Un documentaire d'une cinquantaine de minutes sur Arthur Rimbaud vient de sortir. Sa consultation semble limitée dans le temps (du 08 octobre au 12 janvier 2026 sur Arte.tv). Il y a d'abord eu une bande-annonce qui de mémoire correspondait aux deux premières minutes du documentaire, si je ne m'abuse. Je regarde en ce moment même ce reportage sur la chaîne ou le domaine Arte du site Youtube.
Le titre interpelle. Quels six mois en enfer ? Je sonde le documentaire, on commence par une introduction sur la vie de Rimbaud à Charleville et le documentaire se termine par un commentaire sur la publication d'Une saison en enfer. Le cœur du documentaire semble la relation de Verlaine et Rimbaud dans le milieu des Vilains Bonshommes, autour donc de la composition du Coin de table de Fantin-Latour, mais même en ce cas, la justification des six mois pose problème. Faut-il penser aux six mois de l'arrivée de Rimbaud à Paris à l'incident Carjat : de la mi-septembre 1871 au 2 mars 1872 ? Allons-y voir comme dirait Lautréamont.
Le documentaire commence bien par parler du tableau de Fantin-Latour en citant significativement Verlaine et Rimbaud comme "couple le plus sulfureux de la littérature française", ce qui semble indiquer que ce documentaire est une sorte de commande d'état après la tentative de déplacer les dépouilles des deux poètes au Panthéon.
La musique du générique d'ouverture est cauchemardesque, dans le style des sons incongrus de génériques des années 70 et 80, avec une ambiance dépressive et sotte. Bien que grave, la voix off du commentateur est-elle aussi assez désespérante. Elle n'est pas du tout accrocheuse, elle fait exposé universitaire assez neutre promu à titre de représentant officiel pour la prestation télévisuelle. C'est très froid.
L'introduction est assez abrupte après la phrase d'accroche qui passe en danseuse : "Le Coin de table d'Henri Fantin-Latour fascine."
La fascination est explicitée par l'exposé de la problématique : "Que font ces deux poètes subversifs au milieu de tous ces hommes taciturnes ?" D'un côté, les poètes qui sont glorieusement subversifs, de l'autre les simples hommes qui ne sont que taciturnes. Et, d'emblée, la présentation du tableau est biaisée.
Le tableau est une création de Fantin-Latour qui a fait poser tous les poètes séparément et surtout qui a eu l'idée de la composition d'ensemble et de l'humeur des personnages. Fantin-Latour ne connaît pas spécialement Rimbaud et si les frasques de Rimbaud avaient été immédiatement perçues, aurait-il seulement été admis à figurer dans cette galerie de portraits ? L'incident Carjat eu lieu quand le tableau était déjà bien avancé. L'incident a lieu le 2 mars et Banville parle de l'exposition du tableau en mai.
Les portraits sur le tableau sont à peu près les membres fondateurs de la naissante revue La Renaissance littéraire et artistique dont Rimbaud et Verlaine sont partie prenante. Rimbaud va remettre trois manuscrits pour la revue : "Les Corbeaux" qui sera publié avec du retard à son goût, "Voyelles" qui ne sera pas publié et restera en possession du directeur de la revue Emile Blémont et enfin "Oraison du soir", en réalité impubliable qui sera conservé par le détenteur de l'Album zutique initial, Léon Valade. Seul ce sonnet a été retrouvé dans les archives de Léon Valade, ce qui invite à penser qu'il s'agissait d'un don unique spécifiquement en vue d'une publication. Mais peu importe le débat sur "Oraison du soir". Verlaine va avoir le temps de publier deux poèmes dans cette revue avant la fugue pour la Belgique, puis l'Angleterre avec Rimbaud.
Rimbaud dira de chier sur cette revue dans une lettre de juin à Delahaye, et le poème "Les Corbeaux" sera publié à l'insu de Rimbaud en septembre, quatre mois trop tard visiblement, quand ledit Rimbaud est à Londres, ce qui signifie coupé du projet de l'assemblée du Coin de table. En clair, le documentaire ne contextualise pas le tableau, ne replace pas Rimbaud et Verlaine dans leurs vraies intentions au moment de composition du tableau. On subit d'emblée un a priori rétrospectif sur l'incongruité de ce regroupement. On oppose d'emblée Rimbaud et Verlaine aux autres hommes de lettres.
Il est vrai que la composition joue sur un clivage avec Rimbaud qui tourne le dos et s'isole avec Verlaine, mais le sens est ailleurs.
La voix off parle d'hommes taciturnes, mais il s'agit de portraits officiels. Il y a déjà eu des tableaux similaires de Fantin-Latour, Courbet, sinon d'autres, et il faut déjà relativiser cette caractérisation tendancieuse en hommes taciturnes.
Précisons qu'il y a cinq hommes assis et trois autres debout qui sont au milieu. Camille Pelletan est plus isolé que Rimbaud et Verlaine. Assis au centre, Ernest d'Hervilly tient un livre, fume la pipe, a une certaine présence par ces faits, mais à côté de lui Léon valade ne lui fournit pas de contact visuel. Tous les personnages sont seuls si on prend la peine d'évaluer leurs regards. Notons aussi que la plante à droite du tableau remplace le portrait de Mérat qui a refusé de figurer en peinture en présence de Rimbaud, et son portrait, pourtant exécuté par Fantin-Latour, a été reconduit dans un autre tableau. Dans le tableau de Fantin-Latour, où neuf portraits étaient prévus, il semble évident que Rimbaud représente le cas du poète débutant à qui la compagnie de la revue va apporter des ailes. La pose rêveuse qu'il adopte est sans doute une commande de Fantin-Latour pour le fixer dans ce rôle.
Fantin-Latour n'a pas demandé à Rimbaud de poser comme il voulait, et d'ailleurs aucune photographie connue de Rimbaud ne nous offre ce visage serein, aimable et vulnérable de détachement rêveur.
Fantin-Latour n'a pas demandé à Rimbaud de poser comme il voulait, et d'ailleurs aucune photographie connue de Rimbaud ne nous offre ce visage serein, aimable et vulnérable de détachement rêveur.
Les regards de Verlaine et de Rimbaud ne sont pas en interaction, et le visage émacié de Verlaine n'a rien de flatteur dans cette représentation. Verlaine ne dénote pas avec les autres portraits. Il n'y a que Rimbaud qui dénote, coïncidence de composition dans laquelle la légende s'engouffre, alors que Rimbaud dénote parce que Fantin-Latour a eu une idée de poète juvénile et a trop accentué ce trait au détriment de l'harmonie d'ensemble de la composition.
Le commentateur parle d'une "atmosphère glaciale", c'est son ressenti. L'ambiance n'est pas chaleureuse. Je le répète, les regards ne se croisent pas, même parmi les trois personnages debout on ne peut pas dire qu'Elzéar, Blémont et Aicard tiennent compte l'un de l'autre dans leur apparente discussion. Ils sont réunis sans être ensemble véritablement. En tout cas, le choix de qualifier l'ambiance de glacial est un contresens, il est bien plutôt question d'une ambiance solennelle, inévitablement un peu gauche qui n'enchante pas. Et la voix off renchérit, nous fait tout accepter par ses reprises graduelles, il est maintenant question d'une engueulade générale.
Puis, on a une qualification de "Vilains Bonshommes" pour cette compagnie qui ne passe pas non plus à mon sens. Il s'agit de l'équipe de la future revue La Renaissance littéraire et artistique. Il n'y a pas Banville, Claretie, Maître, Carjat, etc. Evidemment, l'appellation permet d'ironiser dans le jeu d'opposition établi au couple le plus sulfureux de la littérature française.
La question revient : "Pourquoi Rimbaud leur tourne-t-il le dos ?" Mais il est dit qu'il a seize ans, ce qui est inexact, il a dix-sept ans depuis le 20 octobre 1871. Le tableau est postérieur à cette date. Il est vrai que, même s'il y a contresens en contexte, la question d'un Rimbaud qui tourne le dos a du sens. Il va leur tourner le dos, et son comportement dès son arrivée à Paris est déjà une façon de ne pas s'intégrer. Toutefois, pourquoi dire que derrière un visage d'ange il y a en lui la beauté du diable ? Rimbaud ne se définit pas comme le diable dans Une saison en enfer. Oui, il y a eu avant ce tableau la formule du "diable au milieu des docteurs" et il y aura le satan adolescent de Verlaine dans "Crimen amoris", mais le documentaire affirme ce trait comme une réalité à considérer au premier degré...
Beaucoup de gens qui admirent Rimbaud, et parmi ceux-ci ceux qui l'apprécient en tant que diable, auraient tous déchanté en le fréquentant. Il y a des tas de rebelles qui sont autrement fédérateurs que Rimbaud. Il y a une fausse idée que Rimbaud peut séduire les masses par son comportement, ses attitudes, et moi je n'y crois pas, et je considère que tous les documents, tous les témoignages n'amènent pas à cette conclusion d'un diable fascinant en public, l'exception étant la présentation de Rimbaud au dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre 1871. Mais, pour le reste, il a déplu rapidement à tous, cas à part de Verlaine.
Moi, je pense que Rimbaud, tout en étant profilé pour le rock, n'aurait jamais fait une star du rock charismatique. Les gens se font des illusions sur la personnalité de Rimbaud. Il est dans son rapport aux autres beaucoup plus ordinaire et beaucoup moins magnétique qu'on ne veut bien le croire.
C'est parce qu'il est un génie poétique qu'il est fascinant. Et toute la fascination pour le personnage en son vécu est un immense malentendu.
La voix off part elle dans les affirmations perchées : le tableau cache l'histoire d'une transgression, un scandale, une révolution (mot placé sur l'image du livre ouvert d'Ernest d'Hervilly). Et c'est parti, les manivelles... Et on insère des images érotiques de bouches dents exposées dans l'orgasme... à quoi s'ajoute un "Open all night" en néon de boîte de nuit. Il y a même Circeto qui passe la main devant la caméra.
Un court générique de début suit, puis nous avons l'annonce de l'année 1871, et il est vrai de belles images en noir et blanc qui seront l'atout majeur d'ensemble de ce documentaire.
Je vais me concentrer sur les points qui me font tiquer.
Rimbaud rafle tous les prix d'excellence, mais de mémoire ses résultats sont du côté littéraire, pas du côté des sciences et des mathématiques. Il y a quand même un profit de poète qui se surinvestit exclusivement dans ce qu'il aime et qui a mis tous ses œufs dans le même panier. Plus tard, dans sa vie en Afrique et au Yémen, Rimbaud est un velléitaire qui a des projets scientifiques, des projets de photographe, et qui renonce à chaque fois. C'est un problème que les gens ne perçoivent pas en ce qui concerne Rimbaud. Rimbaud, par lui-même, est velléitaire. Ce qui a été prodigieux, c'est que l'application scolaire forcée a solidement permis de l'ancrer dans une passion qui s'est épanouie avec un déchaînement de forces, une fois que le poète s'est senti bien posé sur des rails, s'est senti sûr de sa maîtrise et de son potentiel de développement. Rimbaud est quelqu'un qui doit être accompagné le temps de sa formation. Et, outre son potentiel inné, son investissement a pesé dans la balance.
Je ne dis rien de la photographie de classe qui n'est qu'une photographie présumée de Rimbaud et Frédéric, il est vrai que le duo mis en avant dans ce groupe a une ressemblance d'ensemble piquante avec la photographie certifiée de Frédéric et Arthur enfants. Cela ne m'empêche pas d'avoir un doute.
On remarque que le texte de la voix off a été composé par un illuminé. On a le titre "six mois en enfer" pour le documentaire, on a eu "la beauté du diable" et on passe maintenant à une accentuation de la phrase : "ce sera le génie du bien ou le génie du mal", sachant qu'on nous a déjà orienté vers le deuxième terme de l'alternative. C'est déjà un documentaire pour zinzins.
Et puis, alors que je le répète les vidéos en noir et blanc d'ambiances passées des murs et rues vides de mon de Charleville sont superbes, on se prend un choc, la voix qui lit le courrier de Rimbaud, et bientôt ses poèmes. Ah ! le choc ! je n'aime pas du tout. Et ça ne rend pas la note émotive que moi j'éprouve à la lecture des lettres et des poèmes.
Moi, je ne lis pas ainsi. Elle lit les vers de "Sensation" comme si elle allait s'endormir et communique l'ennui.
