Il y a peu de chances que vous lisiez un jour un ouvrage de Charles Monselet, et si cela arrive, ce ne sera pas en principe son livre La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps. Moi, c'est au contraire le genre de livre vers lequel je me dirige en priorité pour prendre la température d'une époque. Ce livre date de 1857, la poétesse n'a plus que deux ans à vivre et son dernier recueil remonte alors à 1843. Pour donner des ordres de comparaison, parlons d'autres poètes. Victor Hugo n'avait pas publié de recueil depuis Les Rayons et les ombres en 1840 jusqu'à l'édition en 1853 d'un recueil politique, satirique Châtiments, et en 1856 il vient de publier enfin un nouveau recueil de poésies lyriques Les Contemplations. Pour sa part, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides en 1842, il a poursuivi avec Les Stalactites en 1846, puis différentes plaquettes ou poèmes épars, et il faut parler aussi de l'édition de ses poésies complètes de 1855 qui reprendra le nom Les Cariatides dans l'édition de 1864, mais il publie la première version des Odes funambulesques en 1857 même. Du même âge que Banville, Baudelaire ne publie son premier recueil qu'en 1857. On pourrait parler de l'espacement des recueils pour Théophile Gautier et d'autres romantiques.
L'ouvrage de Monselet est comico-satirique. Les notices ne sont pas sérieuses, mais prétexte à faire de l'esprit, selon la conception qu'on avait de l'esprit en ce temps-là. Il y a des rubriques courtes sur certains poètes célèbres et d'autres très longues sur de parfaits inconnus. Celle sur Béranger est un exemple de brièveté cassante. Au sein de ces rubriques, Monselet peut épingler d'autres notoriétés, par exemple le peintre Courbet qu'il méprise. Voici la notice sur Marceline Desbordes-Valmore qui n'est pas des plus amènes, page 73 :
Madame Desbordes-Valmore a joué pendant quelque temps la comédie en province ; elle y était insuffisante. Le rôle de muse lui convient mieux. Elle n'a pas de rivale pour faire parler l'enfance, et ses vers naissent vraiment du cœur.
Elle est donc célèbre pour ses contes pour enfants, pour la fraîcheur enfante de sa prise de parole et pour un état de grâce selon lequel elle rendrait la note juste et naïve des émotions du cœur. Monselet cite d'évidence l'avant-propos de Sainte-Beuve à son édition des poésies de la douaisienne de 1842.
Desbordes-Valmore a eu en effet une carrière assez brève de comédienne, elle s'est alors mariée avec un autre comédien qui lui a apporté son nom Valmore, lequel est resté plus longtemps sur les planches. Le rôle de muse que lui assigne Monselet est assez perfide et annexe à la misogynie la fin en principe élogieuse de sa notice. Notons que les gens qui célèbrent de nos jours Marceline Desbordes-Valmore s'appuie sur une liste de poètes qui lui donnaient leurs suffrages, parmi lesquels Verlaine, et cela s'oppose à la misogynie qui a quelque peu contribué à écarter la poétesse de la célébrité qui lui était due. Ceci dit, même dans les admirateurs de la poétesse, il y a des misogynes. La notice de Verlaine dans ses Poètes maudits en est un exemple flagrant. Justement, on voit à quel point c'est plutôt Rimbaud qui admirait Marceline Desbordes-Valmore, dans la mesure où l'article de Verlaine est très désinvolte, avec des appréciations dont le caractère lourdaud est relevé par Marc Bertrand dans ses éditions, et Verlaine encadre toute sa notice par un retour sur la place secondaire des femmes en littérature. Je ne tiens pas à faire du féminisme, mais je suis toujours surpris de voir que les gens passent à côté des évidences et classent Verlaine dans les avis opposables au courant misogyne tourné contre la poétesse.
Rimbaud dit qu'il n'aime pas les femmes à travers la voix de l'Epoux infernal dans sa Saison, mais il n'a pas du tout le même fonctionnement sectaire ou discriminant que Verlaine à l'égard des femmes. Et j'insiste bien sur tous ces points, parce que dans la rubrique de Monselet vous avez un cadre misogyne qui fait que la chute de l'article est plutôt une concession dégueulasse. Elle est enfant et elle est poète comme une femme peut l'être. C'est bien ça le discours, sauf qu'il reprend le discours de Sainte-Beuve qui, qu'il soit misogyne ou non (je n'ai pas cherché), parle de manière positive de cette étrange capacité de Desbordes-Valmore à trouver la tournure naïve qui touche son public. Monselet et même Verlaine font écran à ce que pensaient Rimbaud et Sainte-Beuve de la douaisienne.
J'ai lu des centaines de poètes du dix-neuvième siècle, pas seulement la douzaine ou vingtaine qui sont passés à la postérité. Combien me tombent des mains ? Je connais les poésies d'Anna de Noailles du vingtième, de Louise Ackermann, de Delphine de Girardin, de Louise Colet, de Louisa Siefert, et je maintiens que constamment en lisant les vers valmoriens (ou bordésiens) j'ai le sentiment d'avoir affaire à un génie et je rencontre nombre de vers génialement tournés. Et je ne lis pas du tout de préférence les contes pour enfants, le recueil final. Elle n'est pas géniale que pour l'expression, il y a des effets rhétoriques, des traits d'esprit, il y a du dispositif dans ses créations. Sur les jeux à la mesure, elle est étrangement restée en retrait, alors que c'est pourtant elle qui dans "L'Arbrisseau" en 1819 fait la première césure sur article, procédé dont Verlaine, en 1865 a clamé, largement à tort, que Baudelaire en fut l'inventeur, alors que Baudelaire pillait Hugo, Musset et qu'il y avait une petite poignée d'imitateurs d'Hugo et Musset auparavant. Je pense que Desbordes-Valmore a été lue par Hugo et Musset avant qu'ils se mettent à ce type de césures. Rimbaud n'a peut-être pas connu le hiatus sur dernier vers de Desbords-Valmore, puisque le poème ne fut pas repris, mais Musset s'en est visiblement inspiré. Pourtant, au-delà de 1830, Desbordes-Valmore n'a pas repris ses droits à l'avant-gardisme métrique, elle pratique avec une très forte réserve et une très grande discrétion les césures romantiques à la Chénier à partir environ de 1839, évitant toujours les rejets et contre-rejets d'adjectifs épithètes. Toutefois, même dans ce cadre moins libre, elle se permet des franchissements de césure subtils sur "noués" ou aussi sur l'expression "reprendre haleine", ce qui au passage serait une citation d'une césure des Plaideurs de Racine. Le point faible persistant de la poétesse, c'est l'usage des rimes. Elle est restée dans la pensée classique, elle n'exhibe pas la virtuosité à rimer, elle ne recherche pas à étonner par les mots à la rime, cette banalité était celle à peu près d'un Racine, elle s'inscrit dans cette continuité-là.
Après, prenez "Sol natal", elle s'inspire d'évidence d'Hugo, du poème "La Pente de la rêverie" notamment, et elle travaille avec beaucoup de soin à la mise en place de son dispositif métaphorique d'une surface d'eau qui permet de se représenter la plongée dans la mémoire.
Pour l'instant, je ne m'attaque pas encore aux rapprochements entre le poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" de Rimbaud et certaines poésies de Desbordes-Valmore. J'ai des idées, des citations à fournir, mais je n'atteins pas pour l'instant à un caractère d'évidence. L'influence de la poétesse sur Rimbaud est plus abstraite, il ne suffit pas de dire que tel passage de l'une ressemble à tel passage de l'autre. La base solide, c'est que "Larme" est par la contextualisation un poème obligatoirement sous référence valmorienne, tandis que l'influence de la poétesse est maximale dans les "Fêtes de la patience", et je parle bien des quatre poèmes. J'ai des idées plus floues pour "Comédie de la soif".
Tout ça doit encore mûrir dans mon esprit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire