Dans notre début d'étude sur les hendécasyllabes de "Larme", nous avons formulé le préalable des idées géniales qui ne devraient pas rencontrer de résistance forte de la part de public. Nous avons souligné l'importance d'une longueur de vers qui est entre le décasyllabe et l'alexandrin, l'importance inévitable d'une attaque d'un segment de quatre syllabes au premier vers de "Larme" de manière à jouer sur l'hésitation entre la reconnaissance d'un premier hémistiche de décasyllabe littéraire et le premier membre rythmique d'un trimètre. Puis, nous avons magnifiquement souligné l'allure ternaire vers par vers du poème avec ces jeux plaisants où pour certains vers la première syllabe a un relief particulier. Pensons aux deux derniers avec pour l'un la conjonction "or" reprise en substantif "or" dans le vers et pour l'autre la mention de l'infinitif "Dire" au relief exclamatif.
Le lecteur pourra être tenté de se dire qu'il y a un peu d'arbitraire dans la manière de ressentir les découpages ternaires et qu'on pourrait presque mécaniquement en faire autant pour des vers de dix syllabes et des alexandrins. Toutefois, dans les vers traditionnels, le partage binaire des hémistiches demeure nettement articulé et malgré les points où le découpage pourrait être contre-balancé la dominante ternaire est ostentatoire dans "Larme". Prenez le vers : "Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches[.]" Quoi que vous vouliez dire sur les coupes aléatoires en début de vers il y a bien une énumération ternaire, par exemple. Et il faudrait être bien obtus pour trouver tout cela anodin.
Le point de résistance des lecteurs et des métriciens va surtout concerner la suite du raisonnement, celle qui consiste à envisager une césure après la quatrième syllabe. En effet, le lecteur soumet spontanément l'acceptation de la césure à la configuration grammaticale et je me suis appuyé sur elle pour déterminer sa présence aux vers 1 et 6 de "Larme". Comment étendre cela à l'ensemble du poème, puisque les ensembles ternaires que je dégage ne sont pas compatibles pour plusieurs d'entre eux avec la coupe après la quatrième syllabe ? Pourtant, je rappelle que dans le cas de "Jeune ménage" la lecture de la césure traditionnelle ne peut être envisagée que rétrospectivement. C'est ce qui passe dans la suite du poème qui en légitime la lecture rétroactive. Pour la "Conclusion" de "Comédie de la Soif", la césure après la cinquième syllabe est nette pour les vers 2 et 3, mais il y a eu un progrès de netteté de la césure par rapport au vers 1 où elle était envisageable mais trouble. Or, les poèmes en vers "première manière" de Rimbaud et j'y ajouterais plein de poèmes de Verlaine, et des poèmes parnassiens même, il arrive souvent que le premier vers ne soit pas si nette que ça en termes de césures. Le premier vers de "Rêvé pour l'hiver" a une césure sur la préposition "dans", et c'est la même configuration pour un poème où il est question de train dans le recueil La Bonne chanson. En clair, la lecture rétroactive de la césure est déjà banalisée dans les vers première manière de Rimbaud ou les vers parnassiens. Et le cas de la concurrence de deux profils de décasyllabes confirme que tel est le cas. La césure de l'alexandrin peut être anticipé, mais pas toujours celle du décasyllabe. Qui plus est, comme on ne compte pas les syllabes en lisant, s'attend-on réellement à identifier la césure après la sixième syllabe au premier alexandrin, puisqu'on ne sait même pas à l'avance si nous lisons un vers de dix syllabes, un alexandrin et désormais un vers de onze syllabes ?
Bref ! Je ne crois pas qu'il faille tout ramener aux seules perceptions. Je pense que c'est l'erreur fondamentale de Cornulier de privilégier la perception pour le lecteur. Pour moi, les césures étaient pensées intellectuellement par Rimbaud et Verlaine, au-delà de l'idée de leur caractère perceptible, et une étude globale des poèmes révèle des organisations qui ne sont pas perceptibles à la lecture et qui pourtant sont bien là.
Mais, le sujet du jour, c'est la question des modèles culturels suivis par Rimbaud et Verlaine. Car il y a un travail d'historien à faire derrière tout ça, et il a été traité superficiellement jusqu'à présent.
Face à "Larme", les discours se contentent d'indiquer que la césure habituelle est après la cinquième syllabe, ou bien ils citent un poème de Marceline Desbordes-Valmore, ou bien nous avons droit à une comparaison avec la prédominante de la césure après la cinquième syllabe de Verlaine dans un ensemble de compositions toutes postérieures à "Larme" et "La Rivière de Cassis" de Rimbaud.
