Le lundi 19 juillet 2010, j'ai publié l'article de référence sur la question d'un recueil ou non constitué par les poèmes remis à Demeny en 1870 sur le site Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu :
Il s'agit de l'unique article qui rassemble une argumentation poussée sur la question et une argumentation qui va implacablement au seul constat possible, ce n'est pas un recueil de Rimbaud. J'ai dénoncé aussi la genèse de cette idée qu'il s'agissait d'un recueil en pointant les critiques universitaires qui ont mis cette idée sur la table et qui, insensiblement, en ont fait une petite musique qu'on entendait régulièrement jusqu'à ce qu'elle paraisse une vérité. Le livre de 1983 de Pierre Brunel Projets et réalisations a joué un rôle décisif dans la création de ce prétendu recueil et je reviendrai prochainement sur le fait que les ouvrages parascolaires autour du baccalauréat en 2024 font des allusions discrètes aux développements de ce livre. Steve Murphy a lui-même défendu cette idée, car Steve Murphy a tendance à vouloir établir un ordre définitif de lecture de l'ensemble des poèmes, et il défend l'idée de plusieurs recueils voulus tels quels par Rimbaud, puisqu'il y a aussi un prétendu recueil de 24 pages essentiellement recopié par Verlaine et le refus d'admettre que la pagination des Illuminations, les seuls poèmes en prose, fut le fait des protes de La Vogue et non de Rimbaud. Bien que Guyaux n'ait pas une réelle importance pour élucider les difficultés posées à la lecture par les textes hermétiques de Rimbaud, il se trouve que Guyaux a raison de refuser de parler de recueil pour les poèmes remis à Demeny en 1870, pour les poèmes recopiés par Verlaine dans un dossier de 24 pages et il a raison de dire qu'il n'y a aucune architecture sensible de recueil pour l'ensemble des poèmes en prose, poèmes en prose dont la pagination manuscrite est clairement et évidemment allographe.
Il y a bien évidemment de très fortes querelles de chapelles parmi les rimbaldiens, et il va de soi que la revue Parade sauvage se rangeait plus volontiers derrière son créateur et directeur en sous-main Steve Murphy. Une apparence de démonstration à propos de la pagination de Veillées I et II servait à alimenter l'idée que la pagination des Illuminations était autographe, elle a été réduite à néant par Jacques Bienvenu, et j'ai ajouté cette preuve par les soulignements des titres et des neuf premières pages qui prouvent définitivement que les interventions sont des protes de la revue La Vogue. Michel Murat, Yves Reboul et d'autres qui n'étaient pas des militants systématiquement en faveur de Steve Murphy ont adhéré à l'idée d'une pagination des Illuminations. Or, je vous mets au défi de démenti les deux parties de l'article suivant de Jacques Bienvenu :
Ne dites pas : "on ne sait pas, balle au centre !" La pagination est allographe.
Yves Reboul s'appuie aussi sur l'idée que le dossier de 24 pages remis à Verlaine constitue un ordonnancement de recueil dans certains de ses articles. D'abord, les échos entre poèmes n'ont pas besoin de s'expliquer par un recueil, ils viennent d'une époque créatrice d'un poète qui a ses constantes, et puis j'ai donné une argumentation complète qu'aucun rimbaldien ne s'est donné la peine de contredire. L'article figure lui aussi sur le site Rimbaud ivre :
Rimbaud n'a jamais parlé d'un recueil, ni le premier Verlaine dans sa lettre où il parle poèmes mis en sécurité par Forain, ni le second Verlaine quand il parle de poèmes détruits par Mathilde à l'époque des Poètes maudits, ni le dernier Verlaine. La pagination, ça ne veut pas dire automatiquement qu'on a affaire à une organisation en recueil. Et compter les vers des poèmes, ce n'est pas quelque chose qu'on fait exclusivement quand le recueil est terminé, que tous les poèmes prévus pour ont été composés. Surtout, Verlaine met une liste de poèmes non encore recopiés. Le projet est dans une phase intermédiaire de rassemblement des compositions susceptibles d'être publiées. Il ne faut pas tout mélanger. Et donc cette affirmation d'un ordre de défilement intangible des compositions n'a aucun sens.
Mais, dans le cas, du "Recueil Demeny", mon article étant très long, il était souhaitable qu'il soit définitif. Or, s'il est clair qu'il n'existe pas de recueil de 1870 remis à Demeny, et d'ailleurs j'observe qu'Adrien Cavallaro nie l'existence du recueil, Bataillé au sein de l'équipe de Parade sauvage l'évoque avec scepticisme, et cette fois elle n'est pas défendue par Yves Reboul. Jean-Jacques Lefrère exprimait un doute dans sa biographie en 2001, bien que celle-ci ait été rédigée en partenariat avec Murphy, et cela dix ans avant que je ne mette les points sur les i.
Bref, il n'y a peu de gens parmi les rimbaldiens qui croient au "Recueil Demeny", en-dehors de Pierre Brunel et de Steve Murphy. André Guyaux n'y a jamais cru et l'a toujours dit, et il a raison. C'est logique.
Donc, là, le choix d'un prétendu recueil Cahiers de Douai est un vrai problème pour l'avenir non pas des études rimbaldiennes, mais pour l'avenir d'une meilleure connaissance des œuvres de Rimbaud auprès du grand public.
Et donc mon problème, c'est que si j'ai bien montré par les pliures des manuscrits notamment que les poèmes avaient été remis au fur et à mesure à Demeny, qu'ils avaient été remis par petits paquets, j'en suis resté à l'idée que les poèmes avaient été remis en partie lors du premier séjour et qu'une second ensemble était l'apport exclusif du second séjour. Et dans cet ordre d'idées, Rimbaud avait recopié au crayon Soleil et Chair, et qu'il avait parlé de sauf-conduit pour son premier retour à Charleville à la fin de septembre.
Guyaux dans son édition des Œuvres complètes de Rimbaud ne donne pas toute mon argumentation poussée, mais il affirme encore que tous les poèmes ont été recopiés et remis lors du seul second séjour. Dans mon article, je notais même que c'était assez comique que celui qui ne croyait pas au recueil parlait d'un don en une seule fois, tandis que les tenants du recueil envisageaient une remise en deux temps, sachant que lors du don de 15 poèmes en septembre (selon cette hypothèse) Rimbaud n'aurait pu avoir aucune idée claire de ce qu'il allait inventer ensuite, puisque plusieurs poèmes d'octobre parlent d'une fugue belge postérieure au séjour douaisien.
Et pas si longtemps que ça après la publication de mon article, je me suis dit que Guyaux avait peut-être la bonne intuition. Bien que ce ne soit pas un recueil et bien que Rimbaud ait remis les poèmes par petits groupes au fur et à mesure qu'il les transcrivait, il a pu recopier l'ensemble lors du seul séjour d'octobre.
En tout cas, il serait bon d'en débattre et de creuser le sujet.
Je commence par poser des indices qui donneraient raison à Guyaux.
Rimbaud dit dans sa lettre à Demeny qu'il a remis ces poèmes lors de "son séjour" à Douai. Certes, il en a fait deux, mais il emploie tout de même le singulier. Il est clair que j'ai éludé la difficulté en me contentant de dire que Rimbaud évitait de rappeler les heurts et parlait d'un seul séjour.
Ensuite, pourquoi Rimbaud n'aurait pas recopié à l'encre les poèmes précédemment laissés à Demeny au crayon ? "Soleil et Chair" et pour partie "Le Forgeron".
Ensuite, "Roman" et "Les Effarés" sont datés l'un du 29 septembre de mémoire et l'autre du 22 septembre, mais ils sont sur un papier commun, et le dernier "Roman", bien que décrivant le cadre douaisien (les "parfums de bière", entreprises brassicoles signalées à l'attention par Bataillé dans son article sur ce poème) et sans doute un Demeny de 28 ans ramené à 17 par son amour avec une jeune fille dix ans plus jeune que lui, le dernier "Roman" dis-je serait daté quasi du jour du départ du premier séjour et coïnciderait avec la transcription au crayon qui concerne "Le Forgeron" pour partie, "Soleil et Chair" et le mot laissé en l'absence chez lui de Demeny, avec un "bonne chance" qui ferait bizarrement écho au persiflage amoureux des "dix-sept ans" en âme de Demeny dans la pièce du jour. J'ai dans un coin de la tête que "Les Effarés" et "Roman" furent remis ensemble comme un couple de compositions douaisiennes du premier séjour mais remis lors du second séjour. Je sens que ça cloche d'affirmer qu'ils furent remis lors du premier séjour.
Ce n'est pas tout.
Il n'existe aucune étude graphologique pour déterminer si tels poèmes ont été recopiés en septembre, tels autres en octobre. Et dans son témoignage Rimbaud tel que je l'ai connu, Izambard ne parle pas d'un recopiage pour le premier séjour, mais d'un recopiage lors du second séjour. Et Izambard va jusqu'à dire que Rimbaud se plaignait de manquer de papier.
Izambard n'a reçu aucun lot de poèmes pour sa part. Il avait des copies plus anciennes de quelques poèmes, mais Izambard n'avait aucune copie des poèmes de septembre et d'octobre commis par Rimbaud.
Pour moi, la logique semble bien la suivante.
Rimbaud a été emprisonné à Mazas, mais il n'avait pas tous ses poèmes avec lui. Il est retourné à Charleville avec Izambard à cause des sommations de sa mère, et quand il a fugué là il a pris tous ses poèmes avec lui pour s'ouvrir les voies de la presse à Charleroi, et puis à Bruxelles, et il s'est enfin rabattu sur Douai. Et il a eu du temps pour écrire. Demeny taquinait la jeunette de dix-sept ans et Rimbaud était logé chez les demoiselles Gindre, puis Rimbaud avait été hébergé à Bruxelles où il a dû avoir quelques heures pour s'occuper de poésie. En clair, à Douai, en octobre, lors du seul second séjour douaisien, Rimbaud a eu tout le temps de coucher sur le papier sept nouvelles compositions, en l'occurrence les sept sonnets dits du "cycle belge", puis il a pu recopier "Les Effarés" et "Roman" pour Demeny, et il a remanié tous ses anciens poèmes et il a remis des copies de ces compositions révisées à Demeny. En revanche, quand Izambard est arrivé, il était en porte-à-faux, il venait d'essuyer les colères de la mère après la première fugue, il s'était engagé à retrouver l'énergumène, et donc il n'était sans doute pas disposé à réceptionner de nouvelles compositions de Rimbaud. En septembre, si Rimbaud recopiait ses poèmes pour l'un, Demeny, pourquoi ne les recopierait-il pour l'autre ? Pourquoi en octobre Izambard se plaindrait ainsi du papier dépensé pour le recopiage de sept poèmes seulement ? Et si Izambard s'est plaint que Rimbaud ne copiait ses poèmes que sur un seul côté des feuillets, pourquoi aurait-il échoué à imposer ses vues à l'enfant Rimbaud qui lui était déjà redevable ? Izambard n'était pas d'humeur à recevoir des poèmes et Rimbaud devait compter les lui remettre ultérieurement, mais de plus le manque de papier faisait que seul Demeny en profiterait, mais ce fut un recopiage de 22 poèmes, sans que projet de recueil il y eut, puisqu'Izambard dit que Rimbaud pense à la publication de ses poèmes, sans jamais parler de recueil, preuve que pour Izambard Rimbaud pense surtout au prélèvement d'un poème pour une revue au départ. Ou bien Rimbaud s'il invente un recueil par la suite peut se dire qu'il n'a plus à envoyer tels poèmes par la poste. Izambard lui dit que le papier coûte cher, mais la poste aussi ça coûte cher.
Sur le mot au crayon laissé à Demeny, Rimbaud se demande si celui-ci va lui écrire, ce qui veut dire que Rimbaud est de plus en plus mal vu. Or, en septembre, il est sorti de prison après une fugue, et ça se passe encore bien avec Izambard qui le ramène chez sa mère. En octobre, il s'est imposé chez les soeurs Gindre, il récrée un problème. En septembre, son passage à Douai était un début de résolution. Et peut-être qu'au fur et à mesure que Rimbaud remettait ses poèmes à Demeny, paquet par paquet, il voyait bien que Demeny était embarrassé par ce cas de seconde fugue, comme il voyait qu'il était fermé : "Vous m'écrirez, Pas ?" ça ne ressemble pas à un auteur qui parle à son éditeur garanti. Je dis ça, je dis rien. Il reste à déterminer si le "sauf-conduit" est logique pour octobre et pas nécessaire pour septembre. En septembre, Izambard ramenait Rimbaud, mais en octobre la justice s'en mêlait...
Et, de fil en aiguille, le problème devient de plus en plus intéressant.
