Je reviens sur un sujet que j'ai lancé et qui n'a reçu aucun accueil.
Dans certaines éditions des Œuvres complètes de Baudelaire, vous avez un poème en vers d'une syllabe intitulé "Le Pauvre diable". La première fois que je l'ai découvert, je n'étais pas du tout dans les enquêtes et mises au point sur les poèmes en vers d'une syllabe, sur l'origine des contributions zutiques en vers courts, etc. Ce poème est recensé dans le livre d'Alain Chevrier sur la contrainte monosyllabique, mais il est simplement cité dans un référencement à sa place chronologique. Je ne sais même plus si Chevrier met en doute l'attribution à Baudelaire.
J'ai fait remarquer que le poème "Le Pauvre diable" a été publié en 1878 dans le journal Le Figaro et qu'il porte une trace manifeste d'une réécriture de "Cocher ivre" de Rimbaud, ce qui veut dire que quelqu'un qui a eu accès à l'Album zutique entre 1872 et 1878 s'est inspiré des contributions zutiques et notamment de "Cocher ivre" de Rimbaud pour créer un autre poème, plus proche du modèle des poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, poème qu'il a attribué directement à Baudelaire. Et cela a de l'intérêt pour relancer la recherche sur ceux qui, malveillants, avaient accès à des vers inédits de Rimbaud dont il distillait quelques citations dans la presse. Ce n'est pas rien comme sujet, cela implique Félicien Champsaur, Octave Mirbeau et Maurice Rollinat, et cela implique l'Album zutique, le "Sonnet du Trou du Cul", et puis "Les Chercheuses de poux" (et du coup le début de "L'Homme juste"), "Poison perdu", "Les Soeurs de charité" et apparemment "Les Veilleurs" cité pour un vers.
Le poème "Le Pauvre diable" a été publié dans le numéro du 11 juillet 1878 du Figaro.
Avant de consulter le document, quelques précisions.
Le journal Le Figaro est devenu hebdomadaire sous l'impulsion d'Hippolyte de Villemessant qui, comme le dit Octave Mirbeau, a ressuscité ce journal à partir de 1854. Villemessant est mort en mars ou avril 1879, l'année suivante, et depuis 1875 il a remis le journal entre les mains de Francis Magnard. Sur le haut de la page, vous avez mention de deux rédacteurs en chef : "Hippolyte de Villemessant et Francis Magnard. N'écartons pas trop vite Villemessant. Il s'est retiré dans sa propriété à Monte-Carlo, mais avant Le Figaro Villemessant avait lancé un journal nommé La Bouche de fer et Villemessant fut le grand initiateur de la rubrique des "échos". Ajoutons que Villemessant s'était entouré de collaborateurs qui ont pu continuer leurs activités dans le journal quand lui se retirait.
Or, le poème "Le Pauvre diable" a été publié dans la rubrique "Les Echos de Paris" signée "Le Masque de fer", et visiblement des reliures étaient mises en vente qui réunissait les textes de ces rubriques en les accompagnant d'illustrations. On trouve sur le net des mises en vente de volumes au nom du "Masque de fer" avec le titre Les Echos illustrés de Paris. Il peut s'agir de l'année 1875 ou 1878. Ils contiennent une préface de Villemessant, et l'artiste derrière les dessins est Bertall, du moins pour l'année 1878. J'ignore de qui le masque de fer est le pseudonyme. On parle de la "fleur de l'esprit parisien" pour ce genre de rubrique. Donc, la page que je vous fais lire n'est pas considérée comme anecdotique et sans importance par les lecteurs pour aller à des pages d'actualités politiques plus substantielles. Villemessant n'est certainement pas l'auteur des "échos de Paris" en 1878. Pour l'instant, il me manque des noms.
Parmi les mentions intéressantes sur cette première page du journal, nous avons la phrase en italique : "Les manuscrits ne sont pas rendus."
Puis, il y a le sommaire : "Courrier du mercredi : Albert Millaud / Echos de Paris : le Masque de Fer / Energie ministérielle : Francis Magnard / La Souscription pour les orphelins d'Auteuil / A travers l'Exposition : les deux Aveugles / Le Congrès : J. Cornély / Nouvelles politiques / Paris au jour le jour : F. M. / Télégrammes et correspondances : Argus / Nouvelles diverses : Jean de Paris / Gazette des tribunaux : Fernand de Rodays / La Bourse / Courrier des théâtres : Jean Prével / La Soirée théâtrale : Un monsieur de l'Orchestre / Sport : Robert Milton / Feuilleton - La Peau du Mort : Camille Debans."
La Souscription pour les orphelins d'Auteuil est une initiative personnelle de Villemessant.
Outre qu'avec Gustave Flaubert, Alphonse Daudet sera l'un des principaux écrivains rendant une dernière fois hommage à Villemessant après son décès, Villemessant, Magnard et Millaud sont d'évidents ennemis des anciens membres du Cercle du Zutisme.
Parmi les contributions de Camille Pelletan, nous avons un poème faussement signé Albert Millaud : "Conseils à une petite moumouche" où figure le nom de Villemessant :
O fuis sa bouche,Mouche !VillemessantSent.Fuis son haleinePleineDe l'odeur duCu.(Albert Millaud)
Notez que le poème alterne vers de quatre syllabes et vers précisément d'une syllabe. Si le poème "Le Pauvre diable" porte la trace d'une lecture du "Cocher ivre" de Rimbaud, cela signifie que l'auteur du "Pauvre diable" a eu accès à l'Album zutique d'une manière ou d'une autre. En clair, nous sommes ici dans les règlements de comptes. Villemessant et Millaud ont forcément été tenus au courant de l'existence du poème "Conseils à une petite moumouche".
Le sommaire révèle une liste importante de pseudonymes. Difficile pour l'instant d'identifier "Le Masque de fer". Certaines rubriques ne sont pas signées, tandis que les initiales "F. M" pour "Paris au jour le jour doivent désigner Francis Magnard.
Le "Courrier du mercredi" tenu par Albert Millaud lui-même tient sur les deux premières colonnes de la première page du journal. La rubrique qui nous intéresse : "Les Echos de Paris" par "Le Masque de Fer" commence au bas de la deuxième colonne et s'étend à la troisième colonne et aux deux tiers de la quatrième colonne. Le poème qui nous intéresse est introduit et cité sur la quatrième colonne. La rubrique "Les Echos de Paris" est subdivisée en deux petites rubriques qui ont leurs propres titres en imposants caractères gras : "A travers Paris" et "Nouvelles à la main". Les deux rubriques sont elles-mêmes subdivivisées en petits sujets. Les premiers de la rubrique "A travers Paris" ont une écriture sommaire et sèche, sans intérêt, à moins de vouloir applaudir la concision et le fait d'aller à l'essentiel. Il y a un petit exercice littéraire comique avec un dialogue court divisé en actes au sujet de l'Exposition universelle. Ce n'est pas terrible, mais il s'agit effectivement d'un texte littéraire. Cela se termine par un trait d'esprit sur le verbe "concorder". Mais l'entrée suivante ne doit pas passez inaperçue. Il s'agit à nouveau d'une blague sous forme de "court apologue". Un Anglais a appris à parler en français avant de venir à l'Exposition universelle, il brille dans la conversation jusqu'à ce qu'il ne sache que répondre à quelqu'un qui l'insulte. Il demande de l'aide et on lui dit qu'un cocher lui apprendra les mots à répliquer. L'Anglais monte donc "sur un siège avec un cocher de voiture", et la victoria se retrouve dans un embouteillage d'époque. Au bout d'un quart d'heure, l'Anglais a ainsi appris toutes les insultes dont il pourrait avoir besoin pour le restant de sa vie. Par hasard, il tombe nez à nez avec le Parisien qui l'avait initialement insulté, et il lui envoie son propre tombereau d'injures, sauf qu'un sergent de ville passe par là, l'arrête et lui dresse un procès-verbal. L'Anglais n'a jamais pu comprendre pourquoi les insultes sont permis sur le siège du cocher et pas sur le trottoir.
Dans cette feinte, propre à l'esprit d'époque, vous identifiez le personnage cliché du cocher, mais aussi un sergent de ville. Les "Sergents de ville" sont mentionnés à l'avant-dernier vers du sonner "Paris", une des trois "Conneries" de Rimbaud, et on a reconnu une variante du "Cocher ivre" dans le personnage sur la victoria. En clair, "Le Masque de Fer" témoigne d'une lecture encore prégnante de deux poèmes zutiques de Rimbaud : "Paris" et "Cocher ivre". Pour précision, "Cocher ivre" est l'unique sonnet en vers d'une syllabe de Rimbaud, puisque "Jeune goinfre" est en vers de deux syllabes et "Paris" en hexasyllabes. Et on va voir que la fin du "Pauvre diable" décalque quelque peu la fin de "Cocher ivre".
La révélation du poème "Le Pauvre diable" suit d'ailleurs immédiatement le récit de l'Anglais condamné pour outrages avec ses injures fraîchement apprises auprès d'un cocher.
Je cite l'introduction au poème :
Un amateur de bibliographie nous adresse la pièce de vers suivante, qu'il attribue à Baudelaire, mis au défi dans un salon de faire un poème épique en vers d'un pied. Voici comment le poète s'est tiré de cette difficulté.
Suit la transcription de ce morceau.
On appréciera à quel point "Le Masque de Fer" démarque le style de Léon Valade dans sa rubrique des "Poètes morts jeunes" tenues dans La Renaissance littéraire et artistique. Verlaine et Rimbaud ne sont pas les cibles directes en 1878 des rédacteurs du Figaro. Qui étaient visés ? Pelletan, Cros, Valade ? Je n'ai encore effectué aucune recherche.
Passons à la transcription du poème. Tout entier dans la quatrième colonne du journal, il est lui-même disposé en trois colonnes (trois colonnes du poème au sein de la colonne en prose du journal). C'est un fait qui a son importance. Le poème est en quatrains à rimes croisées, et il faut que je vérifie les publications d'époque des poèmes en vers d'une syllabes d'Amédée Pommier, vu que j'en ai déjà vu des éditions en colonnes justement, mais je voudrais éviter de rapporter un constat anachronique. Je relirai les deux pièces dans les recueils mêmes de Pommier. La disposition en trois colonnes fait aussi songer à la distribution de Valade de ses trois sonnets en vers d'une syllabe : "Eloge de l'âne", "Amour maternel", "Combat naval". Rimbaud avait prévu d'imiter cette présentation en trois colonnes pour ses "Conneries", bien qu'il ait varié dans l'emploi des mesures : vers de deux et six syllabes, puis une syllabe. Je prétends que, même au plan thématique, il y a une correspondance entre "Eloge de l'Ane" et "Jeune goinfre", "Amour maternel" et "Paris", "Combat naval" et "Cocher ivre". Il faudrait se reporter à la Revue du monde nouveau où Valade a de nouveau proposé un ensemble de trois sonnets en vers d'une syllabe (il y a un poème qui change de mémoire).
Tout cela viendra en son temps.
La pièce est sous-titrée "Poème", ce qui a un effet comique, et le titre "Le Pauvre diable" mériterait une recherche des sources, outre qu'il fait un peu songer à la rigolade de Daudet du titre "Le Martyre de saint Labre".
Nous avons dix-huit quatrains de vers d'une syllabe en trois colonnes, et comme par hasard, le mot (ou du moins un homonyme) "Mouche" fait partie des vers de cette composition. Pire encore, il devance la mention "Doigt" qui parle forcément à tous ceux qui ont parcouru les pages fac-similaires de l'Album zutique. La succession "Mange" / "Doigt" figure en relief tout au bas de la première des trois colonnes du poème.
Transcrivons maintenant le morceau.
LE PAUVRE DIABLEPoèmePèreLas !MèrePas.ErreSurTerre...Dur !...MaigreFlanc,NègreBlanc,Blême !PasMêmeGras.SongeVain...RongeFrein.CoucheFroid,MoucheDoigt ;ChaqueVentClaqueDent.RudeJeu...Plus deFeu !RèvePainCrèveFaim...ChercheRôt,PercheHaut,TrotteLoin,BottePoint.TraîneSaGêne,Va,PâleFou,Pas leSou !CouvePortTrouveMort !Bière...Trou...PierreOùSaleChienPaleVientSur leBordHurleFortClameGeintBrame...Fin !
J'ai respecté ici les transcriptions "Pale" ou "Rève". Le poème s'inspire de Valade, "Eloge de l'Âne" par endroits, pour la structure verbale, pour l'emploi de "Dure" au féminin qui vient du masculin de "Comme / Sur / L'homme / Dur...", à tel point qu'on comprend que "Erre" et "Terre" sont des démarcations de "Être" et "Traître" du poème de Valade :
NaîtreCon,PaîtreSon,ÊtreBon,Traître,Non !- CommeSurL'hommeDur,L'ÂnePlane !...
La fin du premier quatrain : "Mère / Pas" reprend l'idée du titre "Amour maternel" et la construction brusque "Traître, / Non !" du poème cité ci-dessus. Pour la construction verbale, l'auteur du "Pauvre diable" s'inspire même plutôt des impératifs du troisième sonnet monosyllabique de la série "valadive" : "Combat naval" : "Foule / L'air" ou "Roule / Sous le / Fer", avec bien évidemment une reprise du même ordre que le déterminant "le" suspendu à la rime : "Sous le / Fer" contre "Plus de / Feu", "Pas le / Sou!" et "Sur le / Bord".
Les deux vers : "Cherche / Rôt" font songer à "Amour maternel" également, avec des vers tels que ceux-ci : "Mange, / Mon / Bon / Ange" ou "Sois / Sage : / Bois." Remarquons que l'auteur du "Pauvre diable" a repris les rimes croisées des quatrains de "Eloge de l'Âne", sans considérer la montée en subtilité des rimes embrassées des quatrains dans "Amour maternel" et "Combat naval". Le fait d'en rester aux quatrains de rimes croisées renforce le renvoi au modèle de dérision initiale : les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier.
L'auteur a remarqué la souplesse du glissement syntaxique du sonnet en vers d'une syllabe de Cabaner, "Mérat à sa Muse", puisque le quatrain plus souple : "Traîne / Sa / Gêne, Va", reprend le mot vers "Va" au poème de Cabaner : "Ah ! / Chère, / La / Guerre / Va / Faire / Taire / Ta / Douce / Voix. [...]"
Inévitablement, la structure des quatrains en rimes croisées rappelle à la fois le modèle Amédée Pommier, "Eloge de l'âne" de Valade et les quatrains de "Cocher ivre" de Rimbaud : "Pouacre / Boit: / Nacre / Voit ; / Acre / Loi, / Fiacre / Choit !" La syntaxe indigente et heurtée sert chez Rimbaud et Valade à persifler la note stylistique de Pommier lui-même. L'auteur du "Pauvre diable" n'ignore rien de cela, mais il a un peu de mal à se situer sur le plan du persiflage, puisque finalement il dessert la cause d'Amédée Pommier en renchérissant de la sorte. Mais évidemment, ce qui est important, c'est l'écho extrêmement évident entre la fin du sonnet "Cocher ivre" et celle du "Pauvre diable" : "Saigne ; / - Clame ! / Geigne." Ce dernier tercet est démarqué au dernier quatrain du "Pauvre diable" : "Clame / Geint / Brame / Fin", et il s'agit précisément avec la forme verbale "Geint" d'une citation de vers d'une syllabe citée en 1865 par Verlaine pour se moquer des goûts de Barbey d'Aurevilly qui daubait les tours d'acrobate de Banville pour faire l'éloge de pareilles facéties.
J'analyserais plus longuement le poème, je trouverais encore d'autres éléments, mais ce que je dis là est inédit. Aucun rimbaldien n'a jamais considéré la pièce "Le Pauvre diable" dans une quelconque perspective zutique, dans une quelconque perspective de critique rimbaldienne...
Il faut resserrer une enquête d'actualités littéraires en juillet 1878. Il faut identifier "Le Masque de Fer". Nous sommes à la veille des citations dans la presse de vers des "Chercheuses de poux", de "Poison perdu", des "Sœurs de charité" et sans doute des "Veilleurs". Nous sommes aussi à la veille des cercles souvent rapprochés du Zutisme d'époque rimbaldienne : Hydropathes, Hirsutes, Chat noir, Zutisme sous la bannière de Charles Cros, etc., mais comme je l'ai déjà dit les Hydropathes n'aimaient pas spécialement Rimbaud et Verlaine, Champsaur, Rollinat, Goudeau, tous ennemis sensibles, un vivier au sein duquel des vers inédits ont été cités par Mirbeau, Champsaur ou d'autres.
Note : sur la deuxième page une fable en vers au sujet de l'Exposition Le Homard et le merlan sur le modèle des parodies zutiques de Lachambaudie par Raoul Ponchon.
Poursuivant sur le thème des sonnets d’une syllabe, vous trouverez ici une caricature publiée dans le numéro 16 de la Parodie (1) qui éclaire une contribution Zutique.
RépondreSupprimerJ’y aperçois le petit Chose, aux membres fort gentiment tournées et ayant un criquet à larges ailes pour monture, qui se pose prudemment. Encadré d’une flûte et de fleurs béantes, sa tête est penchée comme un saule, ses yeux sont magnétiquement noir et un souffle agite ses longs cheveux rêveur, dont les mèches léchées s’éparpillent en crinière. À l’arrière plan, participant aux charmes printaniers, je vois dans les profondeurs d’une plaine un moulin qui monte vers les nuées.
Si cette charge osée signée Andrée Gill rappelle le Poète Myosotis de Louis-Xavier de Richard (2), elle rappelle également le dessin Le petit Chose et le sonnet qui l’accompagne au le verso du feuillet 3 de l’Album Zutique. Ce sonnet en monosyllabe, conseil aux caricaturistes, en serait l’ekphrasis ; à quelque détails près . En effet ni mouche, ni rose sur le dessin, mais ces approximations sont peut-être dues aux exigences métriques des monosyllabes.
(1) La parodie du 5 décembre 1869 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9816703j/f8.item
(2) La Gazette Rimée de février 1867 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k749198/f7.item
PS : Par ailleurs, le reste du numéro de la Parodie vaut le détour avec une parodie du Parnasse Contemporain, un article sur Daudet et un autre sur Flaubert.
Passionnant, je vais encore une fois mettre ça sous forme d'article. Merci.
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