jeudi 23 novembre 2023

Une attestation de la mode parnassienne des "yeux de chinois" dans la revue L'Artiste, sonnet hérédien de 1868

Il existait une mode des poèmes sur la Chine à l'époque où Rimbaud a ajouté les deux quintils au poème "L'Homme juste" avec cette fameuse remarque "J'exècre les yeux de chinois" qui est couplée à  une variante des yeux de biche : "- Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines[.]" Au plan politique, le chinois représente un certain conformisme, et cela est illustré par le poème "Un bon bourgeois dans sa maison" des Châtiments de Victor Hugo, ce que Marc Ascione a déjà signalé à l'attention à propos du poème "L'Homme juste" dans l'édition du centenaire Oeuvre-Vie dirigée par Alain Borer de 1991. Il va de soi que la signification est plus liée à la représentation sociologique étant donné l'accouplement au regard effarouché des daines, même si l'intérêt sur la forme du regard est présente en arrière-plan.
Rimbaud reprend la rime "daines" / "soudaines" à un poème Ernest d'Hervilly, et plus précisément il reprend la rime à un passage de ce poème tel qu'il est cité par Banville dans la revue L'Artiste lors d'une recension dans une livraison datée de mars 1872. Il va de soi que Rimbaud lisait les revues et notamment la revue L'Artiste. Il parcourait au moins les revues et lisait au minimum les poèmes et ce qui se rapportait à  la poésie. Il était aussi bien placé pour être au courant des publications de Banville. Rimbaud a été éloigné de Paris pour une période d'environ deux mois. Nous ne pouvons pas la dater avec des bornes chronologiques trop précises. On ne sait pas exactement quand il a quitté Paris au début du mois de mars, il est sans aucun doute resté quelques jours encore après le dîner des Vilains Bonshommes du 2 mars et il est revenu aux environs du 7 mai 1872. Peu importe ! Selon toute vraisemblance, Rimbaud a lu la recension de Banville à son retour à Paris, en mai. Eventuellement, Verlaine a pu lui en toucher un mot par courrier, mais rien n'est moins sûr, et surtout Verlaine n'aurait pas envoyé par la poste l'intégralité du texte de Banville et recopié dans la foulée le poème d'Ernest d'Hervilly. En clair, Rimbaud a pris connaissance du texte de Banville de parution récente à son retour en mai 1872, et il a dû composer les deux quintils ajoutés à "L'Homme juste" le même mois de mai 1872, éventuellement en juin, mais pas au-delà de sa fugue vers la Belgique, puis l'Angleterre à partir du 7 juillet 1872.
Il est certain que Rimbaud cible une rime incluse dans un poème exhibé par Banville, il ne s'agit pas d'une lecture du recueil d'Ernest d'Hervilly avec pour coïncidence que Banville et Rimbaud citent la même rime chacun à leur manière.
Le fait de citer cette rime répond à plusieurs motivations. Rimbaud épingle la solidarité hypocrite d'ensemble du milieu parnassien, il dénonce bien le groupe des "Justes" dans les quintils ajoutés, le pluriel élargissant la cible du poème originel. Il va de soi que Rimbaud s'attaque au refus d'engagement politique des parnassiens qui se refont une vie sociale après la Semaine sanglante et cette respectabilité sociale qu'il soigne est un événement contemporain pour Rimbaud des procès des communards emprisonnés, puis déportés, comme l'atteste le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire d'un poème " Etudes de mains" du recueil Emaux et camées d'un maître de référence du Parnasse Théophile Gautier, lequel exprimait publiquement son mépris des communards et son seul intérêt pour les morts de la guerre franco-prussienne au début de son ouvrage de tourisme sordide Tableaux du siège fraîchement paru au début de l'année 1872 . Notons que, dans le portefeuille paginé où Verlaine a recopié les poèmes de Rimbaud, "L'Homme juste" et "Les Mains de Jeanne-Marie", non loin l'un de l'autre, ont en commun d'avoir été remaniés au retour de Rimbaud en mai 1872. Des quatrains ont été ajoutés aux "Mains de Jeanne-Marie" et deux quintils à "L'Homme juste", poème plus ancien pourtant.