Finalement, on ne peut même pas dire, faute d'avoir étudié la question, si les sept sonnets du "cycle belge" ont été écrits avant ou après les quinze autres poèmes de 1870 remis à Demeny. Et c'est là qu'une autre question tombe : il y a peut-être d'autres poèmes plus tardifs que nous ne l'avons cru parmi les quinze autres. Et justement, il y a le cas de "Rages de Césars".
Parce que vous allez me dire que pour l'instant tout est fragile, mais dans le cas de "Rages de Césars", il y a deux articles d'analyse de détail du sonnet qui sont sortis en même temps, en même temps car dans deux ouvrages distincts de l'année 1991. Steve Murphy a publié une étude du poème dans son volume Rimbaud et la ménagerie impériale, tandis que Marc Ascione a publié une note de la longueur d'un articulet dans l'édition du centenaire Oeuvre-Vie d'Arthur Rimbaud conçue par Alain Borer.
Et si les intuitions d'Ascione ne sont pas toujours fiables (il croit à tort qu'il y a une obscénité au dernier vers de "Ma Boh[è]me" ou il mobilise à tort un extrait anachronique et faux du livre anticommunard de Maxime Du Camp féroce en mai qui date de 1878 Les Convulsionnaires, le mot de Bismarck "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges" étant dans Maxime du Camp et pas du tout dans la presse et dans les faits historiques de l'année 1871), Ascione a dit quelque chose de sensé quand il fait remarquer que le château de Saint-Cloud est parti dans un incendie prussien le 14 octobre 1870, et donc le "fin nuage bleu" ferait référence à cette incencie.
Et là, c'est un point aveugle important des études rimbaldiennes. Jusqu'au récent livre d'hommage à Marc Ascione, jamais (à part moi, puisque je l'ai déjà clamé) un rimbaldien n'a souligné l'importance de l'argument de l'incendie de Saint-Cloud quant à la datation du sonnet "Rages de Césars". Cet argument a des conséquences sur l'interprétation qu'on peut avoir du don des poèmes à Demeny par Rimbaud, sur l'ordre des transcriptions, et à partir du moment où on maintient que le dossier a été remis à Demeny pour partie en septembre ça veut dire qu'implicitement on considère que la lecture proposée du "fin nuage bleu" par Ascione est nulle et non avenue. Murphy ayant publié sa lecture la même année, il n'en fait aucun cas. Donc on a un point aveugle des études rimbaldiennes, puisque jamais personne ne s'est intéressé au problème béant que pose l'hypothèse d'Ascione publiée en 1991.
Evidemment, pour refouler la référence à l'incendie du 14 octobre 1871, il existe un biais : il s'agirait d'insister sur l'importance de Saint-Cloud auparavant et notamment dans le cadre du 18 brumaire, puisque le coup d'état de Napoléon Bonaparte le 18 brumaire implique la référence à Saint-Cloud qu'il occupe le 19. J'ai l'ouvrage de Stendhal Vie de Napoléon sous la main, je relève ceci au chapitre 18 :
Le 18 brumaire (9 novembre 1799) dans la nuit, Bonaparte fit convoquer subitement, et par des lettres particulières, ceux des membres du Conseil des Anciens sur lesquels il pouvait compter. On profita d'un article de la Constitution qui permettait à ce conseil de transférer le Corps Législatif hors de Paris, et il rendit un décret qui, le lendemain 19, indiquait la séance du Corps Législatif à Saint-Cloud, chargeait le général Bonaparte de prendre toutes les mesures nécessaires à la sûreté de la représentation nationale, et mettait sous ses ordres les troupes de ligne et les gardes nationales. Bonaparte, appelé à la barre pour entendre ce décret, prononça un discours. Comme il ne pouvait parler des deux conspirations qu'il déjouait, ce discours n'a que des phrases. Le 19, le Directoire, les généraux, et une foule de curieux se rendirent à Saint-Cloud. [...]
Mais cela se passe mal à Saint-Cloud, les députés crient : "A bas le dictateur", et Napoléon doit sortir tant sa vie est menacée par les députés, puis Stendhal déclare que le récit entre alors dans les incertitudes de la légende, et je tiens à citer la suite du récit stendhalien, parce que c'est étonnamment parallèle au développement produit dans "Rages de Césars" :
[...] On prétend que Bonaparte, entendant le cri terrible de Hors la loi, pâlit et ne trouva pas un seul mot à dire pour sa défense. Le général Lefèvre vint à son secours, et l'aida à sortir. On ajoute que Bonaparte monta à cheval, et, croyant le coup manqué à Saint-Cloud, galopa vers Paris. Il était encore sur le pont, lorsque Murat parvient à le joindre et lui dit : "Qui quitte la place, la perd". Napoléon, rendu à lui-même par ce mot, revient dans la rue de Saint-Cloud, appelle les soldats aux armes et envoie un piquet de grenadiers dans la salle de l'Orangerie. Ces grenadiers, conduits par Murat, entrent dans la salle. Lucien, qui avait tenu bon à la tribune, reprend le fauteuil et déclare que les représentants qui ont voulu assassiner son frère sont d'audacieux brigands, soldés par l'Angleterre. Il faut décréter que le Directoire est supprimé, que le pouvoir exécutif sera remis entre les mains de trois consuls provisoires : Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos.
Finalement, deux autres consuls seront nommés avec Bonaparte, tandis que Stendhal a refusé de renoncer à cette rumeur dans son récit, il répond "Non" à une note de Vismarra.
Rimbaud n'a pas pu avoir connaissance de l'incendie de Saint-Cloud avant son récit dans la presse, le 15, voire le 16 ou le 17 octobre, et au passage cela limite aussi le nombre de publications à dépouiller. Le sonnet "Rages de Césars" serait une composition plus tardive que les sept sonnets du "cycle belge". Evidemment, avec mauvaise foi, on dira que "Rages de Césars" n'a pas rejoint "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" pour faire une série de sonnets, mais en réalité on doit se poser la question des aléas de la composition d'ensemble de ce dossier manuscrit. Le sonnet "Ma Bohême" n'est pas daté comme le sont les six autres sur un même papier. Les sonnets "Le Châtiment de Tartufe" et "Rages de Césars" forment un binôme, et on peut se demander si ces deux sonnets ne furent pas les deux derniers que Rimbaud ait composé parmi les vingt-deux pièces remises à Demeny. Ils sont très proches de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" dans l'idée. On sent encore une fois que l'idée de recueil avec une série de sonnets à part est contradictoire avec des rapprochements transversaux, l'ensemble a d'autres sonnets et l'isolement de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" par rapport au "Châtiment de Tartufe" et "Rages de Césars" n'a pas le sens commun.
Or, l'anecdote sur le dix-huit brumaire donne du sens à la saillie finale de "Rages de Césars", mais c'est aussi l'affirmation d'un statut de consul quand pour Napoléon III on parle de César en titre. Et Ascione rappelle que dans Les Châtiments de Victor Hugo Napoléon III est une caricature pour faire expier à l'oncle son dix-huit brumaire. Et je suis loin de perdre mon temps à croire que Rimbaud se moque de Victor Hugo dans "Le Châtiment de Tartufe", lecture qui n'a ni queue ni tête. L'important, c'est l'acrostiche Jules Cés...ar relevé par Murphy et le binôme formé par "Le Châtiment de Tartufe" et "Rages de Césars". Or, l'incendie de Saint-Cloud est un second châtiment. Qu'est-ce qui part en fumée au bout de la cigarette ? parce que le "fin nuage bleu", il n'est pas là pour faire smart, et ce n'est pas un jeu de mots anodin avec "Saint-Cloud" cité au premier hémistiche du même vers final.
Il y a eu la défaite de Sedan, et donc tout part en fumée, mais l'incendie de Saint-Cloud c'est la consommation symbolique. La guerre franco-prussienne a perdu l'Empire avec Sedan le 2 septembre qui nous vaut une proclamation de la République le 4, mais ce sont les prussiens poursuivant cette guerre qui ont encore fait partir en fumée le symbole de l'accession au pouvoir impérial de Bonaparte. Saint-Cloud, c'est le symbole de l'accession au rang de consul et donc d'empereur du clan Bonaparte. C'est ce château même qui est parti en fumée le 14 octobre, et Rimbaud l'évoque avec un jeu de mots pour dire que le rêve impérial part en fumée dans un sonnet "Rages de Césars" où Napoléon est prisonnier des prussiens à Wilhelmshöhe. Ce serait une coïncidence ? Rimbaud aurait écrit son sonnet avant le 14 octobre et c'est l'histoire qui donnerait un sens à un jeu de mots auparavant assez gratuit du sonnet rimbaldien.
Puis j'observe les ressemblances frappantes avec la rumeur rapportée par Stendhal, la répétition "L'Homme pâle", certes en partie reprise aux Châtiments, fait écho que Bonaparte ait pu pâlir en s'entendant appeler "Hors la loi" par des députés qui l'attrapaient par le col à la manière du méchant dans "Le Châtiment de Tartufe". Il est question de "souffler la Liberté" ce qui reprend des passages précis du recueil satirique hugolien, mais ce qui correspond aussi à un coup d'état comme l'était le dix-huit brumaire en quelque sorte. Il y a le nom de "Hors-la-loi", le proverbe de Murat, et là un nom mystérieux qui tressaille sur les lèvres... Il y a un regret et un sentiment de mort. Il est question d'un "Compère en lunettes", Emile Ollivier en principe, et puis on a ces deux vers sur l'occasion qui a viré au fiasco avec le fin nuage bleu qui sort du cigare en feu comme aux soirs de Saint-Cloud.
Rimbaud se sert des Châtiments, mais il connaît aussi les versions historiennes diffusées à son époque du 18 brumaire, et il s'en sert pour écrire une inversion qui fait contraster l'accession au pouvoir de Bonaparte et toute la déchéance militaire de Napoléon III dans le coup de poker de la guerre franco-prussienne...
Alors, je sais que l'argument suivant ne vaut pas grand-chose en principe, mais le 25 novembre le journal le Progrès des Ardennes a publié un récit en prose "Le Rêve de Bismarck" (sans doute réarrangé et censuré par l'éditeur Jacoby lui-même) lequel a un sous-titre "(Fantaisie)" qu'il partage exclusivement avec un poème composé visiblement en octobre "Ma Bohême", et Rimbaud y reprend des éléments du sonnet "Rages de Césars" : "Sous sa tente, pleine de silence et de rêve, Bismarck [...] médite ; de son immense pipe s'échappe un filet bleu. / Bismarck médite. Son petit index croch chemine [...] il tressaille [...] Bismarck médite. [...] le bonhomme a tant rêvé, l'oeil ouvert [...] Cachez, cachez ce nez ! [Note : citation à nouveau d'un vers de Tartuffe] [...]
Vu le témoignage de Delahaye qui raconte tout le contenu de ce texte alors inédit, incoonu, en envisageant des développements plus conséquents sur l'enivrement et qui dit que le poème n'a pas été retenu pour publication, je n'ai guère de doute sur le fait que la médiocrité qu'on ressent à la lecture vienne pour partie de sa dénaturation par les retouches de Jacoby. Delahaye parle d'un Rimbaud dépité de ne pas avoir été publié, et ne dit pas que cela a été rattrapé, j'en conclus que Delahaye a un souvenir déformé, mais qu'il se souvient d'une réelle déception de Rimbaud. Le texte a été réécrit. C'est évident !
Néanmoins, il en reste des éléments authentiques. Les rapprochements avec "Le Rêve de Bismarck" ne s'inventent pas, ni les premiers échos de Verlaine : "imperceptiblement" depuis le "tremblote" des "Effarés".
La composition ne peut pas dater du 25 novembre, elle est antérieure de quelques jours, soit qu'on pense que Jacoby l'a remaniée, soit qu'on pense qu'elle a été refusée dans un premier temps. Et bref, comme par hasard, les échos au "Châtiment de Tartufe", "Ma Bohème" et "Rages de Césars" favorisent l'idée que les trois sonnets furent les derniers composés pour Demeny, et non pas pour deux d'entre eux des compositions de septembre.
Alors, oui, bon, vous allez dire : "mais on n'a pas le droit de dire que Rimbaud quand il reprend des idées à un poème c'est qu'il a écrit les deux poèmes l'un à la suite de l'autre, et moi je ne veux pas que "chers corbeaux délicieux" soit rapproché dans le temps pour "Les Corbeaux" prétendument en mars et "La Rivière de casssis" en mai. Rimbaud peut très bien avoir écrit "Les Corbeaux" en septembre à Londres et s'être rappelé sa belle formule de mai et avoir envoyé ça à la Renaissance littéraire et artistique pour publication immédiate. Et gnagnagni et gnagnagna."
Ok, faites avec les intuitions que vous avez ! Qu'est-ce que je peux changer à vos natures ? Rien, après tout !
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