Il n'existe pas d'étude de référence au sujet du poème "Les Chercheuses de poux". Dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Steve Murphy nous a livré ce qui a pu en faire office jusqu'à présent avec son chapitre "VI : Envoûtement : Les Chercheuses de poux", p. 149-161. En écartant les blancs de la mise en page, voire la transcription du poème en tête de chapitre, l'étude tient en dix pages seulement. Elle est subdivisée en quatre parties : "1. Hypothèses biographiques", "2. Rêves, délire, hypnose", "3. Jeux intertextuels : du pou vers l'araignée", "4. Le pou et la révolte". Or, je n'ai jamais retenu et signalé à l'attention qu'une seule chose dans cet article, c'est le poème "Le Jugement de Chérubin" de Catulle Mendès exhibé en tant que source. Le restant de l'article ne me convient pas. En 2009, nous avons eu la surprise de découvrir dans le livre Rimbaud dans son temps d'Yves Reboul un chapitre inédit sur "Les Chercheuses de poux" qui tient en quatorze pages : "Les poux et les reines / A propos des Chercheuses de poux", p. 163-176. Reboul considère que Brunel a été le premier à comprendre que l'enfant ne faisait que rêver la scène, mais cette hypothèse était déjà formulée par Murphy à la fin de son étude de 1990. Ensuite, le meilleur aspect de l'étude de Murphy est rejeté sans façon par une simple note 3 de la page 167 :
Il ne me semble pas pour autant nécessaire d'envisager ici, comme le fait Steve Murphy (Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, p. 155) un rapport parodique avec le poème de Mendès, Le Jugement de Chérubin (paru dans son recueil Philoméla).
Il est vrai que Murphy, lui-même, ne faisait rien de précis avec la source qu'il exhibait, il semblait plus en être embarrassé qu'autre chose.
En clair, les rimbaldiens semi-récents : Murphy, Brunel, Murat, Reboul, etc., ont rompu en visière avec l'ancienne lecture biographique du poème "Les Chercheuses de poux", mais ils tentent tous d'établir une lecture du poème indépendamment du renvoi parodique à Mendès.
Passons en revue ce rejet du biographique.
Dans son édition au Livre de poche, Brunel rejette dans la notice toute une série de lectures biographiques : les "chercheuses de poux" ne peuvent pas être comme l'avançait Paterne Berrichon Mme Hugo et Mme de Banville, elle ne peuvent pas non plus être les demoiselles Gindre, les "trois" et non "deux" tantes d'Izambard. L'hypothèse d'une allusion aux sœurs Gindre est également mise en doute dans la notice au Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian, et, dans sa notice pour le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Chevrier qui rend quelque peu compte de la lecture de Murphy, sans jamais citer Mendès, met lui aussi en doute ce renvoi biographique. Il convient de citer l'avertissement ferme de Reboul au début de son chapitre "Les Poux et les reines" :
[...] Les Chercheuses de poux a été livré comme aucun autre [poème] aux pièges de l'anecdote. Tout s'est passé en effet comme si le dernier mot n'en pouvait être trouvé que dans un renvoi au biographique, dans le dévoilement surtout de l'identité des deux grandes sœurs charmantes qui en sont les figures centrales. Sans surprise, on a donc cherché cette identité en se fondant sur des données plus ou moins hasardeuses, jusqu'à tenir pendant longtemps pour à peu près acquis que les sœurs en question n'étaient autres que les tantes de l'ancien professeur de Rimbaud, Georges Izambard, lesquelles avaient hébergé par deux fois le poète adolescent lors de ses fugues de l'automne 1870.
Pourquoi m'attarder sur cette ineptie de lecture biographique du poème ? Cela permet déjà de constater qu'il y a bien un problème béant d'interprétation correcte du poème. Ensuite, je voudrais revenir sur ce qui me satisfait pas dans l'étude de 1990 délivrée par Murphy. Lui aussi rejette les "Hypothèses biographiques" indues dans la première des quatre subdivisions du chapitre consacré au poème. Le dossier livré par Murphy est d'ailleurs plus fourni.