Alain Chevrier n'a pas encore sorti de livre sur l'histoire du vers de onze syllabes ce qui pourrait nous être bien utile. Mais, en même temps, cela va nous mettre dans les conditions de connaissances minimales qui étaient probablement celles de Rimbaud et Verlaine à leur époque. Je rappelle que nous avons montré que Banville n'avait même pas conscience que le vers de neuf syllabes était composé d'un hémistiche de trois syllabes et d'un second de six, et qu'il s'en trouvait dans les vers chantés de comédies de Molière.
Pour identifier des vers de onze syllabes, plutôt que de consulter tous les recueils de poésies, une bonne démarche serait de consulter tous les ouvrages écrits sur la versification.
Mais, trêve de bavardages. Pour moi, il y a d'abord un fait important au XVIe siècle avec la strophe saphique de vers mesurés pratiquée par Baïf, mais aussi à deux occasions par Ronsard. Mais je pense que ceci ne fut pas connu de Rimbaud et Verlaine, je vais développer ce premier point dans un instant. Le deuxième point, c'est que Marceline Desbordes-Valmore n'a pas composé qu'un seul poème en vers de onze syllabes, mais deux. Le troisième point, c'est le traité de Banville lui-même. Personnellement, je ne sais pas trop si Banville a composé des vers de onze syllabes qu'il aurait inclus dans son recueil. J'ai lu tous les recueils de Banville antérieurs à la fin de carrière poétique de Rimbaud, mais je me contente de ressentir les césures bien formulées et je ne vais pas toujours me rendre compte si les césures sont celles de vers de onze syllabes et d'alexandrins. Ceci dit, j'ai déjà fait à plusieurs reprises des recherches dans les recueils de Banville, j'aurais dû repérer des vers de onze syllabes s'il y en avait. Et c'est là que j'en arrive à la réalité de son traité publié en livre précisément au tournant des années 1871-1872. Au début de son traité, Banville énumère les vers de différentes longueurs et il offre des exemples. S'il s'agit d'un exemple d'un prédécesseur, il cite les références : Victor Hugo, le premier poème de La Légende des siècles (dans la version de 1859), etc. Mais, de temps en temps, Banville cite des exemples de son cru, et c'est précisément ce qu'il fait dans le cas du vers de onze syllabes. Et c'est là où je ne comprends pas les rimbaldiens et les métriciens. Nous avons une triple convergence de dates : le traité de Banville est tout frais avec son exemple de vers de onze syllabes, le premier exemple verlainien avec la même césure que Banville est daté du mois de mai 1872 et les deux premiers poèmes en vers de onze syllabes mais sans césure évidente à identifier datent eux aussi de mai 1872. Et au lieu de privilégier cette convergence, les rimbaldiens et les verlainiens vont évoquer la seule antériorité d'un poème de Desbordes-Valmore, de préférence le poème "Rêve intermittent d'une nuit triste" qui a été publié en 1860.
Il y a un manque de logique que je n'arrive pas à comprendre.
Reprenons donc ce sujet historique.
Commençons avec l'hendécasyllabe de la strophe saphique.