D'évidence, la famille Mauté de Fleurville a dû détruire tous les manuscrits autographes correspondant au recopiage par Verlaine, puisqu'on ne les a jamais retrouvés, mais ce n'est pas le sujet ici. Il va de soi que Rimbaud a montré à Verlaine ses propres manuscrits, et avant le 7 juillet 1872 il n'est pas retourné à Charleville les déposer dans un foyer maternel à la sécurité toute relative. Passons !
Rimbaud cite Ernest d'Hervilly, sans doute à cause de la concurrence imposée par la recension de Banville, concurrence qui d'une façon ou d'une autre lui est désagréable, tant il a conscience que son génie devrait exiger une reconnaissance immédiate comme celle qui lui est acquise au moins de la part de Verlaine. Rimbaud constate le manque de lucidité de celui qu'il prenait pour un maître, rôle que ne jouaient pas Leconte de Lisle, ni Gautier. Rimbaud se devait d'être reconnu par trois noms : Hugo, Banville et Verlaine. Malgré une certaine bienveillance, Banville n'a pas compris le génie de Rimbaud, à moins que les frasques du jeune ardennais aient été assez violentes pour créer une gêne irrépressible à le vanter. Rimbaud n'a visiblement pas pu rencontrer Hugo, les animosités ambiantes, qui de plus partaient de Rimbaud, ne favorisaient pas l'événement. Rimbaud semble aussi en vouloir personnellement à Ernest d'Hervilly, si on en croit la rumeur qui prétend que le poète des Baisers ait prétendu intervenir au cours du scandale entre Rimbaud et Carjat au dîner des Vilains Bonshommes. Rimbaud aurait répondu au poète vanté par Banville dans la revue L'Artiste : "Ferme ton con, d'Hervilly !" Ce qui rend plausible que Rimbaud ait ainsi insulté ce poète, c'est que la publication du recueil Les Baisers était toute fraîche et Rimbaud, auteur de "Conneries" dans l'Album zutique, semble si le mot est authentique insulté le parnassien en l'assimilant au titre de son recueil en train de voir le jour. Fermer son con, c'est arrêter de s'offrir à des baisers obscènes. En 1904, Han Ryner publiera un ouvrage intitulé Prostitués où il s'amuse à épingler quantité de poètes morts ou vivants, et notamment parnassiens, parmi lesquels Verlaine, Heredia, Coppée, etc. Il n'est pas difficile d'imaginer que derrière "Ferme ton con, d'Hervilly ! " Rimbaud ait la méchanceté de pratiquer la même critique malveillante qu'Han Ryner trois décennies plus tard. La recension de Banville en mars 1872 implique aussi un poète anticommunard Paul Déroulède, et derrière la revue il y a toute l'ombre d'Arsène Houssaye. Armand Silvestre ayant été lié familialement à des Houssaye, je n'ai jamais su si c'était directement la famille d'Arsène Houssaye, je me  permets de le dire au passage, puisqu'à cause de sa réputation sulfureuse Armand Silvestre a plutôt été mis à l'écart par la famille Silvestre et il a été enterré à Toulouse dans un caveau familial au nom Houssaye. Arsène Houssaye mettait en avant des poètes dans ses revues et cela non sans retombée pour sa personne, avec les cas de Nerval et Gautier notamment. La revue L'Artiste est de toute évidence au cœur des relations mondaines parisiennes entre poètes avec un souci de respectabilité. Et il faut être nuancé, Rimbaud ne