dimanche 14 juillet 2024

Le poème "Les Corbeaux" et des sources à chercher dans la presse, un sujet lancé par Cyril Balma

A la suite de mon précédent article sur "Ricard", j'ai reçu ce nouveau commentaire de Cyril Balma qui signale à l'attention des documents éventuellement utiles à une meilleure approche du poème "Les Corbeaux". Je vais activer les trois liens qu'il contient, vous pourrez en cliquant consulter les trois pages en fac-similé de journaux d'époque. Je cite donc le message (en bleu), puis tout en citant les passages clefs des pages de journaux en question, je ferai quelques remarques.

***

Bonjour,


Merci pour l’intérêt accordée à ma précédente intervention. J’attire cette fois votre attention sur deux sources des Corbeaux.

Récitée le dimanche 10 mars 1872 au théâtre du Vaudeville (1) dans le cadre d’une campagne de charité au profil du Sou des Chaumières, souscription nationale finançant la reconstruction des habitations détruites lors de la guerre contre la Prusse, la Chaumière Incendiée de François Coppée fera partie du Cahier Rouge en 1874 (2). Octosyllabe à rimes embrassées, ce poème, traitant des ravages de la guerre dans les campagnes sous la forme d’une prière, pourrait avoir inspiré (avec Plus de Sang) la composition des Corbeaux de Rimbaud. Il est probable que ces vers inédits de Coppée aient circulé sous forme de transcriptions ou via le programme de l’événement.

L’œuvre des Amputés de la Guerre est une autre souscription de ce type pour laquelle Coppée composa des vers inédits. Pour celle-ci, la récitation eu lieu le 3 avril 1873 à l’Odéon (3) ce qui semble exclure Aux Amputés de la Guerre des intertextes des Corbeaux (à moins du contraire).


