Je poursuis mon compte rendu en plusieurs épisodes, et aujourd'hui je vais faire dans l'original et l'inattendu. Je vais citer un document tout à l'heure.
Je reviens sur le premier épisode de compte rendu. J'ai laissé de côté l'introduction pour m'intéresser d'emblée à l'analyse même du texte de Rimbaud fournie par Alain Vaillant. J'y fait allusion par moments, mais je pourrai y revenir ultérieurement.
Au sujet de la prose liminaire, appelée "[Prologue]", j'ai pu montrer un problème de méthode. Vaillant déclare qu'il médite le texte de Rimbaud depuis un demi siècle et que l'ouvrage qu'il nous livre est le condensé de sa propre relation au texte. Je vais être franc. Après une seule lecture de la moitié du livre, je considère que ce que j'ai entre les mains est particulièrement léger. Ce n'est pas du tout le résultat d'une confrontation à la poésie rimbaldienne s'étalant sur cinq décennies. Et, en même temps, l'ouvrage se ressent de tous les conditionnements et de tous les commentaires antérieurs. Ainsi, quand Vaillant dit que, pour écrire son "essai", il a évité de relire les ouvrages de ses prédécesseurs pour échapper à toute influence subreptice, il a obtenu le résultat inverse. Il a tout simplement recraché le discours de la doxa ambiante sur Une saison en enfer, son livre a une forte allure de synthèse scolaire des travaux de ses prédécesseurs, avec de bien relatives marges de quant-à-soi. Pour éviter d'offrir une lecture sous influence, il aurait été au contraire avisé de relire tout ce qui a été produit d'important sur Une saison en enfer, il aurait repéré les polémiques, les débats sensibles, et il aurait cherché, avant de prendre position, à savoir pourquoi il y avait ces débats.
Dans la démarche, Vaillant a certainement fait ce qu'il y a de pire, et le résultat est un ouvrage assez maigre, avec beaucoup de contresens faciles à démentir. Il dénonce plus volontiers les lectures qui ne sont pas de l'ordre de la doxa convenue et s'il évite certaines erreurs connues cela ne l'empêche pas de les reconstruire parallèlement. Le cas flagrant est celui de Satan qui chercherait à abuser le poète avec des illusions religieuses. Vaillant évite de répéter le propos de Pierre Brunel dénoncé par Jean Molino : Satan qui se fâcherait contre un Rimbaud ou poète refusant l'exercice de la charité. Mais, on recrée l'aberration de ce point de vue en considérant que Satan fait prendre au poète des "pavots" qui provoquent des rêves de festin chrétien après la mort. Je suis impressionné par l'incapacité des rimbaldiens qui se prononcent sur Une saison en enfer à lire le texte correctement et simplement. Molino dénonçait une erreur de lecture de Brunel, mais sa solution introduisait de nouvelles erreurs. Molino soutenait que la "charité" mentionnée par Rimbaud n'était pas la vertu théologale et il cherchait à commenter de manière alambiqué les "aimables pavots".
Il fallait enquêter pour trouver dans le texte à quoi correspondaient les pavots. Mais les pavots sont un sommeil trompeur et dans l'expression "aimables pavots", outre le sens fort latinisant de l'adjectif "aimables" il faut identifier l'allusion à l'image de séducteur de Satan. Les paroles de Satan elles-mêmes sont des "pavots". Dire "Gagne la mort", c'est endormir la vigilance du poète, c'est présenter le "dernier couac" sous un jour aimable. On se retrouve avec une cohorte de rimbaldiens : Vaillant, Bardel, Murat, Molino, etc., qui vont soutenir des liens que le texte ne porte pas. Les "aimables pavots" : pour l 'un, c'est le festin avec l'entente de tous ; pour un autre, c'est que le fait de se coucher dans la boue, de s'armer contre la justice, ce n'était qu'un rêve, etc., etc. Toutes ces lectures sortent de nulle part et ne sont pas contraintes par la composition du texte de Rimbaud. Les "aimables pavots", c'est les propos mêmes de Satan qui invite à "gagne[r] la mort" en s'accordant l'égoïsme, en s'accordant l'abandon à tous les appétits, en se permettant tous les péchés capitaux, avec une consommation sans modération puisque le dernier couac" est visé.
