romantique (partie 2/2)

Paradoxalement, les critiques universitaires connaissent plus de recueils de poètes de la génération parnassienne que des diverses générations romantiques. Il y a deux raisons à cela. Rimbaud a fourni dans sa lettre du voyant (15 mai 1871, à Demeny) une liste de poètes qu'il est loisible de citer et nous avons facilement accès aux deux ouvrages collectifs que sont les deux premiers numéros du Parnasse contemporain, séries dont proviennent l'essentiel des noms cités par Rimbaud. Cela ne veut pas dire que les universitaires lisent les recueils de poésies en question, mais les noms de ces poètes sont une sorte d'ensemble de connaissances culturelles en surface. du genre des réponses bêtes à un jeu Questions pour un champion pour ceux qui s'intéressent aux classiques de la Littérature.
Les frères Deschamps ne sont plus que des noms pour l'histoire littéraire. Ils sont pourtant les seuls avec Sainte-Beuve à compléter la liste des poètes romantiques de la décennie 1820. Emile Deschamps traduisait des pièces de Shakespeare et faisaient partie de l'équipe formée par le clan Hugo et Alfred de Vigny. Emile Deschamps a publié un recueil dès 1828, ce qui conforte inévitablement sa place de romantique de la première génération. On lui reproche de se consacrer moins à une poésie personnelle qu'à des traductions, et c'est vrai que ça explique le désintérêt évident qui l'a frappé ensuite. Son recueil de 1828 contient des traductions de Schiller et Goethe par exemple, les poèmes sont même plutôt en début de recueil, et de Schiller Emile Deschamps a traduit le poème "La Cloche" qui a fait aussi l'objet d'une traduction du douaisien Paul Demeny, ce qui veut dire qu'en septembre-octobre 1870 Rimbaud a eu des raisons d'approfondir sa connaissance des romantiques en principe peu signifiants qu'étaient les frères Deschamps. Il les cite avec mépris dans sa lettre "du voyant" parmi "les morts et les imbéciles", et il faut noter que ce n'est pas anodin, puisque le destinataire Paul Demeny s'il a traduit le même poème de Schiller devait se faire une idée différente de la valeur d'Emile Deschamps.
Les frères Deschamps ont vécu assez longtemps et Emile Deschamps s'est contenté de produire des poésies de circonstances, il n'a guère survécu à son premier recueil. Sous le Second Empire, il compose aussi des vers de commande pour Napoléon III. Antony Deschamps a publié quelques recueils tout de même de son côté, mais il semble avoir vécu dans l'ombre de son frère qu'il soutenait, et paradoxalement il est celui qui semble avoir le plus à nous apporter pour l'histoire littéraire.
Je reviendrai sur Emile Deschamps par acquit de conscience, mais pour l'instant ce que je relève surtout c'est son adverbe "impitoyablement" exhibé en hémistiche d'alexandrin dans un poème paru en 1832 "Retour à Paris" :
Qu'emporte chaque aurore, impitoyablement ;
Je ne crois pas que Deschamps ait inventé ce jeu et qu'il ait été célébré ou imité pour cela. Je ne pense pas non plus que l'invention vienne nécessairement d'un poète romantique. Le modèle pourrait venir d'un poète du XVIe ou du XVIIe siècle même. Pour l'instant, j'essaie de remonter la pente petit à petit. Je ne trouve pas d'adverbe en "-ment" de six syllabes qui fasse hémistiche dans les vers de Musset, ni dans ceux de Victor Hugo. Le fait m'a un peu interloqué. Je n'ai pas cherché du côté de Lamartine, Vigny, Gautier, etc.
Banville est le premier à pratiquer avec abondance les adverbes en "-ment" de six syllabes qui font hémistiche, et il affectionne la terminaison "-eusement" : "silencieusement", "respectueusement", etc., et cette forme en "-eusement" apparaît aussi régulièrement dans des adverbes de moins de six syllabes qui ne forment pas des hémistiches. Rimbaud a cette même constance d'emploi d'adverbes en "-eusement". J'en conclus d'évidence à l'influence significative de Banville sur Rimbaud. Vous remarquez que "impitoyablement" n'est pas un adverbe en "-eusement". Victor Hugo, de manière étonnante, ne glissait pratiquement jamais des adverbes en "-eusement" dans ses vers. Il y a de petites exceptions dans Cromwell, mais elles sont d'autant moins nombreuses qu'il y a un paradoxe frappant. Hugo a mis plein de didascalies dans son Cromwell avec énormément d'adverbes en "-ment" dont "dédaigneusement" et cela contraste avec leur quasi absence dans les vers eux-mêmes. J'ai relevé une configuration avec un adverbe de cinq syllabes en "-eusement" ("amoureusement" je crois) qui anticipe clairement le "Fort sérieusement" de "A la Musique" de Rimbaud, mais c'est tout. Il va de soi que le lien pour Rimbaud demeure Banville.
Hugo évitait le côté sonore exquis des formes en "-eusement", c'est sensible dans tous ses recueils lyriques.
Mais reprenons le cas des poésies d'Antony Deschamps.
Dans son recueil de 1835 Dernières paroles, poésies, j'ai relevé l'extrait suivant :

Par la lune éclairés, quelques dominos sombres

Dans le Corso désert glissent comme des ombres ;

Mais le Saltarello près du Tibre a cessé,

Le jour de Moccoli tel qu’un rêve a passé ;

Et l’on n’aperçoit plus dans une teinte grise,

Que les murs dentelés du palais de Venise ;

Et Rome se repose, et la paix des tombeaux

Succède au bruit des chars, à l’éclat des flambeaux.

Vous repérez l'hémistiche "Par la lune éclairés", un cadre italien, cet autre hémistiche avec son verbe tête : "Glissent comme des ombres", et enfin une opposition "bruit" et "éclats". Je considère que "Ophélie" de Rimbaud porte la marque de lieux communs romantiques profonds, et même si c'est un peu évasivement je viens de citer un passage en vers qui coïncide bien avec "Ophélie" sur certains points. Si on laisse de côté le cadre italien, on a l'emploi du verbe "Glissent" équivalent de "Passe" et "Flotte", l'idée des "ombres" qui correspond aux "fantômes" de la pièce de Rimbaud qui cite bien sûr le titre du poème des Orientales mentionnant "Ophélie" à la rime, et l'opposition "bruit" et "éclat" fait songer au balancement "plaintes" et "soupirs" du vers : "Dans les plaintes des arbres et les soupirs des nuits ;" vers qui est une imitation d'un vers de Victor Hugo de la décennie 1830 (poème des Chants du crépuscule, je crois) qui a aussi inspiré le dernier alexandrin du sonnet "El Desdichado" de Nerval. Et ce qui m'intéresse, c'est que le passage cité ici d'Antony Deschamps a des échos plus immédiats encore avec deux vers de "Credo in unam", puisque c'est dans cette dernière composition que nous avons l'hémistiche "Glisse amoureusement" avec le même verbe qu'Antony, et puisque l'hémistiche sur lequel j'attirais votre attention : "Par la lune éclairés," s'il a le mérité de correspondre au cas nocturne du poème "Ophélie" est surtout très proche de l'alexandrin suivant : "Par la lune d'été vaguement éclairée," alexandrin qui introduit au passage où Rimbaud a repris la rimes elle aussi lieu commun "étoile(s)"/"voile(s)", rime qui ouvre "Ophélie" et qui offre une irrégularité de distribution dans "Credo in unam".
Votre réflexe peut être de vous dire que cela est de peu d'intérêt de relever des lieux communs passés d'Antony Deschamps à Arthur Rimbaud selon un cheminement certes inconnu mais comme inévitable, sachant qu'ils étaient peut-être bien déjà des lieux communs sous la plume même d'Antony Deschamps. Je ne suis pas d'accord avec cette façon de fermer les yeux. Je pense au contraire que nous constatons une convergence de plusieurs lieux communs, ce qui nous fait passer à l'idée d'un motif romantique qui est devenu lieu commun et qui a été entretenu par les parnassiens et que Rimbaud réemploie non pas paresseusement pour s'exercer à devenir un poète, mais parce qu'il continuait de lui prêter une valeur d'étendard où un poète affirme certaines valeurs, certaines attentes fébriles qui justifient qu'il choisisse la carrière des lettres. Le motif a d'importantes variantes, peut devenir diffus et presque peu identifiable, mais si on l'étudie de près dans son déroulé historique on le maîtrisera.
Et quand j'ai relevé ce passage, je ne savais pas encore que plus loin je tomberais sur la mention "Ophélie" à la rime.
Pendant un certain temps, j'ai simplement relevé des vers pour en étudier la conception. Je vous les offre ici à l'état brut, avant de venir aux deux sujets plus marquants : les sonnets très particuliers d'Antony Deschamps et la source d'inspiration pour "La Voie lactée" de Banville.
Je dois préciser aussi que j'ai identifié un poème narratif conséquent qui a un nombre élevé de similitudes avec le poème de Victor Hugo "Rêverie d'un passant à propos d'un roi" des Chants du crépuscule je crois. Les publications auraient toutes les deux eu lieu en 1835, donc il reste à déterminer l'antériorité de l'un ou l'autre poète.
Je verrai cela plus tard, mais je vous le précise pour que vous réalisiez qu'en 1835 le recueil d'Antony Deschamps ne passait certainement pas inaperçu des amateurs de poésies de l'époque et surtout des poètes.