dénonce pas les poètes qu'il fréquente d'être anticommunard. Le photographe Carjat était lui-même communard. Rimbaud cible plutôt les compromis et compromissions. Et je pense qu'il faut bien cerner dans sa précision le climat général qui consiste à pleurer les morts de la guerre franco-prussienne et à taire toute pitié pour les massacres des communards. Le poème "L'Homme juste" le dit explicitement, c'est le travail de pitié qui pose problème, problème de "pitié douce" qui s'apparente aux "larmes de crocodile". Les morts de la Commune n'étaient rien pour François Coppée, comme le montre sa pièce Fais ce que dois, immédiatement brocardée lors de ses premières représentations par le Cercle du Zutisme d'octobre-novembre 1871.
Je n'ai pas creusé la question des opinions d'Ernest d'Hervilly sur la Commune, mais ce poète sera publié dans le  troisième numéro du Parnasse contemporain et il y fera figurer deux poèmes intitulés "Pendant le siège". On retrouve cette idée de commémorer le patriotisme de défenseur du pays ou de la République à la fin de l'année 1870 qui fait toujours entendre l'ellipse de l'événement communard, ce qui est précisément le sujet du poème "Les Corbeaux" qui fustige un devoir de mémoire où les "morts d'avant-hier" supposent la négation des morts d'hier enfermés dans une "défaite sans avenir".
En ce qui concerne Ernest d'Hervilly, lire ses quelques poèmes parus dans le Parnasse contemporain reste assez plaisant. Il a une versification souple, il introduit des mots d'anglais, des mots pas habituels au discours poétique, et ça se retrouve à la rime. Que ce soit les poèmes du second numéro de 1869-1871 ou du troisième numéro de 1876, on peut apprécier la plume du poète. Il montre aussi qu'il ne se prend pas au sérieux, par des traits d'humour, même si son art de la chute n'est pas non plus éblouissant. En revanche, la lecture du recueil Les Baisers offre une expérience de douche froide. C'est de l'insignifiant et de l'insipide à tout va. Contrairement à ce que dit Banville, il y a peu de choses intéressantes à prendre dans le recueil, tant au plan des idées qu'au plan formel. Moi, mon sentiment personnel, c'est que j'apprécie les poèmes publiés dans les livraisons du Parnasse contemporain, alors que sa mince plaquette je lis ça rapidement en estimant perdre mon temps.
Bref !
Cependant, c'est le passage sur les "yeux de chinois" qui m'intéresse. Rimbaud doit faire une allusion à un texte que nous n'avons pas encore débusqué, et nous savons au moins qu'outre l'aspect politique ("Un bon bourgeois dans sa maison") la mention dénonce la mode d'un exotisme frelaté des parnassiens. Nous avons les attestations par Jules Arène, le frère de Paul, préfaçant des poèmes chinois d'Emile Blémont, une quinzaine d'années plus tard (1871-1888, écart de 17 ans plus précisément), qu'il existait une mode parnassienne des sujets chinois, dont Paul Arène, l'ami d'Alphonse Daudet, et un opposant aux Parnassiens était lui aussi porteur.
Il se trouve qu'en 1868, dans la revue L'Artiste elle-même, José-Maria de Heredia a publié un sonnet sur un motif chinois. Ce poème a été publié dans le premier volume du trimestre 1868, page 253. Je consulterai plus tard la revue, je tiens l'information d'une bibliographie du début du vingtième siècle consultable en ligne.
Il s'agit du sonnet "L'écran" qui figure dans les compléments des éditions modernes du recueil Les Trophées.
J'expliquerai après pourquoi il est intéressant de se plonger dans les publications en revue des poèmes du parnassien cubain (ou espagnol), je termine sur mon sujet en citant le poème en question :

                     L'écran

C'est un écran bizarre au parfum exotique,
En soie, où sont brodés des kiosques et des bois,
Et l'on y voit voguer sur un lac fantastique
Dans une jonque d'or des élégants chinois.

Sous un parasol vert s'abrite le minois
D'une jeune Lettrée au pied microscopique,
Qui regarde, en riant d'un air tendre et sournois,
Deux mandarins ventrus que son silence pique.

Ils dévorent des yeux de l'amour méconnu
 Ses ongles effilés et ses bras rose et nu
Qu'elle laisse tremper dans les ondes de moire.

Elle est charmante ainsi, jouant de l'éventail,
La petite Chinoise à figure d'ivoire,
Aux longs yeux retroussés avivés par l'émail.
Pas mal de singularités qu'il faut aller "ivoire" à la loupe dans ce sonnet. Il se termine sur une mention des yeux séduisants de la femme chinoise avec un mot final "émail" très parnassien qui pourrait bien être un volontaire clin d'œil à Emaux et camées de Gautier. C'est sa fille qui écrira un Livre de jade, Judith Walter de son nom de plume, l'épouse de Catulle Mendès. Le premier quatrain impose une référence évidente au "Lac" de Lamartine avec des mots clefs "lac", "voguer" et même "jonque" pour "barque". Notons que le "lac" est qualifié de "fantastique", adjectif à la rime qui fait songer du coup à Banville et pour nous encore à Rimbaud.
Le second quatrain fait d'ailleurs nettement songer à "Roman" dudit Rimbaud : "Sous un parasol vert" en attaque de second quatrain fait songer à la découverte de l'ombrelle de la demoiselle, le regard jeté en riant sur les amants fait songer à celle qui trouve drôle les transes du jeune de dix-sept ans, le "pied microscopique" fait songer à la course des "petites bottines", et les "mandarins ventrus" font songer si pas directement au "faux-col effrayant" du père de la demoiselle, en tout cas aux bourgeois ventrus de "A la Musique", au roi "assis sur son ventre" du "Forgeron", et les "mandarins ventrus" font passer au chinois du poème "Un bon bourgeois dans sa maison" également.
Voilà, j'en ai terminé avec la partie consacrée à constater la mode chinoise et au soubassement de règlements de compte avec la société mondaine hypocrite des poètes dans les quintils ajoutés à "L'Homme juste". Vous pouvez arrêter votre lecture là, mais je vous invite à une deuxième étude amusante. A vous de voir.

***

J'ai encore deux remarques à faire sur ce sonnet en fonction de Rimbaud. Il y a un sujet sur lequel je reviendrai plus loin : l'organisation des rimes du sonnet "L'écran" est remarquable et s'éloigne de la régularité des sonnets des Trophées.
Mais, parlons d'abord de ce fait troublant qui implique directement un rapprochement avec Rimbaud : le premier vers du sonnet hérédien a une forme grammaticale similaire au premier vers du "Dormeur du Val" : "C'est un écran bizarre au parfum exotique [...]", "C'est un trou de verdure où chante une rivière [...]". Il faudrait que je lance une recherche des poèmes parnassiens, de préférence des sonnets, qui commencent par le gallicisme "C'est..." et que Rimbaud a pu connaître avant octobre 1870. Mais voulez-vous un petit rapprochement amusant ? En 1890, dans le tome 99 de la Revue des deux mondes, Hérédia (pourquoi on n'écrit pas son nom à la française ?) a publié sa série de "Sonnets antiques", reprise ensuite dans son recueil des Trophées de 1893, et le premier vers du premier sonnet ressemble encore de plus près au premier vers du "Dormeur du Val", il est vrai poème déjà paru en 1888 apparemment, trois avant l'édition du Reliquaire. Ceci dit, je me faux. Hérédia n'a pas repris telle quelle la série des "Sonnets antiques", il a redistribué les poèmes et il a modifié les titres. Dans la Revue des deux mondes, le sonnet dont je vais citer le premier vers rimbaldien  s'intitule "Nymphée", et dans Les Trophées le titre " Nymphée" est réservé à un autre  poème et notre  pièce est réintitulée "Le Bain des nymphes".


Le poème s'intitule "Nymphée" et après une épigraphe en latin, citation de Martial, nous avons le coup d'archet qui jaillit d'un bond sur la scène :

C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ;
[...]
Etonnant, n'est-ce pas ?
Je rappelle que le premier quatrain du "Dormeur du val" est encadré par deux constructions similaires :

C'est un trou de verdure où chante une rivière
[...]
[...] c'est un petit val qui mousse de rayons.
Fascinant, non ?
On pourrait soutenir que c'est le poète espagnol qui s'inspire du sonnet de Rimbaud récemment publié. Toutefois, c'est s'exposer à un risque de démenti. Je n'ai pas encore épluché toute la bibliographie  pour savoir si jamais Hérédia avait déjà publié auparavant ses sonnets antiques. Je remarque que le poème a été redistribué dans la section "Artémis et les Nymphes". Or, celle-ci s'ouvre par deux poèmes déjà publiés dans le premier Parnasse contemporain de 1866. Le poème "Artémis" fait partie du lot de sonnets correspondant à la contribution de l'artiste cubain, tandis que le poème "La Chasse" fait partie de la sélection finale où la plupart des poètes reviennent pour un sorte de "rappel" chacun tour à tour livrant la performance d'un sonnet. Le poème "La Chasse" faisait partie du bouquet final pour le dire simplement.
Et ce qui est frappant, dans Les Trophées, c'est que l'un à côté de l'autre les poèmes "La Chasse" et "Nymphée" , commencent tous deux par la mention "Le quadrige...", et étant donné que le vers de "La Chasse" a été remanié entre 1866 et 1893 , cela nous vaut trois vers différents commençant par la mention "Le quadrige..."
Le poème "Nymphée" est-il un poème contemporain du premier Parnasse contemporain ? Ou bien ne fait-il que dater d'une période de remaniement tardive des poèmes "La Chasse", etc., déjà publiés dans des revues ?

Le quadrige divin, en de hardis élans [...] ("La Chasse", version de 1866, premier Parnasse contemporain)
Le quadrige, au galop de ses étalons blancs [...] ("La Chasse", version de 1893, Les Trophées)
Le quadrige céleste à l'horizon descend, [...] ("Nymphée", 1893, Les Trophées)
Je m'empresse de rappeler qu'il ne faut pas comprendre ce sonnet "Nymphée" avec celui qui portait ce titre en 1890 et qui est devenu "Le Bain des nymphes". Ce que je veux souligner, c'est que, dans l'absolu, on ne peut pas improviser selon notre sentiment une datation des compositions d'Hérédia (Non, je n'écrirai pas "de de Heredia"). Il faut enquêter à ce sujet.
Reprenons la citation du sonnet "Le Bain des nymphes", vous allez voir que les perspectives troublantes vont plus loin en fait de rapprochement avec Rimbaud :
C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin.

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur  chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent  une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou le rose d'un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l'ombre.
Le Satyre !... Son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S'effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.
Je viens de citer le sonnet dans la version finale des Trophées, celle que vous connaissez tous. La version de 1890 est précédée de l'épigraphe en latin  tirée de Martial. En-dehors de  variantes dans la ponctuation, le texte du sonnet lui-même est identique, je ne vous reporte donc que la seule épigraphe, un extrait des Epigrammes qui cite directement une célèbre comparaison de l'Iliade d'Homère :
Sic niger, in ripis errat quum forte Caystri,
Inter Ledoeos ridetur corvus olores. 
Le Satyre remplace l'africain de la citation latine.
Rimbaud a-t-il connu une version antérieure de ce sonnet "Nymphée" devenu "Le Bain des nymphes" ? Le sonnet fait songer pour les "deux yeux" à "Tête de faune", et on  peut y ajouter que s i Hérédia joue rarement avec la césure acrobatique, nous avons ici le pronom "Tel" en suspens. Premier hémistiche : "Elles s'élancent. Tel," où Dominicy et Verluyten pourraient faire des remarques métriques sur la ponctuation forte et le "e" féminin en cinquième syllabe, et deuxième hémistiche : "lorsqu'un corbeau sinistre" qui maintient le suspens du pronom sujet "Tel", le verbe se faisant attendre.
L'emploi du mot "Tel" (pronom, adjectif, déterminant ou tête de locution conjonctive) et toujours en liaison avec des "yeux" de divinité est quelque peu fréquent chez Rimbaud avec un recours remarquable dans le dernier alinéa du poème en prose "Fleurs" des Illuminations : "Tels qu'un dieux aux énormes yeux bleus et aux formes de neige [...]", et cela se retrouve  a u dernier quatrain de "Tête de faune", malgré la variation grammaticale : "tel qu'un écureuil" et "tel un écureuil".
Il est certain que  dans "Tête de faune" Rimbaud traite un poncif parnassien sinon romantique qui intègre des clichés de composition. On pourrait dire  que le sonnet de 1890 et  1 893 est une confirmation a posteriori. J'en reste tout de même à l'idée qu'il faut enquêter sur la genèse d'ensemble des Trophées.
Non seulement, "Le Bain des nymphes" fait songer au "Dormeur du Val" pour son premier vers, à "Tête de faune" pour quelques éléments, mais je rappelle que dans "Le Dormeur du Val", le poète est allongé dans l'eau, la "nuque baignant dans le frais cresson bleu". Le premier quatrain décrit également une rivière personnifiée au débit rapide qui correspond à des ébats joyeux d'une nymphe des eaux !

[...] où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent [...]
Et la Nature est invitée à réchauffer le poète étendu dans un lit saturé d'une eau inévitablement froide.
Les échos sont toujours là avec le sonnet hérédien : "la Nymphe" "frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin", et surtout nous avons une "onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche" avec de "l'écume". Et se mêle à cette dernière image des échos pertinents avec "Vénus anadyomène" de Rimbaud :

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent  une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d'un sein.

Et il sera question plus bas du "fleuve éperdument neigeux", avec un hémistiche "éperdument neigeux" qui coïncide avec le maniérisme de Rimbaud pour "horrible étrangement", "Belle hideusement" et dans une moindre mesure "Accrochant follement". Dans "Vénus Anadyomène", Rimbaud exploite tout comme Hérédia le rejet à la césure d'une conjugaison du verbe "émerger", "émergent" pour Hérédia, "émerge" pour Rimbaud. Et nous avons un temps d'attente entre sujet et verbe comparable entre Rimbaud "Une tête [...] émerge" et Hérédia "Tel [...] croasse".
Les rapprochements n'impliquent pas que Rimbaud ait lu nécessairement le sonnet hérédien. Les ressemblances peuvent s'expliquer par le fait qu'Hérédia était un parnassien formé par l'exemple revendiqué de Leconte de Lisle, et les effets pratiqués par Hérédia étaient communs à quantité de poètes parnassiens, avec Glatigny, etc.
Qui plus est, les poètes reprenaient souvent tels quels des tours employés par des poètes antérieurs.
Il y a une recherche à faire pour mieux déterminer les sources des poèmes "Vénus anadyomène" et "Le Dormeur du val".
Je vais étudier les sommes bibliographiques sur Hérédia pour vérifier s'il est possible d'aller plus loin de toute façon. J'ai un ouvrage disponible que j'ai entamé et que je dois continuer.
Ceci dit, les sonnets d'Hérédia permettent de constater à quel point la manière de Rimbaud est héritière des modèles parnassiens. Il y a une continuité prévisible dans "Tête de faune", plus surprenante dans "Fleurs" et au-delà des modèles parnassiens on se prend à rapprocher "Vénus anadyomène" et "Le Dormeur du Val", en constatant que ce sont deux formes d'allusion au motif de la divinité décrite au moment du bain.
Le poète Hérédia appelle d'autres commentaires intéressants.
Le recueil Les Trophées date de 1893, mais plusieurs poèmes furent publiés des décennies auparavant et quelques-uns furent nécessairement connus de Rimbaud. C'est le cas des sonnets publiés dans le premier numéro du Parnasse contemporain, mais aussi du long poème fragment "Les Conquérants de l'or" du second Parnasse contemporain et du tout célèbre sonnet "Les Conquérants", d'ailleurs cité par Verlaine dans sa rubrique Les Hommes d'aujourd'hui, quand le recueil Les Trophées n'avait pas encore été publié !
Je prétends que "Les Conquérants de l'or" et le sonnet "Les Conquérants" sont une source au poème en vers libres "Mouvement" avec le passage "Ce sont les conquérants du monde / Cherchant la fortune chimique personnelle." J'estime que les quatre séquences de "Mouvement" peuvent être comparées à l'organisation des deux quatrains et deux tercets du sonnet "Les Conquérants".
Enfin, Hérédia est emblématique de la définition de la poésie parnassienne avec Leconte de Lisle et Théophile Gautier, alors même que son unique recueil est arrivé si tardivement sur la scène.
C'est ici que c'est intéressant de constater l'évolution formelle même du poète cubain, car ça engage une réévaluation de la régularité formelle de la poésie parnassienne.
Dans Les Trophées, Hérédia respecte une organisation scrupuleuse des rimes. Les quatrains sont conçus sur les deux mêmes rimes et les rimes sont embrassées. Les tercets optent pour les deux leçons traditionnelles en fait de distribution des rimes.
Ce n'était pas le cas avant la publication du sonnet "Les Conquérants" dans le volume collectif Sonnets et eaux-fortes. Les sonnets hérédiens publiés dans le premier volume du Parnasse contemporain en 1866, mais aussi ceux publiés dans diverses revues dans la décennie 1860 n'avaient pas une organisation régulière des rimes. Hérédia pouvait faire le choix de tercets sur deux rimes ou bien opposer l'organisation des rimes entre quatrains, l'un à rimes croisées, l'autre à rimes embrassées.
Pour les poèmes qui ont été repris dans le recueil de 1893, on constate aisément que le poète espagnol a remanié les poèmes pour avoir l'organisation canonique, c'est sensible dans le cas des deuxièmes quatrains des sonnets concernés. Malheureusement, un lecteur qui n'ira pas lire les versions antérieures bien différentes des sonnets ne constatera pas qu'Hérédia fut irrégulier à l'origine et à l'époque de vraie dynamique du Parnasse, puis régulier après l'année terrible, au moment du conservatisme puriste du troisième Parnasse et au-delà quand en 1893 la poésie parnassienne commençait à passer pour ringarde.
On pourra tout de même le constater minimalement dans la section de poèmes en complément, avec, par exemple, la citation de "Prométhée" et "Les Scaliger" non repris dans Les Trophées.