Pour les "lâchetés en retard", la lecture bateau consensuelle consiste à dire qu'il s'agit de textes poétiques non encore publiés, ce qui n'a pas vraiment de sens, puisque le poète détache une partie seulement de ses "feuillets" d'un "carnet de damné". De plus, il est visible que Rimbaud veut être perçu comme quelqu'un qui tient un propos, c'est l'auteur des "lettres du voyant", et Une saison en enfer on le sent bien "ça ne veut pas rien dire" non plus ! Bardel, Murat ou Vaillant assimilent Rimbaud à un adolescent plein de fatuité qui a composé une centaine de textes, qui en publie une partie cette fois-ci et qui espère publier le reste pour qu'on dise bien dans la vie qu'il sait faire de jolies choses. Vaillant fait plusieurs fois référence à Alain Bardel dans son ouvrage. Bardel a été un relecteur de l'ouvrage de Vaillant, donc je suppose que Vaillant a lu, car ça ne prend pas un temps infini, les pages consacrées à Une saison en enfer sur le site de Bardel. De toute façon, voici ce qu'écrit Vaillant, page 49 de son ouvrage, sur les "lâchetés en retard" :
Ces "lâchetés" ne peuvent que désigner la lâche tentation de revenir à la joie du "festin ancien" qui inclut, au-delà de la question religieuse, cette "Beauté" dont il recherchait l'intimité avant de la rejeter brutalement et de se précipiter en enfer. Il s'agit donc sans aucun doute de poèmes, composés avec un souci esthétique révélant qu'il voulait encore croire à toutes ses illusions et, en particulier, à l'illusion de la beauté poétique [...]
Une note de bas de page signale que c'est l'hypothèse de Michel Murat dans un article récent du Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, Cavallaro et Frémy. Et nous avons droit à une justification problématique pour l'appellation "lâchetés". Rimbaud est lucide, ces textes sont autant de "lâchetés", donc il les appellent ainsi. Le problème, c'est que Rimbaud n'appelle pas des "lâchetés" des productions anciennes regardées avec le recul de la lucidité, il est au contraire en train de se réjouir d'offrir de telles "lâchetés" à Satan lui-même.
Cette hypothèse est en réalité très ancienne et c'est une sorte de consensus que nous sommes nombreux à ne pas accepter. Sur son site, Bardel cite mon opposition à cette interprétation des "lâchetés" comme texte, en citant un extrait d'un article publié en 2005, dix-sept à dix-huit ans avant l'article de Murat. Moi, Jean-François Laurent et Bruno Claisse, nous ne nous opposions pas à une idée lancée en 2022 en l'anticipant de dix-sept ans. Cette idée, c'est une vieille lune qui traîne. Evidemment, on peut s'opposer à l'identification à des écrits parce qu'on veut combattre l'idée que les Illuminations aient pu être écrites avant Une saison en enfer. Seulement, ce n'est même pas ça le problème du débat. Le mot "lâchetés" a une signification courante qui fonctionne parfaitement bien à la lecture du texte. Le poète est soumis à un maître Satan, sauf qu'il manque du "courage d'aimer la mort", il va en revanche lui concéder des "lâchetés en retard", il y a même un esprit comique dans la repartie du poète qui envoie du "une prunelle moins irritée". Rimbaud est en train d'échapper au contrôle de Satan et il lui renvoie malignement à la figure qu'il ne lui obéit plus que par des "lâchetés", mais le projet de mourir courageusement pour complaire à Satan, le projet donc essentiel, il est remis aux calendes grecques. Je rappelle aussi que la prose liminaire cite tous les textes de "Mauvais sang" à "Adieu" comme des "feuillets" déjà écrits du "carnet de damné", donc le poète invite Satan à lire cet ensemble et on devine, quand on a un peu de jugeote que les textes vont faire un sort à la requête de Satan d'oser mourir.
Et, de fait, dans les dernières parties du récit, on a bien un poète qui dit se révolter contre la mort. On a cela dans les sections "Matin", "L'Eclair" et "Adieu", et ça s'accompagne d'une revendication explicite de sortie de l'enfer.
Même si Jean-Luc Steinmetz est loin de ma lecture, il se trouve que dans son édition en Garnier-Flammarion, qui date de la période 1989-1990, il mettait dans la notice introductive un schéma du livre où il montrait que les premières parties montraient comment le poète était précipité en enfer et comment les dernières parties décrivaient la sortie de l'enfer. On voit bien que si le poète ne répond pas à Satan dans la prose liminaire et fait mine d'être toujours soumis c'est que Satan va avoir le déplaisir de lire la réponse dans les feuillets eux-mêmes et donc plutôt vers la fin de l'ouvrage que nous tenons nous lecteurs entre les mains.
Vaillant, dans l'extrait que je viens de citer, cumule les contresens. Le "festin ancien" est une illusion religieuse, mais l'illusion fournie par la religion, pas par Satan. Le raisonnement de Vaillant est d'ailleurs foncièrement illogique : Satan veut duper le poète par l'illusion du festin ancien, le poète refuse et choisit la chute infernale, mais pour Satan ses proies ne doivent pas chuter en enfer mais courir la religion, donc il n'est pas content.
Le poète voudrait remettre le couvert avec la beauté qu'il a trouvée "amère". Il est vrai que ça existe les couples qui après une séparation remettent le couvert... Mais, là, le poète a trouvé "amère" cette beauté, et son rejet de la charité est brusque : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" On ne peut pas dire que le poète soit dans des dispositions de laisser une seconde chance.
Evidemment, Vaillant essaie de sauver l'intérêt du poète pour la "beauté" au sens esthétique. Rimbaud est un poète qui veut continuer d'écrire, donc il ne serait pas normal qu'il rejette définitivement la "beauté". Vaillant avait admis que la "beauté" était liée au bien et au beau de la vérité chrétienne dans son analyse du deuxième alinéa, idée qui n'est vraiment pas de lui, et le voilà qui veut faire volte-face. Non ! La "beauté" rejetée est celle de la bonne société, donc le problème pour le poète de continuer ou non à écrire ne se pose pas.
Evidemment, la notion de "beauté" revient à la fin de la section "Alchimie du verbe", et on sent bien qu'il y a une boucle effectuée avec une conclusion du l'injure au "salut" final. Vaillant prétend qu'il est évident que la beauté n'est pas rejetée, que le salut ne consiste pas à lui donner son renvoi, à la congédier dans un geste d'apaisement, mais qu'au contraire après l'avoir injuriée notre poète entend, sans passer par l'étape des excuses à lui faire, l'honorer avec bienveillance.
La nature elliptique du texte imprimé peut autoriser le débat après tout. Je fais tout de même remarquer les points suivants. Les sections qui expriment le refus de la mort et la sortie de l'enfer viennent après "Alchimie du verbe", avec pour texte d'intervalle la section "L'Impossible". J'ai bien l'impression que Rimbaud s'apaise en fait de colère contre la beauté, mais je ne constate pas une volonté de revenir à elle, volonté qui consisterait à accepter le "festin ancien". Or, dans la prose liminaire, le poète refuse le "dernier couac", rejette l'instant fugace de la solution chrétienne et annonce à Satan qu'il doit faire une mise au point, et il détache des feuillets qui sont clairement un travail de mise au point. Rimbaud dit donc explicitement dans la prose liminaire qu'il n'est pas question de revenir au festin ancien et donc à la beauté. De plus, dans "Alchimie du verbe", nous n'assistons pas à un raisonnement où le poète nous ferait savoir qu'il fait un virage à 180 degrés sur son appréciation des célébrités de l'art et de la littérature. Et ça n'apparaît pas non plus dans les sections ultimes où il est même question de continuer de rêver amours monstres, etc ("L'Eclair"). Dans "Alchimie du verbe", ce que nous lisons, c'est que, par exemple, la versification dérégulée des poèmes est un moyen de lutter contre la "beauté", sauf que le poète se reproche son échec : "La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe", ce qui veut bien dire que même dans ce qu'il produisait il y avait encore de cette beauté et que donc son effort avait quelque chose de la peine perdue. La dispute était vaine et la section qui suit s'intitule "L'Impossible", ce qui laisse entendre que le poète en combattant ainsi la beauté s'enferrait dans une quête sans issue, et dans "Adieu", les pouvoirs de nouveauté du poète sont décrits comme une vanité illusoire. A aucun moment, Rimbaud ne tient pas le propos clair et précis d'un retour qu'il va faire à la beauté. Il va l'accepter comme une réalité de ce monde, il ne dit pas qu'il va lui rendre hommage.
A la page 116, Vaillant déclare assez abruptement que le poète se réconcilie pleinement avec la beauté et qu'il ne lui donne pas son congé, il évoque des gens, laissés dans l'anonymat, qui s'opposent à cette lecture, et il renvoie à un article de 2019 d'Adrien Cavallaro qui a dirigé avec lui le Dictionnaire Rimbaud des Editions classiques Garnier. On aimerait avoir un résumé du propos de cet article de Cavallaro. Nous, on a acheté un ouvrage à dix euros pour qu'il nous explique au moins les passages clefs d'Une saison en enfer, on n'a pas acheté des renvois sans substance à d'autres ouvrages. On veut une réponse ici et maintenant. Je cite le texte de Vaillant qui dénonce une mécompréhension par certains de passages confus du brouillon correspondant à la fin de "Alchimie du verbe" :
[...] cette "Beauté" initiale, qui avait encore une majuscule et qui était celle du "festin ancien", "où s'ouvraient tous les cœurs", était une beauté encore contaminée par le bonheur, dont il fallait s'éloigner. Il n'y a donc aucune nécessité de prêter au verbe "saluer", comme on l'a fait parfois en invoquant les formulations confuses et ambiguës du brouillon, un sens antiphrastique (saluer la beauté, signifierait alors la rejeter, en prendre congé). Car ce sens serait absolument contraire, non seulement à l'interprétation la plus simple, qui vient spontanément à l'esprit du lecteur, mais à la logique même du texte, telle qu'elle s'impose dès la première ligne.
Vaillant fait une concession intéressante : il constate que la "Beauté" a perdu sa majuscule. Est-ce l'injure qui appelait la majuscule ? Ensuite, nous avons une assertion gratuite : la Beauté redeviendrait fréquentable, une fois guérie du bonheur. Pour rappel, dans la prose liminaire, la phrase : "Le malheur a été mon dieu", est écrite au passé. Rimbaud rejette-t-il le "bonheur" quand il s'écrie : "ô bonheur, ô raison", quelques lignes avant la clausule qui nous occupe ici ?
Que le poète fasse des salutations à la beauté, c'est ce qui est dit en toutes lettres, mais ce qui est écrit par Rimbaud est modalisé : "je sais aujourd'hui saluer la beauté." Il ne parle pas d'une poussée d'affection débordante. Il sait la saluer de manière neutre, c'est ça qu'il nous dit. Il sait se contenir, il ne va plus s'énerver. C'est en cela qu'il est désormais à même de lui donner son congé. Le poète a déjà rejeté la beauté en la fuyant. Ici, il fait entendre que la colère à l'encontre de la beauté serait vaine. Voilà pour clarifier ma lecture du texte, mais comme Vaillant cible ceux qui ont mobilisé le brouillon, je me sens encore plus précisément concerné, puisque c'est vraiment moi qui ai mis cet argument sur la table. D'ailleurs, à la fin de "Mauvais sang", Vaillant me cite pour "autels" avec la référence de mon article sur les brouillons du livre Une saison en enfer, donc je ne peux que me sentir concerné par le reproche d'avoir mal lu un brouillon d'un Rimbaud à qui il est d'ailleurs aussi reproché d'être confus. Dans la citation que je viens de faire, le mot "brouillon" est flanqué d'une mention "1" de note de bas de page où on célèbre un article nuancé d'Adrien Cavallaro.
N'y ayant pas accès, je vais citer le brouillon :
Si faible, je ne me crus plus supportable dans la société, qu'à force de bienveill. Quel malheur, pitié. Quel cloître possible pour ce beau dégoût ? Tout cela s'est passé peu à peu.Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style.Maintenant je puis dire que l'art est une sottise. Nos grands poètes art aussi facile : l'art est une sottise.Salut à la bon[t?].
Pour l'essentiel, les brouillons qui nous sont parvenus offrent rarement des bribes de phrases, nous avons à peu près des paragraphes complets. Sur cette citation, le mot "bienveillance" est abrégé. Faut-il penser que Rimbaud souhaitait développer plus amplement sa pensée ? En tout cas, la fin du texte a un caractère d'inachevé, et vous remarquerez que les deux mots abrégés "bienveillance" et "bonté" (proposition vraisemblable) se font écho.
Je ne trouve pas le texte ambigu ou confus. Même s'il est lacunaire, on comprend très bien le propos. La faiblesse est telle en fonction d'une harmonie avec la société, il s'agit visiblement d'une faiblesse comportementale que la société n'entend pas tolérer. Les échos sont évidents avec le début de la prose liminaire. Le poète trouvait le monde insupportable, il appréhende ici de paraître lui-même insupportable. Il doit se montrer plus bienveillant et ne plus injurier la beauté. Le poète est en train de clairement définir un rapport contraint à la beauté. Il peut finir dans un "cloître" à cause de son "beau dégoût", autrement dit pour le faire d'avoir dressé sa révolte épique contre la justice en appelant les fléaux, etc. Le cloître ménage ironiquement une double lecture entre incarcération par la société qui trouve le poète insupportable et exercice monastique dérisoire de retrait du monde dont on ne supporte pas la beauté. On pense évidemment à la "folie qu'on enferme". Le poète admet rejeter "les élans mystiques et les bizarreries de style". Il dit les haïr.
En 2009 et 2010, j'ai commenté ce brouillon en faisant remarquer qu'on se trompait en les lisant en continu, il s'agit de tests au brouillon de diverses clausules. La phrase "Salut à la bon..." n'est pas achevée, il y a un remords de plume, un suspens accordé à une réflexion ultérieure. Puis il y a la répétition très rapprochée : "l'art est une sottise". Les phrases sont ébauchées, et alors que les autres rimbaldiens prennent ces ébauches pour des bribes censées correspondre à un développement plus conséquent, la conclusion qui s'est imposée à moi c'est que Rimbaud ne cherchait pas du tout à rallonger son texte, méditant encore ce qu'il pourrait bien écrire, il cherchait non pas un propos, mais une formule finale bien sentie. Il hésite entre "l'art est une sottise" et "art trop facile", il revient à "l'art est une sottise", il a aussi hésité à lancer une phrase sur nos gloires littéraires : "Nos grands poètes".
En tout cas, n'en déplaise à Alain Vaillant et d'autres, il est clair que Rimbaud ne revient pas à l'admiration des beautés de l'art. Il revient aux propos tenus au début de "Alchimie du verbe", il trouvait dérisoires les célébrités, ça n'a pas changé, il méprise l'art trop facile des grands poètes et il dit à deux rerprises que "l'art est une sottise". C'est ce qui est écrit et assumé en toutes lettres sur le brouillon, et ces propos servaient indéniablement à orienter la lecture de la clausule finale : "Salut à la bon..." On devine qu'il était question de parler du mot "bonté", mot employé significativement dans "Mauvais sang" et mot qui fait sens par rapport au festin ancien "où s'ouvraient tous les coeurs", mot qui fait sens si la "beauté" est mobilisée en tant que notion chrétienne du vrai, du bien et du beau. Rimbaud parle d'être supportable à la société. Je suis désolé, mais le brouillon écrit par Rimbaud dit en toutes lettres qu'il salue la beauté pour éviter le cloître, pour que la société ne lui tombe pas dessus. C'est ça qui est écrit en toutes lettres, à l'exclusion de toute autre interprétation.
Que fait le texte imprimé en définitive, il réduit le développement en deux phrases courtes fondues en un seul alinéa désinvolte : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Certes, la beauté remplace finalement le mot "bonté", mais on retrouve deux éléments clefs du brouillon : "Cela s'est passé" et "saluer la beauté". Qui voudra nous faire croire qu'au nom du caractère elliptique de la leçon imprimée Rimbaud tient finalement à assumer le discours inverse de celui développé dans le brouillon qui, je le répète, tout lacunaire qu'il est, n'a rien de confus ni d'ambigu ?
Comme d'habitude, les paradoxes sont sans borne. C'est celui qui voit que Rimbaud ne prévoyait pas de répéter deux fois "l'art est une sottise", parce qu'il hésitait sur une clausule, qui identifie que la beauté n'est saluée que pour avoir la paix en société, alors que ceux qui consentent à lire deux fois "l'art est une sottise" à côté de "Nos grands poètes art trop facile" vont prétendre que Rimbaud ne rejette pas la beauté, pas même trois fois comme un saint Pierre !
Revenons sur "Mauvais sang". Je pourrai revenir ultérieurement sur l'ensemble "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", mais pour cette seconde partie de mon compte rendu je vais me contenter de revenir sur la mention "autels" pour "outils" et sur la négligence du plan historique dans l'analyse de Vaillant.
Donc, pour son commentaire de la dernière section de "Mauvais sang", Vaillant consent à une unique allusion à ma personne, à cause de la leçon "autels" pour "outils" avalisée finalement dans une révision de l'édition des œuvres complètes de Rimbaud dans la collection de La Pléiade par André Guyaux.
Le commentaire de la huitième section est particulièrement succinct et je cite la note 1 en bas de la page 69, triste mot de la fin sur la partie d'analyse consacrée à "Mauvais sang", mais je fais précéder cette citation de la phrase de commentaire qui la prépare :
Il doit porter, indifféremment, des "outils" et des "armes", car cette armée allégorique est aussi bien celle des travailleurs que des soldats.
Le mot "outils" est suivi de la mention 1 de report à la note de bas de page que je cite maintenant :
David Ducoffre lit sur le brouillon de "Mauvais sang" "autels" au lieu de "outils" (Voir David Ducoffre, "Les ébauches du livre Une saison en enfer", dans Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, dir. S. Murphy, PUR, 2009, p. 197). Mais le tracé manuscrit n'est pas si évident qu'il doive invalider la version imprimée, d'autant que, dans l'idée de marche en avant qui est évoquée par le texte, la présence d' "autels" reste problématique.
Dans l'introduction, page 10, Vaillant prétend pouvoir "attester que ce livre est le résultat d'un compagnonnage ininterrompu d'un demi-siècle avec Rimbaud". Comment peut-il ignorer que personne n'a jamais déchiffré le mot "outils" sur les brouillons d'Une saison en enfer ? Il existe de nombreuses éditions qui offrent une transcription des brouillons, toutes ont reporté le déchiffrement "autels". Je trouve très tendancieux de m'attribuer ce déchiffrement. Je ne sais même pas si j'étais né quand il a été effectué et publié pour la première fois. Malgré la leçon imprimée "outils", les déchiffreurs ont toujours reconnu le seul mot "autels". Et je vous mets un lien pour que vous vous fassiez vous-même une idée du "tracé" manuscrit... Si vous lisez "outils", n'oubliez pas d'adresser vos reproches à tous ceux qui ont édité des déchiffrements des brouillons en question...
Vaillant pose ensuite un faux problème, un problème qui n'existe que pour lui. L'en marche est symbolique, et on pense au progrès de la vie française. Rimbaud cible l'alliance du sabre et du goupillon, avec l'enrôlement forcé dont il est victime, c'est bien un "en avant" coercitif auquel nous avons affaire.
Et je ne vois pas pourquoi les outils sont plus favorables à la marche que des autels. Oui, pour fabriquer un carrosse, une selle... Mais pour marcher ? Un outil pour marcher, ça porte un nom, c'est une canne, Rimbaud connaît le mot, il peut l'utiliser : béquille, canne, bâton d'appui, etc. "Oui, j'ai pris un outil pour marcher, parce qu'un autel ce n'est pas pratique !"
C'est évidemment méprisant pour ce qu'a écrit Rimbaud sur son manuscrit de soutenir que les "autels" n'ont pas leur place dans cet en marche, puisque c'est clairement et indubitablement ce qu'il a écrit sur son manuscrit, et il ne faut pas être une intelligence extraordinaire pour comprendre que "outils" est une coquille du typographe pour "autels".
Mais ce n'est pas tout. Vaillant cite mon article, mais il aurait bien fait de le lire attentivement. Dans cet article, je prends le temps de préciser que le brouillon correspond à une fusion des textes des quatrième et huitième sections, ce qui veut dire que Rimbaud avait écrit ces deux sections comme un seul ensemble, qu'il les a séparées pour intercaler entre les deux les sections cinq à sept. Vaillant aurait gagné à souligner l'unité des trois premières sections, l'unité des sections cinq à sept, et le rapport entre elles des quatrième et huitième sections, au lieu de se contenter de commenter section par section "Mauvais sang". Un travail de critique littéraire, c'est l'occasion de donner des précisions qui ne se fondent pas dans la lecture linéaire, c'est l'occasion de parler de la composition des parties du texte...
Et si j'en parle ici, c'est que j'ai souligné que dans la quatrième section, Rimbaud écrivait "la terreur n'est pas française" avec allusion à la phrase de Napoléon : "Impossible n'est pas français", quand la huitième section se termine sur cette proclamation : "Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !" Je ne sais pas s'il faut s'amuser à identifier un calembour : "La Terreur n'est pas française", je n'ai pas assez médité le texte en ce sens, mais le rapprochement de "la terreur n'est pas française" et de "Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur" justifie clairement la lecture "autels" couplé à "armes" comme seule voie de l'honneur d'une vie dans une société française du vrai du bien et du beau.
Le mot "outils" n'entre pas dans un discours idéologique du dix-neuvième siècle sur le "sentier de l'honneur" de la "vie française". Vaillant ne soutient même pas une telle lecture, il ne l'envisage pas du tout. Les "outils" servent à avancer, c'est un peu maigre comme lecture.
Or, quand il entame son commentaire de la première section de "Mauvais sang", page 51-52, Vaillant fait une autre remarque qui mérite toute notre attention. Rimbaud s'est identifié à un "gaulois", et Vaillant veut souligner que l'idée a quelque chose de banal et j'inclus cette fois à ma citation la mention chiffrée de renvoi à la note de bas de page que je fais suivre :
[...] Rien d'original dans cette évocation, qui se poursuit sur deux paragraphes. Le XIXe siècle est l'âge d'or du mythe "gaulois", amplement développé chez les historiens romantiques (notamment Augustin et Amédée Thierry, Jules Martin, Jules Michelet)1 ; il est donc inutile de rechercher à quelle source précise Rimbaud a puisé - à laquelle il ne faut d'ailleurs pas oublié d'ajouter La Guerre des Gaules de César. [...]1. Sur ce mythe des origines, voir Sylvain Venayre, Les Origines de la France, Paris, Seuil, 2013.
Je pense exactement l'inverse de ce que soutient Vaillant. Au contraire, il est essentiel d'identifier les sources de Rimbaud. Sylvain Venayre, son livre est un complément pour nous y aider. Tout se passe comme s'il suffisait d'identifier un poncif d'époque sur lequel se faire une idée vague et admettre une broderie personnelle de la part de Rimbaud. Non, mille fois non ! Rimbaud est en train de polémiquer face à une littérature précise. Moi, je veux les sources, je veux les citations d'époque. J'ai acheté un livre ancien d'un des deux Thierry, même si je n'ai pas encore eu le temps de le lire. Vaillant escamote tout l'intérêt du débat historique fourni par Rimbaud. Refuser d'identifier les sources, c'est ne pas prendre au sérieux le texte de Rimbaud. Et sur la "France, fille aînée de l'église", c'est un argument fortement avancé sous la Troisième République, après 1873, mais avant 1873 c'était une image en début de développement, c'est donc d'autant plus intéressant de savoir ce que Rimbaud précisément a lu. Moi, ça m'intéresse, et je compte m'y atteler un jour. Et si Rimbaud attaque par une provocation sur le mythe gaulois, bien évidemment que l'ironie de la clausule finale sur la "vie française", "sentier de l'honneur", a du sens politique. Au lieu de galérer à essayer de comprendre ce que Rimbaud dit de personnel de "Mauvais sang", n'est-il pas évident qu'on va gagner à envisager qu'il répond à des écrits. On va comprendre toute la dimension des biais des raisonnements au lieu de se dire que Rimbaud est alambiqué. C'est ça l'enjeu de critique littéraire !?
Vaillant parle sans arrêt de l'homosexualité de Rimbaud pour des passages où on serait en peine d'y trouver une mention explicite ou même une simple allusion. Mais Une saison en enfer, c'est l'écrit d'une personne qui se veut poète dans un dix-neuvième siècle qui fantasme l'avènement de la France républicaine et qui cherche à jouer un rôle dans la suite finale à donner à l'impulsion révolutionnaire de 1789.
Les lettres du "voyant" ont des résonances du discours des révolutionnaires et des philosophes du dix-huitième siècle. Même une phrase aussi anodine que "En tout cerveau s'accomplit un développement naturel" fait songer à la science du dix-huitième, à sa philosophie, à ses concepts juridiques de liberté naturelle, d'égalité naturelle, etc. Je parle pas de l'idée, je parle du vocabulaire, des formules, des clichés d'expression. Hugo, sa grandiloquence rhétorique, elle est mille fois inspirée des discours enflammées de la Révolution, il a lu Sièyès et compagnie pour fournir autant de phrases balancées avec des notions contraires qu'on fait tourner dans des phrases toutes simples grammaticalement. Et, dans Une saison en enfer, Rimbaud s'attaque à la religion, mais il s'attaque aussi à l'idée d'un dévoiement de l'idéal républicain. Il a vécu la répression de la Commune quand même ! Il y a plein de renvois à des débats politiques de son époque dans Une saison en enfer, il y a plein d'échos avec des textes politiques des dix-huitième et dix-neuvième siècle.
Prenez le titre de section "L'Impossible" et songez aux images mobilisées dans "Adieu", et puis lisez ce texte de 1845 d'Edgar Quinet : vous ne pouvez pas nier une révélation que je vous fais sur la visée politique profonde du récit Une saison en enfer. Rimbaud parle la rhétorique politique de son époque sur les sujets de la religion et de l'idéal républicain pour apporter la contribution de son plein mécontentement et pour apporter le grain de sel de sa solution individuelle désenchantée :
Elévations, aspirations vers un monde meilleur que l'on pense saisir dès ici-bas, tel est le génie de notre siècle. La secousse que la Révolution a donnée à la terre a été telle, et tant de choses extraordinaires ont été vues, tant de montagnes abaissées, tant de vallées comblées, qu'il n'est plus de miracle social qui ne semble possible. Autrefois, le genre humain, courbé sur la glèbe, sentait, par intervalles, un souffle passer sur son front, comme la fraîche haleine des siècles à venir, il s'amusait à imaginer un âge d'or, puis, l'instant d'après, il se disait : C'est un rêve ! Aujourd'hui, au contraire, en contemplant l'édifice des nuages et les cités féeriques qui s'amoncellent à l'horizon, dans la pourpre et l'or du soleil, il va jusqu'à penser que ce songe du ciel pourrait descendre dès demain sur la terre, et devenir son domaine. Chose nouvelle, grande en soi, présage d'avenir ! il se trouve des hommes qui croient déjà embrasser leur idéal. Ce que l'on appelait autrefois leurre, utopie, s'appelle maintenant théories. Ne méprisons pas les songes. Pour qui sait les interpréter, ils contiennent sans doute des lambeaux et des prémices de vérité. Ce grand trépied de l'avenir, dont Napoléon parlait à Sainte-Hélène, et qu'il faisait reposer sur trois grands peuples, résonne de paroles étranges, souvent dures à entendre, ces mots sibyllins étonnent l'oreille. Les uns les acceptent, le plus grand nombre les repousse, ce qu'il y a d'évident pour tous, est que la Révolution française a ramené sur la terre la foi à l'impossible.
Il faut tous vous les citer les échos avec le poème "Génie", le poème "Âge d'or", avec Une saison en enfer : "Ciel, sommes-nous assez de damnés ici-bas", "Noël sur la terre", "blanches nations en joie", etc., etc.
Moi, je n'ai pas de poste à l'université, je ne vis pas à Paris, j'ai une vie de merde avec de lourdes obligations de merde, de lourds contretemps, mais si j'avais les moyens d'un peu plus de tranquillité, je sais comment je pourrais le passer mon demi-siècle de compagnonnage avec les écrits de Rimbaud. Je sais où il faut chercher sur beaucoup de sujets rimbaldiens... Croyez-moi !
A suivre, car bien sûr il y aura d'autres épisodes de compte rendu... A Vaillant, vaillant et demi !
L'extrait d'Edgar Quinet est connu, je l'ai trouvé dans une atnhologie parue en 1989 lors du bicentenaire. Il vient d'un livre disponible en fac-similé sur Gallica, le site de la BNF. L'ouvrage de 1845 s'intitule Le Christianisme et la Révolution française, tout un programme. Je rappelle que les brouillons de la Saison sont flanqués de brouillon s inspirés par la Vie de Jésus de Renan. Et je rappelle allusion indirecte à l'impossible n'est pas français dans "Mauvais sang", et puis titre de section. Et dans L'Impossible on a une élévation sabrée, le poète interpelle le Ciel et parle du "d ès ici-bas".
RépondreSupprimerSi aujourd'hui vous voyez qu'il pleut par la fenêtre, vous pourrez dire qu'il y a un rimbaldien qui habite près de chez vous...
J'ai vérifié, pas de mention de Quinet par V aillant, Bardel, Dictionnaire Rimbaud, à propos d'Une saison en enfer et de "L'Impossible". J'ai pas vérifié pour Nakaji, Murat, Davies ou Brunel, mais bon... Là, ce n'est pas le renvoi approximatif à la littérature politique et historienne du XIXe siècle, le texte de Quinet il se pose là comme source à la Saison en enfer. Bien comme il faut !