Je ne m'attarderai pas sur l'hypothèse de Berrichon. Rimbaud logeant chez Théodore de Banville, rue de Buci, aurait reçu la visite de Mme de Banville et de Mme Hugo qui l'aurait épouillé. Cela n'offre aucun intérêt. C'est une hypothèse sortie de nulle part. En revanche, il convient de citer l'espèce de source qui a amené tout un temps la critique rimbaldienne à soutenir l'idée d'une allusion aux demoiselles Gindre. Une note manuscrite de Georges Izambard a été publiée et c'est son libellé : "CAROLINE. La chercheuse de poux" qui a précipité l'engouement critique autour du poème de Rimbaud. Ce qui me dérange dans l'article de Murphy, c'est qu'on ne comprend rien à ce qu'il écrit. L'hypothèse d'une identification aux demoiselles Gindre aurait été proposée Pierre Petitfils en 1945, en plein fin de Seconde Guerre Mondiale, mais la note d'Izambard aurait été publiée seulement en 1950 dans une revue rimbaldienne d'époque Le Bateau ivre. Murphy ne cite pas Petitfils en 1945, on ne comprend pas ce que la référence de 1950 apporte de plus, on ne comprend pas ce qu'est cette note. Elle n'est pas contextualisée. Il faut tout de même être conscient qu'Izambard connaissait le poème "Les Chercheuses de poux" tel qu'il avait été publié dans Les Poètes maudits et il peut tout à fait citer rétrospectivement le poème pour désigner sa tante. Tout cela ressemble à de la recherche rimbaldienne hydroponique. Il y a une citation hors-sol d'Izambard, débrouillez-vous avec ! Dans la note 1 de bas de page 163, Reboul est à peine un peu plus clair :
[...] Cette identification fut proposée par P. Petitfils dès 1945 et presque tout le monde la tint pour quasi certaine dès lors qu'il fut révélé (dans la revue Le Bateau ivre, septembre 1950) que, sur la chemise où il avait rangé les lettres des tantes en question (dont l'une s'appelait Caroline), Izambard avait écrit : "Caroline. La chercheuse de poux". Mais Izambard écrit cela bien des années après et ce n'est visiblement de sa part qu'une conjecture tirée du poème.
Il y a à boire et à manger dans cette note. Au moins, l'inscription est rejetée en tant que tardive : "Izambard écrit cela bien des années après", et nous apprenons qu'elle figure sur une chemise. En revanche, je ne comprends pas pourquoi Murphy et Reboul insistent sur une révélation en deux temps, comme si, en 1945, Petitfils s'était prononcé indépendamment de la révélation de cette note en 1950. Cela m'étonnerait, mais Murphy et Reboul auraient dû expliciter. Ensuite, je ne comprends pas non plus pourquoi il est prêté une "conjecture" à Izambard. Il y a une explication autrement naturelle. Izambard a envie de caractériser pour des raisons qui lui sont toutes personnelles sa tante Caroline et il songe à une expression de Rimbaud qui fait sens pour lui, mais qui ne suppose en aucun cas une interprétation du poème.
Personnellement, je n'aurais jamais consacré trois secondes à cette hypothèse de lecture si les rimbaldiens ne cessaient de la rappeler à l'attention comme un fait important de l'histoire de l'étude du poème. Mais ce qui m'oblige à m'y attarder, c'est, je le répète, l'étude de 1990 de Murphy. Celui-ci augmente la perspective d'une approche biographique d'un autre document important. Avant même de citer la dérisoire anecdote du côté d'Izambard, Murphy cite un document autrement percutant, un extrait des Mémoires de Mathilde, l'ancienne épouse de Verlaine :
Rimbaud, à cette époque [octobre-novembre 1871], était horriblement sale. Après son départ de la maison, étant entrée dans la chambre qu'il avait occupée, je fus surprise de voir marcher sur l'oreiller des petites bêtes que je voyais pour la première fois : c'étaient des poux. Lorsque je le dis à mon mari, il se mit à rire, racontant que Rimbaud aimait à avoir ce genre d'insectes dans sa chevelure, afin de les jeter sur les prêtres qu'il rencontrait.
Murphy a fait de cette citation le support d'une lecture idéologique du poème où "l'enfant" des "Chercheuses de poux" est assimilé à notre rebelle Rimbaud face à deux bourgeoises, et, dans le cheminement d'une telle lecture, il est assez frappant de constater que Murphy se laisse contaminer par l'hypothèse d'un renvoi possible aux demoiselles Gindre, puisqu'à plusieurs reprises Murphy évoque l'expérience, pourtant de peu de durée, de l'incarcération à Mazas qui est antérieure à la rencontre avec les tantes d'Izambard à Douai :
Au moment de son séjour à Mazas, où il a été peuplé de poux, le Second Empire est mort et la Troisième République est née. [...] Ici, les poux deviennent comme un symbole non seulement des pensées cauchemardesques qui habitent la tête de l'enfant, et donc un nouveau synonyme des hannetons et araignées de l'argot, mais aussi l'emblème métonymique de la souffrance de Rimbaud à Mazas, d'une pauvreté qui n'est pas sans orgueil, relevant d'un encrapulement et d'un déclassement prouvant sa participation oblique dans les rouges tourmentes des conflits civils de l'époque. Ainsi voit-on une justification inattendue de l'hypothèse traditionnelle, mais on constate que ce point de départ biographique, peut-être en effet émouvant, subit un travestissement satirique et une interrogation inquiète. A Mazas, malgré son désarroi, Rimbaud avait été, un peu comme Julien Sorel et Fabrice dans leurs prisons respectives, assez libre. Dépouillé de ses poux, il est maintenant propre à se faire renvoyer à Charleville, chez sa mère, où l'attendent sans doute un pot de pommade et une fessée.
