jeudi 16 octobre 2025

Mon compte rendu sur le documentaire d'Arte : "Arthur Rimbaud, six mois en enfer"

Un documentaire d'une cinquantaine de minutes sur Arthur Rimbaud vient de sortir. Sa consultation semble limitée dans le temps (du 08 octobre au 12 janvier 2026 sur Arte.tv). Il y a d'abord eu une bande-annonce qui de mémoire correspondait aux deux premières minutes du documentaire, si je ne m'abuse. Je regarde en ce moment même ce reportage sur la chaîne ou le domaine Arte du site Youtube.
 
 
Le titre interpelle. Quels six mois en enfer ? Je sonde le documentaire, on commence par une introduction sur la vie de Rimbaud à Charleville et le documentaire se termine par un commentaire sur la publication d'Une saison en enfer. Le cœur du documentaire semble la relation de Verlaine et Rimbaud dans le milieu des Vilains Bonshommes, autour donc de la composition du Coin de table de Fantin-Latour, mais même en ce cas, la justification des six mois pose problème. Faut-il penser aux six mois de l'arrivée de Rimbaud à Paris à l'incident Carjat : de la mi-septembre 1871 au 2 mars 1872 ? Allons-y voir comme dirait Lautréamont.
Le documentaire commence bien par parler du tableau de Fantin-Latour en citant significativement Verlaine et Rimbaud comme "couple le plus sulfureux de la littérature française", ce qui semble indiquer que ce documentaire est une sorte de commande d'état après la tentative de déplacer les dépouilles des deux poètes au Panthéon.
La musique du générique d'ouverture est cauchemardesque, dans le style des sons incongrus de génériques des années 70 et 80, avec une ambiance dépressive et sotte. Bien que grave, la voix off du commentateur est-elle aussi assez désespérante. Elle n'est pas du tout accrocheuse, elle fait exposé universitaire assez neutre promu à titre de représentant officiel pour la prestation télévisuelle. C'est très froid.
L'introduction est assez abrupte après la phrase d'accroche qui passe en danseuse : "Le Coin de table d'Henri Fantin-Latour fascine."
La fascination est explicitée par l'exposé de la problématique : "Que font ces deux poètes subversifs au milieu de tous ces hommes taciturnes ?" D'un côté, les poètes qui sont glorieusement subversifs, de l'autre les simples hommes qui ne sont que taciturnes. Et, d'emblée, la présentation du tableau est biaisée.
Le tableau est une création de Fantin-Latour qui a fait poser tous les poètes séparément et surtout qui a eu l'idée de la composition d'ensemble et de l'humeur des personnages. Fantin-Latour ne connaît pas spécialement Rimbaud et si les frasques de Rimbaud avaient été immédiatement perçues, aurait-il seulement été admis à figurer dans cette galerie de portraits ? L'incident Carjat  eu lieu quand le tableau était déjà bien avancé. L'incident a lieu le 2 mars et Banville parle de l'exposition du tableau en mai.
Les portraits sur le tableau sont à peu près les membres fondateurs de la naissante revue La Renaissance littéraire et artistique dont Rimbaud et Verlaine sont partie prenante. Rimbaud va remettre trois manuscrits pour la revue : "Les Corbeaux" qui sera publié avec du retard à son goût, "Voyelles" qui ne sera pas publié et restera en possession du directeur de la revue Emile Blémont et enfin "Oraison du soir", en réalité impubliable qui sera conservé par le détenteur de l'Album zutique initial, Léon Valade. Seul ce sonnet a été retrouvé dans les archives de Léon Valade, ce qui invite à penser qu'il s'agissait d'un don unique spécifiquement en vue d'une publication. Mais peu importe le débat sur "Oraison du soir". Verlaine va avoir le temps de publier deux poèmes dans cette revue avant la fugue pour la Belgique, puis l'Angleterre avec Rimbaud.
Rimbaud dira de chier sur cette revue dans une lettre de juin à Delahaye, et le poème "Les Corbeaux" sera publié à l'insu de Rimbaud en septembre, quatre mois trop tard visiblement, quand ledit Rimbaud est à Londres, ce qui signifie coupé du projet de l'assemblée du Coin de table. En clair, le documentaire ne contextualise pas le tableau, ne replace pas Rimbaud et Verlaine dans leurs vraies intentions au moment de composition du tableau. On subit d'emblée un a priori rétrospectif sur l'incongruité de ce regroupement. On oppose d'emblée Rimbaud et Verlaine aux autres hommes de lettres.
Il est vrai que la composition joue sur un clivage avec Rimbaud qui tourne le dos et s'isole avec Verlaine, mais le sens est ailleurs.
La voix off parle d'hommes taciturnes, mais il s'agit de portraits officiels. Il y a déjà eu des tableaux similaires de Fantin-Latour, Courbet, sinon d'autres, et il faut déjà relativiser cette caractérisation tendancieuse en hommes taciturnes.
Précisons qu'il y a cinq hommes assis et trois autres debout qui sont au milieu. Camille Pelletan est plus isolé que Rimbaud et Verlaine. Assis au centre, Ernest d'Hervilly tient un livre, fume la pipe, a une certaine présence par ces faits, mais à côté de lui Léon valade ne lui fournit pas de contact visuel. Tous les personnages sont seuls si on prend la peine d'évaluer leurs regards. Notons aussi que la plante à droite du tableau remplace le portrait de Mérat qui a refusé de figurer en peinture en présence de Rimbaud, et son portrait, pourtant exécuté par Fantin-Latour, a été reconduit dans un autre tableau. Dans le tableau de Fantin-Latour, où neuf portraits étaient prévus, il semble évident que Rimbaud représente le cas du poète débutant à qui la compagnie de la revue va apporter des ailes. La pose rêveuse qu'il adopte est sans doute une commande de Fantin-Latour pour le fixer dans ce rôle.
Fantin-Latour n'a pas demandé à Rimbaud de poser comme il voulait, et d'ailleurs aucune photographie connue de Rimbaud ne nous offre ce visage serein, aimable et vulnérable de détachement rêveur.
Les regards de Verlaine et de Rimbaud ne sont pas en interaction, et le visage émacié de Verlaine n'a rien de flatteur dans cette représentation. Verlaine ne dénote pas avec les autres portraits. Il n'y a que Rimbaud qui dénote, coïncidence de composition dans laquelle la légende s'engouffre, alors que Rimbaud dénote parce que Fantin-Latour a eu une idée de poète juvénile et a trop accentué ce trait au détriment de l'harmonie d'ensemble de la composition.
Le commentateur parle d'une "atmosphère glaciale", c'est son ressenti. L'ambiance n'est pas chaleureuse. Je le répète, les regards ne se croisent pas, même parmi les trois personnages debout on ne peut pas dire qu'Elzéar, Blémont et Aicard tiennent compte l'un de l'autre dans leur apparente discussion. Ils sont réunis sans être ensemble véritablement. En tout cas, le choix de qualifier l'ambiance de glacial est un contresens, il est bien plutôt question d'une ambiance solennelle, inévitablement un peu gauche qui n'enchante pas. Et la voix off renchérit, nous fait tout accepter par ses reprises graduelles, il est maintenant question d'une engueulade générale.
Puis, on a une qualification de "Vilains Bonshommes" pour cette compagnie qui ne passe pas non plus à mon sens. Il s'agit de l'équipe de la future revue La Renaissance littéraire et artistique. Il n'y a pas Banville, Claretie, Maître, Carjat, etc. Evidemment, l'appellation permet d'ironiser dans le jeu d'opposition établi au couple le plus sulfureux de la littérature française.
La question revient : "Pourquoi Rimbaud leur tourne-t-il le dos ?" Mais il est dit qu'il a seize ans, ce qui est inexact, il a dix-sept ans depuis le 20 octobre 1871. Le tableau est postérieur à cette date. Il est vrai que, même s'il y a contresens en contexte, la question d'un Rimbaud qui tourne le dos a du sens. Il va leur tourner le dos, et son comportement dès son arrivée à Paris est déjà une façon de ne pas s'intégrer. Toutefois, pourquoi dire que derrière un visage d'ange il y a en lui la beauté du diable ? Rimbaud ne se définit pas comme le diable dans Une saison en enfer. Oui, il y a eu avant ce tableau la formule du "diable au milieu des docteurs" et il y aura le satan adolescent de Verlaine dans "Crimen amoris", mais le documentaire affirme ce trait comme une réalité à considérer au premier degré...
Beaucoup de gens qui admirent Rimbaud, et parmi ceux-ci ceux qui l'apprécient en tant que diable, auraient tous déchanté en le fréquentant. Il y a des tas de rebelles qui sont autrement fédérateurs que Rimbaud. Il y a une fausse idée que Rimbaud peut séduire les masses par son comportement, ses attitudes, et moi je n'y crois pas, et je considère que tous les documents, tous les témoignages n'amènent pas à cette conclusion d'un diable fascinant en public, l'exception étant la présentation de Rimbaud au dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre 1871. Mais, pour le reste, il a déplu rapidement à tous, cas à part de Verlaine.
Moi, je pense que Rimbaud, tout en étant profilé pour le rock, n'aurait jamais fait une star du rock charismatique. Les gens se font des illusions sur la personnalité de Rimbaud. Il est dans son rapport aux autres beaucoup plus ordinaire et beaucoup moins magnétique qu'on ne veut bien le croire.
C'est parce qu'il est un génie poétique qu'il est fascinant. Et toute la fascination pour le personnage en son vécu est un immense malentendu.
La voix off part elle dans les affirmations perchées : le tableau cache l'histoire d'une transgression, un scandale, une révolution (mot placé sur l'image du livre ouvert d'Ernest d'Hervilly). Et c'est parti, les manivelles... Et on insère des images érotiques de bouches dents exposées dans l'orgasme... à quoi s'ajoute un "Open all night" en néon de boîte de nuit. Il y a même Circeto qui passe la main devant la caméra.
Un court générique de début suit, puis nous avons l'annonce de l'année 1871, et il est vrai de belles images en noir et blanc qui seront l'atout majeur d'ensemble de ce documentaire.
Je vais me concentrer sur les points qui me font tiquer.
Rimbaud rafle tous les prix d'excellence, mais de mémoire ses résultats sont du côté littéraire, pas du côté des sciences et des mathématiques. Il y a quand même un profit de poète qui se surinvestit exclusivement dans ce qu'il aime et qui a mis tous ses œufs dans le même panier. Plus tard, dans sa vie en Afrique et au Yémen, Rimbaud est un velléitaire qui a des projets scientifiques, des projets de photographe, et qui renonce à chaque fois. C'est un problème que les gens ne perçoivent pas en ce qui concerne Rimbaud. Rimbaud, par lui-même, est velléitaire. Ce qui a été prodigieux, c'est que l'application scolaire forcée a solidement permis de l'ancrer dans une passion qui s'est épanouie avec un déchaînement de forces, une fois que le poète s'est senti bien posé sur des rails, s'est senti sûr de sa maîtrise et de son potentiel de développement. Rimbaud est quelqu'un qui doit être accompagné le temps de sa formation. Et, outre son potentiel inné, son investissement a pesé dans la balance.
Je ne dis rien de la photographie de classe qui n'est qu'une photographie présumée de Rimbaud et Frédéric, il est vrai que le duo mis en avant dans ce groupe a une ressemblance d'ensemble piquante avec la photographie certifiée de Frédéric et Arthur enfants. Cela ne m'empêche pas d'avoir un doute.
On remarque que le texte de la voix off a été composé par un illuminé. On a le titre "six mois en enfer" pour le documentaire, on a eu "la beauté du diable" et on passe maintenant à une accentuation de la phrase : "ce sera le génie du bien ou le génie du mal", sachant qu'on nous a déjà orienté vers le deuxième terme de l'alternative. C'est déjà un documentaire pour zinzins.
Et puis, alors que je le répète les vidéos en noir et blanc d'ambiances passées des murs et rues vides de mon de Charleville sont superbes, on se prend un choc, la voix qui lit le courrier de Rimbaud, et bientôt ses poèmes. Ah ! le choc ! je n'aime pas du tout. Et ça ne rend pas la note émotive que moi j'éprouve à la lecture des lettres et des poèmes.
Moi, je ne lis pas ainsi. Elle lit les vers de "Sensation" comme si elle allait s'endormir et communique l'ennui.
Les ellipses me dérangent également, on a tout de suite droit à des extraits de la lettre dite du voyant, à "trouver une langue". Je comprends qu'il faille aller à l'essentiel, mais je ne peux m'empêcher de ressentir que les ellipses ne correspondent pas à une exposition précise de la poussée qu'il y a en Rimbaud de 1869 à 1871. Il y a une vitesse d'exposition qui me dérange.
Puis, son programme poétique de mai 1871 n'est pas mis en contexte, rattaché à des origines littéraires.
On a une belle superposition de la plus célèbre photographie Carjat avec l'écriture sur transparent de la lettre à Demeny et le mot souligné voyant qui passe sur un oeil. L'autre mention soulignée "voyant" mord d'ailleurs sur l'autre "oeil". Il y a effectivement ici une bonne technique de montage, mais pour que ce soit génial il faudrait que la conception soit étendue à la dynamique d'ensemble du documentaire, que ce soit lié à une pensée profonde, et pas que ce soit un très bel effet d'un instant, local, avec un propos mythifié passe-partout. On change d'image quand le soulignement ondulé est à mi-chemin du cil et du sourcil.
On passe alors à une mauvaise image très années 70 d'une silhouette bleue d'homme qui marche en un disgracieux abandon chaloupé dans un costard trop ample sur fond de cercle rouge sur écran noir. Il y a un côté générique de James Bond à bas prix, avec une couleur qui fait flèche en partant de la droite pour transpercer l'homme "qui cherche son âme, l'inspecte".
Oui, il y a un travail artistique. Sur la gauche, la flèche se révèle un pénis en érection qui entre dans une paire de fesses si j'ai bien compris.
Sur les images de la Commune, la musique électronique et chuintante me dégoûte. Notons aussi que la Commune ne vient pas d'être déclarée le 15 mai 1871, elle est proche de l'écrasement à ce moment-là.
Puis, Rimbaud dévorait les caricatures dans la presse déjà en 1870, avant même la guerre franco-prussienne.
J'ai bien aimé la photographie où à cause du temps de surexposition on a un homme isolé au centre qui a l'air d'être au milieu d'une foule mouvante un peu fantomatique et irréelle, le tout en plongée. Lui-même est translucide, les cailloux de la chaussée se voient au travers de son corps.
Sur "Certains disent même qu'il s'est glissé dans la capitale pendant l'insurrection", il faut préciser que ce témoignage est une des grandes énigmes. C'est Louis Aragon qui a paradoxalement mis un terme à cette affirmation dans les biographies. Izambard a fourni un démenti avec sa lettre du 13 mai, mais on n'a pas atteint de pleines certitudes. Rimbaud a pu faire un très court séjour après le 15 mai, il aurait ainsi frôlé de près la mort. Rimbaud dit bien dans sa lettre du 15 mai à Demeny qu'il bouille de l'envie de s'y rendre, et il vient précisément de perdre son emploi au Progrès des Ardennes. Il y a quand même un doute qui subsiste. Marc Ascione développait l'hypothèse que je viens de formuler d'un Rimbaud parti par le train à Paris juste après l'envoi de sa lettre à Demeny du 15 mai. Je n'ai aucune certitude, je n'ai pas assez étudié la question.
En tout cas, la poésie de Rimbaud est déjà pas mal politique en 1870. Elle ne devient pas politique au moment de la Commune. Qui plus est, Rimbaud ne va demeurer parmi les réfugiés de la Commune, il quitte Andrieu et les autres à partir de 1874. Il y a un profil rimbaldien qui doit être étudié dans ses nuances.
Bon, la récitation de "L'Orgie parisienne", je ne peux pas écouter, je saute le passage.
Passons donc à la rencontre des parnassiens. Sont-ils des poètes anticonformistes à la recherche de l'art pour l'art ? Je ne pense ni l'un ni l'autre, mais je n'ai pas le temps de tout commenter.
On a droit à une bonne mise en scène de la montée à Paris en septembre 1871 avec le récit officiel de Verlaine et Cros qui ont raté notre adolescent à la gare et qui le retrouvent installé rue Nicolet chez les Mauté. Personnellement, je n'y crois pas à ce récit. Je ne vois pas au nom de quel tour de passe-passe Verlaine hébergerait un inconnu chez lui sous prétexte qu'il a envoyé quelques beaux poèmes par courrier, inconnu qui ne va avoir que pile dix-sept ans dans un mois et qui a une famille. Bretagne a pistonné Rimbaud pour qu'il soit en contact avec Verlaine depuis un an déjà, en août 1870. Voilà ce que je crois, mais bon je suis le seul de mon avis.
Au moins, les photographies d'époque sont un régal dans le documentaire. Il y a indéniablement une force d'immersion de telles photographies ou de passages filmés rétro qui donnent l'illusion de l'époque de Rimbaud.
On peut dire "guerre franco-prusse" plutôt que "guerre franco-prussienne" ? 
Il y a tout de même une bonne mise dans l'ambiance traumatisante d'époque. J'imagine que cela a dû jouer dans le choix suicidaire et anormal de Rimbaud de se comporter comme il l'a fait à partir de son arrivée. Il y a eu une saturation émotionnelle pour expliquer son comportement, puis une fois qu'il avait pris le pli de se comporter ainsi la partie était perdue. Il a suivi la mauvaise pente. Cela s'est cumulé avec les frustrations de la relation entre Rimbaud et Verlaine, il devait être exaspérant de rentrer jouer un jeu sous le toit de la belle-famille de Verlaine pour dormir, etc. On fait un peu de Rimbaud quelqu'un qui est devenu méchant sans raison, sans phénomènes déclencheurs. L'ambiance de plomb après la répression de la Commune en est une, et il y a aussi d'évidence, au-delà du problème de la perception sociale de l'homosexualité, une frustration de la difficulté de pratiquer l'acte sexuel entre Rimbaud et Verlaine à cette époque. Enfin, moi, ça me paraît logique et donc je l'expose.
Rimbaud s'est-il intéressé à Montmartre pour les traîne-misère ? Il n'en parle guère dans ses poèmes. Il aime fumer, boire, vivre la bohème artiste aussi. Je trouve ça un peu facile de dire que Rimbaud est politique et s'intéresse aux plus pauvres, et veut vivre parmi eux, les côtoyer. Certes, Rimbaud va vivre à la dure et jamais comme un bourgeois, sa africaine où il gagne certes de l'argent n'est pas une partie de plaisir avec le confort chez soi. Mais, le reportage nous surjoue l'attrait de Rimbaud pour les défavorisés.
A ce propos, dans Une saison en enfer, quand Rimbaud joue les intercesseurs des damnés, cela fait écho à des poèmes des Poésies inédites de Marceline Desbordes-Valmore, notamment le poème où sa grande peur après la mort c'est le Purgatoire où elle verra ceux qui ne seront pas sauvés et où elle intercédera pourtant en leur faveur. Il y a des motifs littéraires dans les pensées "charitables" de Rimbaud formulés dans Une saison en enfer, et dans le rapprochement avec Desbordes-Valmore on peut aussi voir que l'appel aux pardons est une raillerie contre la religion, puisque, si elle se maintenait dans la foi catholique, Desbordes-Valmore s'interrogeait néanmoins sur le pourquoi de cette condamnation éternelle pour des actes de la vie qui ne justifient pas pour un humain de tels châtiments persévérants.
Je préfère analyser Rimbaud par la voie de reprises de motifs littéraires, sachant que la lecture peut même être plus grinçante, plutôt que de lire ça comme des propos biographiques contenus fixant une émotion humanitaire que définit une lecture au premier degré.
Le refus du travail est une constante de Rimbaud. Dans son cahier scolaire, le récit "dit des dix ans" n'est pas de la même teneur politique. Rimbaud veut être rentier, plutôt que d'avoir un travail pénible. Dans sa lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dit refuser de travailler et être en grève en fonction de l'actualité de la Commune, mais aussi en fonction de sa mère qui veut que, puisqu'il refuse de retourner à l'école, il gagne sa croûte. Et Rimbaud veut être poète et ne pas avoir une occupation trop absorbante. Rimbaud, son vrai souci, c'est de consacrer tout son temps à ses passions et que cela seul lui serve à justifier qu'il soit nourri et logé. Et on retrouve cela dans l'extrait de lettre citée par Mathilde, laquelle est d'ailleurs informée de la présence de Rimbaud par Ernest d'Hervilly qui dit le croiser quai Jouffroy, le même Ernest d'Hervilly impliqué dans l'incident Carjat selon certains témoignages et le même dont Rimbaud reprend la rime "daines"/"soudaines" dans les quintils ajoutés à "L'Homme juste" lors de son retour à Paris en mai 1872.
Dans Une saison en enfer, Rimbaud parle aussi de son refus du travail. J'observe que dans l'Album zutique il y avait des parodies d'Amédée Pommier par les sonnets en vers courts, d'une, sinon deux, trois et quatre syllabes, voire six syllabes pour "Paris", et Piron était mentionné. Or, Piron est l'auteur d'une comédie en vers La Métromanie qui est sans doute à l'origine de l'auto-désignation de Pommier en métromane, et cette comédie rééditée en 1864 avec d'autres textes de Piron possède une préface de trente pages où il y a un long développement sur la recherche du travail, sur l'intérêt des métiers pour celui, Piron, qui sera homme de lettres.
On fait de Rimbaud un personnage tout biographique, dont les considérations sont du coup parfaitement triviales, parce que se positionner communard, parnassien, être rebelle, tout ça, à un moment donné, c'est un peu des questions sommaires de l'existence. C'est bien d'être communard, mais une partie de la population parisienne l'a été, et il y a eu des sympathies dans tout le pays et au-delà. S'intéresser aux plus misérables, c'est classique pour un homme de lettres, communard ou pas. On cristallise Rimbaud sur de grandes questions que tout le monde se pose, on accentue l'idée que Rimbaud adopte une position qui force le respect, et puis on vous dit que c'est du jamais vu. Tout ça, ça me paraît étrange.
Des Rimbaud, il y en avait plein d'autres à l'époque, mais le nôtre il écrit une poésie qui dépasse tout. Et donc il me semble plus logique d'étudier le poète que de monter en épingle sa biographie. Alors, oui, elle a un aspect particulier, c'est que Rimbaud fait son rebelle un an durant au milieu du gratin parisien, ça oui, c'est unique. Il n'était pas donné à d'autres une occasion de cette sorte.
Je citais le passage Jouffroy d'après une anecdote amusée d'Alain Borer dans sa préface au livre Arthur Rimbaud et la liberté libre d'Alain Jouffroy. Et j'y relève cette phrase qui me fait tiquer : "Rimbaud atteint immédiatement (sans Oeuvre !) au sommet profond de toute poésie, et s'en détourne aussitôt parce qu'il en mesure en même temps la vanité." J'écarte toute la seconde proposition qui est du charabia : "s'en détourne en en mesurant la vanité", et je me trouve face à cet énoncé qui est faux : "Rimbaud atteint la poésie, même quand il n'écrit pas". Je ne suis pas convaincu, et quand ensuite il est question de silences qui ont plus de sens que des mots, je tique encore plus.
Je retourne au documentaire, et je constate que les choses, pas entièrement fausses, sont exposées de telle façon que l'idéal de la vie c'est de respirer la fête en boîte de nuit et d'être un acteur de films pornographiques. On a droit à des images syncopées d'orgie des années trente sur une musique électronique assommante des années quatre-vingt qui fait effet boîte de nuit en solo dans une chambre.
On en arrive au dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, on est déjà à 24 minutes d'un reportage censé raconter six mois. Or, il n'y a que quinze jours que Rimbaud est à Paris, et on a compris qu'il était question de six mois parisiens pour ce récit infernal, qui du coup ne reprend pas l'idée que pour Rimbaud l'enfer était aussi la Belgique, la France et l'Angleterre de juillet 1872 à avril ou juillet 1873.
On a droit à la légende de la lecture en public du "Bateau ivre" lors de ce dîner, ce qui est contredit par la lettre de Valade qui ne dit pas un mot de cette lecture et qui en dit tant d'autres sur la présentation de Rimbaud à ce dîner.
Plus loin, on aura la légende de Rimbaud qui se serait torché avec les poèmes de Cros parus dans la revue L'Artiste, ce qui n'a aucun sens, n'est même pas concevable matériellement et ce qui est contredit par le fait que Cros parle positivement de Rimbaud dans un courrier à Gustave Pradelle qui parle de l'hébergement au passé.
Je vais arrêter là pour mon compte rendu, j'ai d'autres choses à faire.
Ciao.

mercredi 15 octobre 2025

Bouillane de Lacoste éditeur de Rimbaud : dossier iconographique !

Publication anticipée de cet article auquel je dois encore ajouter les photographies prises ! Cet article sera édité par l'ajout du dossier iconographique très prochainement ! 
 
Henry Adrien Bouillane de Lacoste est le neveu de l'explorateur et militaire Emile Antoine Henry de Bouillane de Lacoste, connu pour ses livres sur l'Afghanistan, la Mongolie et la Mandchourie. Né en 1894, l'universitaire Bouillane de Lacoste s'est passionné pour Rimbaud qu'il a nécessairement découvert dans les éditions accessibles de son époque peu avant la première guerre mondiale. Il est connu pour sa contribution rimbaldienne majeure qui a consisté à démontrer que les manuscrits des poèmes en prose des Illuminations avaient été rédigés après Une saison en enfer, au plus tôt en 1874, avec l'apport d'un a priori favorable au témoignage de Verlaine qui avait clamé en vain que les poèmes en prose avaient été écrits après Une saison en enfer. Cette célébrité s'étend à la recension de plusieurs éditions critiques des œuvres de Rimbaud et à une réflexion psychologisante sur l'écriture de Rimbaud. Son travail de graphologue a connu des étapes. Il a d'abord publié un article dans le numéro du premier novembre 1936 du Mercure de France intitulé "L'Evolution psychologique d'Arthur Rimbaud (d'après son écriture)", pages 458-495, article conséquent signé en réalité de trois noms : le sien, celui de Pierre Izambard fils du professeur de Rimbaud et celui d'Edouard de Rougemont qui vient même en tête dans les mentions en fin de contribution. L'article contient de nombreuses illustrations fac-similaires photographiques inscrites parfois dans le corps du texte.
Ce document peut être consulté sur le site Gallica de la BNF : cliquer ici pour y accéder ! 
Le but initial, comme il est déclaré au début de cette étude, était de méditer le tarissement poétique précoce de Rimbaud à partir d'une analyse graphologique psychologisante, ce qui a eu pour conséquence plus heureuse de précipiter une étude philologique des manuscrits et une étude des variations de l'écriture pour améliorer la datation de ceux-ci.
Il faut par ailleurs noter que l'article commence par un rappel d'une publication antérieure dans la même revue. Dans le numéro du 15 août 1835 du Mercure de France, nos trois auteurs ont publié un article d'un genre différent : "Recherches sur les sources du 'Bateau ivre' et de quelques autres poèmes de Rimbaud". Il convient de citer la note de bas de page qui apporte des précisions :
 
    [...]  Dans cette étude, nous avons montré qu'un grand nombre de vers du Bateau ivre avaient pu être inspirés à Rimbaud par la lecture du Magasin pittoresque. Mais nous ignorions que la famille du poète possédait ce journal : notre étude avait déjà paru lorsque nous avons appris ce détail par le Mme Rimbaud de Mme Méléra (Firmin-Didot, 1930).
Le mensonge ne manque pas d'effronterie, puisque trois personnes qui étudient Rimbaud, dont au moins un universitaire Bouillane de Lacoste, et au moins le fils de Georges Izambard, font semblant qu'en 1835 ils n'avaient pas encore lu attentivement la biographie de Méléra parue cinq ans auparavant, à une époque où il n'y avait pas pléthore de livres à lire sur Rimbaud. L'idée d'interroger à la suite de la révélation de Mme Méléra le Magasin pittoresque demeure malgré tout pertinente en soi. Cet article est bien évidemment lui aussi consultable sur le site Gallica de la BNF. En réalité, il n'est signé que par Bouillane de Lacoste et Pierre Izambard. Il va de la page 5 à la page 23 du numéro de la revue : cliquer ici pour consulter cet article sur "Le Bateau ivre" en regard du 'Magasin pittoresque' !
 
Je pourrai rendre compte ultérieurement de ces deux articles. Il faut observer que, d'une part, Bouillane de Lacoste et Pierre Izambard vont de nouveau s'associer pour publier en un volume une édition annotée des écrits du professeur Izambard sur Rimbaud, l'ouvrage intitulé Rimbaud tel que je l'ai connu et que, d'autre part, Bouillane de Lacoste a renoncé à publier des commentaires des poèmes de Rimbaud, puisque ses livres vont exclusivement s'attacher à l'établissement du texte de Rimbaud et bien évidemment à l'ordre dans lequel doivent défiler les textes.
Dans les faits, Bouillane de Lacoste a à peu près publié deux fois les poèmes de Rimbaud. Il y a trois volumes d'éditions critiques pour respectivement les vers sous le titre Poésies, le livre Une saison en enfer et les poèmes en prose sous le titre Illuminations. Toutefois, les éditions critiques de Poésies et Une saison en enfer sont rapprochées dans le temps, tandis qu'il a fallu attendre un certain nombre d'années pour l'édition critique des Illuminations, avec entre-temps la publication d'autres livres sur Rimbaud par Bouillane de Lacoste. L'édition critique des Poésies date de 1939, sinon 1940, cela semble être au tournant de ces deux années vu la variation des mentions à ce sujet. L'édition critique d'Une saison en enfer date de 1941. L'édition critique des Illuminations date pour sa part de 1949. L'intervalle a son importance. Les deux premiers ouvrages sont publiés soit juste avant la guerre, soit tous à ses débuts. L'édition critique des Illuminations de 1949 est dédiée à la mémoire du docteur Lucien-Graux victime de la guerre et à Félix Fénéon, qui tous deux ont pourtant participé à la lente élaboration de l'édition critique, le premier du fait qu'il possédait des manuscrits capitaux à consulter, le deuxième par un courrier reproduit pour partie en appendice à l'édition critique de 1949. Mais, dans cet intervalle, Bouillane de Lacoste a publié également un volume intitulé Œuvres d'Arthur Rimbaud qui contenait les vers, Une saison en enfer, les poèmes en prose et d'autres textes variés. Ce volume a été publié directement à la fin de la guerre, considéré comme publié en 1946 il porte la mention "1945" sur la première de couverture. En 1946, avec Pierre Izambard, Georges Izambard a alors publié avec "préface et notes" le livre Rimbaud tel que je l'ai connu dont Georges Izambard est considéré comme auteur, puisque rassemblement de ses écrits il y a. Enfin, en 1949, avant son édition critique des Illuminations, Bouillane de Lacoste a publié deux autres livres : une édition critique du recueil Bonheur de Verlaine et son essai Rimbaud et le problème des Illuminations.
Tous les livres de Bouillane de Lacoste ont été publiés au Mercure de France, à l'exception du volume Œuvres qui vient de l'éditeur Fernand Hazan.
L'intervalle a une autre importance, puisque Bouillane de Lacoste explique que c'est à partir de 1939 qu'il a commencé à percevoir l'anomalie selon laquelle les manuscrits des poèmes en prose témoignaient d'une manière d'écrire d'Arthur Rimbaud qui ne pouvaient pas correspondre à l'année 1872. Il a donc fallu mûrir son étude qui de surcroît a été retardée par la guerre. L'autre fait intéressant, c'est que, autant Bouillane de Lacoste, accorde de l'importance au fait de publier les poèmes en prose après Une saison en enfer, autant il s'intéresse moins à l'odre de publication des poèmes en prose eux-mêmes, puisque l'ordre de défilement dans le volume paru en 1946 n'est pas du tout celui que nous connaissons dans les éditions courantes actuelles. Bien que le volume de 1945 ne soit pas annoté et ne contienne qu'un bref avertissement, plusieurs éléments de mise en page méritent de retenir notre attention. Je tenais à faire remonter les précieuses informations qu'il contient. Il a motivé l'idée de publier un article à base d'illustrations photographiques, à savoir l'article que vous lisez en ce moment.
La singularité la plus remarquable de l'édition de 1945 chez Hazan, c'est l'emploi de caractères mis en couleur rouge. On peut penser évidemment à l'édition originale d'Une saison en enfer comme modèle à ce caprice esthétique. Le nom de l'éditeur "Fernand Hazan" est en rouge sur la première de couverture, la signature "Arthur Rimbaud" est rouge comme le sang en-dessous de l'achevé d'imprimer. Les chiffres, romains ou non, autour des poèmes sont eux aussi en rouge. Les titres des sections sont en rouge et en majuscules : Avertissement, Première proses, Poésies, Vers nouveaux et chansons, Les Déserts de l'amour, Une saison en enfer et Illuminations. La lettrine "O" qui lance l'avertissement l'est de même, ainsi que les initiales "H. B." à son terme. Pour le devoir scolaire retrouvé par la famille : "j'étais né à Reims", "saperlipopettouille", etc., vous avez le titre en noir et en majuscules "Narration", puis la précision en rouge sur deux lignes : "Trouvée dans un cahier de pensums de l'année scolaire 1862-1863." Et à la page 18, vous avez un astérisque rouge accroché à la suite du mot "officier" et la note de bas de page est elle-même en rouge : "*Colonel de Cent-gardes." La suite du livre ne fournit plus jamais une telle note de bas de page, sauf l'autre devoir en prose qui suit et le poème "Les Mains de Jeanne-Marie".
Les pages sont elles-mêmes numérotés en rouge, mais il y a plusieurs fantaisies encore. Le devoir intitulé "Narration" est signé "Arthur" et cela est mis en rouge, mais par la parenthèse : "(La suite prochainement.)". Le premier mot du devoir scolaire conservé par Izambard "Charles d'Orléans à Louis XI" est lui-même mis en rouge et en majuscules, le terme d'adresse : "SIRE". Et nous avons une nouvelle note de bas de page à base d'astérisque en rouge : "* OLIVIER BASSELIN, Vaux-de-Vire." De nouveau, la signature : "A. RIMBAUD" est en rouge.Pour les poésies, les lignes de points de différents manuscrits sont transformées en quatre astérisques rouges espacés sur une ligne ("Les Etrennes des orphelins", "Soleil et Chair", "Accroupissements", "Les Premières communions", "Veillées III" (chiffrer en rouge), avec un cas particulier pour "Le Forgeron", deux lignes consécutives de quatre astérisques rouges après le vers : "- Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !" Il y a aussi un cas particulier pour le poème "L'Homme juste". Il est flanqué du sous-titre bien sûr apocryphe "Fragments", et il s'ouvre encadré par deux lignes de quatre astérisques rouges par le quintil isolé "Ah ! qu'il s'en aille, lui, [...]" avant la transcription du texte de "Le Juste restaity droit..." à "[...] laisse filer les astres !" Bouillane de Lacoste ignore alors l'emplacement exact de ce quintil comme il ignore l'existence du quintil que Berrichon n'arrivait pas à déchiffrer avec "de daines" et "Nuit".
Il y a un autre cas particulier pour les poèmes courts du feuillet paginé 12. Bouillane de Lacoste n'a qu'espacé par des blancs les trois parties de "Phrases" du feuillet 11, mais il a reporté des lignes de deux astérisques rouges pour séparer les cinq pièces courtes du feuillet 12 et il a même reporté la ligne de deux astérisques après le dernier texte : "Avivant..." par fidélité au manuscrit.
Quand les poèmes n'ont pas de titre, Bouillane de Lacoste place une ligne d'astérisques en rouge, mais on remarque que les astérisques authentiques au début du livre Une saison en enfer sont eux aussi en rouge. Quand un poème contient plusieurs parties avec des titres : "Jeunesse" ou "Comédie de la soif", les titres internes sont en rouge tout comme la numérotation. En revanche, les titres des quatre poèmes des "Fêtes de la patiences" sont maintenus en noir, le titre "Fêtes de la patience" n'étant pas mis sur le même plan que ceux de "Comédie de la soif" et "Jeunesse".
Pour "Les Déserts de l'amour", nous avons une page isolée pour le titre, où cette fois le titre est en rouge et en noir la mention "Fragments", ce qui est contradictoire avec ce qui a été fait pour "L'Homme juste". La mention authentique "Avertissement" est elle aussi en rouge, ainsi que les chiffres I et II qui précèdent les deux textes en prose qui suivent.
Notons que nous avons une ligne de quatre astérisques rouges à la suite de la dernière prose des "Déserts de l'amour".
Dans le cas d'Une saison en enfer, outre les quatre astérisques de la prose liminaire : "Jadis...", Bouillane de Lacoste met en rouge les chiffres I et II des "Délires" et surtout les deux titres de poèmes mentionnés dans "Alchimie du verbe" : "Chanson de la plus haute tour" et "Faim", ce qui est maladroit, car cela crée un sentiment d'hétérogénéité mal venu à côté des poèmes voisins sans titre. Notons aussi au passage que pour Une saison en enfer Bouillane de Lacoste n'a pas essayé comme dans son édition critique antérieure de conserver le principe des feuilles blanches pour séparer plus nettement les sections et il reporte sans mentionner qu'il prétend corriger une coquille de l'édition originale le verbe "mène" dans "Mauvais sang".
Pour les poèmes en prose des Illuminations, outre qu'ils sont séparés des pièces en vers, Bouillane de Lacoste a reporté en rouge les mentions I et II en chiffres romains pour les deux poèmes homonymes "Villes". J'ai déjà indiqué que pour "Jeunesse", les trois titres "Dimanche", "Sonnet" et "Vingt ans" étaient en rouge comme les quatre chiffres romains, mais précisons un fait là encore particulier : "les parties numérotées de "Enfance" et "Veillées" sont enchaînées, alors que pour les parties numérotés de "Vies" et "Jeunesse" Bouillane de Lacoste change de page, différence de traitement qui nécessiterait une justification et qui est franchement discutable. Selon mon analyse, "Vies" est un seul poème en trois volets numérotés, ce qui le rend plus uni que "Enfance".
Bouillane de Lacoste, malgré son usage des astérisques a fondu les trois parties de "Phrases" aux cinq poèmes qui suivent.
Il reste encore deux remarques importantes sur son recueil de poèmes en prose intitulé Illuminations. Il s'ouvre par le brouillon "Beth-Saïda..." qu'on trouve au dos de brouillons d'Une saison en enfer, tandis que les poèmes "Marine" et "Mouvement" ont été reportés parmi les derniers poèmes en vers dans la section créée pour l'occasion "Vers nouveaux et chansons", titre apocryphe qui reviendra jusque dans l'édition de Jean-Luc Steinmetz chez Garnier-Flammarion dans la période 1989-1991. Bouillane de Lacoste me semble l'initiateur de ce titre, puisque c'est lui qui a séparé les poèmes en vers des poèmes en prose, mais dans l'édition critique des Poésies en 1939 "Le Bateau ivre" et "Larme" se succédaient sans solution de continuité !
En 1945, Bouillane de Lacoste sépare les deux manières en vers, avec une section "Poésies" et une section "Vers nouveaux et chansons". Notons que dans la section "Poésies" s'isole un poème seconde manière "Tête de faune", isolement qui se voyait déjà dans le dossier paginé de Verlaine. Accessoirement, dans la table des matières, le titre "Vers nouveaux et chansons" est tout en rouge, tandis que la page de titre à l'intérieur du recueil opte pour le contraste du noir dans le cas de l'esperluette "&".
 Il faut nettement insister sur le fait qu'en 1945 les poèmes "Marine" et "Mouvement" closent la section "Vers nouveaux et chansons", et malgré l'expertise graphologique et l'inscription de "Marine" au milieu de "Nocturne vulgaire" et "Fête d'hiver", Bouillane de Lacoste les écarte sans état d'âme du recueil des Illuminations. C'était déjà le cas dans son édition critique des Poésies en 1939 où "Marine"' et "Mouvement" ne sont suivis que par le report de la pièce inédite de "Alchimie du verbe" : "Le loup criait...".
Toutefois, "Marine" et "Mouvement" sont inclus dans l'édition critique des Illuminations de 1949.
Bouillane de Lacoste s'est donc ravisé à ce sujet.
Vous le voyez : l'étude du volume de 1945 nous fournit plein de détails intéressants à méditer. J'achève le relevé des mentions en rouge étonnantes : le "ou" entre les deux titres alternatifs "Paris se repeuple", "L'Orgie parsienne", puis pas mal de mentions épigraphiques. Cela concerne tout particulièrement les poèmes de 1870 : "Palais des Tuileries, vers le 10 août 92" pour "Le Forgeron", "Place de la Gare, à Charleville" pour "A la Musique", "cinq heures du soir" pour "Au cabaret-vert", "Fantaisie" pour "Ma Bohème" (titre dont l'orthographe est corrigée).
Des cas plus singuliers sont à observer de plus près. Pour "Morts de Quatre-vingt-douze...", l'épigraphe est contrastée, citation en rouge de Paul de Cassagnac, mais mention de ce nom en noir, puis mention en rouge du journal "Le Pays" d'où la citation est extraite. Pour "Les Reparties de Nina", les didascalies "Lui" et "Elle" sont en majuscules rouges, ce qui n'est pas mal du tout comme principe en ce cas. Pour "Rêvé pour l'hiver", Bouillane de Lacoste met en rouge la dédicace "à... Elle", mais maintient en noir la mention finale "En wagon, le 7 octobre 70." Certes, il maintient en noir les dates mentionnées en fin de poème, mais la mention "En wagon" est pourtant du même ordre que pas mal de mentions périphériques en rouge : "Place de la gare", "Vers les Tuileries", "etc. Pour "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", Bouillane de Lacoste maintient en noir comme un allongement du titre la ligne : "remportée aux cris de vive l'empereur !" qui est transcrite qui plus est en majuscules, mais il met en rouge en minsucules sauf pour l'initiale de "Gravure" et le nom propre "Charleroi" la suite : "Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes."
Pour "Les Mains de Jeanne-Marie", nous avons par exception une nouvelle note de bas de page en rouge : "* Variante : casseuses." Au passage, Bouillane aurait dû intégrer cette variante puisqu'il reprend les quatrains ajoutés par Verlaine.Bouillane de Lacoste a intégré en rouge les dédicaces "A M. Paul Demeny" et "A Monsieur Théodore de Banville" pour "Les Poètes de sept ans" et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", ce qui méritait quand même un débat contradictoire.
 Deux cas particuliers nous intéressent parmi les vers "nouvelle manière". Pour "Comédie de la soif", les chiffres, les titres internes et les didascalies "Moi" sont en rouge. Pour le poème désormais rendu au titre "Juillet", Bouillane de Lacoste adopte donc le titre ancien "Bruxelles" en noir et reporte en rouge sur deux lignes "Boulevart du Régent" et "Juillet" avec un point et non une virgule après "Régent" comme après "Juillet".
Enfin, quant à l'établissement des textes, je peux rapidement mentionner les faits suivants. Pour "Les Pauvres à l'Eglise", le vers où il manque deux syllabes lors du recopiage est augmentée d'une mention entre crochets : "Dehors, le froid, la faim, [la nuit,] l'homme en ribote." La lecture "la nuit" n'est même pas conjecturale, il s'agit d'une pure invention pour rendre l'alexandrin correct. Nous en reparlerons quand nous étudierons le discours des éditions critiques.
Pour "Mouvement", les lignes trop longues sont transcrites avec le principe habituel aux vers de la mention reportée avec un crochet tout à droite de la page et en-dessous de la ligne correspondante, principe appliqué par Rimbaud lui-même dans le manuscrit. Mais, pour "Marine", la dernière ligne est anormalement distribuée comme si c'était un vers d'un type différent des neuf lignes précédentes, alors que le manuscrit prenait le partie du retour à la ligne comme pour un alinéa.
Le dernier cas que je songe à traiter est la ligne finale du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." où Bouillane de Lacoste n'a pas tenu compte de l'émargement identique pour cette ligne et les vingt-quatre vers de douze syllabes, il a édité la ligne finale en italique comme du hors-texte ou comme de la prose : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours !" La version de "O saisons" est abrégée pour tenir compte d'une biffure manuscrite et je peux arrêter là ma recension.
 
Pour chacun de ses ouvrages, notons encore que Bouillane de Lacoste a eu à coeur de nous fournir des photographies fac-similaires de manuscrits rimbaldiens : deux pages sur papier glacé pour "Les Mains de Jeanne-Marie" en tête de l'édition critique des Poésies ; une page avec le brouillon déchiré de "Alchimie du verbe" en tête de l'édition critique d'Une saison en enfer mais sans différenciation de papier utilisé pour l'édition. Pour l'édition critique des Illuminations où après des couvertures jaune clair on passe à à une couverture brune (j'emploie par habitude d'origine belge ce mot de couleur comme neutre pas comme foncé) ou beige si vous préférez, vous avez sur papier blanc glacé une photographie de la transcription de "Scènes". Pour le volume paru chez Hazan en 1945, vous n'avez pas de fac-similé, sauf la reproduction en rouge d'une signature "Arthur Rimbaud". L'essai Rimbaud et le problème des Illuminations, en plus gros format, s'ouvre par le fac-similé de "Bottom", mais reproduit sur le papier de base de cette édition. Au sein de l'ouvrage, vous avez tantôt des fac-similés reproduits sur le papier de base de l'édition, tantôt des fac-similés sur des encarts en papier glacé. Je vous en évite ici le détail de relevé.
Il va de soi que quand je les aurai bien usés mes exemplaires ne seront plus vendables... Mon, exemplaire des Poésies a une menton de propriétaire "Simone Poussif 1942". Je crois lire "Poussif", mais peu importe. La table des matières en fin d'ouvrage est accompagnée de quelques croix d'un propriétaire de l'ouvrage à côté de certains poèmes et d'une mention au crayon que je n'ai pas encore déchiffrée pour la ligne "Le Coeur volé".
J'ai un exemplaire de la septième édition pour les Poésies, de la huitième pour Une saison en enfer. J'ai eu la chance d'obtenir ce volume visiblement rare à un prix bas. Mon édition critique des Illuminations a une mention au crayon sur la première page blanche, en oblique : "Daniel Russell 25/5/61 New York". Mon exemplaire de l'essai de 1949 contient plusieurs découpures de presse, une très ancienne de René Lalou et quelques autres du début de troisième millénaire; Enfin, acheté à vingt euros, mon exemplaire des Œuvres est un tirage limité "HC".
Je me répète : ne vous attendez pas à les récupérer un jour en bon état.

mardi 14 octobre 2025

Césure du vers de onze syllabes : Desbordes-Valmore, rien à voir avec Rimbaud ? Un bel indice que si !

Plutôt que de regarder le reportage rimbaldien débile du moment d'Arte via Youtube, je préfère poursuivre mes recherches en terrain valmorien. J'en ai parlé récemment, mais, dans la notice consacrée à la poétesse douaisienne du Dictionnaire Rimbaud des Editions Classiques Garnier, l'auteur, Jean-Pierre Bobillot, ironise sur le prétendu intérêt de Rimbaud à son sujet. Je cite quelques propos méprisants de cette notice : "Ce lyrisme douloureux et digne que Sainte-Beuve avait résumé d'une formule : 'toujours souffrir, chanter toujours !' ne pouvait que résonner en Verlaine, qui en souligne 'la passion chaste et forte' et 'l'émotion presque excessive' ; mais Rimbaud ?" ou : "[...] l'aurait-il découverte si tôt, et serait-il resté si longtemps (lui !) dans les mêmes dispositions à son égard ?" ou : "Outre ces qualités bien peu rimbaldiennes, Verlaine lui attribue le mérite d'avoir, 'le premier d'entre les poètes de ce temps, employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres. Mais ce qu'il cite, c'est 'Les Sanglots' : parfait exemple d'orthodoxie métrique, tous les alexandrins y étant d'impeccables [6+6]." Et Bobillot ironise au point de faire remarquer que quand Verlaine cite un passage de "Rêve intermittent d'une nuit triste", le vers sur les "Espagnes", il ne fait justement pas remarquer le caractère inusité de la mesure dudit poème. Et Bobillot en remet une couche dans le mépris en déclarant que le vers est rare, mais pas inusité : "Rare, certes, mais point inusité, et d'une scansion quasi-métrique [5+6] absolument régulière..."
Et ça n'en finit pas de baver avec l'alinéa qui suit :
 
   Comment, dès lors, soutenir que Rimbaud ait pu trouver là le modèle de ses propres hendécasyllabes, qui ignorent d'emblée cette régularité, au profit de scansions résolument non-métriques : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, / Je buvais, accroupi, dans quelque bruyère" (Larme, 4-3-4, 3-3-5)? Sous le même nombre syllabique, bruissent des vers très différents, au service d'une vraie radicalisation poétique.
Déjà, pour un métricien, Bobillot commet une bévue caractérisée, puisqu'il fournit paresseusement un découpage grammatical des deux vers qu'il cite de Larme : "Loin des oiseaux, (4) des troupeaux, (3) des villageoises, (4) / Je buvais, (3) accroupi (3) dans quelque bruyère (5)". Il faut dire que Cornulier commet la même bévue et entraîne tous les métriciens à sa suite quand il commente un prétendu changement de césure quatrain après quatrain dans "Tête de faune". Normalement, Cornulier lui-même a expliqué que la césure d'un poème relève d'une perception d'ensemble des vers de même longueur de tout un poème. La césure est une création d'ensemble pour le poème et pas une découverte au cas par cas, vers par vers.
Bobillot affirme qu'il n'y a pas de scansion métrique dans "Larme", ce qui reste à démontrer ou ce qui joue sur l'emploi non scientifique du mot "scansion", puisque le mot "scansion" sera valable si on parle de l'absence d'une scansion grammaticale régulière, mais problématique si on parle d'une césure forcée. J'ai établi qu'il y avait des césures forcées dans "Tête de faune", "Famille maudite" devenu "Mémoire", "Qu'est-ce pour nous...", "Juillet", "Jeune ménage", cinq des dix poèmes de Rimbaud qui posent problème pour l'interprétation de la césure. Il ne reste comme cas compliqués que les vers de dix syllabes de la "Conclusion" de "Comédie de la Soif" qui, au passage, ressemblent bien à l'esprit, aux images et thèmes de Desbordes-Valmore, et que les quatre poèmes aux vers de onze syllabes, mais là encore j'ai fait remarquer que chacun de ces poèmes offrait des idées très suggestives pour une césure après la quatrième syllabe, comme par hasard celle que Verlaine va employer dans "Crimen amoris" et quelques autres poèmes consacrés à Rimbaud en vers de onze syllabes. Notons que l'un d'eux, je le relie à la section "Phrases" avec le "bois noir", etc., et à cet exercice en aval j'ai aussi travaillé à trouver l'équivalent en amont (je ne l'ai jamais publié, mais je l'ai en tête) avec des vers similaires dans les poésies de Desbordes-Valmore.
Bref, Bobillot affirme un peu vite qu'il n'y a pas de scansion métrique dans "Larme" comme dans "La Rivière de cassis", "Est-elle almée ?..." et "Michel et Christine".
Poursuivons par étapes justement. Bobillot épingle aussi le discours de Verlaine qui cite "Rêve intermittent d'une nuit triste". Verlaine dit d'un côté que Desbordes-Valmore a utilisé des mesures rares, le vers de onze syllabes, notamment. Il ne cite pas les deux poèmes en question comme exemples, et alors ? Il vous laisse les trouver, non ? C'est difficile d'accorder de l'intelligence à Verlaine ? Il a une pensée délicate et vous le traitez d'imbécile ? Il cite justement un extrait de poème en vers de onze syllabes, mais ne le dit pas. Là encore, vous le traitez d'imbécile ? Mais, vous croyez qu'il ne s'en rend pas compte de ce qu'il écrit. Là encore, il vous laisse l'occasion d'être surpris. Et c'est une pensée délicate vis-à-vis de la poétesse aussi, même s'il est misogyne, puisqu'elle avait glissé ces deux poèmes l'air de rien. Le lecteur tombait dessus et était surpris, et justement on va en parler plus bas de cet aspect.
Notons dans la foulée que Verlaine parle d'autres rythmes inusités, ce qui veut dire qu'il pense aux strophes et aux alliances de mesures entre elles, sinon son propos n'aurait pas de sens, puisque la mesure de onze syllabes est la seule mesure originale que se soit permise la poétesse.
Bobillot clame fièrement qu'elle ne l'a pas inventée. Et alors ? Verlaine a précisé que cela concernait notre époque et qu'elle elle y réussissait. Cette mesure n'apparaît chez aucun grand poète du XIXe avant elle, seulement chez des seconds couteaux, et encore. Elle a été employée par Ronsard, mais dans deux poèmes qui ne sont pas du tout bien connus, et ainsi de suite.
Verlaine cite d'autres poèmes de la poétesse, mais tant mieux, il nous fournit un florilège de poèmes que Rimbaud et lui ont appréciés ensemble à l'époque, non ? Vous préférez croire que Verlaine cite un florilège qui lui est personnel, que jamais Rimbaud n'a dit à Verlaine quels poèmes il appréciait ?
On se retrouve dans la citation de "Vu à Rome" où, parce que le lien par les rimes paraît ténu, vous préférez le refouler. Non, il faut s'affronter à la difficulté, bien sûr !
Reprenons le problème.
Bobillot a composé une notice où, au lieu de mettre en avant la poétesse et l'intérêt d'un rapprochement avec Rimbaud, il a dévié sur une réflexion sur les mérites comparés d'un supposé timide emploi d'un hendécasyllabe régulier et la gloire de déconstruction du vers par Rimbaud en 1872. C'est quelque part du hors-sujet, première raison de refuser de publier la notice dans le dictionnaire dans un monde normal, la deuxième étant l'étalage de mépris personnel qui n'avait pas sa place là. Bobillot ne fait que citer en passant le vers de la poétesse transcrit par Rimbaud et ne lui accorde aucun temps de réflexion, n'avoue même pas qu'il coïncide avec des poèmes "Fêtes de la patience" qui sont justement très ressemblants pour une fois avec la manière de la douaisienne.
C'est d'autant plus grave que le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !" permet d'entamer une réflexion paralèlle sur "Fêtes de la patience" et Une saison en enfer ! Rien que ça ! "La vraie vie est absente", ça vous parle ?
Bobillot a torpillé la rubrique du dictionnaire.
On l'a laissé faire.
Reprenons !
Rimbaud s'intéresse au fait d'écrire des "espèces de romances" comme il va le formuler dans "Alchimie du verbe" et Marceline Desbordes-Valmore est inévitablement une des références les plus évidentes de ce genre de poésies. Il y a bien sûr les recueils de Stalactites et Odelettes de Banville, il y a le chansonnier Béranger que personnellement je trouve très surestimé et ennuyeux, sans grand intérêt, il y a ceux que la correction de Béranger a permis d'oublier, les chanteurs plus grivois et débridés comme Desaugiers, il y a la poésie ouvrière de Dupont et quelques autres, il y a les ariettes de Favart, les chansons en tant que telles, etc.
Notons que Marceline Desbordes-Valmore tout au long de sa carrière poétique a pratiqué les refrains et aussi les rentrements ou bouclages (première strophe qui revient la dernière). Rimbaud a justement commencé quelque peu de la sorte et c'est une particularité étonnante majeure de ses poèmes de 1870 : "Ophélie", "Roman", "Bal des pendus", "Comédie en trois baisers". J'avoue ne pas être spécialiste, mais dans "Ce qui retient Nina" et "Comédie de la soif", Rimbaud emploie des sortes de didascalies avec le pronom "lui" en particulier. Ce "lui" ne compte pas dans la mesure du vers au début de "Ce qui retient Nina", ni le "Elle" au dernier vers. Cette technique est identique dans certains poèmes de Desbordes-Valmore. Je n'ai pas fait attention si cette technique était employée par Hugo, Musset et d'autres, pour la simple et bonne raison que quand on lit on ne pense pas à tout. Pourtant, j'ai toujours été frappé par la présentation du "lui" et de "elle" sur la ligne du vers dans "Ce qui retient Nina", et cela se retrouve dans "Comédie de la soif" comme je l'ai dit et dans certains poèmes de Marceline.
Bobillot ignorait forcément que "Comédie en trois baisers" s'inspirait de "L'Aveu permis", puisque c'est une découverte inédite de mon blog en 2025 et j'en profite pour préciser que le dévoilement progressif de "L'Aveu permis" a une nouvelle version dans le poème célèbre cette fois "Les Roses de Saadi".
Grâce à "L'Aveu permis" source de "Trois baisers", on sait que Rimbaud lit et affectionne la poétesse avant même les deux séjours douaisiens, et donc dès l'été 1870. On pense que le poème "La Maison de ma mère" est une source aux "Etrennes des orphelins" à cause de la métaphore du nid maternel et à cause de l'abondant retour de la rime cliché "mère"/"amère", et du fait que ce poème a été publié dans la même revue quelques mois plus tôt. Je suis convaincu que cette référence est juste et comme Rimbaud pratique le rentrement ou bouclage dans "Ophélie" qui date de mai 1870, dans "Bal des pendus" qui des chances d'être un composition plus ancienne que le séjour douaisien, il me semble logique que Rimbaud connaisse intimement la poétesse depuis longtemps déjà.
Je rappelle aussi que dans la lettre à Demeny si Rimbaud ne cite pas Marceline Desbordes-Valmore, ni aucune poète féminine, il évoque l'avenir des femmes poètes enfin délivrées de leur joug. Il écrit à un douaisien qu'il a rencontré à Douai quelques mois plus tôt. Donc ne faut-il pas comprendre qu'il y a une allusion implicite à Desbordes-Valmore dont ils ont dû parler en septembre et octobre 1870 ? Poser la question, c'est y répondre. Evidemment ! Certes, du coup, le propos a l'air de dire que cela étant réservé à l'avenir la poétesse ne serait pas le génie que l'on croit, mais il faut être obtus pour prendre prétexte de ce propos et le considérer comme une conviction exprimée au premier degré. Au contraire, la subtilité est de rappeler à Demeny qu'il y a déjà une exception et lui laisser le soin d'y penser par lui-même. Il aurait écrit à Bobillot, il aurait dû éviter toutes ces subtilités dont il honorait à tort Demeny.
 La série "Fêtes de la patience" date de la fin du mois de mai et du début du mois de juin, en 1872. La version manuscrite la plus ancienne, celle qui date au plus près du moment de transcription, s'est retrouvée on ne sait pourquoi dans les mains de Jean Richepin, sans doute parce que le cercle des contacts de Rimbaud s'est rétréci après l'incident Carjat. Je reste très méfiant sur l'idée que Richepin ait eu un exemplaire personnel d'Une saison en enfer, ait forcément été le destinataire immédiat des manuscrits en question, mais peut-être suis-je ici moi-même obtus ? et je ne crois pas du tout à la légende du cahier de notes de Rimbaud, et certainement pas à sa conservation par Richepin.
Mais ce n'est pas le sujet. Il y a une deuxième version manuscrite, et cette fois il semble s'agir de recopiages un peu plus tardifs faits en Angleterre, ce qui au passage fragilise la thèse de Murphy qui s'appuyant sur des listes de chiffres au dos d'un manuscrit de "Fêtes de la faim" pense que la série a été désolidarisée à ce moment-là. C'est sur ce recopiage de la série de quatre poèmes qu'apparaît la transcription du vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
Je rappelle que sur les manuscrits en provenance de Richepin il y a une table de sommaire avec le rappel des quatre poèmes numérotés composant "Fêtes de la patience", et cette série est conservée à l'identique sur la copie manuscrite faite en principe en Angleterre.
"Bannière de mai" en devenant "Patience d'un été" est gratifié de la citation de "Desbordes-Valmore" au verso du manuscrit. Ensuite, nous avons le poème "Chanson de la plus haute Tour" qui a des caractéristiques de romances à la Desbordes-Valmore. Rimbaud y parle de la Notre-Dame, de la prière à Marie, il pratique une rime "vie"/"asservie" qui est typique des vers courts de la poétesse, même si elle est pour dire vite un petit peu banale parmi les poètes, il offre la rime "prie"/"Marie" qui est une version moins marquante de la rime pour une fois remarquable de la poétesse dans son poème "Ave Maria" où il y a une excellente rencontre du nom latin "Maria" avec le passé simple "pria". Le principe de la "plus haute tour" fait songer à certains poèmes de la poétesse, par exemple ce morceau du recueil de Poésies inédites, "Le Nid solitaire", où, à la manière de Baudelaire dans "Elévation", elle dit à son âme d'aller "au-dessus de la foule qui passe, / Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace" et quelques poèmes plus loin on aura l'expression en fin de poème "point de l'univers" à rapprocher de l'expression "cher point du monde" dans "Mauvais sang", quand le poète parle de sa vie pas assez pesante qui s'envole...
Le refrain même de "Chanson de la plus haute Tour", surtout quand il en devient pleinement un dans "Alchimie du verbe" fait penser aussi très nettement à des poèmes de Desbordes-Valmore, et comme par hasard à des poèmes rapprochés du début du recueil Poésies inédites, le premier que je cite fait même aussi songer au "Pont Mirabeau" d'Apollinaire :
 
Sur la terre où sonne l'heure,
Tout pleure, ah ! mon Dieu ! tout pleure. 
                       ("Les Cloches et les larmes", poème avec en mention le terme "pleureuse" repris par Verlaine dans la quatrième des valmoriennes "Ariettes oubliées")
 Le poème "Les Cloches et les larmes" n'est qu'un poème après "Jour d'Orient" cité par Verlaine et que pour "éternité" et "exhaler" au moins je rapproche spontanément de "L'Eternité", la suivante des quatre "Fêtes de la patience" !
Je prends maintenant le refrain du poème "Un cri" qui suit immédiatement "Les Cloches et les larmes" :
 
Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !
  Est-il au monde un cœur fidèle ?
  Ah ! s'il en est un, dis-le moi,
  J'irai le chercher avec toi.
Il y a un vers faux parmi ces quatre, saurez-vous le trouver ? Justement, "Chanson de la plus haute tour" dans la version de "Alchimie du verbe" rejoint "Ô saisons, ô châteaux" dans la pratique du vers faux chez Rimbaud, vers faux justifié par l'idée d'un refrain de chanson.
Et le refrain de "Un cri" est très clairement un équivalent à l'appel aux cœurs qui s'éprennent.
J'ajoute qu'on a aussi un retour des mêmes rimes dans "Chanson de la plus haute tour" qui vise à la désinvolture d'une Desbordes-Valmore, notamment les deux couples "vie"/"asservie" et "prie"/"Marie".
Je précise que deux poèmes après "Un cri" on a le quatrain "Les Eclairs" auquel Rimbaud a repris l'idée des "corbeaux délicieux" en imitant sa fin "éclairs délicieux".
Je ne vous cite pas mes relevés de la rime "vie"/"asservie" dans les poèmes voisins, je ne reviens pas sur "L'Eternité", ni sur "Âge d'or" que je rapproche de poèmes d'autres recueils de la poétesse.
Je reviendrai sur tous ces développements en friche.
Passons à la question du vers de onze syllabes et à "Larme".
Par contextualisation, on comprend que "Larme" fait forcément référence à Desbordes-Valmore. Rimbaud a envoyé à la fin du mois de mars "L'Ariette oubliée" de Favart à Verlaine, Verlaine fait publier au retour même de Rimbaud une "romance sans paroles", la première des "Ariettes oubliées" qui est flanqué d'une citation de deux vers du morceau envoyé par Rimbaud, et ce poème de Verlaine est une réécriture de la romance "C'est moi" de Desbordes-Valmore, romance dont Rimbaud va citer un vers au dos du premier poème d'une série manuscrite composée justement en mai 1872, le mois de publication du poème de Verlaine et du retour de Rimbaud à Paris. En clair, on comprend aisément que les "Fêtes de la patience" poursuivent dans la veine valmorienne de l'ariette publiée dans La Renaissance littéraire et artistique, l'émulation s'emparant de Rimbaud comme de Verlaine, et le poème "Les Corbeaux" en octosyllabes réguliers datant selon toute vraisemblance de février-mars 1872, avec ses "corbeaux délicieux", montre que Rimbaud a précédé Verlaine dans cette voie. On pense à "Comédie de la soif" et bien sûr à "Larme" ou à "La Rivière de Cassis". J'ai révélé sur ce blog en 2025 que le premier vers de "Bonne pensée du matin" citait le titre et le début de l'une des plus célèbres chansons de Desaugiers, le seul poète grivois du Caveau qui n'a pas été complètement éclipsé derrière le chaste Béranger. Et si Desbordes-Valmore ne cite pas Desaugiers, elle cite le chansonnier Béranger, lui dédie des poèmes.
Le titre "Larme" correspond à l'emploi surabondant des mots "pleurs" et "larmes" dans les vers de Marceline, souvent à la rime, et souvent en titre, et le titre "Les Sanglots" en est un prolongement évident.
Sur les deux poèmes en vers de onze syllabes de Marceline, l'un a un titre qui tire aussi du côté de la larme à l’œil : "Rêve intermittent d'une nuit triste". Ajoutons que entre "Jour d'Orient" cité par Verlaine que je rapproche de "L'Eternité" et "Les Cloches et les larmes" que j'ai comparé pour le refrain à "Chanson de la plus haute Tour" et qui contient le mot "larmes" dans son titre, nous avons le poème "Allez en paix" en quatrains d'octosyllabes où figure la rime "asservie"/"vie" (j'avais dit que je ne le citerais pas...) et un quatrain de transformation soudaine du corps où est employée comme dans "Larme" le gallicisme au passé simple : "ce fut" et il est question de je dirais la "barbare" irruption des "larmes" :
 
    D'abord ce fut musique et feu,
    Rires d'enfants, danses rêvées ;
    Puis les larmes sont arrivées
    Avec les peurs, les nuits du feu...
    Adieu danses, musique et jeu !
Vous trouvez que les rapprochements ne sont pas assez nets avec Rimbaud ? Eh oui ! c'est dur de faire travailler son cerveau... Eh oui ! l'effort intellectuel, c'est tellement pénible...
Venons-en à nos deux poèmes en vers de onze syllabes directement.
Pour composer la quatrième des "Ariettes oubliées", son premier poème connu en vers de onze syllabes, Verlaine a repris le vers de la poétesse avec sa césure, il a repris la rime "jeunes filles"/"charmilles", sachant que le mot "charmilles" est à la rime dans plusieurs des Poésies inédites, mais pas souvent avec "jeunes filles" et Verlaine a repris l'idée d'être pardonnée qui est formulée dans plusieurs des Poésies inédites et il a repris l'emploi du nom "pleureuse". En gros, on comprend que la quatrième des "Ariettes oubliées" s'inspire directement de "Rêve intermittent d'une nuit triste", mais qu'il implique une lecture d'ensemble du recueil Poésies inédites que comprenait Rimbaud à qui le dialogue est explicitement adressé si on peut dire : "nous serons deux pleureuses" !
Là, la notice de Bobillot, elle est sous les cailloux dans les trente-sixièmes dessous.
Mais ça ne s'arrête pas encore là. Effectivement, on prend le poème distique par distique et les rapprochements avec "Larme" ne s'imposent guère. Il y a quelques passages où les liens peuvent sembler suggestifs, sauf que si on réfléchit en métricien, ce que n'a pas fait Bobillot, on se rend compte que Marceline Desbordes-Valmore a fait deux coups géniaux dans ces poèmes en vers de onze syllabes.
Prenez "La Fileuse et l'enfant" et appréciez son début :
 
J'appris à chanter en allant à l"école :
Les enfants joyeux aiment tant les chansons !
[...]
 Ce "J'appris" me fait penser au poème "Vies" des Illuminations, mais peu importe. Le trait de génie, c'est que le vers ironise sur l'enseignement scolaire, puisque le vers n'est pas un alexandrin, mais un vers de onze syllabes. Rimbaud, avec son intelligence vive, a compris la finesse de la poétesse, son jeu de cache-cache avec le lecteur, il a compris la relation de la mesure avec le contenu du premier vers. Ensuite, dans "Rêve intermittent d'une nuit triste", si Verlaine a repris la rime du premier distique qui par rentrement sera aussi l'avant-dernier du poème : "charmilles"/"jeunes filles", notons que Rimbaud a repris quelque chose à la rime du second distique : "eaux"/"roseaux" dans son premier vers : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises[.]" Vous n'êtes pas convaincus, tant pis je passe outre pour vous faire remarquer ce que vous risquez de manquer. Dans sa quatrième ariette, Verlaine s'adresse par l'emploi de "vous" à Rimbaud qu'il associe dans l'idée de deux pleureuses. Le poème "Larme" est contemporain de cette composition et Verlaine y fait peut-être même référence. Le mot "larmes" est à la rime au premier vers du cinquième distique de "Rêve intermittent d'une nuit triste". Le poème contient aussi plus loin la fameuse rime "haleine"/"plaine" de Favart et au distique qui précède nous avons le mot "bois" à la rime, Rimbaud passant plutôt à l'idée de boire il est vrai. C'est précisément "Rêve intermittent d'une nuit triste" qui se clôt par l'expression "point de l'univers" que j'ai rapprochée plus haut de "cher point du monde" dans Une saison en enfer, ouvrage sur lequel se ferait aussi ressentir un peu de l'influence valmorienne, mais pas pour "Déchirante infortune" selon moi !
Et donc vous me direz que les liens avec "Rêve intermittent d'une nuit triste" s'arrête à peu près là, que c'est maigre, que l'influence valmorienne est diffuse et va au-delà de ce poème, et vous me direz que tous les distiques dont je ne parle pas ça n'aurait aucun sens de forcer des rapprochements. Mais n'oubliez pas que je vous ai parlé du coup de génie que le métricien sait repérer d'un coup d'oeil par déformation professionnelle.
Verlaine a pu s'inspirer pour un poème de Cellulairement aux vers de treize syllabes de la relance du vers suivant : "Et s'isole et nage au fond du lac d'azur", mais le coup de génie métrique n'est pas là, il est dans trois calembours de trois vers distincts que voici :
 
 Que vos ruisseaux clairs, dont les bruits m'ont parlé,
Humectent sa voix d'un long rythme perlé ! (Un !)
 
 Sans piquer son front, vos abeilles là-bas
L'instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas ; (Deux !)
 Car l'insecte armé d'une sourde cymbale
Donne à la pensée une césure égale.
(Et trois !)
 
Ces trois distiques sont en relation avec le mètre choisi bien évidemment !
Tout cet humour n'est pas passé inaperçu de Rimbaud et c'est largement suffisant pour lui inspirer de passer à son tour à l'attaque du vers de onze syllabes et du coup de la césure dans "Larme".
Il y a quelques autres rapprochements à faire entre le poème valmorien et "Larme", mais je suis obligé de n'établir pour cette fois que ce qui a de bonnes chances d'emporter une large adhésion. On verra plus tard pour les approfondissements.
Et donc vous en arrivez à ma grande idée critique.
Dans son traité, Banville s'est trompé dans l'analyse du vers de neuf syllabes de Scribe, révélant au passage une méconnaissance profonde de Molière qui y a recouru à ce type de vers. Banville l'a analysé en trois segments métriques de trois syllabes, alors que Molière, Quinault, les chansonniers classiques et Scribe pratiquent simplement la césure après la troisième syllabe. Puis, Banville, qui visiblement était perturbé, a offert en appendice un poème de sa création en vers de neuf syllabes où la césure est après la cinquième syllabe. Verlaine et Rimbaud ont compris que Banville s'était trompé au sujet du vers de Scribe pour plusieurs raisons, mais on en a la preuve avec la deuxième des "Ariettes oubliées" qui adopte la mesure de Scribe avec une unique césure après la troisième syllabe, la césure traditionnelle à ce vers de chanson. Banville a eu là un lourd défaut d'érudition. Il a ignoré un vers pratiqué pourtant par Molière ! Le pire, c'est que Banville voulait railler Scribe, poète scribouillard.
Il faut comprendre la cruauté de la deuxième des "Ariettes oubliées" à l'égard de Banville. C'est humiliant comme retour !
Or, là on est face à un cas compliqué. Verlaine n'a pas pu composer avant le mois de juillet 1872 le poème "Bruxelles, Chevaux de bois" qui est daté d'août. Et en 1873, dans son Coffret de santal, Charles Cros a publié un "Chant Ethiopien" qui a la même mesure que le vers de neuf syllabes de Verlaine, un hémistiche de quatre syllabes puis un autre de cinq syllabes. On ne sait pas non plus quand Verlaine a composé le poème "Art poétique" qui a cette même mesure. Or, les deux poèmes de Verlaine et le "Chant éthiopien" de Charles Cros ont une même césure qui n'a jamais été tentée auparavant et qui comme par hasard inverse l'ordre des hémistiches du poème tenté par Banville en appendice à son traité.
Il est clair que Charles Cros, Paul Verlaine et Arthur Rimbauid ont ri ensemble de cette fin du traité et que le vers du type de "L'Art poétique" a été inventé quand Charles Cros et Paul Verlaine se fréquentaient encore au début de 1872., par l'un des deux. En gros, soit "Chant éthipien", soit "L'Art poétique" est un poème antérieur au 7 juillet 1872.
Dans ce contexte, Rimbaud compose un poème en vers de onze syllabes où la césure est méconnaissable, beaucoup plus que dans "Tête de faune", ou que dans "Qu'est-ce..." ou "Mémoire" qu'ils soient antérieurs ou postérieurs à "Larme". La césure est selon moi après la quatrième syllabe pour permettre une référence à la moquerie à l'égard de Banville par l'invention d'une césure, pour se rapprocher de la césure du vers de neuf syllabes de Cros et/ou Verlaine, pour jouer bien évidemment avec la référence au trimètre et le brouillage confus qu'il permet en hésitant sur la reconnaissance d'un alexandrin, ce qui se doublait facilement d'une hésitation avec le décasyllabe littéraires
Jacques Roubaud, Benoît de Cornulier et Jean-Pierre Bobillot n'étant pas de vrais métriciens, ils n'y ont jamais pensé, alors que c'est l'enfance de l'art. Pourquoi s'investir dans des théories qui n'ont aucun intérêt, césure après trois ou sept syllabes, quand l'intérêt joueur est tout simplement dans le rôle clef de la quatrième syllabe et le brouillage ternaire. Evidemment, cela suppose aussi d'envisager la césure forcée, et pour l'instant il m'a été plus facile de la prouver dans le cas des vers de douze syllabes et de dix syllabes, là où Rimbaud a donné des symétries flagrantes de composition qui permettent d'établir le fait exprès.
Pour les poèmes en vers de onze syllabes, les symétries d'ensemble n'ont pas été mises à jour, on peut penser qu'il n'y en a pas, mais il y a tout de même localement des jeux saillants, et dans le cas de "Larme" il est évident qu'il y a un jeu avec le brouillage ternaire, sur le premier vers et deux autres du second quatrain notamment.
Rimbaud a surenchéri sur l'esprit de corruption des calembours des poèmes en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore.
Vous n'avez toujours pas compris ? Relisez mon article jusqu'à ce que ça rentre.

dimanche 12 octobre 2025

Brève rimbaldienne ou pas : notice de Monselet sur Marceline Desbordes-Valmore

 Il y a peu de chances que vous lisiez un jour un ouvrage de Charles Monselet, et si cela arrive, ce ne sera pas en principe son livre La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps. Moi, c'est au contraire le genre de livre vers lequel je me dirige en priorité pour prendre la température d'une époque.  Ce livre date de 1857, la poétesse n'a plus que deux ans à vivre et son dernier recueil remonte alors à 1843. Pour donner des ordres de comparaison, parlons d'autres poètes. Victor Hugo n'avait pas publié de recueil depuis Les Rayons et les ombres en 1840 jusqu'à l'édition en 1853 d'un recueil politique, satirique Châtiments, et en 1856 il vient de publier enfin un nouveau recueil de poésies lyriques Les Contemplations. Pour sa part, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides en 1842, il a poursuivi avec Les Stalactites en 1846, puis différentes plaquettes ou poèmes épars, et il faut parler aussi de l'édition de ses poésies complètes de 1855 qui reprendra le nom Les Cariatides dans l'édition de 1864, mais il publie la première version des Odes funambulesques en 1857 même. Du même âge que Banville, Baudelaire ne publie son premier recueil qu'en 1857. On pourrait parler de l'espacement des recueils pour Théophile Gautier et d'autres romantiques.
L'ouvrage de Monselet est comico-satirique. Les notices ne sont pas sérieuses, mais prétexte à faire de l'esprit, selon la conception qu'on avait de l'esprit en ce temps-là. Il y a des rubriques courtes sur certains poètes célèbres et d'autres très longues sur de parfaits inconnus. Celle sur Béranger est un exemple de brièveté cassante. Au sein de ces rubriques, Monselet peut épingler d'autres notoriétés, par exemple le peintre Courbet qu'il méprise. Voici la notice sur Marceline Desbordes-Valmore qui n'est pas des plus amènes, page 73 :
 
 Madame Desbordes-Valmore a joué pendant quelque temps la comédie en province ; elle y était insuffisante. Le rôle de muse lui convient mieux. Elle n'a pas de rivale pour faire parler l'enfance, et ses vers naissent vraiment du cœur.
 
 Elle est donc célèbre pour ses contes pour enfants, pour la fraîcheur enfante de sa prise de parole et pour un état de grâce selon lequel elle rendrait la note juste et naïve des émotions du cœur. Monselet cite d'évidence l'avant-propos de Sainte-Beuve à son édition des poésies de la douaisienne de 1842.
Desbordes-Valmore a eu en effet une carrière assez brève de comédienne, elle s'est alors mariée avec un autre comédien qui lui a apporté son nom Valmore, lequel est resté plus longtemps sur les planches. Le rôle de muse que lui assigne Monselet est assez perfide et annexe à la misogynie la fin en principe élogieuse de sa notice. Notons que les gens qui célèbrent de nos jours Marceline Desbordes-Valmore s'appuie sur une liste de poètes qui lui donnaient leurs suffrages, parmi lesquels Verlaine, et cela s'oppose à la misogynie qui a quelque peu contribué à écarter la poétesse de la célébrité qui lui était due. Ceci dit, même dans les admirateurs de la poétesse, il y a des misogynes. La notice de Verlaine dans ses Poètes maudits en est un exemple flagrant. Justement, on voit à quel point c'est plutôt Rimbaud qui admirait Marceline Desbordes-Valmore, dans la mesure où l'article de Verlaine est très désinvolte, avec des appréciations dont le caractère lourdaud est relevé par Marc Bertrand dans ses éditions, et Verlaine encadre toute sa notice par un retour sur la place secondaire des femmes en littérature. Je ne tiens pas à faire du féminisme, mais je suis toujours surpris de voir que les gens passent à côté des évidences et classent Verlaine dans les avis opposables au courant misogyne tourné contre la poétesse.
Rimbaud dit qu'il n'aime pas les femmes à travers la voix de l'Epoux infernal dans sa Saison, mais il n'a pas du tout le même fonctionnement sectaire ou discriminant que Verlaine à l'égard des femmes. Et j'insiste bien sur tous ces points, parce que dans la rubrique de Monselet vous avez un cadre misogyne qui fait que la chute de l'article est plutôt une concession dégueulasse. Elle est enfant et elle est poète comme une femme peut l'être. C'est bien ça le discours, sauf qu'il reprend le discours de Sainte-Beuve qui, qu'il soit misogyne ou non (je n'ai pas cherché), parle de manière positive de cette étrange capacité de Desbordes-Valmore à trouver la tournure naïve qui touche son public. Monselet et même Verlaine font écran à ce que pensaient Rimbaud et Sainte-Beuve de la douaisienne.
J'ai lu des centaines de poètes du dix-neuvième siècle, pas seulement la douzaine ou vingtaine qui sont passés à la postérité. Combien me tombent des mains ? Je connais les poésies d'Anna de Noailles du vingtième, de Louise Ackermann, de Delphine de Girardin, de Louise Colet, de Louisa Siefert, et je maintiens que constamment en lisant les vers valmoriens (ou bordésiens) j'ai le sentiment d'avoir affaire à un génie et je rencontre nombre de vers génialement tournés. Et je ne lis pas du tout de préférence les contes pour enfants, le recueil final. Elle n'est pas géniale que pour l'expression, il y a des effets rhétoriques, des traits d'esprit, il y a du dispositif dans ses créations. Sur les jeux à la mesure, elle est étrangement restée en retrait, alors que c'est pourtant elle qui dans "L'Arbrisseau" en 1819 fait la première césure sur article, procédé dont Verlaine, en 1865 a clamé, largement à tort, que Baudelaire en fut l'inventeur, alors que Baudelaire pillait Hugo, Musset et qu'il y avait une petite poignée d'imitateurs d'Hugo et Musset auparavant. Je pense que Desbordes-Valmore a été lue par Hugo et Musset avant qu'ils se mettent à ce type de césures. Rimbaud n'a peut-être pas connu le hiatus sur dernier vers de Desbords-Valmore, puisque le poème ne fut pas repris, mais Musset s'en est visiblement inspiré. Pourtant, au-delà de 1830, Desbordes-Valmore n'a pas repris ses droits à l'avant-gardisme métrique, elle pratique avec une très forte réserve et une très grande discrétion les césures romantiques à la Chénier à partir environ de 1839, évitant toujours les rejets et contre-rejets d'adjectifs épithètes. Toutefois, même dans ce cadre moins libre, elle se permet des franchissements de césure subtils sur "noués" ou aussi sur l'expression "reprendre haleine", ce qui au passage serait une citation d'une césure des Plaideurs de Racine. Le point faible persistant de la poétesse, c'est l'usage des rimes. Elle est restée dans la pensée classique, elle n'exhibe pas la virtuosité à rimer, elle ne recherche pas à étonner par les mots à la rime, cette banalité était celle à peu près d'un Racine, elle s'inscrit dans cette continuité-là.
Après, prenez "Sol natal", elle s'inspire d'évidence d'Hugo, du poème "La Pente de la rêverie" notamment, et elle travaille avec beaucoup de soin à la mise en place de son dispositif métaphorique d'une surface d'eau qui permet de se représenter la plongée dans la mémoire.
Pour l'instant, je ne m'attaque pas encore aux rapprochements entre le poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" de Rimbaud et certaines poésies de Desbordes-Valmore. J'ai des idées, des citations à fournir, mais je n'atteins pas pour l'instant à un caractère d'évidence. L'influence de la poétesse sur Rimbaud est plus abstraite, il ne suffit pas de dire que tel passage de l'une ressemble à tel passage de l'autre. La base solide, c'est que "Larme" est par la contextualisation un poème obligatoirement sous référence valmorienne, tandis que l'influence de la poétesse est maximale dans les "Fêtes de la patience", et je parle bien des quatre poèmes. J'ai des idées plus floues pour "Comédie de la soif".
Tout ça doit encore mûrir dans mon esprit.

samedi 11 octobre 2025

Deux lectures de 'L'Eclair' (Vaillant 2023 et Nakaji 1987) qui tendent à me donner raison !

Récemment, je m'étonnais de la lecture de Brunel référencée par Alain Bardel de la phrase "il fait trop chaud" dans la section "L'Eclair" d'Une saison en enfer, et plus récemment encore je révélais que la coquille pour la phrase : "Après, la domesticité même trop loin[,]" consistait dans la perte d'une forme conjuguée du verbe "être", en m'appuyant sur deux autres citations rimbaldiennes sur le thème du travail. Et, depuis très longtemps, je me bats pour une lecture correcte de la prose liminaire où je dis clairement que le poète se révolte contre la mort, ce qui provoque la réaction de Satan qui continue de vouloir le duper avec la phrase : "Gagne la mort" qui est une inversion de l'idée de perdre la vie. Et la section "L'Eclair" est capitale dans ce débat. 
 Je déplorais que Pierre Brunel dans son édition critique de 1987 d'Une saison en enfer pensa que l'expression "il fait trop chaud" signifie que le poète souffre de l'été en rédigeant ce feuillet de son carnet de damné. Alain Bardel relayait ce propos avec perplexité, et je remarquais aussi que Bardel séparait la prière de la religion catholique de la lumière du travail. Je précisais que l'en avant de l'Ecclésiaste moderne confondait bien évidemment la prière et la lumière dans le même credo de l'Ecclésiaste moderne : "Rien n'est vanité, à la science, et en avant !" Et je formulais que l'expression "en avant !" correspondait justement à cette idée d'un appel à la chevauchée que prolonge métaphoriquement l'expression : "Que la prière galope et que la lumière gronde..." L'Ecclésiaste formule une prière-sollicitation quand il dit : "à la science, et en avant !" et comme le travail est l'éclair qui éclaire l'abîme du poète de temps en temps, il s'agit bien évidemment d'une sorte de lumière des forges ou d'un passage de lumière d'un train qui passe, et c'est de là que vient l'idée d'une monde où il fait trop chaud. Tout simplement.
Je remarque que sur l'expression "il fait trop chaud", Yoshikazu Nakaji dans son livre de 1987Combat spirituel ou immense dérision ? partage le même atermoiement que Brunel et Bardel, il écrit ceci, page 194, "un énoncé quelque peu dérisoire sur l'état physique inséré dans un raisonnement abstrait" en guise de commentaire. Cette chaleur est celle qui jaillit du travail industriel moderne qui étonne le siècle, qui s'accompagne d'accidents ferroviaires, etc. Et c'est une chaleur associée à l'enfer : "la lumière gronde", "que la lumière gronde" parodie "que la lumière soit". Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut le cède à la drôlerie de l'Ecclésiaste moderne : "il formule sa prière au galop "à la science, et en avant !" et la lumière gronde.
Cette lecture est correctement appréhendée par Alain Vaillant dans son livre de 2023. Son étude de "L'Eclair" tient en six pages (pages 127-132) de son livre Une saison en enfer ou la "prose de diamant". Voici ce qu'il écrit : "[Rimbaud] laissera donc gronder le tonnerre et 'galop[er]' ceux qui l'exhortaient au combat : car le mot de "prière" désigne ici, selon toute probabilité, l'exhortation d'allure militaire de l'Ecclésiaste moderne ('En avant!'), dont on supposera qu'elle s'adressait à des cavaliers. Dans 'Mauvais sang', c'est aussi l'image de cavaliers qui lui était venue à l'esprit, lorsqu'il s'imaginait, déjà, s'opposer à une troupe militaire ! "Feu ! feu sur moi ! [...] Je me jette aux pieds des chevaux !"
Donc je ne suis pas isolé dans ma lecture du passage : "Que la prière galope et que la lumière gronde !"
Passons maintenant à la lecture d'ensemble fournie par Nakaji en 1987.
Nakaji précise bien que l'éclair est la métaphore du "travail humain" et que celui-ci illumine les ténèbres. Je cite le texte de Nakaji : "L' 'éclair' est tout d'abord celui qui illumine les ténèbres de l'enfer où le 'je' se trouve. Il joue le rôle d'un indice topologique, corrélatif à l' 'abîme' au sens d'enfer. D'autre part, l'éclair est la lumière qui indique le chemin à prendre pour sortir de l'impasse de la pensée ("abîme", chose incompréhensible, énigmatique pour l'esprit). La double signification (topologique et métaphorique) s'entrecroise ou se superpose, étant donné que l'enfer n'est pas autre chose que cette impasse même."
L'expression "indice topologique" n'est pas limpide, c'est du jargon universitaire, et en fait du charabia, mais en gros l'éclair est un attribut du lieu infernal. Les éclairs sont une caractéristique infernale et pourtant l'éclair est en même temps présenté comme la lumière qui s'oppose aux ténèbres, ce qui se double d'un plan symbolique où l'éclair au plan spirituel est une révélation qui en l'occurrence guiderait le poète vers la sortie.
L'intérêt, c'est que justement le poète va confondre avec un mensonge infernal la parole de l'Ecclésiaste. Il s'agit d'une illusion qui agit par intermittences ("de temps en temps") et qui ne fait qu'approfondir le désespoir de sa victime.
Nakaji pose des jalons sur l'origine de cette conviction que le travail permet d'améliorer la vie humaine en évoquant Saint-Simon et Proudhon, mais il va prendre aussi le temps de citer des passages conséquents de l'Ecclésiaste biblique pour montrer l'inversion du portrait fourni par Rimbaud de l'Ecclésiaste moderne. Nakaji rappelle que dans l'Ecclésiaste il est aussi question de la vanité du travail et de la science justement : "Que retire l'homme de tout le travail qui l'occupe sous le soleil ?" Et c'est assez amusant car le texte de l'Ecclésiaste est inclus de manière paradoxale dans un ensemble de textes religieux poussant l'homme à croire en une providence divine où le travail et la connaissance reprennent des droits !
Nakaji rappelle aussi inévitablement la phrase de "Mauvais sang" : "Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?" ce qui confirme encore une fois que les sections "L'Impossible" et "L'Eclair" ont été écrites avec une logique de cohésion à la suite de "Mauvais sang", quand beaucoup de rimbaldiens conçoivent que Rimbaud a écrit "Mauvais sang" en avril et les autres sections en juillet, en reformatant l'ensemble de son projet de livre. Il serait temps de constater l'unité du livre et d'admettre que le projet était fixé dès le début de la composition en avril-mai.
Et Nakaji a aussi l'intérêt de me donner raison sur la coquille : "Après, la domesticité même trop loin" dans "Mauvais sang", puisqu'il l'admet telle quelle et refuse de recourir à la correction "mène", au point qu'il analyse la phrase comme un exemple parmi tant d'autres de phrases sans verbe. Je ne partage pas ce point de vue, mais il récuse la leçon "mène" implicitement. Ensuite, dans son analyse de la section "L'Eclair", Nakaji fait le rapprochement avec la phrase de "Mauvais sang" : "Ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action", tout en repérant des évolutions notables. Dans "Mauvais sang", le narrateur ne prenait pas de distance critique avec ses propos. Et il y a aussi un glissement de la vie trop légère au travail cette fois trop léger pour lui.
Je reprends la main.
Le texte "L'Eclair" parle donc de l'amélioration de notre sort par le travail, il parle de l'idéologie du progrès propre au dix-neuvième siècle. Dans ce discours, les antagonistes sont forcément les méchants et les fainéants, les méchants s'opposant au bien et les fainéants au travail et à la science, et c'est à cette aune qu'ils sont considérés comme des cadavres, comme des morts, et ils tombent non sur le corps, mais sur le cœur des autres, comme le fait judicieusement remarquer Nakaji dans son commentaire. Il y a l'idée que la réalisation par la science représente la fin de l'homme, cette prétention n'aurait rien d'une vanité. Mais Rimbaud fait remarquer que le progrès s'accompagne d'un bruit peu humain et de catastrophes : "la lumière gronde", le mouvement est précipité : "la prière galope", et surtout Rimbaud ne voit pas très bien quelle promesse peut se réaliser pour tous ceux qui meurent en chemin, et c'est tout le sens cruel de la formule : "la science est trop lente". Rimbaud ne perçoit pas l'intérêt d'une promesse aux générations futures pour motiver les générations présentes.
C'est ce qui justifie l'attitude ironique du poète qui sera fier de son devoir en le mettant de côté. La tâche est irréalisable en une vie d'homme, ce ne sera qu'un beau sujet de conversation.
Et pour justifier cet abandon, le poète précise encore : "Ma vie est usée." L'image est quelque peu logique dans le monde du travail, il ne pourra pas être un bon outil.
Et cela nous vaut une rechute très clairement explicitée par le fait que la forme verbale "fainéantons" reprend le mot "fainéants" précédemment mentionné et formule l'idée inverse du travail et de l'appel à la science.
Le poète va s'amuser et rêver au lieu de travailler. Il va se plaindre aux portes de la ville, comme dirait Nietzsche. Le poète va alors jouer des rôles parmi lesquels celui de mendiant déjà conspué pour sa navrante pratique de l'honnêteté dans "Mauvais sang" et un dernier rôle se dresse, celui de prêtre, et c'est là que Rimbaud opère une boucle en considérant que sa critique du monde le met sur un plan comparable à celui du prêtre. Et le prêtre rappelle au poète sa révolte initiale : "Je reconnais là ma sale éducation d'enfance", on retrouve la dénonciation des parents pour l'avoir baptisé ("Nuit de l'enfer") et on retrouve le rejet immédiat de la charité comme clef pour un festin où tous pratiquent la charité. Rimbaud serait aussi menteur qu'un prêtre en existant par l'amusement, les rêves et les récriminations contre le monde comme il est.
Il y a ensuite la fameuse phrase : "Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans..."
Je n'ai pas encore fait l'historique des interprétations de cette phrase. Actuellement, un consensus tend à se former pour dire que la phrase signifier "aller jusqu'à mes vingt ans". Le problème, c'est qu'on affirme plutôt cela sur une perception intuitive. Il faudrait citer des textes anciens où l'expression est employée par d'autres que Rimbaud et a bien ce sens-là, ce que personne ne fait. Il y a un autre problème. Puisque le sujet de la section "L'Eclair", c'est le travail, pourquoi le poète parlerait de tenir jusqu'à l'âge de vingt ans qui n'est pas un seuil de la mort, que du contraire ? Il me semble plus naturel de penser que l'expression "aller mes vingt ans" signifie "donner vingt ans au travail". Je n'ai pas de certitude, mais ça me paraît plus en phase avec le propos d'ensemble du récit intitulé "L'Eclair". Le seuil des vingt ans, il en est question dans "Jeunesse IV", mais ici ? Rimbaud formule l'expression : "aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans" avant d'exprimer sa révolte contre la mort. C'est par un mouvement rétrospectif que les rimbaldiens considèrent que "aller mes vingt ans" signifie "aller jusqu'à vingt ans", puisque révolte contre la mort il y a.
Mais il reste des difficultés avant d'affirmer cette lecture. D'abord, Rimbaud ne dit pas qu'il se révolte contre la mort avant vingt ans, mais qu'il se révolte contre la mort tout court. Ensuite, le lecteur est supposé comprendre l'expression "aller mes vingt ans" spontanément sans devoir attendre que la suite du texte lui parle de la mort. Certes, le poète dit plus tôt que "sa vie est usée", mais "aller mes vingt ans", c'est remplir une fonction, accomplir un travail pendant vingt ans. Et justement, dans le paragraphe suivant, le poète dit qu'il se révolte désormais contre la mort, et tout le paradoxe c'est qu'il fait suivre cela de la phrase : "Le travail paraît trop léger à mon orgueil". Donc le poète refuse les vingt ans de travail, il trouve que son orgueil ferait une concession à quelque chose de bien léger.
Il est clair que la révolte contre la mort signifie que le poète veut reconquérir sa vie. Cette révolte est mortifère, mais en retour la révolte contre la mort suppose logiquement que le poète va pouvoir sortir de l'enfer par la révolution de son esprit. Le problème, c'est que l'idéal du travail est trompeur et que l'orgueil du poète ne s'en laisse pas compter. Mais il y a aussi l'idée que la révolte contre la mort n'est pas directement une révolte contre le travail. Le poète sur son lit d'hôpital se laissait aller aux rêves, à des amusements d'impotent. Il y a donc une révolte contre cet état, que provoque l'irruption de l'imagerie repoussoir du prêtre qui est venue se superposer aux visages pris par le poète, mais le travail ne sera pas pour autant le remède à cette mort. Et c'est ce qui explique la phrase finale où le poète soupçonne que l'éternité est peut-être déjà perdue. Il entrevoit que le combat n'est pas pour l'éternité, mais pour la vie en ce monde.
Et c'est à ce moment-là que le matin vient remplacer l'éclair avec un jour naissant qui le sort des ténèbres de l'enfer, qui le sort de la "Nuit de l'enfer", ce matin est l'acceptation du monde tel qu'il est, mais dans la lumière les derniers envoûtements opèrent entre le faux souvenir de l'enfance à écrire sur des feuilles d'or et le songe d'un avenir radieux pour tout le genre humain. La leçon va se jouer dans le fait de ne pas maudire la vie, clef minimale pour sortir de l'enfer. Le poète va alors se chercher un devoir, un travail qui ne sera pas l'illusion d'une science ultime faisant le bonheur de l'homme.
Voilà comment je comprends les choses dans ma lecture désormais très affinée d'Une saison en enfer.