Le début du poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." est une démarcation du premier hémistiche du quatrième poème des Feuilles d'automne de Victor Hugo : Que t'importe, mon coeur,..." Et, en réalité, l'ensemble de la pièce "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." démarque le mouvement général de la pièce hugolienne.
En 1869 et 1870, Rimbaud imitait plutôt des poèmes des Châtiments, des Contemplations et de La Légende des siècles ("Les Pauvres gens" et "Les Etrennes des orphelins"). Le modèle des Châtiments demeure fort prégnant en 1871 et même au début de 1872 avec "Le Bateau ivre".
L'idée sur ce premier exemple, c'est qu'arrivé à Paris Rimbaud a l'occasion de fréquenter un milieu de poètes parisiens qui peut lui procurer les recueils poétiques plus anciens qu'il n'avait pu que survoler, qu'ils ne connaissaient pas réellement. Hugo est un cas à part, ses recueils de poésies étaient plus accessibles que d'autres, mais j'en arrive à la grande question des poètes romantiques de 1830. Pétrus Borel n'a eu aucun succès commercial. Il a fait une traduction aujourd'hui encore de référence de Robinson Crusoé, mais il n'en a pas tiré un succès commercial immédiat à l'époque. Il a publié sans être récompensé par le succès son unique recueil de poésies Rhapsodies en 1831, puis ses Contes immoraux attribués à Champavert dans un mouvement qui préfigure le passage d'Isidore Ducasse au Comte de Lautréamont, puis il a échoué à avoir le succès avec son roman Madame Putiphar qui fut éreinté par une recension unique de Jules Janin, tandis que les anciens collègues et amis firent les morts : Théophile Gautier, Gérard de Nerval, etc.
Pourtant, Baudelaire a écrit favorablement au sujet de Pétrus Borel, et cela s'est poursuivi avec Verlaine qui cite le premier vers de "Doléance" en épigraphe à la cinquième des "ariettes oubliées" du recueil Romances sans paroles, recueil réputé avoir été écrit dans la compagnie de Rimbaud. Le vers est le suivant : "Son joyeux, importun, d'un clavecin sonore". Le poème est très beau, mais Verlaine n'a pas eu de mal à le choisir, puisque Borel l'a lui-même mis en avant dans une préface à ses Contes immoraux où il cite une anthologie de ses vers.
La question est posée de l'intérêt de Rimbaud pour les œuvres de Pétrus Borel. Pétrus Borel était une figure initialement importante du Petit Cénacle où deux grands noms firent aussi leurs débuts littéraires : Théophile Gautier et Gérard de Nerval. Il s'agissait de la deuxième génération du romantisme pour dire vite. Nous avons une première génération avec Lamartine, Hugo, Vigny, les frères Deschamps, Sainte-Beuve et le précoce Musset, puis une génération autour de Gautier et Nerval qui inclut Borel et O'Neddy, puis inclus dans les seconds romantiques par Rimbaud nous avons une troisième génération avec Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle (qui il faut le rappeler ne sont pas des parnassiens à la base), puis nous avons la génération des parnassiens avec Verlaine, Coppée, Mendès, Dierx et tant d'autres, où Rimbaud aurait dû être un peu comme Musset le jeune représentant précoce si le mouvement ne s'était pas scindé, disloqué au-delà de la guerre franco-prussienne et de la Commune.
Ce qui est frappant dans "Voyelles", c'est qu'on y trouve le néologisme de Théophile Gautier : "vibrements". Théophile Gautier est parodié dans "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire des "Etudes de mains" du recueil Emaux et camées. je clarifie d'emblée un point. J'admire la poésie de Gautier, certaines pièces qui ont l'air toutes simples, de n'avoir rien pour elles, me paraissent admirables, et je ne parle pas spécialement d'Emaux et camées, car je suis fasciné par des pièces des Premières poésies, des Poésies diverses de 1838, par Espana, La Comédie de la mort, etc. Pour moi, le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" ne parodie pas Gautier pour régler des comptes avec l'esthétique de Gautier, du moins ce n'est pas une réplique d'un artiste à un autre artiste stricto sensu. Pour moi, "Les Mains de Jeanne-Marie", c'est une satire politique de Gautier par en-dessous étant donné les propos anticommunards tenus par Gautier dans son livre d'actualité Tableaux du siège. Un problème similaire se pose pour les vers de Coppée. Les rimbaldiens couplent le mépris pour l'esthétique de Coppée et la satire politique. En gros, parce que Coppée est opposé à la Commune, c'est un mauvais poète : il écrit mal, il ne comprend rien, il n'a pas le sens de la poésie. Non, ce n'est pas comme ça que ça marche ! Effectivement, Coppée est un poète qui a des limites par rapport à un Verlaine ou un Rimbaud, ou un Corbière, mais aussi par rapport à un Théophile Gautier ou un Leconte de Lisle. Mais Coppée n'était pas le plus mauvais des poètes non plus. Ce fut un ami de Verlaine avant la guerre, et sur le tard Verlaine dit explicitement que pour lui Coppée écrivait de bons recueils au départ, et puis qu'il est devenu mauvais. Il est vrai que cela coïncide avec le clivage politique qui les a séparés, mais je pense que la coïncidence est réelle. Coppée devient un moins bon poète après la guerre franco-prussienne.
Bref, ce n'est pas le sujet.
Le problème qui se pose, c'est qu'autant les allusions à Gautier sont logiques dans "Les Mains de Jeanne-Marie", puisque Rimbaud raille le consensus des plumes reconnues de son époque à insulter les communards et ne pleurer que les morts de la guerre contre la Prusse. On peut à la lecture des "Mains de Jeanne-Marie" imaginer une pensée de contre-esthétique et donc de critique de l'esthétique même de Gautier, mais en réalité ce qui ressort c'est l'opposition politique entre les deux poètes. Rimbaud, très hermétique, est en train de révolutionner la manière d'écrire de la poésie, mais les discours sont assez vains sur le dépassement esthétique de la formule rimbaldienne qui donnerait son arrêt de mort à celle de Gautier.
Et puis donc il y a le sonnet "Voyelles" où jusqu'à présent personne n'a jamais envisagé une parodie de Gautier. Or, Rimbaud s'intéresse aux mots rares employés par Gautier. Pour ce qui est de "abracadabrantesques", je ne crois pas qu'on en trouvera une attestation dans les écrits de Gautier. Ce qui est attesté chez Gautier, c'est les adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque". Il n'y a aucune preuve que je sache qu'il ait inventé "abracadabrantesque" en se moquant des écrits de la Duchesse d'Abrantès. En tout cas, je trouve étonnant que les universitaires qui émettent cette hypothèse ne l'étaie d'aucun témoignage écrit d'époque.
La leçon "abracadabrantesques" se trouve dans le livre du douaisien Mario Proth qu'à l'évidence Rimbaud a dû lire à Douait entre Izambard et Demeny, puisqu'Izambard et Demeny furent les deux premiers destinataires d'une version manuscrite connue du poème "Le Coeur volé" (13 mai pour l'un sous le titre "Le Coeur supplicié", 10 juin pour l'autre sous le titre "Le Coeur du pitre"). J'en profite pour faire deux rapprochements entre "Le Coeur supplicié" et "Voyelles", d'un côté on peut rapprocher "supplicié" de "pénitentes", de l'autre "flots abracadabrantesques" de "mers virides".
Le mot "vibrements" qui apparaît dans "Voyelles" apparaît précisément dans le vers et même le groupe nominal qui inclut le passage "mers virides" : "vibrements divins des mers virides".
Ce mot "vibrements" est un néologisme de Gautier et un néologisme quelque peu inutile puisqu'il existe déjà le nom "vibrations". Le mot "vibrements" gagne une syllabe dans un poème, il a son petit effet d'affectation, mais bon ses nuances ne sont pas d'une importance cruciale à la langue française. D'ailleurs, Gautier semble y avoir recouru assez peu souvent, et plutôt à ses débuts. Le mot "vibrement" au singulier apparaît dans la nouvelle fantastique "La Cafetière" et dans un sonnet des Premières poésies. Après, il ne refait guère surface que dans un passage du Roman de la momie si je ne m'abuse. J'avoue ne pas avoir passé du temps à en chercher les occurrences.
D'après le CNTRL, le mot "vibrement" est rare et sa première attestation vient précisément du récit "La Cafetière" de Gautier en 1831, nouvelle plus tard incluse au sein du recueil de 1833 Les Jeune-France. Mais, la publication des Premières poésies est contemporaine de l'écriture de "La Cafetière". Le CNTRL évoque aussi un ouvrage intitulé Louis-Philippe, mais je n'ai pas encore identifié l'auteur abrégé en "Mat." Le CNTRL cite aussi un emploi de "vibrement" dans Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, mais il ne s'agit que d'un exemple d'influence tardive du mot inventé par Gautier, sans oublier qu'Alain Fournier s'inspire aussi pour le coup de son emploi rimbaldien dans "Voyelles".
Une recension poussée des emplois du néologisme "vibrements" serait fort intéressante à conduire.
Le sonnet "Voyelles" a d'autres mots rares, et justement le verbe "bombinent" qui est commun à "Voyelles" et aux "Mains de Jeanne-Marie". Je ne connais aucun autre emploi du verbe "bombiner", Rimbaud n'a pu s'inspirer que d'un passage en latin de Rabelais cité par Voltaire, les frères Goncourt, etc., comme l'a montré Antoine Fongaro.
Mais Fongaro a aussi signalé que la proximité des mots "strideurs" et "clairon" dans un vers de "Voyelles" et dans un vers de "Paris se repeuple" venait d'un vers du poème "Spleen" de Philothée O'Neddy, paru en 1833 dans son recueil Feu et flamme. Dans le poème d'O'Neddy, strideur est au singulier et clairon au pluriel : "La strideur des clairons". Jacques Bienvenu a relevé la présence du mot "strideur" dans l'Histoire naturelle de Buffon à propos du chant des cygnes, et O'Neddy s'inspire fort vraisemblablement du texte de Buffon. En revanche, la rencontre des mots "strideurs" et "clairon" prouve que dans le cas de Rimbaud le renvoi décisif est au poème "Spleen" de Philothée O'Neddy.
Là, ça commence à devenir vraiment troublant.
Le recueil Les Feuilles d'automne mentionné plus haut date de l'époque de la Révolution de Juillet, les emplois les plus connus de "vibrement" par Gautier datent tous deux de 1831 : nouvelle "La Cafetière" et Premières poésies, en soulignant que le mot figure au vers 9 d'un sonnet de Gautier, et voilà que nous avons le couple "strideur" et "clairon" qui vient du recueil Feu et flamme. Certes, il faut y superposer la référence à "La Trompette du Jugement" de Victor Hugo avec la proximité de "suprême" tant dans "Voyelles" que dans "Paris se repeuple", mais l'idée c'est que une fois à Paris Rimbaud a pu lire des vieux recueils de poètes alors obscurs de la décennie 1830, poètes appréciés par Baudelaire et Verlaine (Pétrus Borel notamment). Le Petit Cénacle était aussi un groupe fondé sur la camaraderie et les excès potaches, ce qui préfigure quelque peu l'expérience zutique, et même on peut aller plus loin. Le Petit Cénacle réunissait des poètes, des écrivains et des artistes, et des médaillons à l'effigie des membres du Petit Cénacle furent produits. Je rappelle que les parnassiens ont produit un recueil Sonnets et eaux-fortes, tandis que Barbey d'Aurevilly les a raillés par des pièces coiffées du titre "Médaillonets".
La rime "étranges"/"anges" est volontiers employée par Nerval, un autre membre du Petit Cénacle et un ami proche de Gautier. En clair, il y a de quoi se demander à quel point la création de "Voyelles" pourrait se ressentir de l'influence de lectures toutes fraîches d'oeuvres romantiques de la décennie 1830 et en particulier du Petit Cénacle. Rappelons que les premiers à intituler leurs poèmes "Fantaisie" furent Pétrus Borel et Gérard de Nerval au même moment, en 1831.
Je l'ai dit plus haut, le verbe "bombinent" n'apparaît pas dans l'oeuvre de Gautier apparemment. Mais, notez aussi que "vibrements" variante pour "vibrations" renvoie à l'idée clef romantique du verbe "vibrer", verbe clef dans le poème "Credo in unam". Le mot "frissons" en est un proche parent, et il y a deux occurrences du mot "frissons" sur la version manuscrite de "Voyelles" recopiée par Verlaine. Les mots "frissons" et "vibrer" renvoient clairement à une mythologie romantique du rapport à la Nature, et on les retouve partout chez les romantiques, les parnassiens, chez Verlaine, Hugo, Rimbaud, etc. Les mots "bombinent" et "strideurs" sont tout naturellement des variantes plus originales de "vibrer" et "frissons". Le mot "strideurs" permet aussi de glisser du son à l'image avec le modèle "striures".
Gautier et O'Neddy sont cités tout comme Hugo dans "Voyelles", cela ne fait aucun doute.
Maintenant, il y a un dernier exercice à proposer. "Voyelles" contient un autre mot rare qui vient du langage botanique : "virides". Il est un peu court de se contenter de renvoyer au mot d'ordre de "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" : connaître sa botanique, impératif de poète. Il ne faut pas se contenter de penser que Rimbaud est allé chercher un mot affecté rare dans des ouvrages érudits en se justifiant du fait que ça parle de Nature.
Le mot "viride" au singulier revient dans "Entends comme brame...", mais dans "Voyelles" il qualifie "mers", et c'est assez intéressant. La mer peut être bleue ou verte, on disait "glauque" en langue littéraire de l'époque. Homère use de mentions de couleurs étonnantes, mais passons à ma dernière idée.
Rejoignant après quelques années le groupe des romantiques autour de la personne de Victor Hugo, Sainte-Beuve a publié une fiction Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Verlaine a de l'estime pour Sainte-Beuve et son poème "Les Rayons jaunes", mais je voudrais m'intéresser à la section des "Pensées" du personnage fictif Joseph Delorme qui est le porte-parole de Sainte-Beuve ici.
Sainte-Beuve dit des choses intéressantes sur le vers romantique, il parle notamment du vers qui semble tout d'une coulée, un aspect dont il n'est jamais question dans les études métriques, d'autant que ça échappe à l'approche par les critères grammaticaux discriminants. Je passe sur les sujets "césure mobile" et "déplacement de la césure", et j'en arrive au sujet de l'étrange évidence de certains adjectifs qualificatifs des poètes romantiques : "lacs bleus", "herbe verte".
Nous avons vingt sections de pensées numérotées par des chiffres romains qui vont naturellement de I à XX. Dans la "pensée" IV, Joseph Delorme célèbre l'école d'André Chénier et cite des extraits de poème dont un qui contient l'expression "lacs bleus". Joseph Delorme cite en réalité un de ses propres poèmes. Je me contente de citer le vers qui contient l'expression qui nous intéresse : "Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus."
Là, on ne peut que relever l'expression, puisque Sainte-Beuve ou Joseph Delorme (peu importe) débat d'idées tout à fait distinctes.
Cependant, à la "pensée" XV, le narrateur beuvien va justifier d'écrire "lac bleu" dans la nouvelle perspective romantique.
Je cite :
Le procédé de couleur dans le style d'André Chénier et de ses successeurs roule presque en entier sur deux points. 1° Au lieu du mot vaguement abstrait, métaphysique et sentimental, employer le mot propre et pittoresque ; ainsi, par exemple, au lieu de ciel en courroux mettre ciel noir et brumeux ; au lieu de lac mélancolique mettre lac bleu ; préférer aux doigts délicats les doigts blancs et longs. [...] 2° [...] employer à l'occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur : ainsi des extases CHOISIES, des attraits DESIRES, un langage sonore aux douceurs SOUVERAINES ; les expressions d'étrange, de jaloux, de merveilleux, d'abonder, appartiennent à cette famille d'élite. [...]
L'expression "mers virides" qui nous évite "mers vertes", mers bleues" est tout de même une forme de prolongement de la formule numéro 1° prêtée à Chénier, tandis que l'expression plus étendue : "vibrements divins des mers virides" suppose une superposition des deux procédés, puisque "divins" appartient à la catégorie numéro 2°. Ce n'est pas tout, dans "Suprême Clairon", "suprême" est une variante de "souveraines", tandis que l'adjectif "étrange" affectionné par Nerval, Baudelaire et Hugo à certaines époques, pendant l'exil en tout cas, est à la rime au pluriel et plutôt en fin de poème, tant dans "Voyelles" que dans "Les Mains de Jeanne-Marie".
Sainte-Beuve revient une nouvelle fois sur l'expression "lac bleu" dans la "pensée" numéro XVI. Je cite :
Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu'ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu'ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l'alarme s'est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l'école genevoise ; et l'on se récrie déjà comme à l'invasion d'un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus ; ou plutôt il n'y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont les couleurs sans nom ; mais, selon la disposition d'âme du spectateur, selon la saison de l'année, l'heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l'infini, et permettent au poëte et au peintre d'inventer aussi à l'infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions ; un arbre est vite, vite du beau vert ; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante ; ils démêlent ce qui est de l'heure et du lieu, ce qui s'harmonise le mieux avec la pensée du tout ; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. [...] Le pittoresque [...] est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.
Avec "flots abracadabrantesques" et "mers virides", Rimbaud est dans les coups d'avance par rapport au discours de Sainte-Beuve. Notons certaines difficultés d'élocution dans le développement de Jospeh Delorme. L'expression : "des couleurs sensibles aux yeux" n'a aucun sens, à part à supposer à tort que Sainte-Beuve les opposé à infra-rouge et ultraviolet. La comparaison avec les peintres est délicate, puisque les peintres offrent à voir les nuances de couleurs en tant que tels, tandis que le poète est soumis à l'obligation de nommer et de hiérarchiser les mots qu'il emploie en fonction de leur valeur informative accessible immédiatement aux lecteurs. Mais on comprend qu'il y a une sublimation en contexte. Dire "herbe verte" a du sens quand on exalte le printemps, la caresse vivante de la Nature. Dire "flots bleus", cela souligne la vibration colorée de l'élément liquide.
Notez que Sainte-Beuve joue sur les exemples du bleu et du vert qui finalement se rencontrent dans "mers virides", puisque le viridien c'est le vert qui tire sur le bleu.
Je pense très clairement que les présentes "pensées" beuviennes sont une part du débat poétique qui nous a valu la production du sonnet "Voyelles". Il est clair que Rimbaud a une relative conscience des deux points que Delorme attribue à Chénier au sujet des mentions de couleurs en poésie, mentions de couleurs qui ne sont pas telles quelles en ce qui concerne le point 2°.
Je m'empresse d'ajouter que "Voyelles" écrit dans les premiers mois de l'année 1872 est contemporain du "Bateau ivre" et des "Mains de Jeanne-Marie", et dans l'un nous avons le néologisme "bleuités" et dans l'autre le néologisme "bleuisons". Il y a un débat sur la couleur en poésie qui est à l'origine du sonnet "Voyelles" et qui a des prolongements esthétiques dans "Le Bateau ivre" et dans le quatrain "L'Etoile a pleuré rose...", évidence pourtant superbement ignorée par les rimbaldiens.
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