Récemment, je m'étonnais de la lecture de Brunel référencée par Alain Bardel de la phrase "il fait trop chaud" dans la section "L'Eclair" d'Une saison en enfer, et plus récemment encore je révélais que la coquille pour la phrase : "Après, la domesticité même trop loin[,]" consistait dans la perte d'une forme conjuguée du verbe "être", en m'appuyant sur deux autres citations rimbaldiennes sur le thème du travail. Et, depuis très longtemps, je me bats pour une lecture correcte de la prose liminaire où je dis clairement que le poète se révolte contre la mort, ce qui provoque la réaction de Satan qui continue de vouloir le duper avec la phrase : "Gagne la mort" qui est une inversion de l'idée de perdre la vie. Et la section "L'Eclair" est capitale dans ce débat.
Je déplorais que Pierre Brunel dans son édition critique de 1987 d'Une saison en enfer pensa que l'expression "il fait trop chaud" signifie que le poète souffre de l'été en rédigeant ce feuillet de son carnet de damné. Alain Bardel relayait ce propos avec perplexité, et je remarquais aussi que Bardel séparait la prière de la religion catholique de la lumière du travail. Je précisais que l'en avant de l'Ecclésiaste moderne confondait bien évidemment la prière et la lumière dans le même credo de l'Ecclésiaste moderne : "Rien n'est vanité, à la science, et en avant !" Et je formulais que l'expression "en avant !" correspondait justement à cette idée d'un appel à la chevauchée que prolonge métaphoriquement l'expression : "Que la prière galope et que la lumière gronde..." L'Ecclésiaste formule une prière-sollicitation quand il dit : "à la science, et en avant !" et comme le travail est l'éclair qui éclaire l'abîme du poète de temps en temps, il s'agit bien évidemment d'une sorte de lumière des forges ou d'un passage de lumière d'un train qui passe, et c'est de là que vient l'idée d'une monde où il fait trop chaud. Tout simplement.
Je remarque que sur l'expression "il fait trop chaud", Yoshikazu Nakaji dans son livre de 1987Combat spirituel ou immense dérision ? partage le même atermoiement que Brunel et Bardel, il écrit ceci, page 194, "un énoncé quelque peu dérisoire sur l'état physique inséré dans un raisonnement abstrait" en guise de commentaire. Cette chaleur est celle qui jaillit du travail industriel moderne qui étonne le siècle, qui s'accompagne d'accidents ferroviaires, etc. Et c'est une chaleur associée à l'enfer : "la lumière gronde", "que la lumière gronde" parodie "que la lumière soit". Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut le cède à la drôlerie de l'Ecclésiaste moderne : "il formule sa prière au galop "à la science, et en avant !" et la lumière gronde.
Cette lecture est correctement appréhendée par Alain Vaillant dans son livre de 2023. Son étude de "L'Eclair" tient en six pages (pages 127-132) de son livre Une saison en enfer ou la "prose de diamant". Voici ce qu'il écrit : "[Rimbaud] laissera donc gronder le tonnerre et 'galop[er]' ceux qui l'exhortaient au combat : car le mot de "prière" désigne ici, selon toute probabilité, l'exhortation d'allure militaire de l'Ecclésiaste moderne ('En avant!'), dont on supposera qu'elle s'adressait à des cavaliers. Dans 'Mauvais sang', c'est aussi l'image de cavaliers qui lui était venue à l'esprit, lorsqu'il s'imaginait, déjà, s'opposer à une troupe militaire ! "Feu ! feu sur moi ! [...] Je me jette aux pieds des chevaux !"
Donc je ne suis pas isolé dans ma lecture du passage : "Que la prière galope et que la lumière gronde !"
Passons maintenant à la lecture d'ensemble fournie par Nakaji en 1987.
Nakaji précise bien que l'éclair est la métaphore du "travail humain" et que celui-ci illumine les ténèbres. Je cite le texte de Nakaji : "L' 'éclair' est tout d'abord celui qui illumine les ténèbres de l'enfer où le 'je' se trouve. Il joue le rôle d'un indice topologique, corrélatif à l' 'abîme' au sens d'enfer. D'autre part, l'éclair est la lumière qui indique le chemin à prendre pour sortir de l'impasse de la pensée ("abîme", chose incompréhensible, énigmatique pour l'esprit). La double signification (topologique et métaphorique) s'entrecroise ou se superpose, étant donné que l'enfer n'est pas autre chose que cette impasse même."
L'expression "indice topologique" n'est pas limpide, c'est du jargon universitaire, et en fait du charabia, mais en gros l'éclair est un attribut du lieu infernal. Les éclairs sont une caractéristique infernale et pourtant l'éclair est en même temps présenté comme la lumière qui s'oppose aux ténèbres, ce qui se double d'un plan symbolique où l'éclair au plan spirituel est une révélation qui en l'occurrence guiderait le poète vers la sortie.
L'intérêt, c'est que justement le poète va confondre avec un mensonge infernal la parole de l'Ecclésiaste. Il s'agit d'une illusion qui agit par intermittences ("de temps en temps") et qui ne fait qu'approfondir le désespoir de sa victime.
Nakaji pose des jalons sur l'origine de cette conviction que le travail permet d'améliorer la vie humaine en évoquant Saint-Simon et Proudhon, mais il va prendre aussi le temps de citer des passages conséquents de l'Ecclésiaste biblique pour montrer l'inversion du portrait fourni par Rimbaud de l'Ecclésiaste moderne. Nakaji rappelle que dans l'Ecclésiaste il est aussi question de la vanité du travail et de la science justement : "Que retire l'homme de tout le travail qui l'occupe sous le soleil ?" Et c'est assez amusant car le texte de l'Ecclésiaste est inclus de manière paradoxale dans un ensemble de textes religieux poussant l'homme à croire en une providence divine où le travail et la connaissance reprennent des droits !
Nakaji rappelle aussi inévitablement la phrase de "Mauvais sang" : "Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?" ce qui confirme encore une fois que les sections "L'Impossible" et "L'Eclair" ont été écrites avec une logique de cohésion à la suite de "Mauvais sang", quand beaucoup de rimbaldiens conçoivent que Rimbaud a écrit "Mauvais sang" en avril et les autres sections en juillet, en reformatant l'ensemble de son projet de livre. Il serait temps de constater l'unité du livre et d'admettre que le projet était fixé dès le début de la composition en avril-mai.
Et Nakaji a aussi l'intérêt de me donner raison sur la coquille : "Après, la domesticité même trop loin" dans "Mauvais sang", puisqu'il l'admet telle quelle et refuse de recourir à la correction "mène", au point qu'il analyse la phrase comme un exemple parmi tant d'autres de phrases sans verbe. Je ne partage pas ce point de vue, mais il récuse la leçon "mène" implicitement. Ensuite, dans son analyse de la section "L'Eclair", Nakaji fait le rapprochement avec la phrase de "Mauvais sang" : "Ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action", tout en repérant des évolutions notables. Dans "Mauvais sang", le narrateur ne prenait pas de distance critique avec ses propos. Et il y a aussi un glissement de la vie trop légère au travail cette fois trop léger pour lui.
Je reprends la main.
Le texte "L'Eclair" parle donc de l'amélioration de notre sort par le travail, il parle de l'idéologie du progrès propre au dix-neuvième siècle. Dans ce discours, les antagonistes sont forcément les méchants et les fainéants, les méchants s'opposant au bien et les fainéants au travail et à la science, et c'est à cette aune qu'ils sont considérés comme des cadavres, comme des morts, et ils tombent non sur le corps, mais sur le cœur des autres, comme le fait judicieusement remarquer Nakaji dans son commentaire. Il y a l'idée que la réalisation par la science représente la fin de l'homme, cette prétention n'aurait rien d'une vanité. Mais Rimbaud fait remarquer que le progrès s'accompagne d'un bruit peu humain et de catastrophes : "la lumière gronde", le mouvement est précipité : "la prière galope", et surtout Rimbaud ne voit pas très bien quelle promesse peut se réaliser pour tous ceux qui meurent en chemin, et c'est tout le sens cruel de la formule : "la science est trop lente". Rimbaud ne perçoit pas l'intérêt d'une promesse aux générations futures pour motiver les générations présentes.
C'est ce qui justifie l'attitude ironique du poète qui sera fier de son devoir en le mettant de côté. La tâche est irréalisable en une vie d'homme, ce ne sera qu'un beau sujet de conversation.
Et pour justifier cet abandon, le poète précise encore : "Ma vie est usée." L'image est quelque peu logique dans le monde du travail, il ne pourra pas être un bon outil.
Et cela nous vaut une rechute très clairement explicitée par le fait que la forme verbale "fainéantons" reprend le mot "fainéants" précédemment mentionné et formule l'idée inverse du travail et de l'appel à la science.
Le poète va s'amuser et rêver au lieu de travailler. Il va se plaindre aux portes de la ville, comme dirait Nietzsche. Le poète va alors jouer des rôles parmi lesquels celui de mendiant déjà conspué pour sa navrante pratique de l'honnêteté dans "Mauvais sang" et un dernier rôle se dresse, celui de prêtre, et c'est là que Rimbaud opère une boucle en considérant que sa critique du monde le met sur un plan comparable à celui du prêtre. Et le prêtre rappelle au poète sa révolte initiale : "Je reconnais là ma sale éducation d'enfance", on retrouve la dénonciation des parents pour l'avoir baptisé ("Nuit de l'enfer") et on retrouve le rejet immédiat de la charité comme clef pour un festin où tous pratiquent la charité. Rimbaud serait aussi menteur qu'un prêtre en existant par l'amusement, les rêves et les récriminations contre le monde comme il est.
Il y a ensuite la fameuse phrase : "Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans..."
Je n'ai pas encore fait l'historique des interprétations de cette phrase. Actuellement, un consensus tend à se former pour dire que la phrase signifier "aller jusqu'à mes vingt ans". Le problème, c'est qu'on affirme plutôt cela sur une perception intuitive. Il faudrait citer des textes anciens où l'expression est employée par d'autres que Rimbaud et a bien ce sens-là, ce que personne ne fait. Il y a un autre problème. Puisque le sujet de la section "L'Eclair", c'est le travail, pourquoi le poète parlerait de tenir jusqu'à l'âge de vingt ans qui n'est pas un seuil de la mort, que du contraire ? Il me semble plus naturel de penser que l'expression "aller mes vingt ans" signifie "donner vingt ans au travail". Je n'ai pas de certitude, mais ça me paraît plus en phase avec le propos d'ensemble du récit intitulé "L'Eclair". Le seuil des vingt ans, il en est question dans "Jeunesse IV", mais ici ? Rimbaud formule l'expression : "aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans" avant d'exprimer sa révolte contre la mort. C'est par un mouvement rétrospectif que les rimbaldiens considèrent que "aller mes vingt ans" signifie "aller jusqu'à vingt ans", puisque révolte contre la mort il y a.
Mais il reste des difficultés avant d'affirmer cette lecture. D'abord, Rimbaud ne dit pas qu'il se révolte contre la mort avant vingt ans, mais qu'il se révolte contre la mort tout court. Ensuite, le lecteur est supposé comprendre l'expression "aller mes vingt ans" spontanément sans devoir attendre que la suite du texte lui parle de la mort. Certes, le poète dit plus tôt que "sa vie est usée", mais "aller mes vingt ans", c'est remplir une fonction, accomplir un travail pendant vingt ans. Et justement, dans le paragraphe suivant, le poète dit qu'il se révolte désormais contre la mort, et tout le paradoxe c'est qu'il fait suivre cela de la phrase : "Le travail paraît trop léger à mon orgueil". Donc le poète refuse les vingt ans de travail, il trouve que son orgueil ferait une concession à quelque chose de bien léger.
Il est clair que la révolte contre la mort signifie que le poète veut reconquérir sa vie. Cette révolte est mortifère, mais en retour la révolte contre la mort suppose logiquement que le poète va pouvoir sortir de l'enfer par la révolution de son esprit. Le problème, c'est que l'idéal du travail est trompeur et que l'orgueil du poète ne s'en laisse pas compter. Mais il y a aussi l'idée que la révolte contre la mort n'est pas directement une révolte contre le travail. Le poète sur son lit d'hôpital se laissait aller aux rêves, à des amusements d'impotent. Il y a donc une révolte contre cet état, que provoque l'irruption de l'imagerie repoussoir du prêtre qui est venue se superposer aux visages pris par le poète, mais le travail ne sera pas pour autant le remède à cette mort. Et c'est ce qui explique la phrase finale où le poète soupçonne que l'éternité est peut-être déjà perdue. Il entrevoit que le combat n'est pas pour l'éternité, mais pour la vie en ce monde.
Et c'est à ce moment-là que le matin vient remplacer l'éclair avec un jour naissant qui le sort des ténèbres de l'enfer, qui le sort de la "Nuit de l'enfer", ce matin est l'acceptation du monde tel qu'il est, mais dans la lumière les derniers envoûtements opèrent entre le faux souvenir de l'enfance à écrire sur des feuilles d'or et le songe d'un avenir radieux pour tout le genre humain. La leçon va se jouer dans le fait de ne pas maudire la vie, clef minimale pour sortir de l'enfer. Le poète va alors se chercher un devoir, un travail qui ne sera pas l'illusion d'une science ultime faisant le bonheur de l'homme.
Voilà comment je comprends les choses dans ma lecture désormais très affinée d'Une saison en enfer.
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