Aujourd'hui, je signale à l'attention un petit fait linguistique que je n'avais pas remarqué, et une vérification rapide donne l'impression que personne n'a rien remarqué à ce sujet.
Plusieurs poèmes des Illuminations ont un titre en anglais, quelques anglicismes se rencontrent dans les poèmes en prose eux-mêmes, et il faut ajouter le cas des mots français récemment repris à la langue anglaise, avec parfois un retour amusant d'anciens mots français. Par exemple, dans un des vers libres de "Mouvement", le couplage avec un rime interne des mots "sport" et comfort" va de pair avec une origine anglaise des mots. Les deux mots viennent de l'ancien français : "desport" et "comfort", leur sens a évolué, et il est certain que Rimbaud joue sur les connotations anglaises de ces deux mots. C'est évident dans le cas du mot "sport", mais par cette proximité contagieuse le mot chargé de sens "comfort", où on apprécie le "-m-" qui trahit alors une reprise à la langue anglaise, a lui aussi un sens politique en fonction de l'ascendant économique et industriel anglo-saxon à cette époque. Les mots "sport" et "comfort" sont couplés à nouveau dans "Solde", ce qui suffit à renforcer l'évident arrière-plan anglais et politique des satires "Mouvement" et "Solde" au sein des Illuminations, titre français lui-même ironiquement déprécié par la signification anglaise prêtée par le témoignage de Verlaine qui rapporte le projet de sous-titres "painted plates" et "coloured plates". Car il y a bien évidemment un projet de dérision derrière tout ça. Nous trouvons d'autres mots anglais aisément reconnaissables : stock, steerage, etc.
Et puis, il y a ces titres : "Being Beauteous", "Fairy", "Bottom". L'expression "Being Beauteous" est tirée d'un poème de Longfellow "Footsteps of angel", poète américain dont certaines pièces ont été traduites par Baudelaire ou ont inspiré Baudelaire. Longfellow était plus estimé au dix-neuvième qu'il ne l'est aujourd'hui, et on publiait ses poèmes en français à l'époque. Rimbaud fait une traduction approximative dans le poème de ce titre avec l'expression "Être de Beauté". Je remarque toutefois que le mot "Beauteous" que personnellement je pense ne pratiquement jamais rencontré dans mes lectures en anglais est également employé au début d'un poème en langue anglaise du Tombeau de Théophile Gautier publié en 1873. Je n'ai pas encore cherché à déterminer si Rimbaud avait pratiqué la double allusion à l'auteur Longfellow et à l'hommage funèbre envers Gautier. Pour l'instant, je ne fais que relever un fait qui pourrait appeler une étude plus approfondie.
L'expression "Fairy" pose problème également, on pense à l'opéra de Purcell et aux pièces de Shakespeare.
Et puis, il y a le mot "Bottom". Sur le manuscrit, Rimbaud avait initialement opté pour un titre en langue française, celui de Métamorphoses qui permet d'immédiatement éprouver que le poème en prose de Rimbaud porte l'empreinte d'une lecture récente du célèbre récit d'Apulée. Le choix final de "Bottom" est judicieux, puisque Bottom est un personnage transformé en âne du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, mot qui permet une équivoque obscène que Pierre Brunel rejette un peu vainement dans son ouvrage Eclats de la violence, mais ce n'est pas le sujet ici. Le titre "Bottom" sera énigmatique pour la plupart des lecteurs. Même s'ils ont lu le Songe d'une nuit d'été, ils ne vont pas forcément se rappeler le nom du personnage. Cependant, le récit avec la transformation en âne permet d'orienter les lecteurs et une fois qu'on a la référence du personnage shakespearien nous avons un titre qui confirme deux références, celle au Songe d'une nuit d'été et dans la foulée celle au récit d'Apulée. Le titre "Métamorphoses" n'imposait pas la référence shakespearienne.
Tous les commentateurs précisent que le titre du poème est en anglais ou cite le nom d'un personnage anglais d'une comédie, mais aucun ne se penche sur le cas particulier du mot "aquarium". Rimbaud a produit une phrase étonnante : "Tout se fit ombre et aquarium ardent." Dans le Dictionnaire Rimbaud, Hisashi Mizuno attribue à Pierre Brunel d'avoir rapproché cette formule de Rimbaud d'une phrase des Travailleurs de la mer de Victor Hugo : "Le rêve est l'aquarium de la nuit." En réalité, Pierre Brunel n'a pas été le premier à faire le rapprochement, il est bien plus ancien, puisque je le connaissais déjà en 1996. Il faudrait rechercher le premier rimbaldien à avoir évoqué ce lien, lien qui est pleinement pertinent. La phrase de Victor Hugo est célèbre, je ne sais pas à partir de quand elle a commencé à être cité, mais c'est le titre d'un recueil de citations de Victor Hugo publié de nos jours mais à partir d'un modèle apparu dans les années 1950. Toutefois, le roman Les Travailleurs de la mer date de 1866 et soit Rimbaud a eu connaissance d'articles exhibant cette phrase, soit il a eu lui-même le coup de foudre pour cette magnifique saillie poétique. Il existe des arguments pour renforcer la plausibilité d'une allusion de Rimbaud à la phrase hugolienne, puisqu'il est question de nuit dans un cas et d'ombre dans un contexte nocturne de l'autre, puisque l'expression métaphorique est comparable quelque peu dans les deux cas, puisqu'aussi le rêve chez Hugo a son correspondant dans le fait que les "métamorphoses" s'articulent sur une référence au Songe d'une nuit d'été et permettent d'assimiler les métamorphoses à des scènes d'un grand rêve continu. En plus, dans le cas de Rimbaud, nous passons de l'idée implicite de théâtre shakespearien à l'idée de spectacle à travers la vitre d'un aquarium. Mais ce n'est pas tout. Le mot "aquarium" semble avoir une fausse apparence de mot latin originel récupéré par la langue savante. Or, il n'en est rien, le mot n'existerait pas tel quel en latin, ce mot a été inventé par les anglais vers 1850. Au début du dix-neuvième siècle, l'importance du cycle de l'azote pour la conservation d'animaux en "vase clos" a été découverte, et c'est sur la base du mot latin authentique "vivarium" que deux anglais inventeurs d'un aquarium ont créé ce mot-valise. Ils ont pris le mot "aqua" pour eau et ils ont modifié la forme "vivarium". En réalité, le mot "vivarium" aurait pu être utilisé, puisque l'aquarium est une espèce de vivier, mais le mot "aquarium" jouait sur le fait de souligner qu'une structure en eau était créée et qu'elle était en même temps un vivier. Le mot "aquarium" est un calembour inventé en Angleterre et le mot est passé après quelques années dans la langue française. Or, de 1850 à 1866, le terme est encore rare et neuf, et il est clair que Victor Hugo quand il écrit : "Le rêve est l'aquarium de la nuit[,]" ne fait pas qu'exploiter magnifiquement une métaphore, il joue aussi sur la référence à une création divertissante nouvelle de la société anglaise. Et, du coup, quand j'en reviens à "Bottom", je remarque que "aquarium" est solidaire d'une caractérisation anglaise par en-dessous du petit conte fantastique qui nous est livré, ce qui n'est sans doute pas anodin.
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Je m'arrête là, je n'ai pas beaucoup de temps à chaque fois pour faire des recherches rimbaldiennes prolongées. Je le ferai, mais autant en profiter immédiatement.
Un autre axe de recherches à développer, c'est celui des contes orientaux. Verlaine explique que Rimbaud était très friand lors de leur compagnonnage des libretti de Favart et des contes orientaux. Récemment, j'ai souligné que le poème "Les Etrennes des orphelins" démarquait d'évidence le aujourd'hui si célèbre récit de la fille aux allumettes des contes d'Andersen. Rimbaud a écrit un poème intitulé "Conte" qui se déroule dans un contexte oriental, et si les références de "Bottom" sont plutôt romaines et anglaises nous sommes bien là aussi dans l'univers du conte. Je me demande depuis longtemps quels étaient les ouvrages pourvoyeurs de contes orientaux que pouvait lire Rimbaud. Il y a comme d'habitude une lacune béante des études rimbaldiennes à cet égard. J'ai montré que trois au moins des "Ariettes oubliées" étaient des démarcations de poèmes de Marceline Desbordes-Valmore et j'ai commencé à montrer des allusions plus diffuses mais réelles dans les poèmes de Rimbaud du printemps et de l'été 1872. Et nous savons par l'envoi de l'Ariette oubliée que c'est précisément à partir de mars-avril 1872 que Rimbaud se met à lire compulsivement des libretti de Favart. Verlaine nous dit qu'en même temps il dévorait les contes orientaux. C'était quoi ? Rien d'autre que les récits des Mille et une nuits?
Il y a pas mal de références très discrètes à des contes et des légendes populaires dans les poèmes de Verlaine et Rimbaud de 1872 et au-delà. Il a fallu du temps avec que ne soit identifié la mystérieuse Henriette du poème "Juillet" par Benoît de Cornulier et derrière il y avait un enchâssement d'allusion au mythe de Pyrame et Thisbé qui a donné par déclinaisons successives Tristant et Yseult, Roméo et Juliette, et Henriette, et j'ai déjà oublié son nom, Damis, mais il est cité par Verlaine...
Ceci dit, dans le cas de "Bottom", il y a une fenêtre de tir pour s'interroger sur l'allusion à Victor Hugo et sur l'espèce de tension entre référence latine et référence romaine.
A suivre...
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