Autre point important, Hérédia n'a pratiquement jamais pratiqué de césure acrobatique sur des déterminants ou prépositions, il y a tout de même des exemples, avec notamment le déterminant "leurs". Et, comme les vers hérédiens connus de la décennie 1860 ne sont pas nombreux, la régularité des césures d'Hérédia demeure sensible. Même quand il prenait ses aises, il n'était pas le plus audacieux. Toutefois, Hérédia a pris soin de faire disparaître les césures acrobatiques du recueil de 1893. Il est  vrai que je souhaite aussi étudier si le recueil a été plusieurs fois remanié de son vivant... Mais j'ai bien l'impression  que les césures acrobatiques sont rejetées bien avant 1893. Bref, là aussi, le poète s'est imposé une régularité formelle plus proche du classicisme.
Et j'en arrive enfin à ma considération finale sur la versification du poète cubain. Il était donc plus timoré que son modèle Leconte de Lisle en fait de versification, mais en fait la versification d'Hérédia est une versification passéiste qui correspond à un modèle précis, la phase romantique de 1825 à 1828, avant l'explosion hugolienne. Hérédia a fait une note au début du vingtième sur les vers de Vigny, et c'est exactement ce qui correspond à sa conception du vers. Hérédia est un héritier d'André Chénier  et du premier Alfred de Vigny, avec des poèmes à sujet myhologique qui ne sont pas du tout traités à la manière ni d'un Ronsard, ni d'un Racine, ni d'un classique du dix-septième siècle. H érédia écrit sur des sujets mythologiques à la manière de Chénier et Vigny, et le thème du bain des nymphes trouve là son origine. Et cela se confirme au plan des enjambements. Hérédia fait un usage modéré, très sobre, des rejets  d'épithètes. Il y a bien au moins un rejet  d'une mention monosyllabique "noir(s)" après la césure dans un sonnet de 1860, un tour parnassien que Rimbaud fera sien, mais dans l'ensemble c'est parcimonieux et sage. Et en fait de modernité des enjambements  H érédia retient surtout le tour de Chénier clairement repris par Vigny des rejets de verbe ou de quelques membres syntaxiques,  avec une phrase qui se termine en milieu d'hémistiche et permet les suspens emphatiques d'éléments ainsi décrochés. On le voit au plan des verbes dans "Le Bain des nymphes" : "Plongent", "Croasse". 
C'est une versification qui était un peu dans le jeu tout en étant sur la réserve dans la décennie 1860, et même si H érédia n'a pas eu à beaucoup se réprimander pour une  versification plus rigide il est devenu nettement rétrograde au milieu de la décennie 1880. 
Et c'est pour cela que tout au long du vingtième siècle on a abusivement interprété la poésie parnassienne comme respectueuse du classicisme sans s'apercevoir de la modernité criante des vers parnassiens des années  1860.
Je ferai des relevés exhaustifs de tout cela, c'est prévu, et je reviendrai du coup sur le problème de repérage des publications anciennes du poète cubain. Quant à mes remarques sur l'organisation des rimes des sonnets, elle s'inscrit dans le débat sur l'appellation "sonnet libertin". Benoît de Cornulier trouve que cette appellation pose problème, dans la mesure où, au-delà du cas bien connu de Baudelaire, la plupart des poètes parnassiens et aussi romantiques (Musset, Sainte-Beuve, etc.) n'adoptaient pas les schémas plus contraignants et rigoureux des poètes du XVIe et du XVIIe siècle. Toutefois, je montre par les faits une évolution hérédienne qui consiste à refouler le modèle relâché de sa jeunesse parnassienne. Donc le sujet n'est pas à jeter avec l'eau du bain.

Edit (15h43) : il y a quelques nuances. Il y a bien quelques enjambements audacieux dans le recueil en 1893, et la césure sur "leurs" fait partie des créations tardives. Je ferai un relevé systématique. J'ajoute que le sonnet "Pan" lui peut clairement avoir été lu dans une revue par Rimbaud avant la composition de "Tête de faune". Le sonnet "La Dogaresse" est à rapprocher d'un poème de Verlaine.
Il y a même des organisations de rimes particulières sur les tercets de sonnets publiés dans Les Trophées, alors que sur les quatrains de mémoire ils sont tous sur deux rimes communes embrassées.
Je dois citer un sonnet des Trophées qui a les rimes ABA BAB du modèle Pétrarque-Catulle Mendès-Oraison du soir-Stupra. J'ai aussi un sonnet L'Héliotrope sensuel que Rimbaud a pu connaître et qui peut soulever un début de rapprochement suggestif avec "Oraison du soir".
Je vais faire un dépouillement systématique bientôt.


Voilà, et n'oubliez pas : "Lisez des vers", sauf si vous êtes un universitaire spécialiste d'un poète ultra connu, car vous vous n'en avez pas besoin, ça va sans dire !

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