Sappho a une place littéraire importante, puisqu'elle fait partie des débuts de l'histoire des poèmes antiques grecs qui ont été conservés. Sa famille était probablement originaire d'Anatolie. Celle-ci s'est installée sur l'île grecque de Lesbos qui est toute proche des côtes de l'actuelle Turquie. Avec sa capitale Mytilène, l'île de Lesbos fut sans doute plus importante qu'il n'y paraît dans la haute Antiquité grecque. Et, en réalité, deux des premiers grands poètes de l'Antiquité grecque, étaient deux contemporains habitants de l'île de Lesbos, Alcée et Sappho. Et touts deux ont été impliqués dans une tentative de renverser le tyran à la tête de l'état, et tous deux ont été exilés. Sappho a été exilé un temps en Sicile, éventuellement du côté de Syracuse, mais nous n'en savons rien exactement. L'exil ne s'est pas prolongé non plus apparemment. La vie de Sappho est quelque peu énigmatique, elle semble s'occuper de jeunes filles en vue de mariages, et c'est ce qui expliquerait que Sappho ait composé autant d'épithalames (chants composés à l'occasion d'un mariage). Sappho ne se considérait pas du tout comme une belle femme d'après ses vers et les témoignages anciens vont en ce sens, mais elle est aussi partagée entre des amours pour les hommes et des amours pour les femmes. Mais ces pratiques sexuelles appartiennent à l'Antiquité, et vu que Sappho s'occupait de mariages ses amours pour des femmes seraient liés aussi à sa fonction sociale. Mais, inévitablement malgré les récits qui lui prêtent des amours pour les hommes, le portrait qu'il nous en reste est celui d'une femme aimant les femmes avec un certain esprit de luxure et débauche. Au départ, l'adjectif "lesbien" signifie simplement qu'elle vient de Lesbos et si on l'appelle "la Lesbienne", c'est uniquement pour dire qu'elle est la grande personnalité féminine de Lesbos. Ce n'est qu'à partir du XVIIe ou du XVIIIe siècle que les mots ont été réinterprétés au plan sexuel. L'adjectif "saphique" a suivi le même chemin. L'adjectif veut simplement dire au départ qu'un poème ou une strophe est de Sappho ou est à la manière de Sappho, puis toujours à partir du XVIIe ou du XVIIIe siècle le mot a gagné son sens actuel.
Je vais parler des poèmes de Sappho, mais au sujet de l'île de Lesbos, je tenais à souligner à quel point elle fut importante au plan littéraire. C'est également la patrie du poète Anacréon et du philosophe Théophraste. C'est aussi le pays de Longus, auteur quelques siècles plus tard du roman, terme anachronique en réalité, Daphnis et Chloé. Nous pourrions citer Terpandre également. C'est une île riche en écrivains connus de l'Antiquité.
Mais, revenons-en à Sappho. Peu de poèmes d'elle nous sont parvenus. Elle était réputée être une poétesse de l'amour, ne s'intéressant pas à la politique comme d'autres. Or, surprise, on a découvert et publié au vingt-et-unième siècle plusieurs extraits en vers de Sappho qui relèvent de la satirique politique. Et nous aurions pu nous dire que cela était envisageable, puisque nous savons qu'elle a été exilée avec Alcée suite à une tentative ratée d'attenter à la vie du tyran de l'époque. On a préféré dire qu'elle n'avait suivi Alcée que par amour, fidélité de femme...
Je ne suis pas spécialiste, mais en 2002 des papyrus en provenance d'une collection privée ont été mis en vente. Ils ont été acquis par l'université de Cologne et portent désormais les noms de "Papyrus de Cologne 21351 et 21376". Il s'agit de fragment de deux poèmes de Sappho, et l'un des fragments correspond au texte d'un fragment déjà connu par ailleurs. Cela a fait un peu de bruit dans la presse anglo-saxonne en 2005.
Voici un lien pour consulter ce qu'il en est de cette découverte. Je ne parle pas l'allemand, mais c'est un lien officiel : cliquer ici.
Ensuite, en 2014, d'importants fragments de deux nouveaux poèmes de Sappho ont été révélés. Les Britanniques ont fait d'importantes fouilles en Egypte à la fin du XIXe siècle et ils ont une masse considérable de papyrus d'Oxyrhynque datés du IIIe siècle après Jésus-Christ qui, encore à l'heure actuelle, font l'objet de déchiffrements progressifs et de publications annuelles. Un poème semble parler des frères que la tradition attribue à Sappho et l'autre poème est adressé à Aphrodite.
Il faut toutefois observer que certaines attributions de poèmes à partir des papyrus en question finissent parfois par être contestées.
En tout cas, depuis des siècles, la poésie de Sappho n'est connue que par quelques fragments. Un seul poème complet nous est parvenu, une "Ode à Aphrodite" :
Ce poème a une page qui lui est consacré sur le site Wikipédia où nous avons une traduction de Théodore Reinach et d'Aimé Puech, mise en regard du texte grec lui-même : cliquer ici.
Ce poème a pu être conservé en intégralité parce que Denys d'Halicarnasse l'a cité comme modèle dans un traité sur la composition stylistique. Le poème est composé en strophes saphiques, des strophes réputées de l'invention de Sappho elle-même. Il s'agit d'une strophe composé de trois hendécasyllabes suivis d'un vers de cinq syllabes. Je vais parler de l'avenir de cette strophe un peu plus, la mention de l'hendécasyllabe a d'ores et déjà attiré votre attention.
Une traduction de Renée Vivien en 1903 est également connue et elle est citée et mise en avant cette fois sur la page "Sappho" même du site Wikipédia : cliquer ici.
Ce poème a toutefois un grand concurrent dans la mémoire des hommes. Il s'agit d'un poème qui nous est parvenu malheureusement à l'état de fragment, mais il s'agit déjà d'une pièce d'une certaine étendue. Elle porte souvent le titre "L'égal des dieux" ou cet autre "Ode à l'aimée".
Le poème a été cité dans le Traité du sublime du pseudo-Longin qui en admire l'effet d'accumulation. Il s'agit encore une fois d'un poème en strophes saphiques (trois hendécasyllabes suivis d'un vers de cinq syllabes pour le dire sommairement, abstraction faite de la question des vers mesurés). Publié à la Renaissance, à partir de ce qu'il en restait, le traité du Sublime a eu un important retentissement et il a fait l'objet d'une traduction par Boileau lui-même en 1674. Quant au poème de Sappho, il a connu des adaptations retentissantes et insoupçonnées dans le domaine de la littérature française. Au XVIe siècle, le célèbre huitième sonnet du recueil de Louise Labé s'en inspire nettement : "Je vis, je meurs [...]" tout en allant quelque peu au-delà. Racine s'en est inspiré également dans le cas des plaintes amoureuses de Phèdre au début de la pièce éponyme. Le poème avait déjà été imité par Catulle dans l'Antiquité romaine, il l'est encore par bien des poètes français : Ronsard, Belleau, Malherbe, Chénier, etc. Il s'agit d'un poème d'amour particulièrement torride.
Je n'ai jamais étudié le grec à l'école, mais j'avais récupéré un livre de classe de mon père sur la culture grecque antique avec de nombreux extraits d'Alcée, Sappho, Anacréon et d'autres traduits en français. J'imagine que Rimbaud avait connaissance de semblables ouvrages à son époque.
Le site Wikisource a mis partiellement en ligne le contenu d'une anthologie que Rimbaud aurait très bien pu consulter à son époque. Il s'agit de l'anthologie Les Petits poèmes grecs (le nom est vraiment trop choupi !) par Ernest Falconet et Louis-Aimé Martin, il date de 1838. La Table des matières du volume est éloquente : cliquer ici. Nous avons deux poèmes d'Orphée, une longue liste d'hymnes et fragments attribués à Homère, beaucoup de poèmes de Pindare et Anacréon, pratiquement rien pour Alcée et une petite section pour Sappho avec vous les reconnaîtrez un Hymne à Vénus et un Hymne à une femme aimée, puis des épitaphes et des fragments. Cela est précédé d'une "Vie de Sappho". Les deux hymnes sont simplement traduits en prose. Préférant de très loin le poème incomplet, je vais vous citer la traduction du petit Falconet, avec sa superbe expression de la jalousie et son émoi des sens :
Il me paraît égal aux dieux celui qui, assis près de toi, doucement, écoute ses ravissantes paroles et te voit lui sourire ; voilà ce qui me bouleverse jusqu'au fond de l'âme.Sitôt que je le vois, la voix manque à mes lèvres, ma langue est enchaînée, une flamme subtile court dan mes veines, les oreilles me tintent, une sueur froide m'inonde, tout mon corps frissonne, je deviens plus pâle que l'herbe flétrie, je demeure sans haleine, il semble que je suis près d'expirer.Mais il faut tout oser puisque dans la nécessité...
Intuitivement, j'envisage des rapprochements avec "Antique" des Illuminations, un air de famille avec l'érotisme exprimé dans "Credo in unam", mais je ne ressens pas le moindre recoupement avec le contenu des poèmes en vers de onze syllabes de Verlaine et Rimbaud, quand bien même le poème : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses" des Romances sans paroles fait allusion à l'homosexualité en travestissant même la référence masculine personnelle sur le mode du lesbianisme.
Parmi les "fragments", j'ai invité de citer celui-ci qui a tout l'air d'avoir été une source d'inspiration pour "Quand vous serez bien vieille..." de Ronsard, mai j'ai l'impression que "suivra" est une erreur de transcription pour "survivra", même si on arrive à recomposer une logique avec l'idée de la descente obscure, car il reste la contradiction logique de l'absence de postérité :
Lorsque vous serez dans le tombeau, votre nom ne vous suivra point, il ne parviendra jamais à la postérité. Vous n'avez point cueilli des roses sur le mont Piérius : vous descendrez donc obscure, ignorée dans le sombre palais de Pluton ; on vous oubliera entièrement quand vous serez aller rejoindre les ombres.
Je relève également le paradoxe suivant au sujet du dieu "Hespérus" :
Hespérus, tu apportes avec toi tous les bonheurs : tu nous annonces l'heure de vider les coupes ; tu ramènes les troupeaux à la bergerie et la jeune bergère auprès de sa mère. Hespérus, tu rassembles tous les êtres que l'Aurore avait dispersés par le retour de sa lumière.
Passons à l'étude de la strophe sapphique ou saphique (les deux orthographes existent). L'invention de cette strophe est attribuée à Sappho et nous constatons que le peu de poèmes conservés d'elle l'illustrent. Cette strophe a ensuite été pratiquée par les poètes latins Catulle et Horace (le Chant séculaire). Et les aléas ont fait que la strophe de la sulfureuse poétesse grecque ont également servi de base à la composition d'hymnes chrétiennes au Moyen Âge en langue latine toujours. Enfin, à la Renaissance, cette strophe a connu un regain d'intérêt et une fortune en diverses langues européennes. jean-Antoine de Baïf est celui qui l'a mise à l'honneur en langue française. J'ai déjà lu par le passé des ouvrages à ce sujet, mais je n'y ai plus accès.
A défaut, je vous invite encore une fois à consulter le site Wikipédia, malgré ses liens sensibles avec la politique de propagande américaine. Une page est consacrée à la strophe sapphique : cliquer ici.
Vous y trouverez une strophe de Sappho en grec, une adaptation en une strophe latine par Catulle, et une adaptation en français de Baïf.
Artificiellement, puisque cela ne convient pas à la langue française, le poème de Baïf est supposé joué sur l'opposition de voyelles brèves et longues à la manière des modèles antiques grec et latin, mais sans système de notations tout ce que vous identifiez c'est une strophe de trois vers de onze syllabes suivi d'un vers conclusif de cinq syllabes. Tous les vers de onze syllabes ont une césure après la cinquième syllabe. Cette césure après la cinquième syllabe se trouve déjà dans les poèmes de Sappho et de Catulle, mais en fonction de règles un peu différentes sur les enjambements.
La traduction du poème par Renée Vivien en 1903 dans le moule de la strophe saphique est saluée sur la page internet à laquelle nous venons de renvoyer.
Il nous est aussi offert un lien pour accéder à une édition électronique des vers mesurés de Jean-Antoine de Baïf, mais elle n'est guère attrayante.
Et il est précisé que Jean-Antoine de Baïf a utilisé la strophe saphique dans une chansonnette dont est issue la strophe reprise au poème "Hymne à Vénus" et puis dans un poème adressé "au roi de Pologne" sur les étrennes.
Le problème, c'est que cette notice Wikipédia est insuffisante sur plusieurs points. D'abord, la strophe saphique au XVIe siècle a une autre caractéristique, elle est entièrement en cadences masculines, comme c'est le cas de la strophe de Baïf qui est citée. Le poème de Vivien ne respecte pas cette spécificité alors que la notice en loue la prétendue virtuosité.
Voici la strophe citée de Baïf :
Comparer l'on peut, ce me semble, à un Dieu,Un qui peut, assis, se placer devant toi,Pour, de près, goûter de ta voix la douceur,L'aise de ton ris.
Les vers ne riment pas entre eux, et aucun des mots en fin de vers n'a un "e" instable conclusif.
Je vous laisse faire la même observation pour les strophes saphiques du poème adressé "Au roi de Pologne".
Le poème de Renée Vivien s'autorise l'alternance habituelle en poésie française des cadences masculines et féminines.
L'homme fortuné qu'enivre ta présenceMe semble l'égal des Dieux, car il entendRuisseler ton rire et rêver ton silence,Et moi, sanglotant,Je frissonne toute, et ma langue est brisée,Subtile, une flamme a traversé ma chair,Et ma sueur coule ainsi que la rosée,Âpre de la mer ;Un bourdonnement remplit de bruits d'orageMes oreilles, car je sombre sous l'effort,Plus pâle que l'herbe, et je vois ton visageA travers la mort.
Oui, les vers de Renée Vivien sont plus agréables que ceux de Baïf, mais il n'est pas pertinent de parler d'un surcroît de virtuosité, puisqu'elle n'adopte pas les mêmes contraintes.
Enfin, Baïf ne fut pas le seul à composer en français des strophes saphiques. Belleau devrait être cité également et nous avons deux odes de Ronsard sur ce principe. Nous pouvons citer le début de telle ode :
Belle dont les yeux m'ont doucement tuéPar un doux regard qu'au cœur ils m'ont rué,Et m'ont en un roc insensible muéEn mon poil grison,[...]
Et puis le début d'une seconde :
Mon âge et mon sang ne sont plus en vigueur,Les ardents pensers ne m'eschauffent le cœur ;Plus mon chef grison ne se veut enfermerSous le joug d'aimer.[...]
Le principe est d'employer exclusivement des cadences masculines. Les deux poèmes de Ronsard ont des rimes, mais le second poème est en quatrains de rimes plates. Le premier a une organisation plus complexe, les trois hendécasyllabes riment entre eux, et le vers court a la rime des trois hendécasyllabes de la strophe suivante, et au dernier quatrain le second hendécasyllabe a une rime distincte pour aller avec le vers court conclusif.
Les deux poèmes sont publiés dans les œuvres complètes de Ronsard, dans l'ensemble de ses odes, sans qu'il ne soit précisé qu'il faille les lire comme des vers mesurés. Et nous voyons donc l'origine de la tradition de la césure après la cinquième syllabe pour le vers de onze syllabes.
Je n'arrive plus à me rappeler l'historique de la césure après la sixième syllabe en ce moment. J'ai bien fait de tout reprendre.
Je manque pour l'instant d'informations sur les poèmes en vers de onze syllabes au cours des siècles, mais c'est une pratique peu connue. Dans toute son oeuvre, Marceline Desbordes-Valmore n'en a elle-même composé que deux, comme Ronsard. Le plus célèbre est le "Rêve intermittent d'une nuit triste" qui est cité dans l'anthologie Lagarde et Michard si je ne m'abuse. Il s'agit d'un poème d'une certaine étendue, il est composé en rimes plates, mais disposées en distiques. Son titre a le mérite de faire quelque peu écho à "Larme" de Rimbaud à cause de l'idée de "tristesse", mais aussi à cause de l'idée d'un "Rêve intermittent" au cours d'une nuit, puisque le poème de Rimbaud traite d'un changement d'état du ciel et de visions oniriques dans une "nuit bleue" qui, paradoxalement, précède le soir.
Le poème de Desbordes-Valmore accumule les mentions dignes de la pastorale et du cadre de la poésie bucolique classique, tout ce que rejette Rimbaud expressément au premier vers de son poème, et l'idée de la vache qui mugit fait songer à d'autres poèmes contemporains de Rimbaud et Verlaine, en particulier "Michel et Chrsitine" pour l'un et "Malines" pour l'autre.
Alors que le dernier quatrain de "Larme" parle d'un orage de châtiment par Dieu et d'un refus dédaigneux du poète ("Dire que je n'ai pas eu souci de boire !"), le poème valmorien se clôt sur une bénédiction.
Le second distique avec sa rime en "-eaux" invite aussi aux comparaisons avec le poème "Larme" de Rimbaud. Le premier distique est repris par principe de bouclage chansonnier en tant qu'avant-dernier distique du poème, et ces rimes sont également à mentionner. Les "flots de jeunes filles", qui riment avec "charmilles", ont quelque chose de "villageoises". Le poème valmorien développe des idées et des thèmes qui ne sont pas dans le poème de Rimbaud, mais à tout le moins les premiers distiques favorisent les rapprochements avec l'idée d'un contrepoint général. Les pleurs abondants sont associés à l'amour, ce qui recoupe l'idée du "Bateau ivre" du poète se reprochant d'avoir trop "pleuré" et d'avoir subi les "torpeurs enivrantes" de "l'âcre amour". On appréciera le vers : "Mon âme se prend à chanter sans effort ; " qui fait songer à certains vers du poème "Ô saisons ! ô châteaux !" Nous nous surprenons à identifier une rime "divine"::"Ondine" et qui est suivie quelques distiques plus loin d'une rime : "azur" / "air pur". En effet, au début du second poème de la "Comédie de la Soif", "L'esprit" ou "De l'Esprit" selon les versions manuscrites, Rimbaud compose deux quatrains de rimes plates dont le premier aligne la suite : "Ondine" / "l'Eau fine" / "l'Azur" /"le flot pur".
Verlaine disait que Rimbaud avait viré de bord et s'était attelé au faux naïf, à l'exprès trop simple. Nous pensons depuis longtemps qu'une solution à cette énigme vient des clichés romantiques dans leurs répercussions populaires. La symbolique cosmique de Rimbaud avec les jeux sur la lumière se rencontre dans les vers de Lamartine, dans ceux du "Lac" notamment, mais aussi dans d'autres poèmes. Avec son talent, Desbordes-Valmore était un modèle idéal pour que Rimbaud puisse trouver sa propre voie au printemps 1872. Nous ne pouvons pas déclarer une franche influence du poème "Rêve intermittent d'une nuit triste", mais l'idée d'un lien génétique avec le poème "Larme" est loin d'être absurde et les résonances dans le corpus rimbaldien vont au-delà de "Larme".
Cette pièce a été publiée dans les Poésies inédites en 1860 et il convient de s'y reporter : cliquer ici pour lire le poème en ligne
Le poème "Rêve intermittent d'une nuit triste" est par ailleurs une référence explicite de Verlaine. La section entière des "Ariettes oubliées" dans Romances sans paroles est datée "Mai, Juin, 1872." Même si nous pouvons avoir des doutes sur la date de composition réelle de certaines compositions, cela nous invite à considérer le première poème de Verlaine connu en vers de onze syllabes : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." comme strictement contemporain de la composition de "Larme" et "La Rivière de Cassis" par Rimbaud, sinon à peine un peu postérieurs. Et Verlaine dit lui-même que c'est Rimbaud qui l'invita à lire tout Desbordes-Valmore en la considérant comme une grande poétesse.
Or, le poème de Verlaine contient les deux mots à la rime du premier distique du "Rêve intermittent d'une nuit triste", distique qui est répété à deux vers de la fin du poème.
Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles,Eprises de rien et de tout étonnées,Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmillesSans même savoir qu'elles sont pardonnées.
Verlaine reprend donc les rimes du distique :
Ô champs paternels hérissés de charmillesOù glissent le soir des flots de jeunes filles !
Verlaine semble répondre à Rimbaud et cela accentue l'idée que "Larme" doit bien quelque chose au "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Verlaine parle d'un couple de "deux pleureuses", ce qui est aussi une allusion au poème valmorien et ce qui est à fortement rapprocher du titre "Larme" de Rimbaud, mais aussi de la mention : "Mais vrai, j'ai trop pleuré" du "Bateau ivre", quand bien même nous avons un discours contradictoire entre Rimbaud qui ne veut plus pleurer et Verlaine qui y invite.
Deux vers du poème de Verlaine sont sans doute même un écho sensible au premier et célèbre vers de "Larme" :
Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,A nos vœux confus la douceur puérileDe cheminer loin des femmes et des hommes,Dans le frais oubli de ce qui nous exile.
Je précise que les implications du poème de Verlaine ne se retrouvent pas nécessairement dans le poème de Rimbaud qui ne suppose pas une réflexion sur l'homosexualité. Mais il est clair que Verlaine appuie une allusion au poème de Rimbaud malgré tout.
Le poème de Verlaine est tout en rimes féminines. Je n'ai pas l'impression que Verlaine ni Rimbaud ne fassent de références aux poèmes en strophes saphiques de Ronsard, Catulle ou d'autres. Je rappelle aussi qu'à l'époque de Ronsard l'expression "strophe saphique" veut simplement dire "strophe à la manière de Sapho". J'ai pour l'instant l'impression que l'idée au XIXe siècle s'associer les poèmes sur des rimes toutes masculines ou toutes féminines à un sujet sur les amours entre hommes ou entre femmes est indépendante du choix des rimes exclusivement masculines dans les strophes saphiques.
Par ailleurs, dans ses "Ariettes oubliées", Verlaine a composé un célèbre poème en distiques : "Ô triste, triste était mon âme" qui a deux références romantiques importantes : Musset d'une part et Desbordes-Valmore, d'autre part, puisque j'envisage que "Rêve intermittent d'une nuit triste" est convoqué à deux reprises, une première fois dans le cas d'un poème en vers de onze syllabes, une autre fois dans le cas d'une ariette en distiques de rimes plates.
Le recueil des Poésies inédites de 1860 contient l'autre poème en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore, "La Fileuse et l'enfant". Il s'agit d'un poème en quintils ABAAB avec un module de deux vers et un second de trois vers, modulation classique pour un quintil.
De prime abord, ce poème n'a guère influencé Rimbaud ni Verlaine. Pourtant, le mot "pardonné" à la rime avec l'attaque "Voyez-vous" en début de quintil suivant est plus que visiblement citée par Verlaine dans : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses"... Cela dès ce premier vers, mais nous pouvons citer aussi sa conclusion : "Sans même savoir qu'elles sont pardonnées". Tout le discours de religiosité de Verlaine a son modèle dans le discours pieux du poème "La Fileuse et l'enfant". Nous pouvons apprécier également qu'il s'agit à nouveau d'un poème valmorien avec une reprise de strophe en manière de bouclage. Le premier quintil est repris en fin de poème. Rimbaud ne pratique pas le bouclage dans "Larme" et "La Rivière de Cassis", mais il le pratique dans "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité", comme il le pratiquait quelque peu en 1870 : "Ophélie", "Roman", "Bal des pendus".
L'avant-dernier quintil de "La Fileuse et l'enfant" peut être quelque peu rapproché de "Larme" et surtout de la "Conclusion" de "Comédie de la Soif" :
"Les ramiers s'en vont où l'été les emmène ;L'eau court après l'eau qui fuit sans s'égarer.Le chêne grandit sous le bras du grand chêne,L'homme revient seul où son coeur le ramène,Où les vieux tombeaux l'attirent pour pleurer."
Il est question aussi au début du poème d'une poétesse qui écoute, "Toute buissonnière en un saule cachée[.]" Et nous pourrions encore songer à "Age d'or" avec cette audition de la vieille à "la voix affaiblie".
On voit bien qu'avant de composer avec une nouvelle mesure Rimbaud comme Verlaine prennent le temps d'observer ce qui s'est déjà fait et leur inspiration déborde le seul cadre des poèmes en vers de onze syllabes. Nous repérons une source d'inspiration plus diffuse.
Rimbaud n'a pas assisté au discours pieux de la fileuse, il se préfère "pêcheur d'or ou de coquillages", car il faut aussi mesurer les inversions pratiquées par Rimbaud. Il a beau admirer les poèmes de Desbordes-Valmore, il ne pas partager ce discours empli de religiosité.
Mais, il y a une dernière étape.
Rimbaud et Verlaine ont lu le traité de Banville sur la poésie française, et ils y ont trouvé un unique extrait de vers de onze syllabes composés par lui.
Dans l'Introduction du Petit traité de poésie française, Rimbaud et Verlaine ont lu ces vers de Banville dont j'ignore s'ils ont une provenance poétique précise par ailleurs et que je retranscris avec les césures telles qu'elles ont été notées par l'auteur lui-même :
Les sylphes légers - s'en vont dans la nuit bruneCourir sur les flots - des ruisseaux querelleurs,Et, jouant parmi - les blancs rayons de lune,Voltigent riants - sur la cime des fleurs.Les zéphyrs sont pleins - de leur voix étouffée,Et parfois un pâtre - attiré par le cor,Aperçoit au loin - Viviane la féeSur le vert coteau - peignant ses cheveux d'or.
Banville n'a-t-il créé ces vers que pour l'occasion ? S'il savait que c'était la césure traditionnelle de l'hendécasyllabe, pourquoi ne pas avoir cité un poème qu'il avait lu ? Connaissait-il bien les deux poèmes de Marceline Desbordes-Valmore ?
L'influence de cet extrait ne semble pas décisive sur Rimbaud et Verlaine. Notons tout de même qu'après tout "nuit brune" fait écho à "nuit bleue" dans "Larme", tandis que "Voltigent" en attaque de vers se retrouve dans un autre poème de mai 1872 : "Bannières de mai".
Enfin, il est clairement établi que, même si Rimbaud et Verlaine ne connaissaient peut-être pas les strophes saphiques de Ronsard, Baïf et autres poètes de la Renaissance, ils avaient avec Banville et Desbordes-Valmore une tradition clairement attestée de la césure après la cinquième syllabe, et ce modèle a été suivi par Verlaine en mai-juin 1872 même.
Rimbaud a-t-il tenu compte de cette césure en composant "Larme" et "La Rivière de Cassis" ? La question se pose bien évidemment.
Nous allons poursuivre notre enquête. Il sera question d'idées développées par Clair Tisseur, de "Crimen amoris" et d'autres faits intéressants dans la suite de cette grande enquête métrique.
Nous n'avons plus au plan du corpus rimbaldien que quatre poèmes en jeu : "Larme", "La Rivière de Cassis", "Est-elle almée ?..." et "Michel et Christine".
A suivre...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire