mercredi 29 novembre 2023

Compte rendu de lecture du livre d'Alain Vaillant sur 'Une saison en enfer' (partie 1)

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Analyse du [Prologue]

Alain Vaillant consacre neuf pages et quatre lignes d'analyse à la prose liminaire d'Une saison en enfer (pages 41-50). Il n'y cite pas une seule fois l'article de Jean Molino, alors même qu'il insiste sur l'importance d'affronter avec la plus haute prudence les difficultés de ce texte phrase après phrase, alors même qu'il s'attarde sur les interprétations du "dernier couac", des "pavots" et de l'intervention de Satan. Pourtant, dans la menue section pudiquement intitulée "Indications bibliographiques" en fin d'ouvrage, Vaillant cite onze études portant exclusivement sur Une saison en enfer. Parmi ces onze références, il faut écarter le livre d'Alain Bardel qui n'a pas encore été publié et un article d'Aurélia Cervoni. Il n'est fait état que de neuf livres consacrés à Une saison en enfer. Vaillant cite  notamment le volume collectif Dix études sur "Une saison en enfer", paru en 1994, qui contient l'article de Jean Molino, lequel article est d'ailleurs mis en avant dans l'introduction de l'ouvrage collectif en question. Je rappelle que parmi les personnes qui sont intervenues sur Une saison en enfer Vaillant a mis en avant dans son introduction un groupe fermé constitué de Margaret Davies, Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji. Il cite également par complaisance Yann Frémy, mais en prenant soin de l'isoler comme un  exemple d'intervenant récent, salué surtout pour avoir "essayé". Et dans les éditions d'Une saison en enfer, Vaillant n'a pas manqué de citer celle flanquée d'un commentaire critique de Pierre Brunel, parue chez José Corti en 1987.
Vaillant ne peut donc pas ignorer que l'article de Jean Molino a reproché à Brunel dans son édition critique de soutenir que Satan déversait sur le poète les mirages de la charité chrétienne. Brunel soutenait que Satan se mettait en colère parce que le poète rejetait la charité, et partant de ce constat d'incohérence dans la lecture de Brunel, Molino a créé une solution selon laquelle la charité comme clef n'était pas la vertu théologale dans l'économie narrative du livre rimbaldien. Je rappelle que, suite à l'intervention de Jean Molino, Yoshikazu Nakaji a publié un article sur la notion de "charité" dans Une saison en enfer où il montre avoir changé d'avis. En 1987, dans son étude de référence, Nakaji considérait que les mentions de la "charité" renvoyaient bien à la vertu théologale, mais il rejetait finalement cette idée dans son article postérieur à l'intervention de Molino.
Et dans sa bibliographie, Vaillant cite deux volumes collectifs auxquels j'ai participé, et il  se trouve que dans l'un d' eux j'ai fait un sort à l'article de Molino pour remettre si pas l'église au milieu du village, du moins la vertu théologale au milieu du récit infernal. Nakaji n'est pas le seul à avoir été intimidé par l'étude de Molino. Bardel lui-même avait écrit sur son site que la charité de la prose liminaire n'était pas la vertu théologale. Et Bardel fait partie des gens remerciés pour leur relecture et leurs avis sur les épreuves initiales du présent ouvrage d'Alain Vaillant avec Adrien Cavallaro, Solenn Dupas et Agathe Novak-Lechevalier.
Il ne s'agit pas de dire un peu facilement qu'on ne va pas citer tous les prédécesseurs, qu'on va les mettre à distance pour ne pas se laisser influencer. Quelqu'un qui fait sérieusement son travail, il lit tous les ouvrages de référence, il lit attentivement au moins la bibliographie sommaire qu'il propose à l'attention du public !!! On ne peut pas publier une étude d'ensemble du [prologue] d'Une saison en enfer en 2023 sans citer l'article qui a eu du retentissement de Jean Molino, et sans citer mon intervention qui a permis de tout remettre à plat.
Pour ne pas avoir à me citer, on ne citera même pas l'article de Molino. Malheureusement, ne rien citer va de pair avec un traitement négligent des difficultés textuelles soulevées. C'était le moment où jamais pour Vaillant de montrer ce qu'était une approche prenant son temps pour ne pas manquer la signification exacte d'une seule phrase de ce précieux [prologue] qui oriente de manière décisive la lecture d'ensemble du livre rimbaldien, selon l'appréciation même de Vaillant qui le clame en son introduction.
Donc, pour montrer qu'il s'agit bien de la charité en tant que vertu théologale, plusieurs méthodes s'offrent à nous. On peut souligner les thèmes en présence et l'énumération à dessein par Rimbaud d'une partie des vertus théologales et cardinales dans la prose liminaire ce qui est couplé à une énumération ostensible au début de "Mauvais sang" d'une bonne part des péchés capitaux.
Et surtout, il convient de reprendre avec exactitude l'enchaînement narratif des paragraphes autour de la mention "dernier couac". L'expression signifie métaphoriquement la mort par excès de fausses notes. Le poète refuse de mourir et souhaite retrouver l'ambiance du festin initial. L'inspiration immédiate (et du coup non divine) de la charité est réfutée comme absurdité par le poète, ce festin n'était lui-même qu'un rêve. Satan, dans un second temps, intervient, mais il n'est pas choqué du refus de la charité. Rimbaud a bien soigné son texte. Il fait dire au Satan en question : "Gagne la mort", ce qui est l'inversion de l'idée courante "perdre la vie". Si Satan dit "Gagne la mort", il est clair comme de l'eau de roche qu'il ne se récrie par comme le croyaient Pierre Brunel et Jean Molino contre le refus de la charité ou contre le rêve du festin. Rimbaud a articulé son texte avec une précision limpide d'orfèvre, oui ou non ? Il est clair comme de l'eau de roche que l'inspiration de la charité est conçue comme une aide contre la mort et que l'intervention de Satan est pour s'abandonner à la mort qu'il maquille en victoire. N ous avons deux réponses opposées à l'évitement du "dernier couac", et ces deux réponses sont en phase avec ce que nous savons de l'opposition entre Dieu et Satan. Et il est clair comme de l'eau de roche que le "festin" de la "charité" est un rêve du côté des illusions du christianisme, quand les "pavots" de Satan, sommeil empoisonneur, sont ceux d'un triomphe à mourir en se révoltant contre la justice et en appelant les fléaux.
Vaillant passe largement à côté de cette lecture littérale et de bon sens.
Je cite l'avis de démarche précautionneuse dont il se félicitait pourtant (page 41) :
Il est prudent d'avancer à pas comptés, en ne manquant aucune étape et en s'efforçant de démêler l'argumentation : le temps perdu en ouverture se regagnera largement ensuite, par les sains réflexes de vigilance (syntaxique et lexicale) qui auront été ainsi exercés.
Constater le lien lexical entre "dernier couac" et "Gagne la mort" aurait illustré à merveille ce propos. Comment se fait-il qu'à part David Ducoffre aucun commentateur de la prose liminaire d'Une saison en enfer ne lise "Gagne la mort" comme l'inversion en idée de la formule "il a perdu la vie" ? Vaillant arrive très bien à réemployer le verbe dans son étude, de "Gagne la mort" à "le temps perdu [...] se regagnera [...]", mais il faudrait au moins une pertinence dans le propos.
Vaillant insiste bien sur la prudence à avoir quand on aborde les huitième et neuvième alinéas, signe qu'il sait qu'il y a eu un événement avec l'article de Molino, je le cite (pages 44-45) :
Soyons désormais encore plus précautionneux, en commençant par les huitième et neuvième paragraphes : [...]
Et loin de toute prudence, au lieu de privilégier la compréhension du texte pour lui-même, Vaillant s'empresse d'y substituer l'extrapolation autobiographique. Après la citation que je viens de faire, nous avons les deux alinéas de Rimbaud sur le refus du "dernier couac" et le rejet de la "charité" comme "clef", et je cite l'enchaînement immédiat censé illustré la prudence du lecteur :
   Face à ce "dernier couac", le lecteur non averti pensera que la folie l'aura mené, par une sorte d'overdose d'excès en tout genre, à la porte de la mort. Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, nous avons des raisons de penser qu'il fait une allusion précise au drame de Bruxelles : là encore, la précision biographique n'ajoute rien à l'essentiel. [...]
Je rappelle que Vaillant est un enseignant et qu'il écrit pour l'essentiel à l'intention d'enseignants des universités. Or, je me demande quel effet peut avoir sur ceux-ci l'expression : "nous avons des raisons de penser..." dans une copie d'élève. Nous apprécierons aussi les échos rapprochés des expressions entre elles : "nous avons des raisons de penser..." et "allusion précise" ou "nous avons des raisons de penser..." et "Soyons désormais encore plus précautionneux..." Et on peut aller plus loin ! Qu'est-ce qu'une "allusion précise" : comment définit-on cela ? Rimbaud a écrit : "Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac !" Où est la précision de l'allusion là-dedans ? Je me doute bien qu'on va exploiter la modalisation "tout dernièrement", mais ça n'en reste pas moins une précision de pacotille dans une affirmation sujette à caution.
Ce qui est extraordinaire aussi, c'est les soubresauts de l'argumentation de Vaillant en ce passage. Un lecteur "non averti" doit apprendre un fait biographique pour ne pas se tromper dans sa lecture, mais cette précision n'apporte rien à la compréhension du récit. C'est ce que dit Vaillant en toutes lettres. Le "lecteur non averti pensera" que le sens est le suivant, mais Rimbaud, même pas le poète, parle de son vécu biographique authentique, sauf que ça n'a aucune espèce d'importance, l'essentiel est ailleurs. Je vais revenir sur la suite du développement de Vaillant, mais au-delà de l'incohérence flagrante de ce court extrait cité, je m'arrête sur les anomalies de son approche.
Vaillant formule une lecture qui sera celle de la personne ne connaissant pas la vie de Rimbaud. Dans son introduction, Vaillant formule des remarques que j'ai d'ailleurs faites moi-même auparavant : si Rimbaud avait pu mettre en vente son livre et en lancer la promotion et diffusion en 1873, l'essentiel des lecteurs n'aurait pas été au courant du coup de feu de Verlaine sur Rimbaud à Bruxelles. Cette lecture de "non averti" que Vaillant formule en la persiflant, c'est la lecture littérale du texte, celle que moi je défends dans au moins un article référencé dans les "Indications bibliographiques" de fin d'ouvrage. Le "dernier couac", c'est la fausse note mortelle à celui qui s'est révolté et qui attirait sur lui le feu des armes, le malheur, les répressions pénales au nom de la justice, etc. Il est évident que la révolte mène à la mort, et cette volonté de Satan est explicite dans la suite du récit : "Gagne la mort avec [...] tous les péchés capitaux." On ne peut pas être plus clair. Vaillant daube cette lecture pour dire que Rimbaud évoque en passant une anecdote personnelle. Non ! La révolte du poète le mettait en danger  de mort, et c'est pour  cela que non seulement le poète se tient heureux d'avoir échappé au "dernier couac" et refuse un complet servage à Satan, mais en plus c'est bien sûr pour cela qu'il commence à regretter l'ancien festin pour lequel il n'a toujours plus d'appétit. S'il s'agit de reprendre appétit, c'est que la motivation pour retourner au festin est ailleurs. Il veut retourner au festin pour éviter la mort et les souffrances de sa révolte. C'est clair comme de l'eau de roche, non ?
Dans son introduction, Vaillant a annoncé qu'il ne prenait pas Une saison en enfer pour une autobiographie, mais pour un récit qui incluait des éléments autobiographiques. Cette nuance est pertinente, sans être d'un gain intellectuel extraordinaire. Il va de soi que les poèmes cités dans "Alchimie du verbe" ont un caractère autobiographique par exemple. Mais, Vaillant crée un écran de fumée pour que ne soient jamais prises en défaut les explications à partir de nos connaissances biographiques sur l'auteur. Vaillant joue sur le velours d'une opposition notionnelle enseignée dans les classes, on enseigne même cela au Collège en classe de sixième désormais, l'opposition entre dénotation et connotation. La dénotation, c'est ce que dit explicitement un texte, et la connotation c'est toutes les suggestions que nous pouvons avoir. Malheureusement, sous des apparences simples, c'est une opposition notionnelle problématique, incompréhensible pour des élèves de sixième d'ailleurs. En effet, les connotations pour que ce soit accessible à un enfant de onze ans, on va en demeurer à l'aura culturel des mots eux-mêmes. Le rouge dénote une couleur et connote des émotions qu'un récit va prendre en charge ou non, par exemple. Or, ici, nous en sommes à baptiser du nom de "connotations" des informations biographiques sur un auteur. Dans un roman, la distinction est stricte entre auteur, narrateur et personnage. La poésie n'étant pas toujours de l'ordre de la narration, le terme "locuteur" en lieu et place de narrateur ne s'est pas imposé, Bandelier a essayé cela dans son livre Se dire et se taire sur Une saison en enfer. On autorise de confondre le "je" du poème avec la figure du poète. Même si nous avons visiblement affaire à de l'imaginaire, nous dirons que le poète fait telle action, a telle émotion, et parfois nous nommerons le poète : Reverdy, Lamartine, Hugo, au lieu d'employer la mise à distance minimale "le poète".
Vaillant a prétendu que le primat revenait à la dénotation et que les connotations au sens des informations biographiques susceptibles d'éclairer ou d'enrichir la lecture était au plan second. Ici, il daube la lecture littérale, la dénotation, au profit d'une lecture non naturelle qui fait prédominer les informations extérieures au texte lui-même. Il existe certes des écrits autobiographiques où une formule implicite justifie de la part du commentateur de préciser une connaissance. L'autobiograhique va servir à prouver l'orientation implicite du texte. Or, ici, Vaillant reconnaît lui-même que le texte n'invite en rien à cerner un surplus de sens implicite que l'autobiographique prouverait. Dans cette prose liminaire, le poète, un Rimbaud fictionnel si on veut, ne dit rien d'autre qu'à force de débordements il a failli mourir. Et il en fait le point de départ d'une révolte contre la mort qui va être le sujet du livre Une saison en enfer.
Au plan biographique, oui, approximativement, le coup de feu de Verlaine vient mettre un terme à une vie de débordements entre deux poètes. Mais, l'ouvrage d'Une saison en enfer a commencé dès avril 1873 sous le titre Livre nègre ou païen selon le témoignage d'une lettre à Delahaye. Rimbaud dit que le refus du "dernier couac" a entraîné la composition des "feuillets de damné". Au plan biographique, il devrait être antérieur au mois de mai 1873. Je veux bien que la balle qui a blessé Rimbaud se soit saisissant, je veux bien qu'il puisse y penser quand il parle de "dernier couac", mais il n'en reste pas moins qu'au plan littéraire le rapprochement ne s'impose pas. C'est un rapprochement contradictoire, que ça plaise ou non aux gens charmés de la vie du sieur Rimbaud ! Rimbaud n'assume pas cette allusion dans la prose d'Une saison en enfer. Il dit autre chose, et c'est finalement le lecteur non averti dont se gausse Vaillant qui comprend mieux le poème qu'il a sous les yeux que l'érudit qui a lu toutes les biographies de Rimbaud et Verlaine.
Que ça plaise ou non, c'est ainsi !
Le poète écrit clairement, et cela dans une stratégie de composition d'ensemble d'un livre au récit bien articulé, qu'il a frôlé la mort suite à toutes ses frasques de révolté et qu'il a donc cherché une solution. La première solution qui s'est présentée est celle de l'exercice de la charité, le poète en rejette l'absurdité et refuse donc de rentrer dans le rang. La seconde solution est de se laisser leurrer par le maître Satan et de surmonter cette peur de la mort. Le poète ruse avec Satan, le défie quelque peu, il conviendra de trouver une troisième voie, et Une saison en enfer sera le récit de la troisième voie. Et la différence nette avec le plan biographique, c'est que le coup de feu de Verlaine est un événement accidentel qui vient d'une action extérieure. C'est Verlaine qui veut tirer sur Rimbaud, et il veut tirer sur Rimbaud parce que celui-ci loin de faire une fausse note cherche à partir. Quand Rimbaud se fait tirer dessus, il ne commet pas de fausse note. Or, le texte d'Une saison en enfer assimile clairement le risque de mourir à un excès de débordement. Satan invite le poète à ne pas craindre la mort. Dans le cas biographique, Verlaine se retrouve en prison, et quel que soit son niveau de repentance, il ne propose à Rimbaud de mourir ou de mourir à deux. Dire que effectivement Rimbaud a frôlé la mort peu de temps avant la mise sous presse d'Une saison en enfer n'a aucune pertinence en termes de commentaire critique du récit rimbaldien, strictement aucune. Oui, d'évidence, Rimbaud a frôlé la mort, encore que ça se discute, mais une balle a atteint son bras. Le rapprochement, on peut le faire, mais ça s'arrête là. Il n'arrive pas à gagner le statut d'élément pertinent pour la lecture. On est dans la tautologie pure : Rimbaud dit de manière littéraire avoir frôlé la mort récemment et il a, pour dire vite, frôlé la mort récemment, donc c'est de cela qu'il parle quand il écrit. Non ! Tout simplement, non ! 
Et, partant de ce qu'il considère comme une évidence, Vaillant veut nous imposer d'identifier ce Satan à Verlaine. Vaillant dit que Verlaine s'était reconnu en "satanique docteur" dans sa correspondance avec Delahaye. En note de bas de page, Vaillant avoue que le "satanique docteur" est un personnage des Illuminations, mais comme Une saison en enfer est citée entre parenthèses, il faudrait croire que "ce satanique docteur" dans "Vagabonds" et "Satan" dans Une saison en enfer, c'est tout un. La modalisation et le tour périphrastique dans "ce satanique docteur", cela ne correspond déjà pas à une identification directe à Satan, mais on croyait que Verlaine dans Une saison en enfer c'était plutôt la "Vierge folle", thèse que va alimenter Vaillant dans son ouvrage un peu plus loin, mais thèse contradictoire puisque la "Vierge folle" n'est clairement pas "Satan" dans l'économie du récit.
Non, le Satan de la prose liminaire, c'est le personnage de folklore qu'on oppose à Dieu dans le monde de culture chrétienne. Il ne faut pas aller chercher midi à quatorze heures, que le diable soit au clocher ou pas.
Vaillant nous soutient que les "pavots" sont les illusions religieuses. Pour justifier le paradoxe, il sollicite une idée populaire que celui qui croit faire l'ange fait la bête. Je cite (page 46) :
"Les aimables pavots" (la plante d'où l'on tire l'opium) désignent les séductions de l'illusion religieuse et c'est le diable lui-même qui les a inspirées. Car tout exorciste sait bien que ce dernier est passé maître dans l'art de capter les âmes par les manœuvres les plus fourbes, et c'est souvent lorsque l'on se croit le plus près de Dieu que l'on tombe dans les pièges qu'il nous tend.
Je ne peux que m'inscrire en faux face à cette lecture. On connaît l'expression : "l'enfer est pavé de bonnes intentions", et la lecture de Vaillant vaudrait dans ce cadre, mais il se trouve que le récit rimbaldien ne parle pas de bonnes intentions... Ce n'est pas le sujet ! Rimbaud dit que les "pavots" sont "aimables", et si Vaillant était avisé il identifierait le tour désirable "Gagne la mort" pour "perds la vie" ! Le poète n'a pas trouvé aimable le milieu religieux, il a trouvé que la beauté était amère, il a fui le festin "où s'ouvraient tous les cœurs", il s'est "armé contre la justice", il a trouvé aimable un "malheur" dont il a fait son "dieu" : "Le malheur a été mon dieu", est-il écrit ! L'inspiration de la charité a été rejetée séance tenante.
Quand est-ce que les rimbaldiens comprendront qu'il y a deux mirages qui s'affrontent dans la prose liminaire ? Il y a le mirage chrétien : "festin" de "Jadis", "inspiration" de la "charité", tout ce que le poète a "rêvé" de ce côté-là, et il y a le mirage satanique : "Le malheur a été mon dieu", "Gagne la mort avec tous tes appétits", "aimables pavots".
Les rimbaldiens veulent absolument souder en un seul ensemble : le rêve du festin et les pavots de la mort à gagner, lecture définitivement contradictoire. Rimbaud n'a pas écrit que les "aimables pavots" c'était ce qu'il mangeait au "festin" de "Jadis". Donc, à un moment donné, faites l'effort, au moins sous forme de test, de vous dire qu'il y a deux rêves distincts dans le poème, celui de Dieu et celui de Satan.
C'est le b.a.-ba de la lecture.
Molino dénonçait, et sur ce point précis avec raison, la lecture absurde de Brunel qui voyait en Satan un défenseur de la charité. Vaillant est dans le même non-sens quand il écrit ceci (page 46) :
La phrase signifierait alors : "j'ai eu trop de plaisir à rêver de nouveau au festin ancien pour retourner en enfer." Si cette interprétation, lexicalement plus satisfaisante, a ma préférence, la nuance est d'ailleurs négligeable ; l'essentiel est que l'on comprenne qu'il n'y aura pas plus de retour vers l'enfer que vers le faux paradis de la religion.
Le poète n'a pas eu du plaisir à rêver du festin ancien puisqu'il dit explicitement qu'il manque d'appétit pour. Les appétits sont du côté des "aimables pavots". Donc la lecture de Vaillant est explicitement contredite par le récit rimbaldien : ex-pli-ci-te-ment ! Et surtout, le "festin" est à la fois une image du faux paradis de Dieu et une porte de l'enfer dans l'explication soutenue par Vaillant, et sans doute beaucoup de rimbaldiens autorisés. Mais non mille fois non ! Le "faux paradis de la religion" n'est pas une illusion créée par Satan. Et culturellement, nous ne vivons pas dans un monde où la religion c'est de croire que Satan a inventé Dieu pour nous piéger. La thèse de lecture de Vaillant est un non-sens absolu !
Tout ça parce que dans les éditions annotées anciennes du livre Une saison en enfer un critique a commencé de manière confuse à identifier le champ lexical du rêve commun à "songer", "rêvé" et "pavots" ! Il n'y a qu'au collège qu'on croit à l'homogénéité de signification des champs lexicaux. Jamais dans l'histoire de l'humanité on a étudié la Littérature à partir du repérage de champs lexicaux, en-dehors des universités sur ces cinquante dernières années et des collèges et lycées sur ces trente dernières années. Jamais ! Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire ! Un champ lexical, c'est un relevé transversal qui permet minimalement d'identifier des thèmes en présence. C'est que ça, un champ lexical, ce n'est même un outil d'analyse littéraire ! Ce n'est pas non plus une figure de style ! C'est du jargon pour identifier un thème en collectant des mots. Et qu'il y ait un ou deux rêves dans un récit, le champ lexical il sera unique dans le relevé.
Et donc, cette idée a été répétée, et maintenant les rimbaldiens s'y accrochent comme des huîtres à un rocher.
Ils n'arrivent même plus à ressentir la contradiction logique entre des "aimables pavots" qu'on sent trompeurs  tout de même et une inspiration rejetée instantanément comme "rêve" dont on n'a même plus l'appétit.
C'est pourtant du b.a-ba.
Mais Murphy, Reboul, Cornulier, tous les rimbaldiens qui publient sur les vers et les poèmes en prose, et jamais sur Une saison en enfer, qu'est-ce qu'ils en pensent de la lecture de la prose liminaire ?
Comment se fait-il que le problème de compréhension littérale du texte ne soit pas enfin surmonté ?
Le biographique est encore convoqué au sujet des "lâchetés en retard", il faut pour Murat, Bardel et maintenant Vaillant que ce soit des poèmes à faire paraître ultérieurement, des poèmes en prose des futures Illuminations. Et pourquoi ne pas lire les "lâchetés" au sens littéral ? Le poète n'a pas le courage d'assumer de mourir pour Satan, mais il lui promet des "lâchetés" typiques de l'être mauvais qui se détourne du bien. Le poète se situe dans un entre-deux : Satan est toujours quelque peu son maître, il lui accorde des "lâchetés", alors même que notre poète refuse de se soumettre, par peur, à la principale injonction : mourir de ses débordements en vrai soldat du Mal. L'absence des "facultés descriptives ou instructives", Vaillant en fait une énigme à résoudre, et c'est vrai qu'il faut préciser l'intention, mais l'intention c'est que le poète perde le contrôle. Le poète est couronné d'aimables pavots, il est invité à assimiler la mort à une victoire, ce sont bien des exemples de descriptions inadéquates, ce sont bien des exemples de défaut d'instruction. Satan veut que le poète soit confus, confusion qui se ressentira à la lecture des "feuillets du carnet de damné".
Je remarque qu'avec plus de pertinence Vaillant ne soutient pas la lecture habituelle de Richter, Bardel, Murat et tant d'autres considérant que la "beauté" rejetée est baudelairienne, il rejoint clairement la lecture que j'ai déjà formulée, la "beauté" fait partie de l'équation chrétienne du vrai, du beau et du bien. Il met d'ailleurs en garde contre l'identification à l'image de la poésie dans "La Maison du berger" où le poète vieillard Homère asseyait la beauté sur ses genoux. Cette référence, dont je ne conteste pas à un certain degré l'intérêt, servait à justifier par-delà la cohérence du texte de Rimbaud que la beauté était une prostituée et un idéal esthétique d'artiste. Non, c'est bien sûr la beauté chrétienne liée à la justice, à la charité qui est rejetée comme "amère" dans Une saison en enfer.
Il y a un dernier point de la lecture de Vaillant que je trouve important à traiter quant au [Prologue], c'est celui du festin de "Jadis". Vaillant soutient que c'est un renvoi au temps heureux de l'enfance et cette idée d'enfance revient plus bas dans l'analyse.
Non, l'enfant ne pratique pas la charité chrétienne de  naissance. Et l'enfance d'un être humain n'est pas un rêve, puisque je rappelle que le poète rejette la charité en dénonçant le "festin" de "Jadis" dont le souvenir n 'est pas certain comme rêve.
Non, j'ai émis une idée que je considère comme capitale à la compréhension d'Une saison en enfer, c'est que la culture farcit le poète de faux souvenirs. Les faux souvenirs ils sont dans les mythes qu'on propage et dans les livres. La croyance dans le festin vient de l'éducation et n'est pas un état naturel à l'enfance. Ce serait contradictoire que le poète, se retournant sur l'absence de connaissances inculquées dans son enfance salue sa venue au monde comme mensonge. C'est évident que le souvenir du festin est un acquis culturel, un travail pervers de l'éducation. Mon idée importante, c'est que dans la prose liminaire et dans "Mauvais sang" Rimbaud parle de souvenirs littéraires, soit du côté biblique ou religieux avec le "festin", soit du côté des livres d'histoire, quand notre poète qui préfère s'identifier aux gaulois et vikings se souvient de sa présence lors des croisades. Une fois qu'on a compris que le récit dénonce les fictions culturelles essentiellement diffusées par des lectures, une fois qu'on a compris que l'Histoire sainte ou profane sont imposés aux élèves comme un bagage de souvenirs définissant un être humain, on ne lit pas comme une fantasmagorie gratuite le récit de "Mauvais sang" avec toutes ses transpositions invraisemblables.
En voilà assez pour cette fois. Je ferai le compte rendu des autres parties de l'ouvrage. Il fallait s'appesantir sur le "Prologue", c'était la recommandation même d'Alain Vaillant.
La conclusion est sans appel : on a affaire à  un tissu de contre sens facile à démentir et qui pourtant aura un prolongement avec le livre à  paraître d'Alain Bardel, puisque celui-ci a eu un droit de regard sur la confection de l'ouvrage d'Alain Vaillant, et puisque le site de Bardel fournit déjà les grandes lignes de sa propre lecture, un peu mise à jour (la charité réadmise théologale...).
Il y a de quoi être inquiet...

2 commentaires:

  1. J'ai été félicité pour la composition et les qualités comiques de mon article sur le livre à paraître d'Alain Bardel. Je pense effectivement que c'est à mettre dans une anthologie de moment de critique littéraire à haute valeur littéraire.
    L'article ci-dessus montre à nouveau à quel point je maîtrise le sens de la prose liminaire et à quel point c'est une erreur des rimbaldiens d'essayer de refaire cette lecture, sans me citer, en prenant en partie en compte mes remarques (sur la beauté non baudelairienne, sur l'importance de comprendre le "couac") et en s'obstinant à en refuser d'autres (lâchetés en tant que lâchetés et non poèmes en attente). Sur "aimables pavots", c'est un coup de massue que je mets encore une fois. Bardel et Vaillant en m'ignorant ne préparent le terrain à un commentaire qui se passe sans moi, ils ne font que renforcer l'évidence que j'ai depuis longtemps la lecture intégrale de cette prose.
    L'adjectif "aimables" a un côté classique ou antique, comme "aimable Rome" dans des traductions du latin Horace. On a un sens fort de séduction, qui se fait aimer, on aura l'aimable enfance dans "Matin" mais sous le mode hypothétique... Rechercher la main amie, rechercher l'amour va de pair avec une lutte contre la tromperie des "aimables pavots". Les appétits ne sont pas la nourriture et donc du pavot, mais Gagne la mort avec tous tes appétits, ton égoïsme et tous les péchés capitaux, c'est du pavot, endormissement et poison !
    Je précise aussi que dans la saison le poète va dire se révolter enfin contre la mort, c'est à cette aune que la prose liminaire annonce bien la troisième voie sans "dernier couac". "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" sont l'introduction préalable, l'histoire de la chute avant la remontée. En disant que le couac, c'est simplement le coup de feu de Bruxelles, Vaillant, Bardel, etc., nie tout simplement la dialectique du livre dont ils rendent compte.

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  2. Une idée de la suite.
    Vaillant attaque souvent une communauté non nommée de rimbaldiens qui ont une interprétation qu'il entend démentir.
    Il le fait pour les "lâchetés en retard", et sur le site de Bardel que Vaillant connaît très bien, Bardel m'attribue avec dédain de lire "lâchetés" "lâchetés", mais en me citant il inclut dans son mépris J.-F. Laurent et B. Claisse.
    Pour "Mauvais sang", Vaillant m'attribue la lecture "autels" sur les brouillons, alors que c'est la lecture de toutes les éditions de La Pléiade (Mouquet, Adam, Guyaux), la lecture de Brunel au Livre de poche, de Steinmetz en GF, de Forestier et de Suzanne Bernard, de Murphy (Honoré Champion) et j'en passe. Citant mon article avec dédain, Vaillant oublie que j'ai parlé de l'union initiale des sections 4 et 8, il rate tout le découpage de "Mauvais sang"...
    Puis, sur la "beauté" à la fin de "Alchimie du verbe", il renvoie à un article inconnu de Cavallaro en 2019, Murat m'avait déjà contourné dans son Art de Rimbaud, mais dans tous les cas la moindre des choses c'est de citer le brouillon. Pour "Je hais les bizarreries de style", on pourrait dire qu'il rejette le bizarre pour revenir à la beauté, mais il écrit deux fois "l'art est une sottise", et j'ai dit que c'était un test de quatre clausules, d'où la répétition, et répétition qui quoi qu'on pense est écrite sur le brouillon après la phrase "cela s'est passé". Et après alchimie du verbe le poète va se révolter contre la mort explicitement, mais dans la prose liminaire ça vient bien après un maintien du rejet de la charité comme clef, non ?
    La suite, prochainement.

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