mercredi 17 novembre 2021

Les rimes de "Larme"" et les larmes de rire

Les deux rimes d'un quatrain ne peuvent être combinées que de trois manières : rimes plates AABB, rimes croisées ABAB, rimes embrassées ABBA. Les rimes plates ont le défaut de mal justifier l'unité de quatre vers, il s'agit donc d'une pratique à la marge.
Et ce dont il faut prendre conscience, c'est que, finalement, quand on étudie dans un poème les mètres, les rimes et les strophes, l'étude des strophes est la plupart du temps une composante de l'étude des rimes. Pourtant, nous pourrions différencier les strophes en fonction de la différence de mesure des vers. Nous pourrions étudier comment sont combinés des alexandrins, des vers de huit syllabes, des vers de quatre syllabes, ensemble. Cela se fait, bien sûr, mais la priorité dans l'identification d'une strophe, c'est l'organisation des rimes. Qui plus est, il existe énormément de rimes différentes.
Prenons le poème "Le Lac" de Lamartine. La strophe employée est le quatrain d'alexandrins à rimes croisées ABAB avec le contraste d'un vers conclusif de six syllabes. Dans le cas de ce poème précis, la définition de la strophe combine une remarque sur l'organisation des rimes (ABAB) et sur la distribution contrastée de deux mesures distinctes : trois alexandrins et un vers de six syllabes. Je cite le premier quatrain en guise d'illustration :
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
              Jeter l'ancre un seul jour ?
Pourtant, dans le même poème, peu de gens remarquent que nous avons un changement de strophe qui coïncide avec un discours rapporté entre guillemets :

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
            Laissa tomber ces mots :

"Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ;
             Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
             Des plus beaux de nos jours ! / [...]"

Nous constatons un passage d'une strophe à trois alexandrins avec un contraste d'un unique vers court conclusif à une strophe qui alterne l'alexandrin et le vers court.
Mais, dans la plupart des cas, les poèmes sont écrits avec une seule mesure : tout en alexandrins, ou tout en octosyllabes, etc. Et dans ces cas, l'identification des strophes repose exclusivement sur l'organisation des rimes.
Repérer comment sont organisées les rimes, c'est identifier le profil d'un quatrain, d'un quintil, d'un sizain, etc.
Les poètes du dix-neuvième siècle ont l'habitude de strophes pas très longues. Les quatrains et sizains sont prédominants.
Face à un poème en quatrains, nous cherchons à déterminer si nous avons affaire au modèle le plus courant des rimes croisées, ou bien au modèle secondaire des rimes embrassées (modèle qui devient dominant dans le cas du sonnet). Et si nous identifions des rimes plates, nous considérons avoir affaire à une provocation. Nous pouvons aussi identifier parfois l'audace d'un quatrain sur un seul rime, ou un quatrain fausse strophe dont trois vers riment et le quatrième ne va rimer qu'avec la fin du quatrain suivant. Mais, malgré les excentricités, nous identifions spontanément soit des rimes croisées, soit des rimes embrassées.
Dans le recueil des Fleurs du Mal, au plan des sonnets, ou au plan des poèmes en quatrains, nous identifions la plupart du temps l'une de ces deux formules : quatrains à rimes croisées, quatrains à rimes embrassées.
Et cela concerne aussi les poèmes de Victor Hugo : "Demain, dès l'aube,..." est un poème en trois quatrains de rimes croisées. Et cela vaut pour Rimbaud avec ses poèmes "première manière" de 1870 et de 1871. "Sensation" est un poème en deux quatrains de rimes croisées. "Ophélie" est un poème en neuf quatrains de rimes croisées. "A la Musique" est lui aussi un poème en neuf quatrains de rimes croisées, mais à l'exception du premier quatrain qui est en rimes embrassées. Malgré l'alternance d'octosyllabes et de vers de quatre syllabes, nous rangeons le poème "Ce qui retient Nina" dans la même catégorie des nombreux poèmes de Rimbaud aux quatrains de rimes croisées.

Au cours du printemps et de l'été 1872, Rimbaud a toutefois composé un grand nombre de poèmes qui ont des rimes défectueuses. Certains vers ne riment pas réellement, nous avons plutôt des assonances par les consonnes, ou bien nous avons des assonances par les voyelles, ou bien nous n'avons pas de rimes du tout, et nous pouvons ajouter le mélange des cadences masculines et féminines, le mélange aussi des rimes dites au singulier avec les rimes dites au pluriel (le mélange singulier et pluriel est pratiqué déjà dans plusieurs poèmes en vers première manière).

Mais, dans cet ensemble de poèmes en vers du printemps et de l'été 1872, Rimbaud continue de composer des strophes. Il aurait pu abandonner les strophes, il ne l'a pas fait. Et parmi ces poèmes, un très grand nombre sont en quatrains. Par conséquent, il suffit de chercher dans chaque quatrain deux paires de rimes et de passer en revue les trois combinaisons possibles, en partant de la plus courante pour descendre à la plus rare.
La plupart des quatrains des poèmes en vers "nouvelle manière", en incluant "Tête de faune" sont à base de rimes croisées. Il en est peu en rimes embrassées, et "Est-elle almée ?..." est l'exception en rimes plates.
Parmi tous ces poèmes, seul "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." est singulier dans la mesure où il mélange plusieurs quatrains à rimes croisées avec plusieurs quatrains à rimes embrassées. Dans "Michel et Christine", l'avant-dernier quatrain est en rimes embrassées, mais c'est le seul du poème : tous les autres sont en rimes croisées. Quant à "Fêtes de la faim", il faudrait une étude particulière en prenant en considération la question du changement de strophes.
Pour identifier une structure à rimes croisées, il suffit d'identifier une seule rime correcte. Si le premier et le troisième vers riment ensemble, la rime peut manquer entre le vers 2 et le vers, ou n'être qu'une assonance, nous reconnaîtrons néanmoins la structure. Mieux encore, nous pouvons ne reconnaître qu'une assonance entre deux des vers et nous attribuons une structure complète à la strophe (voyez notre quatrain cité de "Âge d'or" ci-dessous).
Et Rimbaud fourmille d'exemples permettant d'illustrer ce propos :

Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu. ("L'Eternité")

Puis elle chante. Ô
Si gai, si facile :
Et visible à l'œil nu...
- Je chante avec elle, - ("Âge d'or")

Dans "Michel et Christine", le premier et le dernier quatrain ont des défauts de rimes : "bords" et "honneur" ne font qu'une assonance entre le vers 1 et le vers 3, et cela est pareil pour "Gaule" et "Idylle" au dernier quatrain. Je ne vais pas faire une recensions de toutes les rimes défectueuses de Rimbaud. Il y a toutefois un dernier cas à citer. Dans "Comédie de la Soif", nous avons dans le second poème "L'Esprit" la deuxième exception de quatrains à rimes plates, sauf que cela ne vaut que pour les deux premiers quatrains, Rimbaud passe ensuite à deux quatrains de rimes croisées. Mais, nous enchaînons alors avec la lecture d'un poème "3. Les amis" qui est composé de trois quatrains. Les trois quatrains sont en rimes croisées. En revanche, au milieu du poème et donc au milieu du deuxième quatrain, nous avons un changement de la mesure. Après six vers de six syllabes, nous avons six vers de cinq syllabes, et le lieu de basculement est perfide. Le poème est composé d'un quatrain de vers de six syllabes, d'un quatrain avec deux vers de six syllabes suivi de deux vers de cinq syllabes, et d'un quatrain de vers de cinq syllabes, et à cette aune il faudrait renoncer à parler de poème en trois strophes ou trois quatrains, puisqu'aucun quatrain n'est identique. Ce qui nous fait dépasser cette tension problématique, c'est que nous faisons abstraction de la mesure du vers pour dire qu'en gros le poème est composé de trois quatrains de vers courts à rimes croisées. Ce n'est que dans un second temps que nous contestons la pertinence des étiquettes. Et ce deuxième quatrain non seulement change de mesure subrepticement, mais il contient deux vers qui ont un défaut de rime, mais cela est rendu anodin, par un procédé de liaison de l'unique rime du quatrain avec le quatrain précédent :

           Gagnons, pèlerins sages
           L'absinthe aux verts piliers...
Moi-       Plus ces paysages.
               Qu'est l'ivresse, Amis !
Les mots "piliers" et "Amis" ne riment pas ensemble, mais nous admettons tout de même la lecture en rimes croisées ABAB de principe. La rime "sages"/"paysages" reprend la rime "plages"/"sauvage" (malgré la licence pluriel/singulier) du quatrain précédent.

A partir de toutes ces remarques, vous attendez du commentaire du poème "Larme" composé de quatre quatrains (si nous laissons de côté la version publiée dans Une saison en enfer) qu'il précise si les quatrains sont en rimes croisées ABAB ou en rimes embrassées ABBA, sinon en rimes plates AABB. Or, rien n'est dit de tout ça dans les études récentes.
Antoine Fongaro a publié un article intitulé "Les rimes d'une Larme" qui tient sur quatre pages et dont le texte même tient en trois pages et demi. Il avait publié cet article sans aucun doute dans une revue, mais je n'ai pas les références. Il a ensuite publié cet article dans un recueil de ses travaux sur Rimbaud intitulé Matériaux pour lire Rimbaud en 1990. Et cet article a été repris dans son volume de 2009 : Le Soleil et la Chair, Lecture de quelques poésies de Rimbaud, paru chez les Classiques Garnier, pages 131-134.
Comme je vais sévèrement critiquer ce qu'il a écrit, je m'empresse de préciser que j'accorde une certaine importance aux travaux de Fongaro. J'apprécie en particulier ses études de détails en ce qui concerne les poèmes en prose. En revanche, j'ai tendance à penser qu'il se trompe sans arrêt dans son analyse des poèmes en vers "nouvelle manière". Je lui reproche aussi des lectures un peu réductrices, trop potaches, et enfin il a le défaut de considérer que Rimbaud ne cite Verlaine que pour se moquer de lui. C'est déjà une lecture orientée tendancieuse dans le cas du livre Une saison en enfer et dans le cas des poèmes en prose Illuminations, mais à la limite on peut faire la part des exaspérations croissantes entre les deux poètes isolés à Londres pendant un certain temps. En revanche, Fongaro a tendance à penser que Rimbaud se moque de Verlaine dès qu'il arrive à Paris. Fongaro n'a aucun mal à penser que "Les Chercheuses de poux" ou "Voyelles" persiflent la manière de Verlaine, il n'a aucun mal à penser que "Chanson de la plus haute Tour" et d'autres poèmes en mai 1872 se moquent de la manière verlainienne, ce qui cadre tout de même mal avec les rebondissements biographiques. Fongaro aurait pu écrire sans faillir que le poème "Les Effarés" se moquait de Verlaine un an avant leur rencontre. Mais ce ne sera pas le sujet ici. Dans le cas de "Larme", Fongaro précise le point de départ de sa réflexion, un article de 1989 de Louis Forestier "Un mot sur la rime - A propos des Poésies de Rimbaud" (volume collectif Travaux de littérature). Forestier a cité les vers 3 et 8 de "Larme". Je n'ai pas l'article de Forestier, seulement l'extrait cité par Fongaro, mais, en gros, Forestier survole l'ensemble des mots à la rime dans les quatre quatrains et à partir de tables de concordance explicitement convoquées il cherche à préciser quels sont les rimes du poème. Au vers 8, le verbe "suer" ne peut pas rimer avec un autre vers du second quatrain, signe que Forestier tient minimalement compte de la division en quatrains, mais il peut rimer avec le mot "noisetiers" au vers 3. Forestier estime qu'il y a un grand écart entre les deux rimes et que cela relève d'une volonté d'égarer les lecteurs. Il trouve cela contestable, mais il admet que les choses soient ainsi. Puis, sans crier gare, il commence à critiquer comme moins pertinente encore, l'idée que, au sein du seul deuxième quatrain, "suer" devrait rimer avec "couvert". Forestier envisage la solution, la lecture "distinguée", il donne même une légitimité à cette lecture en citant une rime de Bajazet de Racine qui illustre le procédé, mais il la rejette. Il cite également un exemple de Voltaire.
Je me permets de citer l'extrait cité par Fongaro pour que tout le monde puisse se faire une idée nette de ce qui se trame :
De deux choses l'une, ou suer demeure sans répondant, ou bien, comme le suggèrent les tables de concordance des Poésies de Rimbaud, il rime avec noisetiers, ce qui me semble laisser un bien grand écart entre les deux rimes, limitées de surcroît au seul vocalisme. Quelque parti qu'on prenne, il y a une volonté d'égarer l'auditeur ; cette volonté serait plus grande encore, si l'on admettait de rapprocher, par improbable, couvert et suer, selon une prononciation dite "distinguée" de l'époque classique : celle qui permet à Racine la rime cher / arracher (Bajazet, v. 727-28) et à Voltaire fer / bergers
Fongaro précise dans les notes qu'il est question de la Table de concordances rythmique et syntaxique des "Poésies" d'Arthur Rimbaud, par A. Bandelier, F. Eigeldinger, P.-E. Mounin, E. Wehdi, A la Baconnière, Neuchâtel, 1981. Dans mon souvenir, il y en a une également faite par André Guyaux et Olivier Bivort au sujet des Illuminations. On y voyait des mots cités avec des mentions de poèmes et des références cités. Je n'ai jamais rien compris. J'ai eu seulement une fois entre les mains l'ouvrage sur les Illuminations. En plus, quand je l'ai eu dans les mains, c'était dans l'ancienne bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail et il était dans une salle à part avec très peu d'ouvrages, et pas du tout dans les rayons accessibles, ni dans les magasins. Et de toute façon, je n'avais aucune raison de m'en servir spontanément. Je n'allais pas ouvrir ce livre, le consulter au hasard et trouver de l'inspiration critique sur Rimbaud. Je ne sais pas du tout ensuite où il a été rangé dans la nouvelle bibliothèque générale de Toulouse le Mirail, et je n'ai jamais cherché à remettre la main alors que je suis resté encore plusieurs années à Toulouse à me rendre à la nouvelle bibliothèque. Et ce n'était que l'ouvrage sur les poèmes en prose, pas celui sur les Poésies. Néanmoins, remplaçons ça en idée par un Dictionnaire des rimes, le problème est identique pour moi : je ne trouve pas logique de se servir en tiers d'un dictionnaire des rimes pour identifier celles du poème de Rimbaud. En plus, cette histoire d'écart est précisément ce qui invalide l'approche de Forestier. Prenons la tragédie Bajazet qu'il cite. Elle est composée d'une succession continue de rimes plates. J'imagine que la pièce rassemble environ 1800 alexandrins. Le dernier vers est le suivant : "Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !" La rime est en "-eur", cela rime avec le vers précédent, mais vous n'allez pas prendre le mot "douleur" et partir en quête des autres rimes en "-eur" dans la pièce. Vous n'allez pas dire que cela rime aussi avec tel vers de l'Acte I, scène première : "Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur[.]" Je ne dis pas que ces rapprochements sont absurdes, ni toujours impertinents, mais il est tout de même ridicule de dire que les deux vers que je viens de citer riment ensemble dans Bajazet.
Ce qui me pose problème avec l'étude de Forestier, c'est qu'il admet une rime d'un quatrain à l'autre, comme si c'était logique. Il avoue simplement que les deux rimes sont espacées, mais ce qu'il dénonce c'est que cela rend la lecture inconfortable, il ne pose pas que cette distance rend douteuse l'idée que les deux vers riment ensemble. Et surtout, il ne définit même pas ce qu'est pour un quatrain !
C'est très important de citer ce point de départ au raisonnement de Fongaro, parce que Steve Murphy dans le volume Clefs Concours Atlande sur Rimbaud en 2009 et Daniella Rossi dans un article de 2010 mis en ligne sur internet attribuent à Jean-Louis Aroui d'avoir repensé la distribution des rimes dans "Larme", alors que l'article d'Aroui imite en le citant le titre d'article de Fongaro "Les rimes d'une Larme". Je n'ai pas un accès immédiat à l'article d'Aroui, mais je suis persuadé qu'il a cité Fongaro dans le corps de son article. Or, Murphy et Rossi font d'Aroui l'origine d'une thèse sur la distribution des rimes en huitains dans "Larme". On perd tous les premiers éléments du problème de théorisation critique à ne citer ni Forestier, ni Fongaro.
Je parlerai plus loin de l'article de Rossi. Je poursuis ma recension de l'article de Fongaro. Celui-ci, après avoir cité Forestier, va dans une sorte de compétition entre critiques préciser qu'il en sait plus que Forestier sur les rimes non plus distinguées, mais normandes. Corneille pratiquait plus que Racine les rimes normandes et c'est normal, il était normand. Et Fongaro ajoute une remarque qui a tout l'air d'être capital, puisqu'il indique que Rimbaud a composé une rime normande "fer"/"verger" dans le poème "Juillet" de peu postérieur à la composition de "Larme". Mais Fongaro enferme cet étalage de prétentions à mieux connaître le sujet que Forestier dans une formule de rejet :
[...] Et il n'est pas impossible que le sarcastique Rimbaud se soit moqué de la rime dite "normande" (fréquente chez Corneille beaucoup plus que chez Racine), d'autant plus qu'on en trouve à la rigueur un exemple aux vers 14/15 du poème sans titre "Plates-bandes d'amarantes" : fer / verger ; sans compter surtout que cette prononciation "normande" de l'infinitif constituait une déformation potachique (raillant, en l'espèce, la versification classique) utilisée par Rimbaud, Verlaine et Delahaye dans leur correspondance (et leurs conversations, très probablement), comme l'atteste, par exemple, dans la lettre à Delahaye du 14 octobre 75, cette phrase : "De telles préoccupations ne permettent que de s'y absorbère".
Fongaro a envie qu'on se dise en le lisant qu'il est intelligent, mais il manque complètement de finesse, ce n'est pas un bon tacticien, et même ce qui saute aux yeux c'est qu'il manque cruellement de lucidité. Il apporte toutes les preuves que c'est ce qu'a fait Rimbaud dans son poème, mais il les daube toutes. Il a cru qu'on allait dire : "Mais quelle érudition, quel meneur du raisonnement !" Et, en réalité, ce passage le fait tourner en ridicule. Aucun homme intelligent au sens fort du terme ne fait ce que fait Fongaro ici, aucun !
Mais, à la limite, laissons de côté l'idée qu'il est prouvé que Rimbaud a joué sur la rime normande pour le couple "suer" et "couvert", ce qui est fascinant c'est que Fongaro va adhérer à l'idée de Foresiter d'étudier la formation de rimes au-delà de la limite d'un quatrain et il va finir par élaborer une théorie selon laquelle le poème doit s'analyser en une suite de deux huitains. D'autres anomalies apparaîtront ensuite. Mais, d'abord, citons le passage de "Juillet" (à l'époque de Fongaro, le fac-similé du manuscrit n'était pas connu) pour vérifier ce constat de rime normande dans un autre poème de Rimbaud. Le poème "Juillet" est composé de quatrains à rimes embrassées, un exemple avec le dernier quatrain : "commerce" / "comédie" / "infinie" / "silence". Cela est facile à vérifier pour le premier quatrain à condition de supposer que c'est bien le mot "Père" qui a été déchiré au vers 3, pour le deuxième quatrain, pour les trois derniers quatrains (cinquième, sixième et septième dont j'ai égrené les quatre mots à la rime plus haut).
En revanche, les troisième et quatrième quatrains sont plus problématiques, et Fongaro a cité précisément une rime du quatrième quatrain. Citons les deux quatrains en question :
- Calmes maisons, anciennes passions !
Kiosque de la Folle par affection.
Après les fesses des rosiers, balcon
Ombreux et très-bas de la Juliette.

- La Juliette, ça rappelle l'Henriette,
Charmante station du chemin de fer,
Au cœur d'un mont, comme au fond d'un verger
Où mille diables bleus dansent dans l'air !
Trois vers du premier quatrain riment entre eux si on s'appuie sur un dictionnaire des rimes, tandis que "Juliette" et "Henriette" riment à cheval sur deux quatrains, tandis que "fer" rime plutôt avec "air" et "verger" serait une rime orpheline. Voilà ce que pourrait être le raisonnement de Forestier au sujet de ces deux quatrains. La seule raison pour laquelle Fongaro peut dire que "fer" et "verger" riment ensemble, et notons que Fongaro ne cite même pas "air", c'est qu'il a identifié que la base de référence des quatrains du poème est le schéma de rimes embrassées.
Fongaro n'a rien dit là-dessus. Il a cité la rime "fer"/"verger" comme s'il l'avait tirée d'un quatrain aux rimes bien régulières.
Complètement inconscient de ce fait, puisqu'il n'en tire aucune conséquence, Fongaro développe alors une étude des rimes des deux premiers quatrains de "Larme" qui est en contradiction flagrante avec son principe d'extraction de la rime "fer"/"verger" dans "Juillet". Fongaro cite les deux premiers quatrains de "Larme" en tant que huitain qu'il nomme "a" et il établit un schéma des rimes ensuite qui lui semble évident :
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.
J'ai pris l'initiative d'écrire en rouge les huit mots à la rime et les huit soulignements sont de mon invention. Je n'ai souligné que les parties qui peuvent rime. Je ne souligne pas certaines consonnes de fin de mot (t de couvert, s de villageoises), je ne souligne pas non plus les "e" de cadence féminine, ce qui est important pour "bruyère" plus que pour "villageoises", "Oise" et "colocase". Je n'ai pas pu séparer le son [w]de la séquence [az] dans "Oise" qui rime avec "colocase". S'en tenir compte de ce que va développer Fongaro, j'ai souligné la séquence "er" de l'infinitif "suer" mise en relation avec "couvert" en tant que lecture distinguée à la normande. J'ai opté pour un soulignement "ois" dans "noisetiers" que je justifierai plus tard, me refusant à soulignant la terminaison "-iers".
Quoi qu'on pense du cas de "noisetiers" et du cas de "suer", un lecteur s'aperçoit en principe que le principe de base de ces deux quatrains est celui des rimes croisées, puisque nous repérons une rime "bruyère"/"vert" sachant que le mélange des cadences féminine et masculine est constaté dans plein d'autres poèmes de Rimbaud de cette période. Dans le second quatrain, il est assez évident que "Oise" rime avec "colocase" au mépris de la norme culturelle, absurde au plan phonétique, qui proscrit les rimes associant le digraphe "oi" avec la voyelle "a". Il est clair que "couvert" et "suer" sont symétriques et ont un fort apparentement graphique en "er". Enfin, et c'est tout à fait banal, nous comprenons que "bruyère" et "vert" forme une première rime, et que dans le second quatrain, "couvert" a beau reprendre "vert" dans sa composition, il rime avec un mot à chercher dans le second quatrain qui est "suer". Le mot "couvert" n'appartient pas à la même rime que le mot "vert". Nous avons la reprise d'une rime pour le second quatrain, mais nous parlerons séparément des rimes du premier quatrain et des rimes du second quatrain. C'est le b.a.-ba de l'analyse métrique et strophique d'un poème ! Tout cela, Fongaro n'en dit pas un mot. A aucun moment, sur trois pages et demi de réflexion, Fongaro ne va dire que les quatrains de "Larme" sont à base de rimes croisées, il ne va même pas citer cela comme une hypothèse. Il ne l'envisage même pas. Il n'a même pas cherché à savoir pourquoi Rimbaud avait effectué un découpage en quatrains, il passe directement à l'idée d'une organisation des rimes sur huit vers. C'est ça, le premier problème que pose son article !
Fongaro cite les deux quatrains comme un tout et, d'emblée, il définit un schéma des rimes sur huit vers que je vous rapporte dans sa disposition qui approche de la synthèse sous forme de tableau :
- a1 - a5 villageoises / Oise (le singulier rimant avec le pluriel);
- a4 - a6 vert / couvert (rime riche) ;
a3a8 noisetiers / suer (de nouveau le singulier rimant avec le pluriel).
On le voit. Fongaro cède d'une part au mirage des rapprochements "riches" entre "villageoises" et "Oise", entre "couvert" et "vert" (rime par inclusion) et d'autre part au besoin de rapprocher "noisetiers" et "suer". Mais, ce faisant, Fongaro écarte "bruyère" et "colocase". Pourtant, "colocase" était supposé rimer avec "Oise". Quant à "bruyère", il rimait avec "couvert". On peut dire que Fongaro refuse cette rime parce qu'elle suppose un mélange de la cadence féminine avec la cadence masculine, mais si Fongaro refuse ce principe, il faudra l'appliquer à l'ensemble du poème, il ne faudra pas faire rimer "soir" et "boire" par exemple. Vous croyez que Fongaro va être conséquent ? Vous verrez ça dans un instant.
Il y a un autre problème. Dans la lecture en rimes croisées, les quatrains ont la même identité. Chaque quatrain a la formule ABAB, et les rimes sont mises dans un dispositif symétrique. Ici, le vers 1 rimerait avec le vers 5, mais nous n'avons pas ensuite le vers 2 qui rime avec le vers 6, et ainsi de suite. C'est le vers 4 qui rime avec le vers 6, et le vers 8 ne rimant pas avec le vers 4 il rime avec le vers 3. Il n'y a plus aucune symétrie, et cela ne semble pas déranger Fongaro. Certes, Musset composait des sizains sur deux ou trois rimes distribuées n'importe comment, mais ici Fongaro ne justifie pas sa lecture. Il prétend que son schéma est simple, mais cette simplicité quelle est-elle ? La distribution n'étant pas symétrique, il ne fait que repérer quatre paires de rimes, et encore il n'en exhibe que trois finalement. Cette synthèse que j'ai citée, vous trouvez que Fongaro peut en dire que c'est une "structure [qui] apparaît immédiatement" ?
En queue de comète, Fongaro justifie bien "bruyère" en tant que rime au mot "vert" et "colocase" rime au mot "Oise". mais c'est une hybridation. Une partie des rimes est justifiée par le huitain, mais deux mots sont justifiés en tant que mots-rimes au plan du quatrain. C'est du bricolage indigne d'un grand poète ! C'est simple à comprendre, mais compliqué pour rien !
Fongaro cite ensuite les deux derniers quatrains en tant que huitain nommé b, et vante une "structure rimique analogue" :
Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge.
Puis, l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

L'eau des bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...
Or ! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages,
Dire que je n'ai pas eu souci de boire !
J'ai de nouveau souligné les rimes à ma manière en ne mentionnant pas les "e" des cadences féminines, ni les "s" à la fin de certains mots. J'ai considéré le "ch" de "perches" comme la correspondante sonore de la consonne sonore "g", ce qu'elle est dans le système de la langue.
Fongaro fait suivre immédiatement la citation de la fin du poème du tableau suivant :

- b1 - b5 auberge / vierges (le pluriel rimant avec le singulier, à l'inverse de a) ;
- b4 - b6 gares / mares ;
- b2 - b8 soir / boire (le féminin rimant avec le masculin).
En ce qui concerne la structure rimique solidaire, il y a un petit problème de supercherie. Certes, a1 et a5, face à b1 et b5, c'est symétrique, certes b4 et b6 c'est symétrique à a4 et a6, mais à partir du moment où a3 et a8 ne sont pas symétriques à b2 et b8 tout cela tombe par terre, purement et simplement. Fongaro dit de cette distorsion que la structure est "à peine modifiée". Au fait, il manque une rime dans ce dernier tableau, comme il en manquait une dans le premier tableau. Je pose naïvement la question (j'ai la réponse) : est-ce qu'une mise en tableau exhaustive avec les quatre mots des huitains qui ne riment pas au plan du huitain ça ne rendrait pas encore plus criante la modification de la structure ?
Pour les deux mots à la rime laissés cette fois de côté, Fongaro justifie cela de la même façon que la première fois : "perches" peut rimer à peu près avec "auberge" et "coquillages" peut à peu près rimer avec "vierges" sauf que, c'est ballot ! ils n'ont pas la même voyelle de base. Pire encore, "coquillages" a la voyelle de base de "mares".
Mais, Fongaro ne dit rien d'un autre problème. Si "auberge" rime en huitain avec "vierges" et rime approximativement en quatrain avec "perches", au nom de quel principe Fongaro s'interdit-il de signaler que "perches" rime approximativement en huitain avec "vierges". Et si "vierges" rime à peu près avec "coquillages", pourquoi s'interdit-il de dire qu'il y a une structure réunissant les quatre mots "auberge", "perches", "vierges" et "coquillages" ?
Le raisonnement vaut pour "Oise" avec "villageoises" et "colocase" et ainsi de suite.
Pourquoi Fongaro s'en tient-il à des rimes par deux ? Pourquoi n'avoue-t-il pas dans son système des rimes de trois ou quatre mots, genre "auberge", "perches" et "vierges" ?
Tout cela rendrait encore plus douteuse la structure aberrante qu'il essaie de dresser comme simple et évidente, ce qu'elle n'est en rien.
J'en profite aussi pour souligner comme je l'ai annoncé la redoutable inconséquence du critique qui minimise l'importance de la rime "bruyère"::"vert" et hausse une rime contestable entre deux quatrains entre "soir" et "boire". Fongaro admet que le mélange des cadences n'est pas problématique, mais il vous a manipulé, puisque dans l'analyse du premier huitain il ne dit pas pourquoi la rime "bruyère"/"vert" ne prime pas. Fongaro aurait dû justifier cette minimisation critique et au moins prévenir le lecteur que ce n'était pas à cause du mélange des cadences. Il faut tout de même être conscient que la justification du huitain se fait au mépris de la rime des vers 1 et 3 du premier quatrain qui imposait de reconnaître le principe le plus courant en fait de quatrain des rimes croisées ! Pas un mot de Fongaro sur le principe des rimes croisées dans les quatrains. Qu'est-ce qu'un quatrain, monsieur Fongaro ? Quatre vers isolés par un blanc typographique ?
Enfin, venons-en à la théorie de la pertinence du découpage en huitains. Je rappelle que la page 134 ne contient que sept lignes d'article et quatre lignes de note de bas de page, une part importante est restée toute blanche. C'était compliqué d'écrire sur ce beau reste tout blanc que le poème en principe est en rimes croisées et que l'apparence illusoire de huitains naît du principe de reprises d'une rime de quatrain dans un autre quatrain, ou bien d'une assonance de quatrain dans un autre quatrain ?
Rimbaud a écrit une rime (certes approximative) "bruyère" / "vert" dans son premier quatrain, il a repris cette rime dans le deuxième quatrain avec une autre manière d'approximation entre "couvert" et l'infinitif "suer". Dans son premier quatrain, "villageoises" et "noisetiers" devraient donc rimer ensemble, mais dans le second quatrain il ne fait aucun doute que "Oise" et "colocase" riment ensemble ! Rimbaud a repris les deux mêmes rimes dans les deux quatrains, et il les a gardées dans les mêmes positions, et le fait que Fongaro puisse analyser l'organisation des rimes en huitain n'est qu'une conséquence mécanique de cette double reprise. La différence entre moi et Fongaro, c'est que Fongaro fait comme si l'organisation des rimes dans un seul quatrain n'avait pas lieu d'être. Il en est tellement convaincu qu'il ne pense même pas à montrer qu'elle ne s'y trouve pas. Il ne justifie pas son idée, il la trouve tellement évidente qu'il applique directement une lecture en huitain.
Pour les deux derniers quatrains, il est sensible que Rimbaud a repris à nouveau les deux rimes d'un quatrain dans le suivant. La rime approximative "auberge" / "perches" est reprise avec une autre manière d'approximation entre "vierges" et "coquillages", et la rime approximative entre "soir" et "gares" est reprise sous une autre forme d'approximation dans "mares" et "boire". Et les positions sont symétriques.
C'est uniquement du fait de la reprise des mêmes rimes qu'une partie de la symétrie soulignée par Fongaro est exacte. Oui a1 et a5 est symétrique à b1 et b5, oui a4 et a6 est symétrique à b4 et b6, mais c'est que la symétrie est déjà à l'intérieur de chaque quatrain, ce que n'a pas vu Fongaro, et c'est tout simplement une conséquence d'une structure globale que n'importe quel lycéen apprend à repérer. Le poème "Larme" est un poème en quatre de quatrains de rimes croisées, où par reprise des mêmes rimes les quatrains vont par paires, cela est représenté par la formule scolaire : ABAB ABAB CDCD CDCD.
Mais, comme Fongaro n'identifie pas les rimes croisées, n'y songe pas puisqu'il n'en dit absolument rien, il finit par nous proposer dans ses schémas la distorsion où a3 et a8 ne sont pas symétriques du couple b2 et b8. Et j'insiste ! Du coup, le couple lacunaire a2 et a7 n'est pas non plus symétrique au couple lacunaire b3 et b7. La partie symétrique du raisonnement de Fongaro n'est valide que parce que cela procède la logique profonde d'une composition de rimes croisées quatrain par quatrain qu'il n'a pas vue, et si la partie asymétrique du relevé de Fongaro n'est pas valide, c'est parce qu'il n'a pas reconnu la logique de rimes croisées du poème. Normalement, on ne définit pas des strophes autrement que par le constat d'une reprise symétrique. L'asymétrie n'est pas sa place ici. Et cette partie asymétrique, elle vient du problème que Fongaro et Forestier rencontrent avec le mot "noisetiers". Ils n'ont pas été en mesure d'admettre que "noisetiers" était un mot qui rimait mal avec "villageoises". Fongaro étant très tolérant en fait d'approximations, puisqu'il admet "coquillages" avec "vierges" et "perches" avec "auberge", c'est ce problème de "noisetiers" qui cause toute la lecture aberrante qu'il propose en fait d'organisation des rimes. Fongaro nie aussi que "suer" puisse rimer avec "couvert", mais Forestier et Fongaro montrent tous deux qu'ils n'étaient pas fermés à cette hypothèse. Ils donnent même un luxe d'arguments pour justifier cette lecture et nous avons vu que Fongaro identifiait la rime normande dans une configuration aussi délicate à aborder que celle des rimes de "Larme". C'est "noisetiers" qui les a perdus.
Et c'est pour cela que je vous invite à vous reporter à la mauvaise rime "piliers"/"Amis" du poème central "Les amis" de "Comédie de la Soif", et j'insiste bien sur l'idée de poème central, sur le fait que ce poème porte le titre exhibé "Les Amis", sur les idées que suggère le défaut de rime entre les mots "piliers" et "Amis". Je vous presse d'autant plus de relire ce poème qu'outre le lien par reprise de rime en "-age" avec le premier quatrain de façon à brouiller le repérage des quatrains, Rimbaud compose ensuite une rime en "même" pour le quatrain final en rime à "crème" sous des bois flottants, ce qui me fait songer à une glissage possible de "Ami" à la suggestion "aime" dans un contexte de pourrissement. Mais, bref ! Le bon sens, c'est que "villageoises" et "noisetiers" est l'unique cas dans tout le poème "Larme" où la rime n'est même pas compensée par un écho de voyelle ou consonne. Et quelqu'un d'intelligent comprend aisément que la présence de "-ois-" dans "noisetiers" est un énorme clin d'oeil aux lecteurs qui auront vu l'absence de rime en tant que telle. C'est du bon sens élémentaire.
Forestier et Fongaro ont refusé l'absence de rimes et ont cherché à restructurer selon de nouvelles vues les rimes du poème. Ma démarche est tout autre, puisque je constate la présence de la structure quand bien même il y a des lacunes. Je reconstruis en esprit toute la structure. J'ai assez d'éléments mis en place dans le poème pour considérer que là où il y a un défaut de rimes cela ne fait pas que la structure n'a pas été pratiquée.

L'article de Fongaro a été suivi par celui de Jean-Luc Aroui qui a été publié dans le Parade sauvage N°15. Je ne sais pas si je possède ce volume, je pense que je ne l'ai plus. A défaut, nous allons nous pencher sur deux autres travaux. Je vais citer une étude qui revient sur l'article d'Aroui, mais auparavant je voudrais citer la lecture du poème fournie par Bernard Meyer. Celui-ci est connu pour un ouvrage qu'il a publié en 1996 : Sur les Derniers vers, Douze lectures de Rimbaud. Meyer n'est pas tellement connu des amateurs de Rimbaud, parce que son travail est tout entier dans cet ouvrage avec peux d'exceptions, une lecture du poème "Honte" dans la revue Parade sauvage, et puis deux, trois autres plus anecdotiques, je crois qu'il y a un bestiaire aussi publié dans une revue. Meyer est un critique rimbaldien un peu particulier. Il ne fait pas des lectures spectaculaires avec des révélations bouleversantes, des hypothèses incroyables. Pour moi, c'est une lecture tout de même indispensable à cause de la rigueur de sa méthode. Déjà, il part du principe que le poème signifiait quelque chose de clair pour son auteur et qu'avec un peu de méthode on peut s'y retrouver. Il rejette la tendance aberrante de ceux qui posent que c'est une "vaine entreprise" de considérer l'œuvre de Rimbaud comme "lisible" (Adam, Todorov, qu'ils citent, et on en citerait plein d'autres à la suite : Luc Bérimont préfacier des œuvres en 69, et des tonnes et des tonnes de faux amateurs de Rimbaud). Surtout, il faut parler de sa méthode. Comme il le dit lui-même, il va "donner la priorité au texte indépendamment de tout préjugé symbolique ou idéologique." Il étudie les termes employés, il consulte des dictionnaires pour bien être à jour sur les différentes acceptions d'un mot et comme il le dit lui-même il va d'abord "mettre à plat le sens littéral avant de recourir à un éventuel sens figuré". Et c'est une chose de revendiquer cette méthode, mais il faut bien voir que ce n'est pas évident de s'y tenir. Et, enfin, Meyer dénonce la méthode paresseuse et confuse qui consiste à expliquer les poèmes par ce qu'on sait ou pense savoir de la vie du poète, et la vie du poète par ce qu'on peut croire trouver de significatif dans les poèmes. Il ne va pas vous imposer comme Alain Bardel une identification à Verlaine à laquelle tout serait soumis, il ne va pas vous imposer une référence au drame de Bruxelles dans le "dernier couac" du livre Une saison en enfer. Il va de soi que le résultat ne sera pas pleinement satisfaisant et que, parfois, on déplorera un manque de prises de risque, une absence de décollage. Mais, c'est un travail incontournable car il offre des résultats fondés sur des bases éprouvées et solides. En revanche, au plan de l'analyse des vers (prosodie, mesures) et des rimes, il faut avoue que là c'est la grande fantaisie aux antipodes de sa méthode interprétative. Et Meyer a beau ne pas fortement apprécier les articles de Fongaro, en ce qui concerne "Larme", il nous livre une analyse des rimes qui en est clairement héritière :
Le poème est construit sur deux assonances prépondérantes - [a/[sorte de a intranscriptible]] (8 vers) et [è] (6 vers) - et une assonance secondaire - [e] (2 vers). Peut-être Rimbaud considérait-il facétieusement noisetiers et suer comme des terminaisons "normandes" (en -er) et les rattachait-il aux six terminaisons en [è], où la lettre e est toujours suivie de la lettre r (bruyère, vert, couvert...) On aboutirait alors à l'égalité : 8 fins de vers en [a] et 8 en [è]. Les assonances ne se répartissent pas selon un schéma unique dans le premier quatrain [aèeè] un [a] est suivi de 3 [è/e] ; dans le second, [a] et [è/e] se croisent [aèae], comme, mais de manière inverse, dans le troisième [èaèa] ; dans le quatrième [èaaa], un [è] est suivi de 3 [a]. Cette succession forme une sorte de chiasme. [...]
L'avant-propos de l'ouvrage est daté du 22 décembre 1995 et l'article de Fongaro est cité en note de bas de page ici, mais pas celui d'Aroui. J'évite de tout citer, mais on observe une croyance en l'harmonie formelle pour elle-même. Meyer cite cette synthèse en début d'article et n'en tire pas parti dans le commentaire. Cette synthèse est bien sûr erronée. Meyer n'a pas identifié le principe basique du quatrain de rimes croisées. Ceci dit, un point intéressant est à souligner. La seule absence totale de rime dans le poème est entre "noisetiers" et "villageoises". On voit ici que Meyer étend la lecture normande du verbe "suer" au nom "noisetiers", ce qui le différencie de Forestier et Fongaro qui la récusait pour conserver l'idée d'une rime entre précisément "suer" et "noisetiers". Meyer fait l'inverse, il admet non pas une, mais deux lectures normandes pour imposer l'idée que le poème n'est pas en rimes, mais fondé sur une symétrie de deux séries égales d'assonances : 8 fois le [a], 8 fois le [è] en lui assimilant "noisetiers" et "suer". Puisque "noisetiers" est la seule rime fausse, pourquoi arrive-t-il à une symétrie ? Tout simplement, parce que "coquillages" a une assonance avec "sables vierges" par la consonne "g", tandis que le timbre vocalique est un "a". Je ne conteste pas cette symétrie sur les timbres vocaliques. Rimbaud a joué, mais ce que ne voit pas Meyer, c'est que c'est le piège tendu aux lecteurs. Cette symétrie ne donne pas véritablement le change, car la structure en rimes croisées quatrain par quatrain n'est pas perdue dans le poème. Qui plus est, alors que Meyer suppose un choix pur et simple de huit rimes sur un timbre et de huit autres sur un autre, moyennant des approximations toujours, il faut évidemment rappeler que la reprises des mêmes rimes par groupe de deux quatrains et puis à un autre niveau le jeu de reflet des timbres vocaliques entre "-[a]se" et "[a]re" ou entre "-ert" et "erge" explique toute la symétrie, et bien sûr Rimbaud a effacé par une fausse rime un "a" attendu dans "noisetiers" et comme il a fait l'opération inverse avec le mot "coquillages" inscrit dans une série où le timbre vocalique était [è], forcément nous retrouvons la symétrie 8 [a] et 8 [è] ou [e]. Je n'irai pas jusqu'à lire de manière distinguée à la normande "noisetiers" toutefois. Je ne le sens pas, je n'en vois pas la nécessité.
Il est temps de passer à l'article de Daniella Rossi. Il peut être consulté en ligne :


Prenez le temps de le lire avant de revenir à mon article. Précisons les références : l'article a été publié dans le numéro 162 de la revue Poétique en 2010.
L'article est composé d'une première partie "Versification" divisée en trois sous-parties : "Les rimes", "Le mètre", "La structure" puis une deuxième partie "Données génétiques et comparatives". Je ne vais m'intéresser qu'à la sous-partie sur "Les rimes".
La discours tenu par cet article est fort technique, il est quelque peu compliqué à suivre, mais jamais, jamais, au grand jamais, il ne parle du principe élémentaire du quatrain à rimes croisées. Pourtant, on travaille à donner ce réflexe scolaire aux lycéens depuis des décennies qui consiste à associer le quatrain à une organisation des rimes : croisées la plupart du temps, embrassées souvent, plates rarement, et selon d'autres configurations tout à fait exceptionnelles quand le quatrain n'est pas sur deux rimes. Comment l'article peut-il être aussi compliqué, aussi ardu à lire, en faisant l'économie d'une mise au point sur la présence ou l'absence du principe de rimes croisées dans le quatrain ? Comment se fait-il qu'avec constance tous ceux qui parlent de l'organisation des rimes dans "Larme" ne parlent jamais du quatrain de rimes croisées : ni Louis Forestier, ni Antoine Fongaro, ni Jean-Louis Aroui je suppose, ni Steve Murphy (Clefs Concours Atlande), ni Bernard Meyer, ni Daniela Rossi, ni Jean-Pierre Bobillot qui est pourtant un métricien auquel la rédaction de l'entrée "Larme" du Dictionnaire Rimbaud de 2021 a été confiée ? Daniela Rossi travaille dans le cadre des études métriques. A la fin de son article, elle remercie la relecture de Marc Dominicy, un spécialiste des questions de versification, qui a encadré son travail. Un autre article de l'autrice a été publié dans les Cahiers du centre métrique de Nantes dirigé par Benoît de Cornulier. Il y a quand même un problème de cécité d'ampleur. L'article de Forestier dater de 1989, celui de Fongaro de 1990 !
L'analyse des rimes proposée pour "Larme" est par ailleurs unique en son genre : je ne connais aucune étude d'un autre poème où on refuse de considérer que les quatrains sont à rimes croisées, embrassées ou plates. Rossi annonce pourtant dans l'introduction qu'elle va chercher à cerner "la manière dont [Rimbaud] détruit les règles de la poésie classique". Rimbaud s'il détruit les rimes détruit aussi l'organisation en rimes croisées, si réellement il faut considérer que nous avons affaire à ce nouveau modèle dont Aroui n'est pas l'origine, mais Fongaro (l'autrice ne remontant pas correctement la source du raisonnement, ce qui nous fait perdre la référence à Forestier et certaines phases de la réflexion théorique). Aroui n'a pas publié "l'article pionnier" sur le sujet, mais peu importe, c'est celui qu'elle va critiquer. Le modèle théorique décrit est celui d'un cerveau humain qui comprend les rimes d'une certaine façon, mais cette description a le défaut de ne pas être raccordée au problème des strophes. Le principe défini peut fonctionner pour les rimes que nous pouvons formuler dans une conversation. Il n'est pas rappelé le cadre contraignant de la strophe dans un poème. Quand nous lisons une pièce de Racine, nous n'envisageons pas que la nécessité que la fin de vers rime avec un autre, nous considérons aussi que les vers vont deux par deux, et qu'une fois qu'une rime a eu son tour on passe à une rime distincte. Nous serions choqués de lire quatre rimes à la suite dans un poème de Racine. Et c'est pour cela que dans le cas de manuscrits de poèmes en vers déchirés au niveau de certaines rimes nos inférences adoptent un certain profil logique. C'est la raison pour laquelle, la rime "Père" est probablement la mention qui manque sur le manuscrit déchiré de "Juillet". Cela est tellement logique que Murphy déclare que c'est la leçon évidente, qu'il apparaît clairement pour partie un "P" majuscule sur le manuscrit. Aroui et Rossi vont évaluer la théorie psychologique des attentes en fait de rimes, mais sans relier cela à la contrainte strophique d'une poésie classique.
Et cette lacune a une autre conséquence, puisqu'Aroui considère que Rimbaud détruit les rimes mais crée une équivalence. En gros, les équivalences, ça peut être une assonance par une consonne, ou une assonance par le timbre vocalique, ou bien une correspondance entre une consonne sourde et sa correspondante sonore : "perches"/"auberge". Les équivalences passent outre à certains interdits : rime singulier / pluriel, mélange d'une cadence féminine avec une cadence masculine, rime distinguée normande éventuellement, mais comme l'idée de strophe n'est pas mobilisée, on comprend que l'équivalence à une rime du couple "noisetiers" et "villageoises" n'est pas envisagée, n'est même pas envisageable. La blague de la séquence "-ois-" leur paraîtra trop faible pour justifier une équivalence rimique, ce en quoi ils ne comprennent pas comment fonctionne Rimbaud, mais le poème serait parfaitement rimer d'un bout à l'autre, avec l'exception des vers 1 et 3 entre "villageoises" et "noisetiers" ne finiraient-ils pas par dire qu'étant donné que le poème est en rimes croisées il y a une absence de rime dans la structure mais "villageoises" et "noisetiers" sont à juger l'un par rapport à l'autre dans l'économie tactique du poème ?
Oui, dans l'absolu, "villageoises" ne rime pas plus avec "noisetiers" que "cigare" avec "garde-manger". Tout s'est arrêté là pour la réflexion des métriciens. Ils ont daubé la séquence "-ois'" dans "noisetiers" ce que je trouve un peu fort de café, mais admettons, surtout ils n'ont tenu aucun compte de la définition du quatrain sur deux rimes. Ils n'ont même pas cherché à l'évaluer.
Partant de là, Rossi a beau jeu de faire remarquer que si on détruit les rimes à quel moment n'est-on plus dans la rime ? A quel moment parle-t-on d'équivalence ? Une assonance et une rime sont deux choses distinctes. Au passage, j'irai même plus loin. Dans l'analyse moderne du vers, assonance a deux sens distincts. Il existe l'assonance quand au moins trois voyelles reviennent avec insistance dans un court extrait de discours, pour les consonnes on parle d'allitérations. Or, ici, c'est un autre sens du mot assonance qui est mobilisé, celui qu'on dégage des laisses assonancées du Moyen Âge. Et le problème, c'est que la laisse assonancée est fondée sur une identité du timbre vocalique. Ce n'est pas une rime parce que seule la voyelle est identique, les consonnes peuvent varier d'une fin de vers à l'autre. Toutefois, dans "Larme", les échos concernent des voyelles, certes, et on songe au discours cité plus haut de Bernard Meyer, mais aussi des consonnes, puisqu'à partir du moment où Aroui et Rossi et d'autres refusent de considérer qu'il y a des approximations de rimes en fonction du modèle structurel des rimes croisées, il faut commenter le "g" comme écho entre "auberge", "vierges" et "coquillages"'. Les mots "vierges" et "coquillages" riment dans le modèle des rimes croisées malgré la variation de timbre vocalique, mais si l'analyse ne suit plus de modèle il faut en parler de l'écho minimal d'une consonne de fin de mot.
Malgré cette lacune dont je ne me lasse pas de dire qu'elle m'espante, Rossi fait tout de même une critique intéressante. Le modèle que propose Aroui, aucun lecteur n'y songe spontanément. Même exhibé, il demeure compliqué à admettre. Elle écrit ceci :
[...] le parcours cognitif imposé au lecteur semble très ardu : d'un côté, il est obligé de tolérer les dissemblances en tant qu'usages marginaux, et donc de se référer toujours au prototype ; d'un autre côté, il est invité à chercher l'équivalence non plus dans la rime, mais dans des assonances savamment distribuées. Il semble difficile d'admettre que le lecteur de l'époque de Rimbaud ait été capable d'accomplir aussi aisément le chemin cognitif qui mène à ce saut de catégorie. Il semble, par contre, plus probable qu'il ait été arrêté avant le processus d'interprétation et qu'il ait conçu le poème comme une simple série de déviances, volontaires certes, mais réalisées comme une fin en soi.
Je vais dire les choses plus simplement. D'abord, la majorité des lecteurs de Rimbaud n'ont jamais eu conscience du défaut de rime entre "piliers" et "Amis" dans "Comédie de la Soif". Ils ont lu le poème d'une traite et ils ne se sont rendus compte. Et je fais partie de ces gens lors de mes premières lectures naïves du recueil. Je lisais un texte, je faisais confiance à l'auteur pour avoir bien formé les rimes et les mètres. Personne n'ose le dire que la fraîcheur de notre première lecture se déroule ainsi, mais c'est ainsi que ça se passe. Il ne faut pas se voiler la face. Les césures et les rimes ne sont ressenties à la lecture que si on y prête attention. Et une attention à la rime serait fatigante si cela ne se fondait pas sur de courts écarts et surtout si cela ne se fondait pas sur une structure qui permet de gouverner nos attentes. Et donc, et donc rimes croisées... Ben oui ! Evidemment que c'est complètement farfelu de concentrer son attention pour voir un chiasme des timbres vocaliques entre les troisième et le quatrième quatrain. Cela ne peut partiellement se repérer que si une structure simple et admise quadrille l'ensemble de la lecture. Et cette structure dans "Larme", c'est le quatrain de rimes croisées et la reprise des mêmes rimes d'un quatrain à un autre avec en complément la reprise de timbres vocaliques quand on ne reprend pas les mêmes rimes. Mais ce descriptif n'est que celui de la structure puisque dans les faits c'est corrompu.
J'ai bien aimé la citation de Cornulier qui dit que Rimbaud "se contente, tout simplement, de n'introduire aucune césure", mais ce n'est pas le sujet ici.
Reprenons !
Malgré toutes ses critiques, Rossi finit par accepter l'idée d'une structure du poème en fonction d'assonances à condition de la consacrer non en tant que résultat ou but, mais en tant que base. Rimbaud ne polémiquerait pas ? N'importe quoi ! L'article, c'est pour dire que Rimbaud ne joue pas le rôle compliqué d'une contestation de la règle classique. Partant de là, la structure des assonances est vraie, mais simple. Quelle farce !
Je pense exactement l'inverse. La structure d'Aroui, tout comme celle de Fongaro est erronée, erronée à deux égards, d'abord parce qu'elle ne prend pas en considération les rimes croisées, ensuite parce que les assonances constatées trahissent à cause de "noisetiers" et "coquillages" la structure de base réellement adoptée par Rimbaud. Donc, pour l'idée de "base" de Rossi, je dis non ! Et pour l'absence d'intention polémique, je dis mille fois non aussi.
Et l'idée qu'il n'y a pas de passage du système des rimes à un système des assonances, mais une coexistence pacifique des deux systèmes, ah mais il va falloir m'expliquer, parce que j'entrave que dalle ! C'est du charabia, ça ne veut rien dire !
La phrase de conclusion suivante, je suis désolé, mais elle n'a aucun sens cohérent :
De plus, les assonances et les allitérations fonctionnent en tant que soutien sonore interne, ce qui permet au poète d'utiliser la rime de façon plus libre et originale afin de produire des effets particuliers [...]
C'est quoi ce "soutien sonore interne" ? Je ne comprends pas. J'ai l'impression que c'est une illusion d'explication pour un constat tautologique : il y a des assonances de "a", de "è", de "g", donc il y a des assonances de "a", de "è", de "g". Je ne comprends rien à ce qui est écrit, mais rien ! Je ne comprends pas ce que peut être l'utilisation de "la rime de façon plus libre et originale afin de produire des effets particuliers". Quoi ? La rime étant plus rare, ses occurrences sont plus remarquables. Cette idée est de toute façon discutable.
Pour ce qui est des mentions de l'ouvrage La Pertinence du français Dan Sperber et de l'anglaise Deirdre Wilson, il s'agit d'un renvoi au courant en philosophie américaine du pragmatisme.
Il y a deux grands noms à connaître : Austin et Grice. On cite aussi Searle qui peut être intéressant à lire à défaut, mais Searle il reformule souvent des thèses antérieures et il se plante assez souvent. Grice est le plus important, mais il n'a pas été traduit en français. Sur Austin, je vous fais un petit développement annexe à la fin.
En gros, l'idée de Sperber et Wilson, dans la continuité du travail de Grice, c'est que dans une conversation nous n'appliquons pas un déchiffrage en fonction d'un code. La communication est efficace parce que nous avons des prédispositions à tirer des inférences logiques des signes qui se manifestent autour de nous, et dans la continuité de ce raisonnement celui qui essaie de communiquer va encourager son interlocuteur à faire des inférences par des phénomènes ostentatoires.
Sperber et Wilson donnent des exemples non linguistiques. Si, au lieu de répondre à son mari que la soirée lui a bien plu, une femme secoue sa boîte d'aspirine, le mari ne décode pas pour réponse que sa femme secoue une boîte d'aspirine, il se dit que la boîte d'aspirine est pour soigner le mal de tête donc non elle n'a pas apprécié la soirée. Pire encore, elle aurait pu l'apprécier malgré un mal de tête, mais là il y a même un geste qui fait entendre que seul le mal de tête est le souvenir important de la soirée.
Nous faisons sans arrêt des inférences, alors que nos analyses des discours s'en tiennent à éplucher la forme des énoncés. Même l'analyse de la poésie implique des inférences. Quand Rimbaud écrit au vers 2 de "Voyelles" : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes", l'idiot qui regarde le doigt au lieu de la Lune va regarder le verbe "dirai", le groupe nominal "naissances latentes", alors qu'un esprit de lecteur normalement constitué va se dire "Houlà, mais il y a un mystère à percer, et il en veut notre poète, il est chaud comme la braise, il relève le défi, il annonce aux voyelles qu'il va les percer à jour". C'est ça une lecture inférentielle d'un vers et on se rend compte que c'est une part non négligeable du travail qu'on attend d'une étude littéraire. Et dans "Voyelles", si on est intelligent en inférence jusqu'au bout, on se dit : "Mais ça n'a pas de sens d'écrire un poème où il dit qu'il fera un truc une autre fois" Le poème ne peut pas être l'annonce de quelque chose qui sera dans un autre poème ou dans un autre écrit. Je rappelle que le vers 2 est la proposition principale du sonnet "Voyelles" ! L'inférence, c'est de chercher à comprendre ce que dit d'autre ce vers 2 que son sens littéral, puis l'inférence c'est d'aller chercher la logique énonciative de l'énumération des douze derniers vers. Le premier vers, on peut comprendre la revue. Le poète énumère cinq voyelles, qui ne sont pas les voyelles d'ailleurs, mais les cinq voyelles-couleurs ce qui n'est pas la même chose et il synthétise l'ensemble par l'apposition à "voyelles". C'est un peu comparable à un chef d'armée qui énumère cinq noms d'officiers pour les faire s'avancer rappelle leur titre commun, puis leur explique ce qu'il a à leur dire. Mais, à partir du vers 3, Rimbaud n'est pas sot, il ne va pas dire "toi A noir" que j'ai déjà apostrophé et qui a pour caractéristique d'être comme le corset velu d'une mouche ou un golfe d'ombres, toi le E qui a toutes ses spécificités, etc. Vous imaginez votre chef d'armée qui dirait : "Bertand, je vais te dire quelque chose : Bertrand, grand et roux, qui boutonne ta veste au plus haut du col". Evidemment que c'est débile ! Au plan de l'énonciation, les douze derniers vers de "Voyelles" nous invite à faire des inférences, et parfois elles ne vont pas de soi. Et une des inférences, c'est de considérer que l'exaltation des douze derniers vers est ce qui justifie le désir de révéler les naissances latentes et l'autre subtilité c'est que du coup avec le décrochage du dernier vers l'auteur se fait surprendre à identifier une des naissances latentes, plus vite qu'il ne l'aurait cru.
C'est ça faire de l'inférence et être le lecteur le plus classe.
Et la communication passant par les signes ostentatoires de celui qui émet et les inférences spontanées de celui qui écoute ou perçoit, il y a un enjeu de définir l'efficacité de l'échange en fonction d'un moindre effort et de préjugés sur la pertinence à prêter aux signes. Nous évaluons à une très grande vitesse les pistes interprétatives les plus pertinentes, et en général ça se passe bien, parce que l'émetteur n'a pas cherché à vous piéger, à être hermétique. Il en va un peu différemment du poète Rimbaud, mais, malgré tout, la base reste de passer les choses au tamis de la pertinence, et c'est pour cela qu'il y a un petit développement sur l'effort fourni et l'effet, car la communication suppose le moindre effort pour un maximum d'effet.
Je termine par un petit topos comme promis sur Austin, on peut s'arrêter là, l'article que je commentais ne m'intéresse plus, j'ai dit l'essentiel...
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Austin a été très connu pour l'ouvrage traduit en français avec le titre Quand dire, c'est faire. J'ai fait exactement la découverte d'Austin quand j'étais en terminale au lycée, quand j'ai dit à mon professeur que dire "oui" lors d'un mariage c'était plus qu'une parole, c'était un acte. Malheureusement, je n'ai pas eu droit au même succès qu'Austin. Pourtant, mon professeur devait bien se doute que je n'avais pas lu une ligne d'Austin, que je ne savais pas qui c'était. Eh bien, je n'ai pas eu mon moment de gloire... Rien du tout ! Mais Austin, il l'a eu. Il a souligné la réalité des énoncés performatifs, ces petites phrases qui sont des actes. Dire : "Je te promets" ne veut pas dire que je signale à quelqu'un que je prends un engagement, dire : "Je te promets", c'est la promesse elle-même. C'est ça un énoncé performatif. Le début du livre Quand dire, c'est faire est donc très intéressant. Le problème, c'est qu'Austin, il a cru qu'il pouvait monter dans les tours, il est parti dans de mauvais délires. Il commentaire les phrases du genre : "Je dis que je te promets" pour déterminer si cette fois c'était performatif ou non. Il s'est compliqué la vie dans une analyse d'enchâssement de propositions qui n'était pas pertinente du tout cette fois, et donc dans votre bibliothèque vous pouvez déchirer le livre en deux garder le début et jeter la fin. Le meilleur ouvrage d'Austin, c'est Le Langage de la perception. Il est moins connu, mais il est bien meilleur et bien plus intéressant. Il dénonce la philosophie sceptique sur la réalité du monde qui consiste à dire que nos sens nous trompent. Par exemple, si je vois un bâton dans l'eau, je le vois déformé, donc nos sens nous trompent. Austin passe son temps à montrer que cette construction langagière est mensongère et crée l'illusion qu'il y a un intermédiaire entre nous et le monde. Il y aurait nous qui nous représentons le monde et le monde, mais les perceptions ce seraient des données entre nous et le monde, un tiers, alors qu'en réalité quand on touche quelque chose, la sensation du toucher n'est pas un ensemble de données qui se met en tiers entre nous et le monde, c'est la perception directement du monde qui naît du contact. Et quand nous regardons un bâton dans l'eau nous ne voyons pas un bâton tordu, nous voyons un bâton dans l'eau, et notre cerveau analyse correctement la situation. C'est dans les classes de philosophie qu'on finit par nous faire croire que nous nous sommes représentés le bâton comme tordu.
Bref, moi, j'aime bien le livre d'Austin Le Langage de la perception. Il remet les pendules à l'heure.

4 commentaires:

  1. Il y a quelques coquilles dans l'article. Je vais les corriger tellement l'article est excellent. Il serait publié sous un autre nom que le mien dans une revue universitaire, il ferait date. C'est pareil pour les articles précédents sur la métrique d'ailleurs.
    Je vais continuer la série d'articles métriques et je reprendrai plus tard l'étude sur les lettres du voyant.
    J'ai aussi dans l'idée de publier un grand article d'interprétation du poème "Larme". L'article pourrait s'intituler "Collier de larmes". En fait, "Larme" est à rapprocher déjà de plusieurs poèmes en vers "nouvelle manière" : "Comédie de la Soif", "Mémoire", "Michel et Christine", et d'autres encore, puisque les rimbaldiens ont négligé les équivalences du genre "je pais l'air" dans "Fêtes de la faim". Mais, le poème a à voir aussi avec plusieurs poèmes en vers "première manière", notamment "Le Bateau ivre". Je constate que les études du poème par Meyer, Scepi, Wetzel, Brunel, Steinmetz, etc., ne font jamais le rapprochement avec "Mais vrai j'ai trop pleuré" et "Si je désire une eau d'Europe"...
    Ce n'est pas normal.
    Meyer bien que rigoureux dans sa méthode lit "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" comme un reproche du poète à lui-même de ne pas avoir bu. Cette lecture littérale ne va pas du tout de soi.
    Quant à ce qu'il buvait, c'est de l'eau de lumière, mais pas celle courue dans "Le Bateau ivre" et ce n'est pas de la bière, ni de l'alcool de Dantzig. Le poète est dans la Nature, il doute s'il buvait vraiment à une source de vie. C'est ça le discours du poème. Les comparaisons à l'ivresse existent "enseigne d'auberge" et "liqueur d'or", mais Rimbaud parle bien évidemment d'une eau symbolique dans la Nature. Je prévois de revenir sur tout ça, on verra comment je vais m'organiser pour le rythme des mises en ligne.

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  2. Dans "Le Bateau ivre", le poète vient de faire appel à des oiseaux d'or perdus dans une nuit sans fonds au loin dans la mer, et il les appelle la "future Vigueur", autrement dit cela s'oppose à une "liqueur d'or, fade et qui fait suer", et dans le quatrain suivant le poète se reproche d'avoir trop pleuré, parle de la lumière de la Lune, de l'aube et du soleil en tant que déceptions qui blessent. Il veut alors achever de sombrer dans la mer en parlant d'une eau à boire qui n'est pas celle limpide et bonne d'une belle clairière, mais celle d'une flache sombre. Et le poète-bateau se voit alors en enfant accroupi, accroupi étant le mot choisi pour la première version de "Larme" et cet enfant est "plein de tristesse" comme ce bateau qui a trop pleuré, comme l'enfant qui a une larme ou qui pleurant voit de l'eau qu'il ne peut boire. Et ce que ne peut plus le bateau lui c'est enlever les sillages, etc.
    Et vous comprenez que "Le Bateau ivre" n'a pas été composé en août 1871 comme le chantent Bardel, Brunel, Gill et Marcelle et d'autres rimes en "elle", mais composé sans doute au début de 1872 l'esprit du "Bateau ivre" est encore là tout entier quand Rimbaud compose "Larme".
    Je dis cela, et parce que ça vient de moi n'en doutez pas le rimbaldisme ne pourra pas le supporter.

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  3. Alors, il est vrai, en revanche, qu'un poème qui remonte nécessairement au mois d'août 1871 a un lien avec "Larme", ce poème a été envoyé à Banville, et il porte le titre "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Il y est question d'un poète tutoyé qui enfermé dans sa cabane de bambous torcherait des floraisons dignes d'Oises extravagantes.Rimbaud n'a créé la variante "Case / Chérie" que dans un second temps, d'abord il avait confondu "colocase" et coloquinte. Il est évident que Rimbaud a supprimé "colocase" parce qu'il s'est rendu compte que ce n'était pas une coloquinte. Oui, même les meilleurs font des erreurs. Mais, pourquoi une jeune Oise dans "Larme" et pourquoi des "Oises extravagantes" dans le poème envoyé à Banville ? Et observez en passant le lien au Bateau ivre qui eut un temps le titre de bateau extravagant.
    Nous avons la preuve par l'adresse à Banville que l'Oise doit être recherchée en tant qu'idée banvillienne, même si l'Oise apparaît aussi dans les poèmes de Boileau. Or, dans le poème "L'Amour à Paris" des Stalactites, vous apprenez le secret...
    Et en prime vous découvrez le lien de "Larme" avec "Juillet" composé en juillet-août 1872, trois-quatre mois après, et non pas au-delà de juillet 73 comme Fongaro, Cornulier, Frémy et autres le prétendent.
    En effet, vous avez une Oise se jetant dans la Seine définie pour ses eaux bleues "Parmi ces Saharas récemment découverts". Il y est question de l'indigène ému et l'idée c'est que l'Oise est farcesquement ou facétieusement, très Cher, si vous préférez la langue chiadée, un de "ces pays lointains situés à dix lieues". C'est ça, le concept. "Capiche" ? Notez que "lorette" est à la rime dans ce même poème. Mais ce n'est pas tout, il y a une étude à faire pour pousser à bout le relevé des emprunts ou clins d'oeil aux Odes funambulesques dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", et les premiers poèmes notamment sont fortement exploités par Rimbaud, mais au milieu de ce qui est à rapprocher de "Ce qu'on dit au poète..." il y a aussi l'origine de l'idée de wagons, steppes et prairies, en gros l'origine des images qui lient Malines à Michel et Christine. "Capiche" ?

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  4. Evidemment je songe à "cieux délirants" qui avec "Oises extravagantes" renforce les liens Larme-Bateau ivre-Ce qu'on dit au klaxon à propos de fleurs.
    Pour la rime en elle ou la rime en elles, je suis sur un fait qui m'étonne. André Gill, à propos de Carjat, a composé un poème sur la Commune qui commence par l'échec de ne pas même avoir trouvé "une rime en elles", c'est dans l'Album zutique. Et Tristan Corbière, poème que j'admire beaucoup, je devrais me lancer dans un blog sur lui, en poème liminaire des Amours jaunes fait exactement la même feinte mais avec un accord au singulier : "une rime en elle". Gill et Corbière n'ont pu se lire l'un l'autre, je me demande donc s'ils ne font pas référence à une feinte qui aurait circulé dans la presse. Pourquoi ils font la même blague sur la même rime ? Une coïncidence, peut-être, mais ça m'étonne.

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