En 2001, deux articles sans lien entre eux révèlent que le vers transcrit par Rimbaud au dos de "Patience d'un été" est une citation de la romance "C'est moi" de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore, l'un de Lucien Chovet, l'autre d'Olivier Bivort. Ce vers est le suivant : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Un colloque de quinze participants étant prévu à Charleville-Mézières, Michel Murat décide de faire un article sur l'intérêt de Rimbaud pour les femmes poètes en exploitant l'expression "mondes d'idées" qui va résonner avec la formule pré-rimbaldienne "je ne suis pas au monde" de la pièce "Sol natal" de la poétesse douaisienne. Toutefois, l'article de Murat est consacré pour partie à Louisa Siefert et pour moitié seulement à Marceline Desbordes-Valmore.
Je ne possède aucun des deux articles de 2001 de Bivort et Chovet, mais Murat cite un propos de l'article de Bivort qu'il m'est impossible de comprendre. Murat vient de consacrer un paragraphe sur le témoignage de Verlaine qui attribue à Rimbaud le fait de l'avoir encouragé à lire avec intérêt et estime toute la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, en citant bien sûr l'étude des Poètes maudits sur la femme de lettres, mais il cite encore un article de 1895 paru dans The Senate où Verlaine dit que Rimbaud connaissait bien des poètes, en réalité poèmes, par cœur, de Desbordes-Valmore à Baudelaire, ce qui dessine un spectre allant des poètes les plus ingénus aux plus raffinés. Rimbaud avait un "goût infaillible" à aimer ainsi ces deux poètes. Or, Murat enchaîne en citant un extrait de l'article de Bivort et je ne comprends pas le lien logique. Voici ce qu'écrit Murat : "Olivier Bivort nous invite à considérer avec circonspection ces propos, et à 'reculer de quelques années le terme indiqué par Verlaine, spécialement dithyrambique envers Desbordes-Valmore et trop enclin à la fin de sa vie à dresser le portrait d'un Rimbaud déjà en passe d'être mythifié."
Que faut-il reculer de quelques années ? J'ai beau chercher, je ne comprends pas. Rimbaud n'a fréquenté Verlaine que de la mi-septembre 1871 à juillet 1873, si on écarte l'ultime entrevue au début de 1875, le courrier préalable à la montée à Paris et l'éventualité d'une rencontre de Verlaine à Paris en février-mars 1871. Cela ne fait qu'une fenêtre d'un an et dix mois. Je ne comprends même pas les méfiances parce que Verlaine serait dithyrambique et chercherait à vendre un mythe Rimbaud. Je ne comprends strictement rien à la mise en garde de Bivort que rapporte Murat : ça n'a aucun sens !
Ensuite, Murat s'attarde sur le fait que Verlaine dise que Rimbaud l'a invité à lire tout Marceline Desbordes-Valmore. En note de bas de page, Murat fournit un document intéressant. Rimbaud citerait un des poèmes avec le personnage récurrent d'Inès et en particulier un rejet d'un vers à l'autre du pronom "Tout" après une forme conjuguée du verbe "lire" :
René veut qu'on épèle,et ma fille qu'on liseTout ! [...]
Murat ne fournit même pas le titre du poème en question. Mais, cette source ne doit pas faire diversion. Verlaine précise que Rimbaud lui a dit de tout lire de la poétesse, et nous sommes en présence d'un souvenir vieux de plusieurs années. Que Rimbaud cite au passage la poétesse ne change rien à la sollicitation impérieuse qui est faite. Or, Murat va ramener cette exigence à des proportions qu'il trouve plus raisonnables. Je cite Murat : "On doit se demander d'autre part quel corpus précis recouvre l'expression 'lire tout'. " Sous prétexte que les poèmes ont été publiés dans "beaucoup de recueils, de keepsakes et de revues", l'expression ne serait pas à prendre à la lettre et Murat met surtout en avant deux volumes, l'anthologie de Sainte-Beuve qui a eu trois éditions et le recueil final Poésies inédites, ce qui implique la romance "C'est moi" et les poèmes en vers de onze syllabes. Murat énumère bien les recueils originaux, du moins à partir de 1830, mais il y a l'idée qu'ils sont peu accessibles et en amorçant son sujet Murat a tenu à nous prévenir qu'il était en partie d'accord avec Verlaine, il y a un "fatras avec des beautés dedans". Murat écrit : "quoique son œuvre soit inégale, à la fois trop ample en volume et trop restreinte dans ses motifs".
Je me permets de signaler à l'attention qu'à son époque Rimbaud ne regardait pas la télévision, n'avait pas internet, n'avait pas de téléphone, ne pouvait mal de lire en masse de la littérature internationale traduite, n'avait pas moyen de lire comme nous la littérature du vingtième siècle, du moins de ses deux premiers tiers (parce qu'après...). Rimbaud lisait de la poésie à tout va, et lire tous les poètes de son époque peut être très vite une tâche ample en volume pour des motifs restreints et un intérêt dérisoire. Il ne faut que quelques jours pour lire tout Desbordes-Valmore. Sans s'accorder de pauses, cela se fait en deux jours, en un seul à rythme forcé.
Puis, c'est de la poésie. Autant la lecture d'un récit suppose qu'on accepte de tout lire, autant avec la poésie on peut avoir manqué la lecture d'un ou dix poèmes, d'un cinquième d'un recueil. Donc débattre de ce qu'a eu le temps ou pas de lire Rimbaud n'a aucun sens. Mais surtout on le contredit en faveur de l'ancienne opinion de Verlaine, autrement dit on refuse contrairement à Verlaine de ranger nos préventions. Verlaine dit que ça doit être un fatras avec des beautés dedans, donc prône au départ une lecture sélective et Rimbaud dit "non", tout a de l'intérêt chez cette poétesse, les trésors sont partout.
Mais ça ne s'arrête pas là. On peut consulter Les Poètes maudits sur internet et constater rapidement que Verlaine revient sur la nécessité de lire tout Marceline Desbordes-Valmore. Au troisième paragraphe, Verlaine attribue ce propos à Rimbaud en disant que celui-ci le força : "[...] et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans." Mais, plus loin, au milieu des citations, Verlaine fait écho à ce propos initial : "qu'en dire suffisamment sinon de conseiller de lire tout son œuvre ?"
Verlaine est donc passé du côté de l'avis de Rimbaud, contre les avis des rimbaldiens : Murat, Bobillot, etc. Et pourtant, l'article de Verlaine est marqué par de véritables relents de misogynie. Il commence par préciser, pour se faire pardonner l'éloge d'une femme, que les poésies de pas mal de bas-bleus féminins en ce siècle sont ridicules. Il cite Louise Colet, Amable Tastu et Anaïs Segalas, en leur adjoignant Loïsa Puget qui est une sorte de repoussoir pour nous dire qu'après ces noms-là c'est la catastrophe.
Et à la toute fin de son article, Verlaine revient à la charge en disant que Marceline Desbordes-Valmore est avec George Sand le seul génie féminin littéraire de son siècle, ces deux génies féminins n'ayant que deux compagnes au monde, Sapho et Sainte-Thérèse. Verlaine ignore le rayonnement des femmes dans la littérature anglaise du XIXe siècle (Austen, les sœurs Brontë, George Eliot), leur rayonnement dans la littérature antique japonaise, il ignore la place de La Princesse de Clèves dans la naissance du roman moderne, il ignore Marie de France et Marguerite de Navarre pour des époques où les classiques de la Littérature ne se dénombrent pas en masse. Si on écarte les versificateurs, la littérature du XVIe siècle est posée sur deux noms Rabelais et Montaigne, les autres écrivains sont rapidement bien moins connus et cités. Qui plus est, pour mépriser les femmes écrivains, il faudrait au moins que la meilleure d'entre elles viennent après des centaines d'écrivains masculins. George Sand fait clairement partie des dix plus grands romanciers ou prosateurs français du dix-neuvième siècle. Bref, le raisonnement de Verlaine n'est pas réfléchi, c'est de la misogynie instinctive si on peut dire.
L'article est d'ailleurs assez curieux. Verlaine cite les deux premiers et les deux derniers poèmes du recueil final Poésies inédites et il cite encore en entier le long poème "Les Sanglots" qui vient vers la fin de ce même recueil. Pour quelqu'un qui veut qu'on lise tout Desbordes-Valmore, Verlaine manque de variété dans ses citations. Il est déjà clair que le recueil de 1860 a une place singulière dans l'esprit de Verlaine. Il faut remarquer aussi que le privilège accordé à ce volume est peut-être stratégique, puisque cela permet de parler de Rimbaud et de Verlaine sur la bande. Verlaine rappelle que Desbordes-Valmore a été la première à utiliser des rythmes inusités, le vers de onze syllabes, en notre langue. Certes, il ne fait aucune citation, mais il s'adresse à l'intelligence active de ses lecteurs : Verlaine est en train de livrer la source de sa quatrième des "Ariettes oubliées" et de certains poèmes de Rimbaud, notamment "Larme". Verlaine cite d'autres poèmes de ce recueil de 1860 que ceux en vers de onze syllabes, mais il cite en particulier la pièce intitulée "Les Sanglots", titre qui ne peut que faire songer au titre "Larme" de Rimbaud. Verlaine cite les deux premiers poèmes de ce recueil : "Lettre de femme" et "Jour d'Orient", qui sont aussi les deux premiers poèmes d'une section intitulée "Amour". Et "Jour d'Orient" a tout l'air d'être cité pour inviter le lecteur à penser au poème "L'Eternité" de Rimbaud !
On lit bien dans ce poème de jour en feu le vers suivant : "Où dans l'air bleu l'éternité chemine[.]"
Il s'agit d'un poème de réminiscence d'un jour en feu avec précisément un bouclage de vers répétés en début et fin :
Ce fut un jour pareil à ce beau jour,Que, pour tout perdre, incendiait l'amour.
Le mot d'éternité revient dans différents poèmes de la douaisienne, et avec certaines idées d'arrière-plan comme l'opposition entre l'éternité et le fait de dire adieu. Verlaine, il crée un ouvrage intitulé Les Poètes maudits avec une rubrique sur Rimbaud, une autre sur lui et une sur Marceline Desbordes-Valmore, plus quelques autres, et dans la rubrique sur Verlaine des poèmes inédits de Rimbaud sont cités, et Verlaine attribue à Rimbaud d'avoir deviné le génie, du coup inspirant, de Desbordes-Valmore. Vous ne vous dites pas à un moment donné que Verlaine cite, peut-être pas tout, mais une partie des éléments valmoriens qui éclairent la poésie de Rimbaud ? Vous êtes passifs à ce point-là ?
Verlaine attire aussi l'attention sur les différents aspects de la poétesse, il fait un classement en état de mère, jeune femme et jeune fille, et il attire l'attention directement sur le recueil de 1830. Et là encore, c'est très intéressant, puisque alors qu'il privilégie le recueil final comme s'il n'avait rien d'autre sous la main il parle du recueil de 1830 comme d'une référence ! En même temps, cela est un peu déconcertant, car Verlaine semble du coup ignorer ou du moins négliger que Desbordes-Valmore a publié des recueils de 1819 à 1830 et que le recueil de 1830 reprend en grande partie des publications antérieures.
Verlaine nous cite plusieurs poèmes de 1830 ou en évoque quelques-uns, et il va aussi mentionner que ce que la société a le mieux retenu des vers de Marceline c'est les contes. Verlaine cite la triade La Fontaine, Florian et Desbordes-Valmore, Florian n'étant pas encore oublié à l'époque. Il est vrai que Verlaine cite et commente n'importe comment. Je ferai un article sur les vers que je trouve géniaux de Marceline Desbordes-Valmore, ça parlera concrètement aux lecteurs. Il y a une grâce de l'écriture, même si au plan des rimes elle a la banalité de l'usage classique. Elle ne pratique que timidement les enjambements romantiques, mais elle en manie quelques-uns avec des effets de sens et qui lui sont propres, un sur le mot "noués" notamment. Et le pire, c'est qu'avec le poème "L'Arbrisseau" elle a pratiqué avant Hugo lui-même et avant même qu'Hugo n'imite les enjambements à la Chénier comme Vigny la césure sur un article. Ce vers a été refoulé en 1820, est revenu avec le recueil de 1830 et Sainte-Beuve s'est bien gardé de le mettre en avant en excluant "L'Arbrisseau" de son anthologie de 1842, lui qui détestait les enjambements trop audacieux chez Hugo. Elle a osé un hiatus avant Musset aussi, et elle a pratiqué le quintil des Fleurs du Mal avant Baudelaire, lequel s'est sans doute inspiré d'elle, d'ailleurs pas seulement pour le quintil chansonnier.
Desbordes-Valmore pratique comme Hugo la métaphore du livre de la Nature et du comportement des humains. Elle pratique aussi des symétries remarquables avec des jeux d'opposition ou de gradation. En particulier, elle joue sur la distance et le regard. En 1821, elle écrit un poème où la rencontre prend fin et elle a cette pensée fine en paradoxe : "En m'éloignant mon cœur cherchait le sien." Et j'en ai d'autres des vers avec un tel dispositif rhétorique, j'ai plein de pépites à citer. On connaît le dernier vers éclatant de "La Couronne effeuillée" où Dieu la pardonnera "Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné." Elle a plein de traits d'esprit en vers. Verlaine est très loin d'expliquer en quoi Desbordes-Valmore est un génie. En revanche, il nous met sur un bon terrain d'investigation pour les études tant rimbaldiennes que verlainiennes. On comprend d'où vient le "soyez pardonnées" de sa quatrième ariette au nombre de poèmes qu'il mentionne du recueil Poésies inédites : "La Couronne effeuillée", "Renoncement", "Les Sanglots", etc. Il nous ouvre des boulevards à la réflexion comparatiste. Les sanglots, l'éternité du côté des poèmes de 1872 de Rimbaud. Le verbe "s'exhaler" est typique de la poétesse qui l'emploie tout de même avec parcimonie. Il y a une spiritualité du verbe "exhaler" par rapport à la mort, et Verlaine emploie ce verbe dans sa réécriture de la romance "C'est moi" qu'est la première des "Ariettes oubliées" et Rimbaud l'emploi dans le poème "L'Eternité" qu'on vient de rapprocher du poème "Jour d'orient", emploi valmorien repéré comme tel par Murat d'ailleurs, et le poème "L'Eternité" suit dans "Fêtes de la patience" le poème "Bannières de mai" qui évoque le désir de mourir au soleil et dont la version "Patience d'un été" est celle qui en passant à la mention "été" contient la citation par Rimbaud du vers de "C'est moi" où je le rappelle figure le verbe "exhaler".
Le poème "Chanson de la plus haute tour" contient la rime "prie"/"Marie" qui correspond à la rime "pria"/"Maria" d'un poème "Ave Maria", contient la rime "vie"/"asservie" qui est banale au dix-neuvième siècle mais typique aussi de poèmes en vers courts de Desbordes-Valmore et il est question de la Notre-Dame également. J'ai dit que "Âge d'or" ressemblait à un poème du recueil Pauvres fleurs par moments. Je remarque aussi que les larmes vont avec le sel et qu'il est question de larmes et de sel au début de "Mémoire". On le sait, avec Murat et d'autres, qu'il y a un motif de la mémoire métaphorisée par l'étang chez la poétesse, dans "Sol natal" notamment, et le sel des larmes est mis en avant dans les poèmes du recueil final que cite Verlaine, c'est nettement le cas à la fin du recueil, recueil qui se compose de sections intitulées "Amour", "Famille" et "Foi", et on pense inévitablement au titre "Famille maudite".
Evidemment, il ne faut pas s'emballer, parce qu'il ne faut pas croire démontrer si vite les liens entre "Mémoire" et certains poèmes de Desbordes-Valmore, la partie est bien plus compliquée que ça à mener. Mais enfin, il y a des tonnes de choses à méditer.
Notons aussi que Robespierre est né à Arras, que Marceline Desbordes-Valmore à la fin des Poésies inédites rend un hommage à Raspail emprisonné. Verlaine cite les deux poèmes finaux "Renoncement" et "Que mon nom ne soit rien...", juste avant il y a "La Couronne effeuillée" et juste avant "Au citoyen Raspail".
Dans son article, Michel Murat qui met plutôt en avant la connaissance de l'anthologie beuvienne, en principe dans la version de 1860, ne semble s'en servir pour chercher des sources, puisqu'il cite trois poèmes du recueil Pauvres fleurs qui ne sont pas dans l'anthologie beuvienne : "Sol natal", "La Maison de ma mère" et "Fleur d'eau", mais ça va plus loin encore, puisque Murat évoque aussi les poèmes d'inspiration politique de la poétesse et notamment ceux sur les insurrections lyonnaises de 1834, et justement l'essentiel de ces poèmes se trouve dans le recueil Pauvres fleurs, et Murat cite au moins un quatrième poème de ce recueil qui n'est pas repris dans l'anthologie beuvienne.
La notice de Jean-Pierre Bobillot dans le Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier n'exprime qu'un rejet plein et entier de l'hypothèse d'un intérêt quelconque de Rimbaud pour la poétesse douaisienne en dépit du témoignage de Verlaine. Rimbaud ne l'a pas citée dans sa lettre à Demeny, un douaisien pourtant ! Mais peut-être que c'est justement parce que Demeny est douaisien et que Rimbaud a séjourné là-bas qu'il ne cite pas la poétesse dans sa lettre, lettre où il ne cite ni Mallarmé, ni même Murger et Glatigny qui l'ont inspiré en 1870 à plus d'une reprise.
Bobillot prétend que le vers de onze syllabes de Rimbaud n'a rien à voir, qu'il est plus radical dans son innovation formelle et que Rimbaud n'a que faire du lyrisme souffreteux de la poétesse. Mais, n'importe quoi !
La poétesse s'abandonne plus d'une fois à la sensualité coquine et justement Rimbaud s'en saisit quand il s'inspire de "L'Aveu permis" pour composer "Comédie en trois baisers". Au plan formel, Desbordes-Valmore a des antériorités sur Baudelaire en ce qui concerne le quintil irrégulier avec répétition ou non. Elle a des antériorités sur Banville, Verlaine, Rimbaud et Hugo pour le fait de différencier faiblement deux vers d'une syllabe de plus ou de moins, pour les bouclages et refrains de chansons. Dans ses Poésies inédites, elle se permet de répéter une ligne non métrique de neuf syllabes qui entre pourtant dans le schéma rimique d'ensemble : "Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !", le poème étant pour le reste en octosyllabes. Elle a je le répète pratiqué le hiatus avant Musset dans "Namouna" et j'ai découvert qu'elle a pratiqué le premier suspens à la césure d'un article dans toute la poésie du dix-neuvième siècle : "leur + impénétrable ombrage". Certes, elle ne persévère pas, mais on ne lui en a certainement pas laissé l'opportunité non plus. Elle n'était pas le génie reconnu dont on admet toutes les audaces, elle devait faire profil bas.
Puis, c'est quoi cette reconnaissance par la radicalité de la démarche. Bobillot a l'air de trouver simple de se mettre à la fin de l'Histoire au lieu où tout se perd et de pouvoir distribuer des points à ceux qui ont bien tout détruit. Son appel à la radicalité des outrances n'a aucun sens. Les outrances de Rimbaud n'ont d'intérêt que parce qu'elles ont un arrière-plan qui leur donne du sens.
Puis, je ne comprends pas ce mépris pour le lyrisme de la souffrance. Rimbaud s'y adonne dans ses vers de 1872. Il y a un écart dans la mesure où la poétesse est catholique et affirme comme Hugo qu'il faut se tourner vers Dieu, ce qui évidemment ne peut que heurter l'athéisme des lecteurs de Rimbaud. Mais Rimbaud ce n'est pas un poète de fin de vingtième siècle dans une société où la fin de la religion est jouée. Il a été cagot, nous explique Delahaye. Il n'y a pas chez Rimbaud ce sentiment d'être un pestiféré, un minable, parce qu'on aime les poésies d'une personne exprimant la foi. Il n'est pas sectaire là-dessus, Rimbaud ! En plus, il y a une spiritualité de l'âme que Rimbaud essaie de récupérer dans ses vers sans la placer dans la perspective de la foi en Dieu, et il est clair que Rimbaud goûtait avec plaisir la poésie où il y a une communication analogique des âmes d'être à être, de l'être à la Nature ou au cosmos, comme dans Les Contemplations de Victor Hugo.
Alors, je voudrais m'arrêter dans la composition de cet article. Il faudrait parler ici de l'article de Baudelaire mentionnée par Verlaine, lequel mentionne aussi Barbey d'Aurevilly, mais il faut faire un sort à Sainbte-Beuve à tout le moins. Il y a plusieurs articles de Sainte-Beuve auxquels se reporter, mais il y a inévitablement sa courte préface à son anthologie. Et là, il y a un propos idéologique qui, d'évidence, a retenu l'attention de Rimbaud et Verlaine. Il explique que la poétesse est unique, qu'elle a été elle-même dès le début en chantant comme l'oiseau chante, "sans autre science que l'émotion du cœur", etc. C'est les toutes premières lignes de sa courte notice... Elle a quelque chose "de particulier et d'imprévu", surtout à ses débuts, une "simplicité un peu étrange, élégamment naïve", etc. Je rappelle que Verlaine dit que Rimbaud admirait les poètes les plus raffinés comme les plus ingénus, Baudelaire, mais aussi Desbordes-Valmore, et sur Rimbaud en 1872 il nous explique qu'il "vira de bord" et fit dans le faux-naïf et l'exprès trop-simple. Il y a un moment où c'est assez évident que les propos de Sainte-Beuve ont provoqué un désir d'émulation poétique de la part de Rimbaud qui s'est dit qu'il pouvait lui aussi atteindre à cette étrange simplicité sans science apparente. Sainte-Beuve parle bien de "passion ardente et ingénue" avec des "accents inimitables qui vivent et qui s'attachent pour toujours, dans les mémoires aimantes". On a un écho de cela dans "Alchimie du verbe" quand le poète parle de sa poésie tournant le dos à tous les académismes et de "rhythmes instinctifs".
Moi, je comprends qu'on ne lise pas toute la poésie de Marceline Desbordes-Valmore d'une seule traite, parce qu'effectivement il y a un manque de variété, mais on y revient régulièrement sans problème. C'est agréable de lire. On lit une partie de temps en temps, et puis une autre. Pour vous, c'est de la poésie sans intérêt du passé. Et ça en dit long sur vos sélections de lecteurs. Rimbaud, vous ne le lisez que parce qu'il est reconnu, que parce qu'il est commenté, que parce que vous projetez des débats contemporains sur lui sans aucun problème sur la sexualité, la jeunesse, la révolte politique, etc. Mais se mettre dans la tête de Rimbaud avec ses goûts d'époque, ce n'est pas vraiment ce qui vous intéresse, il y a beaucoup de branches mortes pour vous dans la poésie de Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Hugo et compagnie. Il y a moins de branches mortes pour vous dans Rimbaud et Baudelaire, certes, mais vous lisez un vers pour un seul aspect, pas pour tous ses aspects, et ça vous ne l'admettez pas facilement.
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