dimanche 21 juillet 2024

Ce que disait Chevrier en 2002 sur "Le Pauvre diable" et les sonnets monosyllabique du Chat noir

Pour bien montrer que mon article sur le poème attribué à Baudelaire "Le Pauvre diable" est un point négligé des études baudelairiennes, rimbaldiennes et zutiques, j'invite à se reporter à ce qu'en a dit Alain Chevrier dans son livre La Syllabe et l'écho, histoire de la contrainte monosyllabique, paru en 2002 aux éditions Les Belles Lettres. Et ce sera aussi l'occasion de reprendre l'étude d'ensemble proposée par Chevrier pour essayer de cerner ce qui a pu se passer au sujet de l'Album zutique à l'époque des Hydropathes et du Chat noir.
Le livre de Chevrier suit un déroulement chronologique des faits en principe. Après une introduction assez courte, nous avons une série de six chapitres qui offrent une claire subdivision par époques : "de l'Antiquité tardive à la fin du Moyen[]Âge", "La Renaissance", "L'âge baroque et classique", "Le XVIIIe siècle", "Le Siècle du romantisme", "Le XXe siècle". Et une conclusion achève l'ouvrage. Il est évidemment contestable de parler d'âge baroque en France. Ce concept n'a aucune validité scientifique, ni historique, ni rien. Bach, musicien baroque du XVIIIe siècle, des sculpteurs et architectes romains du XVIIe siècle (Le Bernin, Cortone, etc.), et puis des espagnols et des français qui inventeraient le baroque avant leurs inventeurs officiels romains ou sans en avoir la moindre connaissance (Escurial ou tragi-comédie Le Cid de Corneille, Jean de Sponde), tout cela est une vaste rigolade. Notons que pour le sujet qui nous occupe, l'idée de "siècle du romantisme" pour englober l'Album zutique et Le Chat noir dans une continuité avec Hugo, Rességuier, Pommier et d'autres, c'est pas mal vu.
Chevrier entrecroise une recherche sur deux sujets en principe distincts : d'un côté l'emploi du vers d'une seule syllabe, et de l'autre l'emploi exclusif de mots d'une seule syllabe dans des textes variés. La moisson opérée par Chevrier est inévitablement très riche.
Prenons le seul chapitre sur le dix-neuvième siècle et écartons les pages sur les emplois exclusifs de mots d'une seule syllabe. Victor Hugo est le grand modèle du recours aux vers courts acrobatiques pour le dix-neuvième siècle. Ils sont employés dans les chansons des fous de Cromwell et notamment le vers d'une syllabe en tant que rime écho :

[...]

Qui te donne cet air morose,
            Rose ?
- L'époux dont nul ne se souvient,
            Vient.
chevrier cite deux poèmes de cet ordre pour la seule pièce Cromwell. Il est aussi question de poèmes en vers courts de quatre syllabes, ou de quatre et deux syllabes. Contemporains, certains poèmes des Odes et ballades prolongent l'expérience, "La Chasse du burgrave" par exemple, et il est même question d'une pièce demeurée inédite : "Un dessin d'Albert Durer". Et puis, il y a le poème "Le Pas d'armes du roi Jean" qui est en vers de trois syllabes et dont un extrait va servir d'épigraphe au poème "Bruxelles, Chevaux de bois" des Romances sans paroles de Verlaine, ce qui veut assez dire que l'expérience zutique de 1871 n'allait pas sans considérer la valeur initiale des "ballades" hugoliennes de 1828. Il convient aussi de citer le poème "Les Djinns" inclus dans le recueil suivant des Orientales, mais accélérons quelque peu. Hugo a donc eu plusieurs précoces imitateurs. Chevrier cite notamment le poème "Conseil à un jeune poète" qui s'impose avec évidence comme le modèle de la contribution zutique de Pelletan "Conseils à une jeune moumouche". Et au passage, cela invite à chercher une clef, le nom de poète de la mouche censée s'éloigne de la bouche puante de Villemessant.
C'est dans ce contexte d'émulation hugolienne qu'est apparu le sonnet monosyllabique de Paul de Rességuier : "Fort / Belle, / Elle / Dort [...]".
A partir de la page 336, Chevrier va traiter des deux poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, sans dégager la dispute qui a eu lieu au sujet de Pommier entre Barbey d'Aurevilly et Verlaine, et sans fixer l'importance de Pommier pour la lecture des sonnets en vers courts de l'Album zutique. Pourtant, il enchaîne bien avec une rubrique sur les sonnets monosyllabiques. qui va de la page 347 à la page 362 de son livre, ce qui est assez peu, car cela inclut une revue très brève des performances zutiques dans un livre de 588 pages. Après les sonnets en vers d'une syllabe, Chevrier offre une section "Autres vers monosyllabiques et poèmes en monosyllabes au XIXe siècle où il parle des poèmes en forme de pyramides, de poèmes en verts courts, de vers d'une syllabe associés à des vers plus longs, de réponses monosyllabiques dans des textes en prose, où il fait une remarque sur les rimes monosyllabiques, puis cite un sonnet en mots monosyllabiques, puis d'un texte monosyllabique au sens strict qui va nous intéresser, puis on parle de l'anadiplose et d'exemples de formes d'échos dans les poésies.
Mais, normalement, le poème "Le Petit diable" attribué à Baudelaire ayant été publié dans Le Figaro en 1878, il aurait dû être traité par Chevrier après les poèmes de Pommier et après les contributions zutiques. Or, le poème est traité juste avant l'analyse des poèmes de Pommier, sur la première partie de la page 336. Citons le texte de Chevrier :

  On a attribué à Baudelaire, très tardivement, une suite de dix-huit quatrains monosyllabiques, Le Pauvre Diable. Ce poème est paru très tardivement, dans Le Figaro en 1878, et résulterait d'un défi dans un salon : "Faire un poème épique en vers d'un seul pied" :
    [Transcription du poème en question]
    C'est un poème effectivement filiforme, à l'image du pauvre diable qu'il a pris pour thème - ce qui évoque par ailleurs le thème du poème en vers trisyllabiques de Scarron.
     Nous reviendrons sur le rimes du type rude / plus de, pâle / pas le, sur le / hurle... avec celles de l'auteur suivant, qui sont vraisemblablement antérieures.
Chevrier a des doutes, mais il ne remet pas en cause l'attribution à Baudelaire, et il ne s'intéresse pas du tout à l'idée d'un faux datant de 1878. Il n'envisage à aucun moment le lien avec l'Album zutique, ne voit pas l'évidente reprise du "Cocher ivre" de Rimbaud dans la suite : "Clame, - Geint", ni le lien de cette forme "Geint" au poème "Blaise et Rose" de Pommier : "-Prie, / - Crains ; - Crie ; - Geins [...]", passage précisément cité par Verlaine en 1865 pour se moquer des goûts de Barbey d'Aurevilly.
Chevrier se contente de considérer que le poème attribué à Baudelaire est de toute façon probablement postérieur aux deux poèmes de Pommier, ce qui veut dire que pour Chevrier le poème "Le Pauvre diable" n'a aucun intérêt en soi, et n'est même pas une imitation du poème de Pommier, puisqu'il est cité avant les poèmes de Pommier, comme un cas annexe, détaché.
Notons que le poème "Le Pauvre diable" a pour dernier vers le mot "Fin".
Or, dans son relevé hétéroclite, Chevrier cite "Un texte monosyllabique stricto sensu" à la page 383 de son livre. Il s'agit d'un texte publié dans Le Chat noir le 10 mars 1887. Il s'agit d'une pièce d'un certain Pierre Mille et l'article "Poèmes modernes" se moque du traité de René Ghil en y incluant donc la pièce suivante :
LES EXTASES
Poème monosyllabe
par
HAYMA BEYZAR
OH !!
Fin
Le mot "Fin" est au-delà du poème, en italique, mais il ponctue malgré tout l'ensemble et cela fait penser au mot "Fin" en dernier vers du "Pauvre diable".
Revenons au chapitre sur les poèmes en vers d'une syllabe dans le livre de Chevrier.
La moisson de l'Album zutique est traitée de la page 355 à la page 357. Chevrier relève quelques sonnets en vers de deux syllabes qui ne sont pas de l'Album zutique, puis il revient aux sonnets monosyllabiques avec une nouvelle flambée autour de la revue Le Chat noir en 1885. Et Chevrier cite en premier un poème de Camille de Sainte-Croix dédié à Charles Cros lui-même, poème paru en mai 1886. On aimerait avoir le détail chronologique des publications à partir de 1885, la date annoncée. Suivent des poèmes de Jean Goudezki, Alphonse Allais, donc de quoi s'intéresser à la connaissance que pouvaient avoir les "hydropathes" et participants du Chat noir du contenu de l'Album zutique, lequel n'a peut-être jamais appartenu à Charles Cros, puisqu'il s'agit plutôt d'expliquer le passage des mains de Léon Valade à celles de Coquelin Cadet. Aux pages 360 et 361, Chevrier cite le cas intéressant d'un sonnet monosyllabique qui aurait été composé par Paul Bourget et François Coppée, mais sans en tirer les conséquences qui s'imposent, alors que, d'évidence, nous sommes dans un prolongement en connaissance de cause zutique ! (oui, lire un jeu de mots dans "cause zutique"). Je citerai ce poème prochainement. Je citerai aussi des passages de la présentation de l'Album zutique dans son édition en Garnier-Flammarion par Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski.
Tout cela n'a l'air de rien, mais il y a un pan entier de l'histoire de la poésie à la fin du dix-neuvième siècle qui n'a pas été compris. Et il reste la question de l'accès de gens aussi influents et connus que Villemessant, Magnard, Mirbeau, Millaud, Champsaur, Rollinat et quelques autres à des poèmes inédits de Rimbaud, zutiques ou non, avec en perspective la recherche des manuscrits disparus, notamment celui des "Veilleurs", sinon la version des "Chercheuses de poux" citée par Champsaur.
Mais, sans trop se prendre au piège du fantasme du manuscrit à retrouver, il y a un éclairage fort qui est apporté sur la signification des poésies de Rimbaud et des poésies zutiques. Non, l'Album zutique n'associe pas aléatoirement des parodies de Coppée, de Mérat, de Daudet, de Verlaine. Non, les parodies attribuées à Ricard ou à Dierx ne sont pas l'occasion d'un poème personnel de Rimbaud. Non, il ne suffit pas de lire le poème acrobatique en soi et pour soi. Et oui, définitivement, les réfractaires à l'étude des sources passent pour des gens à côté de la plaque.

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