***

Effectivement, c'est très intéressant de réagir à vos messages, puisque j'aimerais beaucoup fouiller comme par le passé les journaux d'époque.
Au sujet de François Coppée, je rappelle un problème persistant. Le dizain "Ressouvenir", apparemment la dernière contribution à l'Album zutique de Rimbaud, juste après "Les Remembrances du vieillard idiot", contient une rime au pluriel "redingotes" / "gargotes" qui est la reprise évidente de la même rime au singulier "redingote"/"gargote" du dizain "Croquis de banlieue" de François Coppée. La rime est en soi recherchée avec des mots rares, et elle figure dans deux dizains, sachant que la pièce de Rimbaud est par définition un "à la manière de Coppée". Or, la contribution rimbaldienne date du mois de novembre 1871 en principe, tandis que le poème de Coppée n'a été publié en recueil dans Le Cahier rouge que quelques années plus tard. J'ai déjà rembarré du rimbaldien qui soutenait béatement que c'est peut-être une coïncidence, qu'il ne faut pas chercher à tout prix une réécriture, etc. Non ! Il va de soi que la rime au pluriel chez Rimbaud fait partie d'une démarche parodique. Rimbaud avait pu lire quelque part le dizain "Croquis de banlieue", et songeons qu'il faut aussi, notamment à cause de son titre, le rapprocher de dizains de Verlaine transcrits dans son projet avorté de recueil Cellulairement. Rimbaud a dû lire une prépublication dans la presse ou il avait réellement accès à des manuscrits, ce qui m'étonnerait tout de même un peu. Il est vrai que je me pose la question de l'intervention d'Achille Jacquet, je pense que c'est lui le membre précis du Cercle du Zutisme qui porte ce nom, car à l'époque j'avais trouvé un récit où il était mis en scène et aimait dire "Zut" ! Malheureusement, impossible de remettre la main sur ce document depuis, tant internet est saturé de livres en ligne qui ne rendent pas facile la recherche algorithmique. Puis, moi, je n'ai pas la patience.
François Coppée avait encore une certaine aura au début du vingtième siècle et des thèses universitaires, des ouvrages critiques lui étaient consacrés, il existe une étude sur Coppée qui recense des dizaines et des dizaines de périodiques auxquels François Coppée a contribué, et j'aimerais reprendre cette recherche. De plus, je ne me contenterais pas de repérer les poèmes de Coppée, je prendrais le temps de parcourir les journaux ayant publié des poèmes de Coppée sources de parodies rimbaldiennes.
Il y a aussi un contexte. Après les événements de "l'année terrible", les pièces de poètes tels que Coppée et Glatigny sont particulièrement mises en avant durant quelques années. Dumas fils occupe aussi l'espace public, et dans les liens que vous nous procurez, j'observe que la pièce Les Frères d'armes de Catulle Mendès est située dans la continuité de Sardou et Dumas fils. Or, l'Album zutique témoigne d'un intérêt certain pour les préoriginales, les publications en plaquette et les nouvelles pièces montées au théâtre de François Coppée. L'intérêt pour les pièces de Glatigny est lui aussi d'actualité et cela s'étend à la rime "usine"/"cousine" des "Mains de Jeanne-Marie" qui vient du théâtre de Glatigny. L'influence des pièces de Dumas fils semble plus profonde qu'on ne le croit sur Une saison en enfer, comme je l'ai montré dans des études récentes sur les dernières phrases de la section "Adieu".
Bref, la presse parisienne et l'actualité des théâtres, c'est un excellent terrain d'investigation pour les rimbaldiens.
Pour le poème "Les Corbeaux", avant de poser la présence de Coppée, il faut faire le point. Il existe une lecture aujourd'hui récusée, celle selon laquelle les corbeaux seraient des prêtres. Cette lecture aurait été en germe dans le livre de 1986 de Steve Murphy Rimbaud et la caricature, ouvrage que je n'ai jamais consulté jusqu'à présent. Christophe Bataillé a fourni une lecture suivie de cet ordre sous forme d'article au début du troisième millénaire. Alain Vaillant l'a reprise à son compte, bien qu'il ne cite pas Bataillé, puis Murphy a publié lui-même une longue lecture allant plutôt en ce sens.
Cette lecture était très contestée dans les recensions d'Alain Bardel, mais elle l'était aussi par moi, par Fongaro. Reboul ne semblait pas y adhérer dans son livre Rimbaud dans son temps. Cornulier a publié une étude métrique sur les rimes des sizains, mais il ne s'est pas prononcé dans le débat il me semble. Enfin, il existe une source du côté de Léon Dierx, dans Paroles du vaincu, plaquette en octosyllabes. Je l'ai déjà signalée à l'attention, mais je ne pense pas être le premier à l'avoir fait.
En tout cas, j'ai publié un article distinct de la lecture anticléricale de Murphy, Bataillé et Vaillant. Moi, mon principe, et Cornulier m'avait cité pour ça, c'était de souligner le rapport entre le commentaire de Verlaine : "patriotique, mais patriotique bien", et l'articulation du discours du poème autour d'un "Mais" en attaque de sizain final. En gros, les premiers sizains sont une sorte d'apparente concession au "patriotique" officiel, et le "patriotique bien" apparaît avec la pirouette du dernier sizain.
Mon premier article sur "Les Corbeaux" avait aussi mis en avant les échos sensibles avec "Le Bateau ivre", et tout en soutenant une lecture contradictoire avec la mienne Murphy a renvoyé à mon article pour cette révélation dont il fait lui-même usage dans son commentaire. Il y a une rime "fauvettes de mai" / "soir charmé" qui reprend la rime "crépuscule embaumé" / "papillon de mai" du "Bateau ivre", à quoi s'ajoute la relation évidente de "Mât perdu" à "vaisseau perdu" ou "bateau perdu".
Ce n'est que plus tard, soit sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, soit sur ce blog, mais je suis persuadé que c'est sur un article paru sur Rimbaud ivre, que j'ai mis en avant un lien que personnellement je trouve saisissant entre "Les Corbeaux" et la plaquette "Plus de sang", la reprise de la rime "enchaîne" / "chêne" au poème "Plus de sang" anticommunard, ce qui se couplait avec la reprise de l'image finale de l'oiseau à protéger du danger.
Malheureusement, en-dehors de Steve Murphy, le lien au "Bateau ivre" n'a retenu l'intérêt de personne, et le lien au sizain final de "Plus de sang" n'a jamais été recensé par un quelconque rimbaldien. L'idée d'un lien aux Paroles du vaincu de Dierx n'arrête lui aussi aucun rimbaldien.
Or, il y a peu, Yves Reboul a publié un article sur "Les Corbeaux" et "La Rivière de cassis" qui contient des éléments très intéressants pour soutenir l'idée d'une influence notamment du recueil L'Année terrible de Victor Hugo sur "La Rivière de Cassis", avec le très important mot-clef "claires-voies". Et, à propos des "Corbeaux", Reboul a signalé que personne, même moi qu'il cite, n'explique dans "soir charmé", par qui et pourquoi le soir est "charmé", et Reboul commente alors une dénonciation de l'hypocrisie des idylles poétiques qui reprennent comme si de rien n'était. Bardel a validé cette lecture qui l'a enthousiasmé.
Donc, moi, pour l'instant, je suis un peu bloqué là-dedans. Ceci dit, il y a des points qui me dérangent dans la lecture de Reboul et sur lesquels je n'ai pas su prendre le temps de me pencher.
Reboul réduit à néant les lectures de Murphy, Bataillé et Vaillant sans le dire, mais face à ma lecture il y a des éléments qui passent en danseuse. Reboul ne dit rien du lien entre "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" : "soir charmé" et "crépuscule embaumé", "Mât perdu" contre "vaisseau perdu", "fauvettes de mai" contre "papillon de mai". Je trouve ça problématique. Sa lecture ne rend pas compte du "Mais" commun au poème "Les Corbeaux" et à la phrase de Verlaine : "patriotique, mais patriotique bien". Et enfin, comme Reboul ne dit rien du lien possible au dernier sizain de "Plus de sang", on ne sait pas ce qu'il en pense, s'il en pense quelque chose, s'il le connaît.
Bref, pour l'instant, la lecture des "Corbeaux", c'est le bazar le plus complet.
Autre point important ! Du fait de son autorité sur les rimbaldiens, Steve Murphy a mis en avant que le poème "Les Corbeaux" avait pu être composé à l'étranger, en Belgique ou carrément en Angleterre, pour être publié dans la revue La Renaissance littéraire et artistique qui n'aurait jamais accepté la versification irrégulière de "La Rivière de Cassis", "Larme", "Bonne pensée du matin" et autres "Fêtes de la patience". Les rimbaldiens ménagent ce point de vue, Reboul (sauf dernièrement) et Cornulier y compris, ce que je trouve tendancieux. Puis, moi, je prétends comprendre la personnalité de Rimbaud. Il n'a pas abandonné la versification classique en privé pour ensuite faire des concessions à des fins de publication. Il est assez sensible que le poème "Les Corbeaux" a été remis précocement à la revue de Blémont et qu'en juin Rimbaud était dégoûté de voir que Blémont qui assurait les publications de tel et tel n'était pas pressé de publier la version manuscrite de "Voyelles" qu'il possédait, ni une version du poème "Les Corbeaux". Et je n'ai pas peur de dire que "l'hiver" mentionné dans "Les Corbeaux" implique pour une fois assez clairement le moment de composition. Il s'agit donc d'une pièce de mars 1872 environ. C'est du pur bon sens. Et cela rejoint précisément le document que vous mettez en avant. Vous fournissez un premier lien, une page du numéro du 11 mars 1872 du journal Le Corsaire, où nous apprenons ceci dans la section "Petite gazette", quatrième colonne :

  Aujourd'hui dimanche, à une heure et demie, au théâtre du Vaudeville, matinée dramatique et musicale au bénéfice de l'œuvre patriotique du Sou des Chaumières.
     La partie dramatique se composera d'une comédie en un acte, de Mme Louis Figuier : Les Pelotons de Clairette, déjà représentée avec succès, à ce théâtre ; d'une pièce de vers inédite de M. François Coppée : La Chaumière incendiée, et d'une comédie de M. Emile de Najac : Madame reçoit-elle ? [...]

Il va de soi que certains peuvent aller recopier les poèmes récités pendant les représentations. Mais, est-ce que Rimbaud ou l'un de ses proches parisiens en ont pris la peine ? L'Album zutique tend à montrer qu'ils étaient tout de même à l'affût. Le problème pour le mois de mars 1872, c'est que suite à l'incident Carjat Rimbaud est devenu persona non grata, et en principe Rimbaud a été écarté de Paris pour deux mois, et comme son retour a eu lieu vers le 7 mai à peu près, pour que ça fasse deux mois il aurait dû quitter Paris avant le 11 mars. Mais faut-il s'y tenir à cette mention de deux mois ? Rimbaud loge alors rue Campagne-Première dans un immeuble identifié par Daniel Courtial sur son blog, et nous avons offert la primeur de photographies de la cour intérieure de ce bâtiment dans un article récent de notre blog, au mois de mai. Je rappelle que, dans cet immeuble rue Campagne-Première, Rimbaud a composé de janvier à mars 1872 : "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Tête de faune", "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Les Corbeaux" au minimum. Rimbaud a-t-il dû déloger rapidement après l'incident Carjat du 2 mars. Il faut avouer que ce logement était à proximité du lieu de rencontres pour écrivains la "Closerie des lilas", j'en ai livré aussi quelques photographies récemment. Je rappelle que la lettre de Verlaine à Rimbaud du 2 avril 1872 est écrite précisément de la "Closerie des Lilas" comme le revendique un "en-tête" dont la sincérité est hors de doute. La rime "cousine" / "usine" tirée d'une pièce de Glatigny Vers les saules jouée au même moment, vers mars, peut inviter à penser que Rimbaud n'est pas parti dès le début du mois de mars. Il faudrait enquêter sur les dates butoirs de la location de son appartement avec Forain, rue campagne-première.
Que Rimbaud ait lu ou non le poème de Coppée, qu'il ait eu connaissance ou non des vers de cette pièce inédites par une voie ou une autre, en tout cas, il pouvait savoir que Coppée se donnait en spectacle mondain pour récolter des fonds pour les victimes de la guerre franco-prussienne. On relève la mention clef de l'adjectif "patriotique" et la mention "Chaumières" permet un début de compréhension du choix rimbaldien des "hameaux", alors qu'il vivait plutôt dans les villes : la capitale Paris ou la provinciale Charleville. Le poème "Les Corbeaux" reprend la caractérisation sociologique recherchée par les organisateurs de collectes. Il est bien question de devoir, mot clef de l'auteur du drame Fais ce que dois. Tout se tient et favorise du coup mon idée que la fin des "Corbeaux" entre en résonance parodique avec le sizain final de la plaquette "Plus de sang".
Le poème "La Chaumière incendiée" avant d'être recueilli dans Le Cahier rouge a eu au moins une pré-originale le 30 novembre 1872 dans l'Album dolois, deuxième lien fourni plus haut. Nous avons donc une transcription du poème, mais avec une faute d'orthographe au nom d'auteur : Copée. Je me garderai de faire un lien automatique sous prétexte que le poème de Coppée est en octosyllabes. En essayant  de mettre en relation les deux poèmes de Coppée et Rimbaud, je remarque que dans le cas de Coppée il y a un feu qui brûle encore de la destruction causée par la bataille, et le froid est associé à l'Allemagne, tandis que dans le poème hivernal de Rimbaud tout a basculé dans le froid. Il y a un parallélisme entre l'attaque du "Mais" pour les deux derniers quatrains du poème de Coppée et l'attaque du "Mais" au dernier sizain de Rimbaud, avec un contraste sémantique entre donnez l'obole, donnez des sous, et laissez les fauvettes de mai. Avec des échos évidents avec certaines pièces des Humbles, Coppée mentionne à deux reprises le "berceau", ce que Rimbaud peut rendre sous la forme "vos nids" dans son poème.
Il faut avouer que même si c'est difficile à prouver la résonance entre les deux poèmes est assez forte, l'un peut très bien être le régime parodique de l'autre.
Pour le dernier lien, il s'agit du poème "Les Amputés de la guerre", il est évoqué dans la troisième colonne au "Courrier des Théâtre". Le journal date du 2 avril 1873, ce qui ne cadre pas avec la vie de Rimbaud qui à ce moment-là est à Londres, et sur le point de revenir en France, mais dans sa famille, pas à Paris. Il est dit : "M. Pierre Berton récitera une pièce de vers inédite de M. Coppée." La pièce serait inédite le 2 avril 1873 même, donc aucune raison que Rimbaud l'ait connue auparavant. Le poème "Les Corbeaux" ne parle pas non plus des amputés. Le lien vient simplement du fait que Coppée poursuit dans cette veine misérabiliste pour récolter des dons. Je retiens surtout le cas sensible du poème "La Chaumière incendiée" avec une coïncidence de date pour tous ceux qui, comme moi, trouvent évident que le poème "Les Corbeaux" a été composé en mars 1872 environ et non en Angleterre en septembre 1872 quelques jours avant une publication. A bon entendeur.
Ce document est stimulant, intéressant. N'hésitez pas à m'en fournir d'autres. Et merci.

Note : dans le premier lien, je relève la banalisation du mot "sportmann" ainsi orthographié pour parler d'un trotteur sur son cheval. Je songe évidemment à la nouveauté sociologique du mot "sport" dans "Mouvement" et "Solde"...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire