Plutôt que de regarder le reportage rimbaldien débile du moment d'Arte via Youtube, je préfère poursuivre mes recherches en terrain valmorien. J'en ai parlé récemment, mais, dans la notice consacrée à la poétesse douaisienne du Dictionnaire Rimbaud des Editions Classiques Garnier, l'auteur, Jean-Pierre Bobillot, ironise sur le prétendu intérêt de Rimbaud à son sujet. Je cite quelques propos méprisants de cette notice : "Ce lyrisme douloureux et digne que Sainte-Beuve avait résumé d'une formule : 'toujours souffrir, chanter toujours !' ne pouvait que résonner en Verlaine, qui en souligne 'la passion chaste et forte' et 'l'émotion presque excessive' ; mais Rimbaud ?" ou : "[...] l'aurait-il découverte si tôt, et serait-il resté si longtemps (lui !) dans les mêmes dispositions à son égard ?" ou : "Outre ces qualités bien peu rimbaldiennes, Verlaine lui attribue le mérite d'avoir, 'le premier d'entre les poètes de ce temps, employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres. Mais ce qu'il cite, c'est 'Les Sanglots' : parfait exemple d'orthodoxie métrique, tous les alexandrins y étant d'impeccables [6+6]." Et Bobillot ironise au point de faire remarquer que quand Verlaine cite un passage de "Rêve intermittent d'une nuit triste", le vers sur les "Espagnes", il ne fait justement pas remarquer le caractère inusité de la mesure dudit poème. Et Bobillot en remet une couche dans le mépris en déclarant que le vers est rare, mais pas inusité : "Rare, certes, mais point inusité, et d'une scansion quasi-métrique [5+6] absolument régulière..."
Et ça n'en finit pas de baver avec l'alinéa qui suit :
Comment, dès lors, soutenir que Rimbaud ait pu trouver là le modèle de ses propres hendécasyllabes, qui ignorent d'emblée cette régularité, au profit de scansions résolument non-métriques : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, / Je buvais, accroupi, dans quelque bruyère" (Larme, 4-3-4, 3-3-5)? Sous le même nombre syllabique, bruissent des vers très différents, au service d'une vraie radicalisation poétique.
Déjà, pour un métricien, Bobillot commet une bévue caractérisée, puisqu'il fournit paresseusement un découpage grammatical des deux vers qu'il cite de Larme : "Loin des oiseaux, (4) des troupeaux, (3) des villageoises, (4) / Je buvais, (3) accroupi (3) dans quelque bruyère (5)". Il faut dire que Cornulier commet la même bévue et entraîne tous les métriciens à sa suite quand il commente un prétendu changement de césure quatrain après quatrain dans "Tête de faune". Normalement, Cornulier lui-même a expliqué que la césure d'un poème relève d'une perception d'ensemble des vers de même longueur de tout un poème. La césure est une création d'ensemble pour le poème et pas une découverte au cas par cas, vers par vers.
Bobillot affirme qu'il n'y a pas de scansion métrique dans "Larme", ce qui reste à démontrer ou ce qui joue sur l'emploi non scientifique du mot "scansion", puisque le mot "scansion" sera valable si on parle de l'absence d'une scansion grammaticale régulière, mais problématique si on parle d'une césure forcée. J'ai établi qu'il y avait des césures forcées dans "Tête de faune", "Famille maudite" devenu "Mémoire", "Qu'est-ce pour nous...", "Juillet", "Jeune ménage", cinq des dix poèmes de Rimbaud qui posent problème pour l'interprétation de la césure. Il ne reste comme cas compliqués que les vers de dix syllabes de la "Conclusion" de "Comédie de la Soif" qui, au passage, ressemblent bien à l'esprit, aux images et thèmes de Desbordes-Valmore, et que les quatre poèmes aux vers de onze syllabes, mais là encore j'ai fait remarquer que chacun de ces poèmes offrait des idées très suggestives pour une césure après la quatrième syllabe, comme par hasard celle que Verlaine va employer dans "Crimen amoris" et quelques autres poèmes consacrés à Rimbaud en vers de onze syllabes. Notons que l'un d'eux, je le relie à la section "Phrases" avec le "bois noir", etc., et à cet exercice en aval j'ai aussi travaillé à trouver l'équivalent en amont (je ne l'ai jamais publié, mais je l'ai en tête) avec des vers similaires dans les poésies de Desbordes-Valmore.
Bref, Bobillot affirme un peu vite qu'il n'y a pas de scansion métrique dans "Larme" comme dans "La Rivière de cassis", "Est-elle almée ?..." et "Michel et Christine".
Poursuivons par étapes justement. Bobillot épingle aussi le discours de Verlaine qui cite "Rêve intermittent d'une nuit triste". Verlaine dit d'un côté que Desbordes-Valmore a utilisé des mesures rares, le vers de onze syllabes, notamment. Il ne cite pas les deux poèmes en question comme exemples, et alors ? Il vous laisse les trouver, non ? C'est difficile d'accorder de l'intelligence à Verlaine ? Il a une pensée délicate et vous le traitez d'imbécile ? Il cite justement un extrait de poème en vers de onze syllabes, mais ne le dit pas. Là encore, vous le traitez d'imbécile ? Mais, vous croyez qu'il ne s'en rend pas compte de ce qu'il écrit. Là encore, il vous laisse l'occasion d'être surpris. Et c'est une pensée délicate vis-à-vis de la poétesse aussi, même s'il est misogyne, puisqu'elle avait glissé ces deux poèmes l'air de rien. Le lecteur tombait dessus et était surpris, et justement on va en parler plus bas de cet aspect.
Notons dans la foulée que Verlaine parle d'autres rythmes inusités, ce qui veut dire qu'il pense aux strophes et aux alliances de mesures entre elles, sinon son propos n'aurait pas de sens, puisque la mesure de onze syllabes est la seule mesure originale que se soit permise la poétesse.
Bobillot clame fièrement qu'elle ne l'a pas inventée. Et alors ? Verlaine a précisé que cela concernait notre époque et qu'elle elle y réussissait. Cette mesure n'apparaît chez aucun grand poète du XIXe avant elle, seulement chez des seconds couteaux, et encore. Elle a été employée par Ronsard, mais dans deux poèmes qui ne sont pas du tout bien connus, et ainsi de suite.
Verlaine cite d'autres poèmes de la poétesse, mais tant mieux, il nous fournit un florilège de poèmes que Rimbaud et lui ont appréciés ensemble à l'époque, non ? Vous préférez croire que Verlaine cite un florilège qui lui est personnel, que jamais Rimbaud n'a dit à Verlaine quels poèmes il appréciait ?
On se retrouve dans la citation de "Vu à Rome" où, parce que le lien par les rimes paraît ténu, vous préférez le refouler. Non, il faut s'affronter à la difficulté, bien sûr !
Reprenons le problème.
Bobillot a composé une notice où, au lieu de mettre en avant la poétesse et l'intérêt d'un rapprochement avec Rimbaud, il a dévié sur une réflexion sur les mérites comparés d'un supposé timide emploi d'un hendécasyllabe régulier et la gloire de déconstruction du vers par Rimbaud en 1872. C'est quelque part du hors-sujet, première raison de refuser de publier la notice dans le dictionnaire dans un monde normal, la deuxième étant l'étalage de mépris personnel qui n'avait pas sa place là. Bobillot ne fait que citer en passant le vers de la poétesse transcrit par Rimbaud et ne lui accorde aucun temps de réflexion, n'avoue même pas qu'il coïncide avec des poèmes "Fêtes de la patience" qui sont justement très ressemblants pour une fois avec la manière de la douaisienne.
C'est d'autant plus grave que le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !" permet d'entamer une réflexion paralèlle sur "Fêtes de la patience" et Une saison en enfer ! Rien que ça ! "La vraie vie est absente", ça vous parle ?
Bobillot a torpillé la rubrique du dictionnaire.
On l'a laissé faire.
Reprenons !
Rimbaud s'intéresse au fait d'écrire des "espèces de romances" comme il va le formuler dans "Alchimie du verbe" et Marceline Desbordes-Valmore est inévitablement une des références les plus évidentes de ce genre de poésies. Il y a bien sûr les recueils de Stalactites et Odelettes de Banville, il y a le chansonnier Béranger que personnellement je trouve très surestimé et ennuyeux, sans grand intérêt, il y a ceux que la correction de Béranger a permis d'oublier, les chanteurs plus grivois et débridés comme Desaugiers, il y a la poésie ouvrière de Dupont et quelques autres, il y a les ariettes de Favart, les chansons en tant que telles, etc.
Notons que Marceline Desbordes-Valmore tout au long de sa carrière poétique a pratiqué les refrains et aussi les rentrements ou bouclages (première strophe qui revient la dernière). Rimbaud a justement commencé quelque peu de la sorte et c'est une particularité étonnante majeure de ses poèmes de 1870 : "Ophélie", "Roman", "Bal des pendus", "Comédie en trois baisers". J'avoue ne pas être spécialiste, mais dans "Ce qui retient Nina" et "Comédie de la soif", Rimbaud emploie des sortes de didascalies avec le pronom "lui" en particulier. Ce "lui" ne compte pas dans la mesure du vers au début de "Ce qui retient Nina", ni le "Elle" au dernier vers. Cette technique est identique dans certains poèmes de Desbordes-Valmore. Je n'ai pas fait attention si cette technique était employée par Hugo, Musset et d'autres, pour la simple et bonne raison que quand on lit on ne pense pas à tout. Pourtant, j'ai toujours été frappé par la présentation du "lui" et de "elle" sur la ligne du vers dans "Ce qui retient Nina", et cela se retrouve dans "Comédie de la soif" comme je l'ai dit et dans certains poèmes de Marceline.
Bobillot ignorait forcément que "Comédie en trois baisers" s'inspirait de "L'Aveu permis", puisque c'est une découverte inédite de mon blog en 2025 et j'en profite pour préciser que le dévoilement progressif de "L'Aveu permis" a une nouvelle version dans le poème célèbre cette fois "Les Roses de Saadi".
Grâce à "L'Aveu permis" source de "Trois baisers", on sait que Rimbaud lit et affectionne la poétesse avant même les deux séjours douaisiens, et donc dès l'été 1870. On pense que le poème "La Maison de ma mère" est une source aux "Etrennes des orphelins" à cause de la métaphore du nid maternel et à cause de l'abondant retour de la rime cliché "mère"/"amère", et du fait que ce poème a été publié dans la même revue quelques mois plus tôt. Je suis convaincu que cette référence est juste et comme Rimbaud pratique le rentrement ou bouclage dans "Ophélie" qui date de mai 1870, dans "Bal des pendus" qui des chances d'être un composition plus ancienne que le séjour douaisien, il me semble logique que Rimbaud connaisse intimement la poétesse depuis longtemps déjà.
Je rappelle aussi que dans la lettre à Demeny si Rimbaud ne cite pas Marceline Desbordes-Valmore, ni aucune poète féminine, il évoque l'avenir des femmes poètes enfin délivrées de leur joug. Il écrit à un douaisien qu'il a rencontré à Douai quelques mois plus tôt. Donc ne faut-il pas comprendre qu'il y a une allusion implicite à Desbordes-Valmore dont ils ont dû parler en septembre et octobre 1870 ? Poser la question, c'est y répondre. Evidemment ! Certes, du coup, le propos a l'air de dire que cela étant réservé à l'avenir la poétesse ne serait pas le génie que l'on croit, mais il faut être obtus pour prendre prétexte de ce propos et le considérer comme une conviction exprimée au premier degré. Au contraire, la subtilité est de rappeler à Demeny qu'il y a déjà une exception et lui laisser le soin d'y penser par lui-même. Il aurait écrit à Bobillot, il aurait dû éviter toutes ces subtilités dont il honorait à tort Demeny.
La série "Fêtes de la patience" date de la fin du mois de mai et du début du mois de juin, en 1872. La version manuscrite la plus ancienne, celle qui date au plus près du moment de transcription, s'est retrouvée on ne sait pourquoi dans les mains de Jean Richepin, sans doute parce que le cercle des contacts de Rimbaud s'est rétréci après l'incident Carjat. Je reste très méfiant sur l'idée que Richepin ait eu un exemplaire personnel d'Une saison en enfer, ait forcément été le destinataire immédiat des manuscrits en question, mais peut-être suis-je ici moi-même obtus ? et je ne crois pas du tout à la légende du cahier de notes de Rimbaud, et certainement pas à sa conservation par Richepin.
Mais ce n'est pas le sujet. Il y a une deuxième version manuscrite, et cette fois il semble s'agir de recopiages un peu plus tardifs faits en Angleterre, ce qui au passage fragilise la thèse de Murphy qui s'appuyant sur des listes de chiffres au dos d'un manuscrit de "Fêtes de la faim" pense que la série a été désolidarisée à ce moment-là. C'est sur ce recopiage de la série de quatre poèmes qu'apparaît la transcription du vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
Je rappelle que sur les manuscrits en provenance de Richepin il y a une table de sommaire avec le rappel des quatre poèmes numérotés composant "Fêtes de la patience", et cette série est conservée à l'identique sur la copie manuscrite faite en principe en Angleterre.
"Bannière de mai" en devenant "Patience d'un été" est gratifié de la citation de "Desbordes-Valmore" au verso du manuscrit. Ensuite, nous avons le poème "Chanson de la plus haute Tour" qui a des caractéristiques de romances à la Desbordes-Valmore. Rimbaud y parle de la Notre-Dame, de la prière à Marie, il pratique une rime "vie"/"asservie" qui est typique des vers courts de la poétesse, même si elle est pour dire vite un petit peu banale parmi les poètes, il offre la rime "prie"/"Marie" qui est une version moins marquante de la rime pour une fois remarquable de la poétesse dans son poème "Ave Maria" où il y a une excellente rencontre du nom latin "Maria" avec le passé simple "pria". Le principe de la "plus haute tour" fait songer à certains poèmes de la poétesse, par exemple ce morceau du recueil de Poésies inédites, "Le Nid solitaire", où, à la manière de Baudelaire dans "Elévation", elle dit à son âme d'aller "au-dessus de la foule qui passe, / Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace" et quelques poèmes plus loin on aura l'expression en fin de poème "point de l'univers" à rapprocher de l'expression "cher point du monde" dans "Mauvais sang", quand le poète parle de sa vie pas assez pesante qui s'envole...
Le refrain même de "Chanson de la plus haute Tour", surtout quand il en devient pleinement un dans "Alchimie du verbe" fait penser aussi très nettement à des poèmes de Desbordes-Valmore, et comme par hasard à des poèmes rapprochés du début du recueil Poésies inédites, le premier que je cite fait même aussi songer au "Pont Mirabeau" d'Apollinaire :
Sur la terre où sonne l'heure,Tout pleure, ah ! mon Dieu ! tout pleure.("Les Cloches et les larmes", poème avec en mention le terme "pleureuse" repris par Verlaine dans la quatrième des valmoriennes "Ariettes oubliées")
Le poème "Les Cloches et les larmes" n'est qu'un poème après "Jour d'Orient" cité par Verlaine et que pour "éternité" et "exhaler" au moins je rapproche spontanément de "L'Eternité", la suivante des quatre "Fêtes de la patience" !
Je prends maintenant le refrain du poème "Un cri" qui suit immédiatement "Les Cloches et les larmes" :
Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !Est-il au monde un cœur fidèle ?Ah ! s'il en est un, dis-le moi,J'irai le chercher avec toi.
Il y a un vers faux parmi ces quatre, saurez-vous le trouver ? Justement, "Chanson de la plus haute tour" dans la version de "Alchimie du verbe" rejoint "Ô saisons, ô châteaux" dans la pratique du vers faux chez Rimbaud, vers faux justifié par l'idée d'un refrain de chanson.
Et le refrain de "Un cri" est très clairement un équivalent à l'appel aux cœurs qui s'éprennent.
J'ajoute qu'on a aussi un retour des mêmes rimes dans "Chanson de la plus haute tour" qui vise à la désinvolture d'une Desbordes-Valmore, notamment les deux couples "vie"/"asservie" et "prie"/"Marie".
Je précise que deux poèmes après "Un cri" on a le quatrain "Les Eclairs" auquel Rimbaud a repris l'idée des "corbeaux délicieux" en imitant sa fin "éclairs délicieux".
Je ne vous cite pas mes relevés de la rime "vie"/"asservie" dans les poèmes voisins, je ne reviens pas sur "L'Eternité", ni sur "Âge d'or" que je rapproche de poèmes d'autres recueils de la poétesse.
Je reviendrai sur tous ces développements en friche.
Passons à la question du vers de onze syllabes et à "Larme".
Par contextualisation, on comprend que "Larme" fait forcément référence à Desbordes-Valmore. Rimbaud a envoyé à la fin du mois de mars "L'Ariette oubliée" de Favart à Verlaine, Verlaine fait publier au retour même de Rimbaud une "romance sans paroles", la première des "Ariettes oubliées" qui est flanqué d'une citation de deux vers du morceau envoyé par Rimbaud, et ce poème de Verlaine est une réécriture de la romance "C'est moi" de Desbordes-Valmore, romance dont Rimbaud va citer un vers au dos du premier poème d'une série manuscrite composée justement en mai 1872, le mois de publication du poème de Verlaine et du retour de Rimbaud à Paris. En clair, on comprend aisément que les "Fêtes de la patience" poursuivent dans la veine valmorienne de l'ariette publiée dans La Renaissance littéraire et artistique, l'émulation s'emparant de Rimbaud comme de Verlaine, et le poème "Les Corbeaux" en octosyllabes réguliers datant selon toute vraisemblance de février-mars 1872, avec ses "corbeaux délicieux", montre que Rimbaud a précédé Verlaine dans cette voie. On pense à "Comédie de la soif" et bien sûr à "Larme" ou à "La Rivière de Cassis". J'ai révélé sur ce blog en 2025 que le premier vers de "Bonne pensée du matin" citait le titre et le début de l'une des plus célèbres chansons de Desaugiers, le seul poète grivois du Caveau qui n'a pas été complètement éclipsé derrière le chaste Béranger. Et si Desbordes-Valmore ne cite pas Desaugiers, elle cite le chansonnier Béranger, lui dédie des poèmes.
Le titre "Larme" correspond à l'emploi surabondant des mots "pleurs" et "larmes" dans les vers de Marceline, souvent à la rime, et souvent en titre, et le titre "Les Sanglots" en est un prolongement évident.
Sur les deux poèmes en vers de onze syllabes de Marceline, l'un a un titre qui tire aussi du côté de la larme à l’œil : "Rêve intermittent d'une nuit triste". Ajoutons que entre "Jour d'Orient" cité par Verlaine que je rapproche de "L'Eternité" et "Les Cloches et les larmes" que j'ai comparé pour le refrain à "Chanson de la plus haute Tour" et qui contient le mot "larmes" dans son titre, nous avons le poème "Allez en paix" en quatrains d'octosyllabes où figure la rime "asservie"/"vie" (j'avais dit que je ne le citerais pas...) et un quatrain de transformation soudaine du corps où est employée comme dans "Larme" le gallicisme au passé simple : "ce fut" et il est question de je dirais la "barbare" irruption des "larmes" :
D'abord ce fut musique et feu,Rires d'enfants, danses rêvées ;Puis les larmes sont arrivéesAvec les peurs, les nuits du feu...Adieu danses, musique et jeu !
Vous trouvez que les rapprochements ne sont pas assez nets avec Rimbaud ? Eh oui ! c'est dur de faire travailler son cerveau... Eh oui ! l'effort intellectuel, c'est tellement pénible...
Venons-en à nos deux poèmes en vers de onze syllabes directement.
Pour composer la quatrième des "Ariettes oubliées", son premier poème connu en vers de onze syllabes, Verlaine a repris le vers de la poétesse avec sa césure, il a repris la rime "jeunes filles"/"charmilles", sachant que le mot "charmilles" est à la rime dans plusieurs des Poésies inédites, mais pas souvent avec "jeunes filles" et Verlaine a repris l'idée d'être pardonnée qui est formulée dans plusieurs des Poésies inédites et il a repris l'emploi du nom "pleureuse". En gros, on comprend que la quatrième des "Ariettes oubliées" s'inspire directement de "Rêve intermittent d'une nuit triste", mais qu'il implique une lecture d'ensemble du recueil Poésies inédites que comprenait Rimbaud à qui le dialogue est explicitement adressé si on peut dire : "nous serons deux pleureuses" !
Là, la notice de Bobillot, elle est sous les cailloux dans les trente-sixièmes dessous.
Mais ça ne s'arrête pas encore là. Effectivement, on prend le poème distique par distique et les rapprochements avec "Larme" ne s'imposent guère. Il y a quelques passages où les liens peuvent sembler suggestifs, sauf que si on réfléchit en métricien, ce que n'a pas fait Bobillot, on se rend compte que Marceline Desbordes-Valmore a fait deux coups géniaux dans ces poèmes en vers de onze syllabes.
Prenez "La Fileuse et l'enfant" et appréciez son début :
Prenez "La Fileuse et l'enfant" et appréciez son début :
J'appris à chanter en allant à l"école :Les enfants joyeux aiment tant les chansons ![...]
Ce "J'appris" me fait penser au poème "Vies" des Illuminations, mais peu importe. Le trait de génie, c'est que le vers ironise sur l'enseignement scolaire, puisque le vers n'est pas un alexandrin, mais un vers de onze syllabes. Rimbaud, avec son intelligence vive, a compris la finesse de la poétesse, son jeu de cache-cache avec le lecteur, il a compris la relation de la mesure avec le contenu du premier vers. Ensuite, dans "Rêve intermittent d'une nuit triste", si Verlaine a repris la rime du premier distique qui par rentrement sera aussi l'avant-dernier du poème : "charmilles"/"jeunes filles", notons que Rimbaud a repris quelque chose à la rime du second distique : "eaux"/"roseaux" dans son premier vers : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises[.]" Vous n'êtes pas convaincus, tant pis je passe outre pour vous faire remarquer ce que vous risquez de manquer. Dans sa quatrième ariette, Verlaine s'adresse par l'emploi de "vous" à Rimbaud qu'il associe dans l'idée de deux pleureuses. Le poème "Larme" est contemporain de cette composition et Verlaine y fait peut-être même référence. Le mot "larmes" est à la rime au premier vers du cinquième distique de "Rêve intermittent d'une nuit triste". Le poème contient aussi plus loin la fameuse rime "haleine"/"plaine" de Favart et au distique qui précède nous avons le mot "bois" à la rime, Rimbaud passant plutôt à l'idée de boire il est vrai. C'est précisément "Rêve intermittent d'une nuit triste" qui se clôt par l'expression "point de l'univers" que j'ai rapprochée plus haut de "cher point du monde" dans Une saison en enfer, ouvrage sur lequel se ferait aussi ressentir un peu de l'influence valmorienne, mais pas pour "Déchirante infortune" selon moi !
Et donc vous me direz que les liens avec "Rêve intermittent d'une nuit triste" s'arrête à peu près là, que c'est maigre, que l'influence valmorienne est diffuse et va au-delà de ce poème, et vous me direz que tous les distiques dont je ne parle pas ça n'aurait aucun sens de forcer des rapprochements. Mais n'oubliez pas que je vous ai parlé du coup de génie que le métricien sait repérer d'un coup d'oeil par déformation professionnelle.
Verlaine a pu s'inspirer pour un poème de Cellulairement aux vers de treize syllabes de la relance du vers suivant : "Et s'isole et nage au fond du lac d'azur", mais le coup de génie métrique n'est pas là, il est dans trois calembours de trois vers distincts que voici :
Que vos ruisseaux clairs, dont les bruits m'ont parlé,Humectent sa voix d'un long rythme perlé ! (Un !)
Sans piquer son front, vos abeilles là-basL'instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas ; (Deux !)
Car l'insecte armé d'une sourde cymbaleDonne à la pensée une césure égale.
(Et trois !)
Ces trois distiques sont en relation avec le mètre choisi bien évidemment !
Tout cet humour n'est pas passé inaperçu de Rimbaud et c'est largement suffisant pour lui inspirer de passer à son tour à l'attaque du vers de onze syllabes et du coup de la césure dans "Larme".
Il y a quelques autres rapprochements à faire entre le poème valmorien et "Larme", mais je suis obligé de n'établir pour cette fois que ce qui a de bonnes chances d'emporter une large adhésion. On verra plus tard pour les approfondissements.
Et donc vous en arrivez à ma grande idée critique.
Dans son traité, Banville s'est trompé dans l'analyse du vers de neuf syllabes de Scribe, révélant au passage une méconnaissance profonde de Molière qui y a recouru à ce type de vers. Banville l'a analysé en trois segments métriques de trois syllabes, alors que Molière, Quinault, les chansonniers classiques et Scribe pratiquent simplement la césure après la troisième syllabe. Puis, Banville, qui visiblement était perturbé, a offert en appendice un poème de sa création en vers de neuf syllabes où la césure est après la cinquième syllabe. Verlaine et Rimbaud ont compris que Banville s'était trompé au sujet du vers de Scribe pour plusieurs raisons, mais on en a la preuve avec la deuxième des "Ariettes oubliées" qui adopte la mesure de Scribe avec une unique césure après la troisième syllabe, la césure traditionnelle à ce vers de chanson. Banville a eu là un lourd défaut d'érudition. Il a ignoré un vers pratiqué pourtant par Molière ! Le pire, c'est que Banville voulait railler Scribe, poète scribouillard.
Il faut comprendre la cruauté de la deuxième des "Ariettes oubliées" à l'égard de Banville. C'est humiliant comme retour !
Or, là on est face à un cas compliqué. Verlaine n'a pas pu composer avant le mois de juillet 1872 le poème "Bruxelles, Chevaux de bois" qui est daté d'août. Et en 1873, dans son Coffret de santal, Charles Cros a publié un "Chant Ethiopien" qui a la même mesure que le vers de neuf syllabes de Verlaine, un hémistiche de quatre syllabes puis un autre de cinq syllabes. On ne sait pas non plus quand Verlaine a composé le poème "Art poétique" qui a cette même mesure. Or, les deux poèmes de Verlaine et le "Chant éthiopien" de Charles Cros ont une même césure qui n'a jamais été tentée auparavant et qui comme par hasard inverse l'ordre des hémistiches du poème tenté par Banville en appendice à son traité.
Il est clair que Charles Cros, Paul Verlaine et Arthur Rimbauid ont ri ensemble de cette fin du traité et que le vers du type de "L'Art poétique" a été inventé quand Charles Cros et Paul Verlaine se fréquentaient encore au début de 1872., par l'un des deux. En gros, soit "Chant éthipien", soit "L'Art poétique" est un poème antérieur au 7 juillet 1872.
Dans ce contexte, Rimbaud compose un poème en vers de onze syllabes où la césure est méconnaissable, beaucoup plus que dans "Tête de faune", ou que dans "Qu'est-ce..." ou "Mémoire" qu'ils soient antérieurs ou postérieurs à "Larme". La césure est selon moi après la quatrième syllabe pour permettre une référence à la moquerie à l'égard de Banville par l'invention d'une césure, pour se rapprocher de la césure du vers de neuf syllabes de Cros et/ou Verlaine, pour jouer bien évidemment avec la référence au trimètre et le brouillage confus qu'il permet en hésitant sur la reconnaissance d'un alexandrin, ce qui se doublait facilement d'une hésitation avec le décasyllabe littéraires
Jacques Roubaud, Benoît de Cornulier et Jean-Pierre Bobillot n'étant pas de vrais métriciens, ils n'y ont jamais pensé, alors que c'est l'enfance de l'art. Pourquoi s'investir dans des théories qui n'ont aucun intérêt, césure après trois ou sept syllabes, quand l'intérêt joueur est tout simplement dans le rôle clef de la quatrième syllabe et le brouillage ternaire. Evidemment, cela suppose aussi d'envisager la césure forcée, et pour l'instant il m'a été plus facile de la prouver dans le cas des vers de douze syllabes et de dix syllabes, là où Rimbaud a donné des symétries flagrantes de composition qui permettent d'établir le fait exprès.
Pour les poèmes en vers de onze syllabes, les symétries d'ensemble n'ont pas été mises à jour, on peut penser qu'il n'y en a pas, mais il y a tout de même localement des jeux saillants, et dans le cas de "Larme" il est évident qu'il y a un jeu avec le brouillage ternaire, sur le premier vers et deux autres du second quatrain notamment.
Rimbaud a surenchéri sur l'esprit de corruption des calembours des poèmes en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore.
Vous n'avez toujours pas compris ? Relisez mon article jusqu'à ce que ça rentre.
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