Les ellipses me dérangent également, on a tout de suite droit à des extraits de la lettre dite du voyant, à "trouver une langue". Je comprends qu'il faille aller à l'essentiel, mais je ne peux m'empêcher de ressentir que les ellipses ne correspondent pas à une exposition précise de la poussée qu'il y a en Rimbaud de 1869 à 1871. Il y a une vitesse d'exposition qui me dérange.
Puis, son programme poétique de mai 1871 n'est pas mis en contexte, rattaché à des origines littéraires.
On a une belle superposition de la plus célèbre photographie Carjat avec l'écriture sur transparent de la lettre à Demeny et le mot souligné voyant qui passe sur un oeil. L'autre mention soulignée "voyant" mord d'ailleurs sur l'autre "oeil". Il y a effectivement ici une bonne technique de montage, mais pour que ce soit génial il faudrait que la conception soit étendue à la dynamique d'ensemble du documentaire, que ce soit lié à une pensée profonde, et pas que ce soit un très bel effet d'un instant, local, avec un propos mythifié passe-partout. On change d'image quand le soulignement ondulé est à mi-chemin du cil et du sourcil.
On passe alors à une mauvaise image très années 70 d'une silhouette bleue d'homme qui marche en un disgracieux abandon chaloupé dans un costard trop ample sur fond de cercle rouge sur écran noir. Il y a un côté générique de James Bond à bas prix, avec une couleur qui fait flèche en partant de la droite pour transpercer l'homme "qui cherche son âme, l'inspecte".
Oui, il y a un travail artistique. Sur la gauche, la flèche se révèle un pénis en érection qui entre dans une paire de fesses si j'ai bien compris.
Sur les images de la Commune, la musique électronique et chuintante me dégoûte. Notons aussi que la Commune ne vient pas d'être déclarée le 15 mai 1871, elle est proche de l'écrasement à ce moment-là.
Puis, Rimbaud dévorait les caricatures dans la presse déjà en 1870, avant même la guerre franco-prussienne.
J'ai bien aimé la photographie où à cause du temps de surexposition on a un homme isolé au centre qui a l'air d'être au milieu d'une foule mouvante un peu fantomatique et irréelle, le tout en plongée. Lui-même est translucide, les cailloux de la chaussée se voient au travers de son corps.
Sur "Certains disent même qu'il s'est glissé dans la capitale pendant l'insurrection", il faut préciser que ce témoignage est une des grandes énigmes. C'est Louis Aragon qui a paradoxalement mis un terme à cette affirmation dans les biographies. Izambard a fourni un démenti avec sa lettre du 13 mai, mais on n'a pas atteint de pleines certitudes. Rimbaud a pu faire un très court séjour après le 15 mai, il aurait ainsi frôlé de près la mort. Rimbaud dit bien dans sa lettre du 15 mai à Demeny qu'il bouille de l'envie de s'y rendre, et il vient précisément de perdre son emploi au Progrès des Ardennes. Il y a quand même un doute qui subsiste. Marc Ascione développait l'hypothèse que je viens de formuler d'un Rimbaud parti par le train à Paris juste après l'envoi de sa lettre à Demeny du 15 mai. Je n'ai aucune certitude, je n'ai pas assez étudié la question.
En tout cas, la poésie de Rimbaud est déjà pas mal politique en 1870. Elle ne devient pas politique au moment de la Commune. Qui plus est, Rimbaud ne va demeurer parmi les réfugiés de la Commune, il quitte Andrieu et les autres à partir de 1874. Il y a un profil rimbaldien qui doit être étudié dans ses nuances.
Bon, la récitation de "L'Orgie parisienne", je ne peux pas écouter, je saute le passage.
Passons donc à la rencontre des parnassiens. Sont-ils des poètes anticonformistes à la recherche de l'art pour l'art ? Je ne pense ni l'un ni l'autre, mais je n'ai pas le temps de tout commenter.
On a droit à une bonne mise en scène de la montée à Paris en septembre 1871 avec le récit officiel de Verlaine et Cros qui ont raté notre adolescent à la gare et qui le retrouvent installé rue Nicolet chez les Mauté. Personnellement, je n'y crois pas à ce récit. Je ne vois pas au nom de quel tour de passe-passe Verlaine hébergerait un inconnu chez lui sous prétexte qu'il a envoyé quelques beaux poèmes par courrier, inconnu qui ne va avoir que pile dix-sept ans dans un mois et qui a une famille. Bretagne a pistonné Rimbaud pour qu'il soit en contact avec Verlaine depuis un an déjà, en août 1870. Voilà ce que je crois, mais bon je suis le seul de mon avis.
Au moins, les photographies d'époque sont un régal dans le documentaire. Il y a indéniablement une force d'immersion de telles photographies ou de passages filmés rétro qui donnent l'illusion de l'époque de Rimbaud.
On peut dire "guerre franco-prusse" plutôt que "guerre franco-prussienne" ?
Il y a tout de même une bonne mise dans l'ambiance traumatisante d'époque. J'imagine que cela a dû jouer dans le choix suicidaire et anormal de Rimbaud de se comporter comme il l'a fait à partir de son arrivée. Il y a eu une saturation émotionnelle pour expliquer son comportement, puis une fois qu'il avait pris le pli de se comporter ainsi la partie était perdue. Il a suivi la mauvaise pente. Cela s'est cumulé avec les frustrations de la relation entre Rimbaud et Verlaine, il devait être exaspérant de rentrer jouer un jeu sous le toit de la belle-famille de Verlaine pour dormir, etc. On fait un peu de Rimbaud quelqu'un qui est devenu méchant sans raison, sans phénomènes déclencheurs. L'ambiance de plomb après la répression de la Commune en est une, et il y a aussi d'évidence, au-delà du problème de la perception sociale de l'homosexualité, une frustration de la difficulté de pratiquer l'acte sexuel entre Rimbaud et Verlaine à cette époque. Enfin, moi, ça me paraît logique et donc je l'expose.
Rimbaud s'est-il intéressé à Montmartre pour les traîne-misère ? Il n'en parle guère dans ses poèmes. Il aime fumer, boire, vivre la bohème artiste aussi. Je trouve ça un peu facile de dire que Rimbaud est politique et s'intéresse aux plus pauvres, et veut vivre parmi eux, les côtoyer. Certes, Rimbaud va vivre à la dure et jamais comme un bourgeois, sa africaine où il gagne certes de l'argent n'est pas une partie de plaisir avec le confort chez soi. Mais, le reportage nous surjoue l'attrait de Rimbaud pour les défavorisés.
A ce propos, dans Une saison en enfer, quand Rimbaud joue les intercesseurs des damnés, cela fait écho à des poèmes des Poésies inédites de Marceline Desbordes-Valmore, notamment le poème où sa grande peur après la mort c'est le Purgatoire où elle verra ceux qui ne seront pas sauvés et où elle intercédera pourtant en leur faveur. Il y a des motifs littéraires dans les pensées "charitables" de Rimbaud formulés dans Une saison en enfer, et dans le rapprochement avec Desbordes-Valmore on peut aussi voir que l'appel aux pardons est une raillerie contre la religion, puisque, si elle se maintenait dans la foi catholique, Desbordes-Valmore s'interrogeait néanmoins sur le pourquoi de cette condamnation éternelle pour des actes de la vie qui ne justifient pas pour un humain de tels châtiments persévérants.
Je préfère analyser Rimbaud par la voie de reprises de motifs littéraires, sachant que la lecture peut même être plus grinçante, plutôt que de lire ça comme des propos biographiques contenus fixant une émotion humanitaire que définit une lecture au premier degré.
Le refus du travail est une constante de Rimbaud. Dans son cahier scolaire, le récit "dit des dix ans" n'est pas de la même teneur politique. Rimbaud veut être rentier, plutôt que d'avoir un travail pénible. Dans sa lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dit refuser de travailler et être en grève en fonction de l'actualité de la Commune, mais aussi en fonction de sa mère qui veut que, puisqu'il refuse de retourner à l'école, il gagne sa croûte. Et Rimbaud veut être poète et ne pas avoir une occupation trop absorbante. Rimbaud, son vrai souci, c'est de consacrer tout son temps à ses passions et que cela seul lui serve à justifier qu'il soit nourri et logé. Et on retrouve cela dans l'extrait de lettre citée par Mathilde, laquelle est d'ailleurs informée de la présence de Rimbaud par Ernest d'Hervilly qui dit le croiser quai Jouffroy, le même Ernest d'Hervilly impliqué dans l'incident Carjat selon certains témoignages et le même dont Rimbaud reprend la rime "daines"/"soudaines" dans les quintils ajoutés à "L'Homme juste" lors de son retour à Paris en mai 1872.
Dans Une saison en enfer, Rimbaud parle aussi de son refus du travail. J'observe que dans l'Album zutique il y avait des parodies d'Amédée Pommier par les sonnets en vers courts, d'une, sinon deux, trois et quatre syllabes, voire six syllabes pour "Paris", et Piron était mentionné. Or, Piron est l'auteur d'une comédie en vers La Métromanie qui est sans doute à l'origine de l'auto-désignation de Pommier en métromane, et cette comédie rééditée en 1864 avec d'autres textes de Piron possède une préface de trente pages où il y a un long développement sur la recherche du travail, sur l'intérêt des métiers pour celui, Piron, qui sera homme de lettres.
On fait de Rimbaud un personnage tout biographique, dont les considérations sont du coup parfaitement triviales, parce que se positionner communard, parnassien, être rebelle, tout ça, à un moment donné, c'est un peu des questions sommaires de l'existence. C'est bien d'être communard, mais une partie de la population parisienne l'a été, et il y a eu des sympathies dans tout le pays et au-delà. S'intéresser aux plus misérables, c'est classique pour un homme de lettres, communard ou pas. On cristallise Rimbaud sur de grandes questions que tout le monde se pose, on accentue l'idée que Rimbaud adopte une position qui force le respect, et puis on vous dit que c'est du jamais vu. Tout ça, ça me paraît étrange.
Des Rimbaud, il y en avait plein d'autres à l'époque, mais le nôtre il écrit une poésie qui dépasse tout. Et donc il me semble plus logique d'étudier le poète que de monter en épingle sa biographie. Alors, oui, elle a un aspect particulier, c'est que Rimbaud fait son rebelle un an durant au milieu du gratin parisien, ça oui, c'est unique. Il n'était pas donné à d'autres une occasion de cette sorte.
Je citais le passage Jouffroy d'après une anecdote amusée d'Alain Borer dans sa préface au livre Arthur Rimbaud et la liberté libre d'Alain Jouffroy. Et j'y relève cette phrase qui me fait tiquer : "Rimbaud atteint immédiatement (sans Oeuvre !) au sommet profond de toute poésie, et s'en détourne aussitôt parce qu'il en mesure en même temps la vanité." J'écarte toute la seconde proposition qui est du charabia : "s'en détourne en en mesurant la vanité", et je me trouve face à cet énoncé qui est faux : "Rimbaud atteint la poésie, même quand il n'écrit pas". Je ne suis pas convaincu, et quand ensuite il est question de silences qui ont plus de sens que des mots, je tique encore plus.
Je retourne au documentaire, et je constate que les choses, pas entièrement fausses, sont exposées de telle façon que l'idéal de la vie c'est de respirer la fête en boîte de nuit et d'être un acteur de films pornographiques. On a droit à des images syncopées d'orgie des années trente sur une musique électronique assommante des années quatre-vingt qui fait effet boîte de nuit en solo dans une chambre.
On en arrive au dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, on est déjà à 24 minutes d'un reportage censé raconter six mois. Or, il n'y a que quinze jours que Rimbaud est à Paris, et on a compris qu'il était question de six mois parisiens pour ce récit infernal, qui du coup ne reprend pas l'idée que pour Rimbaud l'enfer était aussi la Belgique, la France et l'Angleterre de juillet 1872 à avril ou juillet 1873.
On a droit à la légende de la lecture en public du "Bateau ivre" lors de ce dîner, ce qui est contredit par la lettre de Valade qui ne dit pas un mot de cette lecture et qui en dit tant d'autres sur la présentation de Rimbaud à ce dîner.
Plus loin, on aura la légende de Rimbaud qui se serait torché avec les poèmes de Cros parus dans la revue L'Artiste, ce qui n'a aucun sens, n'est même pas concevable matériellement et ce qui est contredit par le fait que Cros parle positivement de Rimbaud dans un courrier à Gustave Pradelle qui parle de l'hébergement au passé.
Je vais arrêter là pour mon compte rendu, j'ai d'autres choses à faire.
Ciao.