Voit à regret mourir le dernier feu !... La foule

Sur la place du peuple en murmurant s’écoule ;

Je suis un peu perplexe du côté du calembour : "foule", "place du peuple", "s'écoule", mais nous avons ici un rejet à la Chénier "le dernier feu", lui aussi objet d'un calembour, à mon avis maladroit : "mourir le dernier feu".

II

**

S’était non loin de là fait sauter la cervelle.

La balle avait brisé le crâne, et tellement

Défiguré les traits, qu’en ce même moment,

Son père magistrat, vieillard octogénaire,

Rentrant dans sa maison à son heure ordinaire,

Nouvel effet de rejet à la Chénier, et je souligne aussi l'espèce de distribution "Défiguré les traits" qui accentue une fin d'énoncé sur une césure et non une rime. 

**

Un fils unique, auquel son vieux père économe

On a bien la preuve qu'il ne faut pas s'enflammer pour les antépositions à la césure de pronoms relatifs composés, de formes du type "à qui", "de quoi", etc. 

En dix-huit cent quatorze, au Vatican, le soir,

Il y a plusieurs vers des frères Deschamps avec ce genre de date mentionnée sur un premier hémistiche. 

Pauvre petit ! je crois que j’en deviendrai folle.

Le "Pauvre petit" annonce Coppée évidemment. On songe aussi à la manière hugolienne. 

Ce matin même encore à l’endroit que voilà,

J'ai envie de réfléchir sur ces espèces de construction traînant : "Ce matin / même / encore", qui dilue le sens. 

Je vous l’avais prédit, moi, qu’il finirait mal !

Un tour à la Corneille, je vous rappelle le comte dans Le Cid : "Ne le méritait pas, moi ?" 

**

Ce Gatti donc était garde noble ; ravi

D’amour, il faisait l’œil à la Campi novi,

C'est l'entrevers qui m'intéresse ici : "ravi d'amour". 

**

Il s’est tué, nous donc prions Dieu pour son âme…

 Placement de "donc" à la césure, rien d'exceptionnel au plan métrique, ce qui m'intéresse c'est le registre familier et le choix sémantique de "donc" comme un tic d'écriture, sinon un trait d'époque.

Ce n’est pas chasteté ni devoir, c’est qu’au fond

Points à commenter à la césure et à la rime.

Qu’on ne parle donc plus ici, de Messaline,

L'espèce de rejet de l'adverbe "ici". Ce procédé existe chez les classiques ou est courant chez les poètes de la Renaissance, je le rappelle. J'ai remarqué le "ici" dans "Bal des pendus" et le "là-bas" dans "Les Etrennes des orphelins", donc forcément je chercher à identifier la source précise qui a inspiré Rimbaud. "Là-bas" et "ici", il est clair que Rimbaud s'inspire d'un modèle précis. 

Et pourtant cette femme est belle ! Et Raphaël

Mais il est fort, or donc à parler sans scrupule

**

III

Près de l’arc de Titus, Sur les marbres épais

De la via sacra, la solitude telle

Qu’on n’entendait passer ni bœufs, ni caratelle ;

Je m'intéresse  à "telle" exhibé à la rime. 

**

De visiter ces lieux tous ensemble, et d’aller

Le matin au Forum, et le soir d’en parler,

De rire, de causer musique, et de poursuivre

L’entretien suspendu la veille au soir très tard,

L'expression : "causer musique" chevauche la césure. Il ne s'agit sans doute pas d'une expression rigide comme "avoir beau", sinon "prendre source", etc. Il y a un léger effet d'enjambement pour "tous ensemble". 

**

Alors reparaissaient encore à mes regards,

Ce vers est admis chez les classiques 

IV

Ils répétaient : Avant que le jour ne décline

 Césure sur tête de conjonction dissyllabique, intéresant !

Par Jésus, que c’était un travail surhumain,

 Je ne relève pas toutes les césures sur "est", "c'est", etc., mais ici je m'intéresse au caractère heurté du premier hémistiche : "que c'était...", sans en faire une nouveauté romantique du tout non plus.

Afin de secouer ainsi par intervalles

Traitement de ainsi, postposition admise des classiques, mais "ainsi" en adverbe ou conjonction est exemplaire pour la perception rythmique des énoncés, parce que le sentiment d'évidence varie selon les expressions utilisées. 

V A M. Sainte-Beuve

Si vous entrez à Naple, un de ces beaux matins

Du mois de juin, laissant dans les marais Pontins

A cause du rebond sur participe présent "laissant", j'hésite à parler d'effet à la Chénier, je dois encore classer tous les cas. Toutefois, Rimbaud pratique le rejet "au mois de juin" si je ne m'abuse dans "Le Forgeron", donc ce vers précis a de l'intérêt dans l'optique d'une étude comparative. 

**

Qui là, pendant l’été, comme au fort de la bise,

Pâles, vont frissonnant sous leur capote grise ;

Evidemment, c'est "Pâles" qui m'intéresse ici.

 

**

Ces trois îles sortant de cette nuit profonde,

S’élèvent lentement sur l’écume de l’onde,

Rime "profonde"/"onde" et hémistiche avec adverbe en "-ment" de trois syllabes qui forme une unité emphatique comparable aux vers de "Ophélie" : "S'élèvent lentement" et aussi de "Credo in unam", constructions aussi très souvent déployées par Hugo. 

**

Donc, pendant que la mer reluit, et que l’aurore

D’une teinte rosée enveloppe et colore

Les toits de Pouzzolane, allez et librement

Contemplez des hauts lieux ce grand enchantement.

Naples va s’éveiller : tout, du port à la ville

Fermente autour de vous : une race servile

La Vuole, La Barca, Gnor, la voiture est prête !

Alors vous reviendra le souvenir de Rome

La ville du silence et de la paix, où l’homme

Isolé, sans affaire et jamais agité,

Extrait avec trois faits rapprochés qui m'intéressent. Je n'ai pas compris "Gnor" pour l'instant. Je relève l'emploi du verbe "Fermenter" dont je traque les occurrences en fonction du "Bateau ivre", etc. Je souligne aussi "et librement" avec la distribution symétrique bizarrement altéré pour "allez" et "contemplez".

**

Cependant au milieu de cette immense foule

Encore une césure sur tête trisyllabique de groupe prépositionnel. 

**

Un jeune homme est devant, le corps ceint d’un lien

De pampres et coiffé du bonnet phrygien,

Une femme d’Ischia-l’Isle, blonde, aussi belle

Que la bonne Déesse ou la grande Cybèle,

Repose sur le char, et d’un œil grave et doux

 Rejet à la Chénier pour "De pampres" et puis ce trait d'union sur césure avec un nom propre composé sur lequel je m'interroge : "d'Ischia-l'Isle".

**

Un invisible chœur s’élève et dans ces lieux

Chante, Evoë, Liber, comme au temps des faux dieux.

Même remarque que pour "allez" et "contemplez" plus haut. 

 

Mais les payens s’en vont, et le peuple moderne

Reparaît ; car vos yeux rencontrent la giberne

D’un grenadier, ou bien le petit manteau noir

D’un abbé parfumé, qui court se faire voir

**

A l’agile cocher, qui debout par derrière,

Fouette son cheval gris courant dans la poussière ;

Je voulais relever la mention "cocher" et la double suspension du second hémistiche : "qui debout par derrière". 

**

Et leur cocarde rouge et leurs sabres anglais,

Je pensais inévitablement au vers du "Bateau ivre" : "cotons anglais". 

Puis des processions, des danses, et ce bruit

Le second hémistiche ! 

Se déroulant ainsi qu’un fleuve oriental,

Encore une césure après la tête dissyllabique "ainsi" d'une conjonction, ici "ainsi" est clairement rattaché à la subordonnée. 

Tu ne t’es pas trompé, non, fils de Raphaël,

Tour à la Corneille. 

VII

Passent, passent toujours les chameaux au poil fauve,

Les giaours sont là-bas qui viennent, et la plaine

La répétition "Passent, passent" à comparer avec "Ophélie". Enjambement pour "qui viennent"

« A M. Victor Hugo. Ode. »

Enfin, on le verra, triste, assis sur un trône

Je souligne "triste". 

« Sonnet de Gianni »

Supplice de Judas dans l’enfer

;;

 

Etex, vous aviez vu le Dieu qui s’y révèle

Se dresser, et dans l’air levant sa grande main,

XI

XIV

Et la couvrait ainsi que le saule pleureur

XV

Le poison qu’il devait boire le lendemain ;

"Devait" détaché de l'infinitif régi "boire".

 

**

/Léar/

Sa vue est altérée, et sa tête affaiblie

L’abandonne, ô mon dieu ! mais voici Cordélie !

Et vous, maître sévère et pur, dont le génie

Et voilà pour le relevé brut en l'état.

Je me suis arrêté à la page 75 avec le poème "A Hector Berlioz" où figure le nom "Ophélie" à la rime.
Je vous livre d'abord les sonnets qui m'ont frappé. Je les transcris tels qu'ils ont été imprimés, ce que vous pouvez vérifier vous-même : cliquer ici (page 49) !

Supplice de Judas dans l'enfer

Lorsqu'ayant assouvi son atroce colère
Judas enfin tomba de l'arbre solitaire,
L'effroyable démon qui l'avait excité
Sur lui fondit alors avec rapidité.
Le prenant aux cheveux, sur ses ailes de flamme,
Dans l'air il emporta le corps de cet infâme
Et descendant au fond de l'éternel enfer
Le jeta tout tremblant à ses fourches de fer.
Les chairs d'Iscariote avec fracas brûlèrent ;
Sa moëlle rôtit et tous ses os sifflèrent.
Satan de ses deux bras entoura le damné,
Puis en le regardant d'une face riante ;
Serein, il lui rendit de sa bouche fumante
Le baiser que le traître au Christ avait donné.

Les quatre derniers vers sont une traduction/adaptation de quatre vers italiens de Gianni transcrits au bas de la page. J'ai souligné une césure pour mes relevés. Ce qui m'intéresse, c'est l'absence de blancs pour distribuer les quatrains et les tercets, et l'emploi des rimes plates AABBCCDD pour les quatrains, sachant que les rimes sont distinctes d'un quatrain à l'autre. Vous pouvez remarquer le trouble à la lecture pour les tercets, puisque nous avons l'illusion d'une cinquième rime plate EE avant que ne se dessine l'organisation normale d'un sizain marotique EEF GGF.
Antony enchaîne avec un autre sonnet de la sorte : Sur le spasimo di Sicilia, "Tableau de Raphaël".
Près d'un Pharisien, le proconsul Romain,
A cheval et tenant le bâton à la main,
Chemine comme un homme à quelque doute en proie ;
Il suit le condamné dans la pénible voie,
Et courbé sous son doute, ainsi que sous un poids,
Il semble aussi porter une part de la croix.
Et plus bas, à ses pieds, je vois les saintes femmes,
Par leurs yeux tout en pleurs montrer leurs tendres âmes,
Paraissant ignorer, dans leur humilité,
Que d'un beau cercle d'or leur front est surmonté ;
Et plus loin le soldat qui tient l'aigle romaine
Remplissant son devoir sans plaisir et sans peine,
Et dans cette peinture, où tout parle du ciel,
Représentant tout seul l'homme matériel.
J'ai triché. Deschamps n'écrit pas qu'il s'agit d'un sonnet, c'est plutôt un quatorzain à rimes plates. Un précurseur des dizains à la Coppée ? Notez aussi les suites un peu maladroites : on passe assez lourdement de la rime "oie" à la rime "oi", en quatorze vers vous avez "Romain" et "romaine" à la rime, mais sans que ces répétitions ne soient réellement traitées avec une visée poétique. Le mot de la fin avec sa diérèse "matériel" a un relief idéologique d'époque et peut vous faire penser à l'emploi de l'adjectif par Rimbaud dans les tercets du "Sonnet du Trou du Cul".
Je range ces deux poèmes dans l'histoire particulière du sonnet au cours de la décennie 1830, parce que Sainte-Beuve, Gautier, Musset et donc ici Antony Deschamps sont l'explication des sonnets déréglés de Baudelaire et du Parnasse contemporain, ce qui jusqu'ici n'est pas traité par la critique universitaire. On attribue tout encore une fois aux parnassiens et à Baudelaire.
Le poème suivant du recueil Dernières paroles "A M. Ch. de Montalembert" est un douzain de rimes plates. Vous voyez bien qu'il y a malice.
Je passe sur "Cimarosa" et sa "tabatière" et j'en arrive directement au poème "A Hector Berlioz" pages 73 à 75. Le poème commence par déplorer que l'humanité soit si ingrate envers les hommes de génie. Et puis on passe à une volonté de nous enseigner ce que peut "l'art divin" quand il est dans la main d'un véritable "maître", et dès lors toute la suite du poème correspond très clairement au poème "La Voie lactée" de Banville publié sept ans plus tard avec un hommage aux grands maîtres pour leur art divin : Orphée la légende, Homère, puis le duo Shakespeare et Molière avant un développement sur Victor Hugo qui, fatalement, se substitue au musicien Hector Berlioz. Je précise qu'Antony Deschamps a écrit des paroles sur d'importantes compositions de Berlioz.
Les frères Deschamps sont également des traducteurs de Shakespeare, on le sait surtout pour Emile, mais ces pièces seront surtout mises en avant dans la décennie 1840, alors que nous ne sommes qu'en 1835, et ici nous avons plus loin dans le recueil des traductions de Shakespeare, qu'évidemment je n'ai pas encore lues. Et ce recueil est d'Antony, pas d'Emile.
Antony emploie la forme "Léar" avant Banville, mais au milieu du vers, alors que Banville l'emploie à la rime. Cordélie et Ophélie sont toutes deux mentionnées à la rime, et avec quelques autres éléments cela suffit pour affirmer que Banville s'est directement inspiré de ce poème.

Lecteur, veux-tu savoir ce que peut l'art divin
Quand un maitre le prend dans sa puissante main ?
Vas entendre Léar, chancelant de folie,
Chercher à pas pesan[t]s sa fille Cordélie.
Sa tunique flottante embarrasse ses pas ;
Il veut marcher, hélas ! mais il ne le peut pas !
Sa vue est altérée, et sa tête affaiblie
L'abandonne, ô mon Dieu ! mais voici Cordélie !
Cordélie, ange saint envoyé par les cieux !
Quel nom égalera ton beau nom gracieux ?
Et vous, maître sévère et pur, dont le génie
Doit enfin aux Français enseigner l'harmonie[,]
Laissant les flots jaloux, battre votre vaisseau,
Sous des cieux inconnus cherchez cert art nouveau :
Vous braverez la mer et les vents en furie ;
Car vos étoiles sont les beaux yeux d'Ophélie.
L'allusion à Chénier est évidente : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques" contre "Sous des cieux inconnus cherchez cet art nouveau :" même si les propos sont différents.
Le dernier vers doit faire songer au dernier de "Voyelles" également.
Nous retrouvons le lieu commun très prégnant chez les romantiques du poète qui mène un vaisseau ou qui est un bateau, thème développé par Hugo à propos de Lamartine où Hugo s'identifie à un bateau, mais thème très fréquent en réalité dans les poésies des décennies 1820 et 183.
Je trouve amusant le rapprochement involontaire de "tunique flottante" à "Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles[.]"
J'en profite pour préciser que d'autres avant moi ont relevé des mentions d'Ophélie dans des vers de Musset et Gautier. Il y a précisément deux poèmes de Musset qui sont concernés : "La Coupe et les lèvres" et "Le Saule". J'ai vu aussi que quelqu'un citait le passage sur Ophélie contenu dans le roman La Confession d'un enfant du siècle.
En l'état actuel de mes connaissances, je ne saurais me satisfaire des rapprochements du poème de Rimbaud "Ophélie" avec des peintures préraphaélites anglaises. Sur internet, on voit qu'Alain Bardel ou Myriam Robic les recensent, mais outre que ces peintures apparaissent en gros sous le Second Empire en Angleterre et qu'il faut du temps pour qu'on en parle en France, je rappelle cruellement que Rimbaud n'avait pas internet chez lui, ni des livres avec des photographies en couleurs des tableaux des peintres contemporains ou plus anciens. On peut toujours plaider les reproductions du genre des gravures, lithographies, mais bon où elles sont ? Delacroix a peint lui aussi Ophélie, mais là encore ça pose un problème d'accès difficilement surmontable dans le cas de Rimbaud. Puis, les vers du poème s'inspirent de formulations en vers antérieurs, et pas de coups de pinceau ou de techniques de gravure...
Bref, le motif pour les poètes, il vient du poème "Fantômes" des Orientales. On peut penser qu'il y a une source pour Hugo qui nous échappe, mais c'est un repère imparable. Nous avons une époque où justement Shakespeare est mis en avant, Antony Deschamps et "La Voie lactée" de Banville montrent que derrière "Ophélie" il y a plutôt l'idée générale de l'héroïne d'un drame shakespearien. Ophélie est comparée à Mimi Pinson par Banville, ce qui renforce l'importance des écrits de Musset, en même temps que cela confirme l'importance de Murger, lequel a produit un poème en vers de chanson de dix syllabes (deux hémistiches de cinq syllabes) intitulé "Ophélia" qui est la source d'ensemble du poème "Ophélie" de Rimbaud.
Il y a deux niveaux d'enquête : il y a vis-à-vis de Banville et Murger une enquête à mener sur leurs sources avec un développement souterrain d'époque qui relie Hugo, Musset, Gautier, Deschamps, Murger et Banville, quelque peu Delacroix qui n'occupe pas la place centrale, mais qui participe pas du développement du motif. Nous avons ensuite à méditer sur ce qui s'est passé avec Rimbaud, pour qui au-delà du modèle pris à Murger Banville est le modèle de référence, qui se double d'un renvoi à Hugo et Musset. Je n'intègre pas forcément Gautier et Deschamps dans le cadre d'enquête rimbaldien. Mais, une mise au point sur "Ophélie" de Rimbaud suppose de cerner l'inévitable filiation romantique originelle, même si Rimbaud a été suffisamment occupé par les modèles de transition Banville et Murger. 

2 commentaires:

  1. Je vais reprendre l'étude de la versification du côté de Leconte de Lisle et je ferai une mise au point s'il y a lieu sur la suite des recueils d'Antony Deschamps.
    Pour l'instant, au plan métrique, je travaille sur les compositions de verbes : auxiliaire avoir et être plus participe, semi-auxiliaire laisser ou faire, puis les verbes modalisateurs qu'on appelle parfois un peu vite auxiliaires. On peut faire des recherches à partir de formes conjuguées de l'auxiliaire avoir notamment. Mais je préfère lire pour ramener les divers verbes dans mes filets.
    Sur la métricométrie de Cornulier, suivie par Gouvard, j'identifie un problème de trop nette tendance structuraliste. Le structuralisme vient de Saussure qui n'employait pas ce mot, mais celui de système et c'est pas mal du tout au départ. Le meilleur linguiste mondial Gustave Guillaume s'en réclamait aussi de l'idée de système à la Saussure. Mais le structuralisme ne se confond pas avec Saussure et a tendance à réagir contre les approches historiennes et l'analyse des petits faits.
    J'ai toujours trouvé étrange que Cornulier croie à la mystique des semi-ternaires 48 et 84., et j'ai toujours trouvé étrange que Cornulier, Gouvard et d'autres fassent des analyses de vers particuliers sur fond d'une époque, alors qu'il suffit de considérer 1) qu'ils imitent des modèles et 2) qu'il y a une continuité. Il n'y a pas un basculement réel de système 1 sans telles césures à système à telles césures tolérées en plus, etc. L'évolution du vers est prise dans des réalités empiriques dont la métricométrie et Critique du vers ont l'air de faire complètement abstraction. Baudelaire est un déclencheur de césures en 1855, les antériorités n'ont rien déclenché, donc le système n'est pas le même, donc Baudelaire serait l'initiateur d'un système.
    Rien de tout cela ne tient la route. Il faut un retour en force de l'analyse historienne des faits isolés contre l'exclusivité de la pensée par systèmes. L'évolution est d'ailleurs problématique à l'analyse en système clos qui refuse de considérer les détails comme des faits aléatoires qui font leur chemin de manière soudaine.

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    1. Je précise ma pensée : la métricométrie et le livre Critique du vers ont un semblant de démarche historienne, mais les conclusions l'escamotent au profit de l'idée du "fond d'une époque" basée sur tel système perçu par les poètes. Gouvard va identifier un "tandis que" à la césure chez Hugo et un tandis que à la césure chez Rimbaud. Hugo est le premier des deux, le principe est romantique, et grosso modo Rimbaud choisit tandis que sans l'emprunter à quiconque, il ne s'inspire que de l'air du temps sur les césures sur locutions conjonctives. Je trouve pas ça prudent et minimal comme raisonnement, je trouve que ça cache une pensée un peu farfelue. Certes, on peut inventer gratuitement un exemple local de césure qu'il y ait des antériorités ou non, mais Rimbaud lisait des poètes et identifiait des tours à imiter, d'où ma logique sur les adverbes en "-eusement" qui confirme l'influence banvillienne déjà sensible par ailleurs. Et sur "tandis que", j'en relève un dans la première comédie de Corneille et la 3e en vers de Molière Sganarelle. La démarche historienne met en pièces l'idée de vers romantique en dégageant que Victor Hugo a lorgné de près les particularités métriques des grands classiques.
      Pour les césures acrobatiques, elles ont des équivalents non acrobatiques de départ. Et si nous n'avions pas le code écrit certaines formes nous paraîtraient n'être qu'un seul mot. C'est pour ça que "pensivement" à la césure n'est pas aberrant si on y réfléchit.
      Ensuite, on étudie les vers de Baudelaire, on identifie ses modèles, on voit bien qu'il a piqué ses tours à Hugo et à Musset. Leconte de Lisle et Banville césuraient forcément différemment à leurs débuts si Baudelaire a avant eux pratiqué des tours acrobatiques à la césure. Or, personne ne théorie l'évolution des deux. Et là, j'ai Ratisbonne, sa traduction de la Divine Comédie a été publiée de 1852 à 1859 apparemment, et donc aux derniers vers il y a un "comme" à la césure, mais quelques chants avant il y a un "qui" à la césure, je l'ai repéré en faisant des recherches sur le cloaque (chant 27 du Paradis).
      Sur "Tête de faune" et les vers de 1872, le problème est le même. Il faut reprendre des démarches d'historiens et non pas s'enferrer dans la pensée structuraliste effrayée par la subjectivité des intuitions et des aléas critiques.

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