L'interprétation est en roue libre et l'article se termine par des phrases tout aussi prises dans le carcan d'une interprétation systématique non appuyée sur la lettre du poème :
[...] Accepter le rêve compensatoire contre l'authenticité des tourmentes aurait été une véritable preuve de régression politique. Ainsi, Rimbaud pleure la mort des petits poux comme un signe de virginité existentielle perdue, comme un symptôme des dangereuses séductions de la bourgeoisie, qui espère toujours récupérer et neutraliser le bohémien.
Puisque Verlaine a soutenu que Rimbaud aimait jeter les poux sur les prêtres, c'est que le poème est un rejet de l'épouillage par les bourgeois, et ce n'est qu'à la lumière de cette thèse que la source parodique de Mendès est mobilisée. Les sœurs charmantes sont des bourgeoises qui ont le tort d'être séduisantes et propres. Malheureusement, ce raisonnement me paraît quelque peu farfelu et surtout il n'exploite pas la construction du poème lui-même.
Quant à la deuxième partie de l'étude de Murphy "2. Rêves, délire, hypnose", elle n'est pas sans intérêt en soi et elle précise ce qu'est l'harmonica pour le poète. Cependant, nous avons un long développement sur le mesmérisme qui se fonde sur deux indices ténus : l'usage thérapeutique supposé de l'harmonica et l'électricité échangée entre les doigts et la chevelure. J'ai plutôt l'impression que le développement nous sort du poème.
Dans son ouvrage L'Art de Rimbaud, Michel Murat mentionne parfois notre poème et fait état d'une lecture quelque peu différente :
[...] Les trois poèmes ["Les Sœurs de charité", "Les Premières communions", "Les Chercheuses de poux"] sont une approche du monde féminin, de son intimité, de sa destinée ; ils sont empreints d'une compréhension douloureuse qui contraste avec la violence misogyne de Mes petites amoureuses. Par une sorte de tension stoïcienne, Les Sœurs de charité évoque le ton de Vigny ; Les Chercheuses de poux est plutôt, à nouveau, un poème valmorien. [...] (p.116)
Alors que Murphy et Reboul développent l'idée que les "poux" sont un emblème provocateur du chemineau, du poète qui revendique fièrement sa bohème, Murat souligne plutôt l'acceptation érotique de ces deux femmes dans le poème.
Que penser d'une telle divergence ?
Avant de la penser, il convient de constater un point commun à toutes ces lectures : elles tendent à assimiler "l'enfant" du poème à une projection de Rimbaud lui-même, lequel était encore un adolescent lorsqu'il a composé ce poème à Paris, soit plus probablement à la toute fin de l'année 1871, sinon dans les premiers mois de l'année 1872.
La lecture de Murat sous-entend que le rapport de "l'enfant" à la féminité des "épouilleuses" dit quelque chose de la pensée du poète lui-même, tandis que Murphy et Reboul envisagent que l'enfant se rebelle contre l'épouillage, ce qui n'est dit nulle part dans le poème pourtant.
Et ce poème ne pourrait-il pas être avant tout parodique ?
Murphy a identifié une source avec le poème "Le Jugement de Chérubin", mais comme cela arrive souvent avec lui l'analyse n'a pas été poussée jusqu'au bout. Plein de choses n'ont pas été explorées à ce sujet.
Murphy ne cite que trois quatrains.
Il cite d'abord les deux quatrains suivants le noyau dur du rapprochement :
Elles firent asseoir sur un divan de moireCet enfant décoré du nom de Chérubin,Eprises de mêler leur chevelure noireA ses lourds cheveux d'or parfumés comme un bain.Leurs yeux enveloppaient d'une caresse humideSon front rougissant comme un front de jeune Miss :Alphéos n'était pas plus beau sous la chlamyde,Pâtre ingénu suivant la chasse d'Artémis !
Plus loin, Murphy nous gratifie d'une citation d'un autre quatrain, mais moins en tant qu'objet d'une réécriture, malgré le mot "reprise" à la rime, qu'en tant que témoin de la condition sociale bourgeoise des deux sœurs :
Les deux femmes étaient de celles-là qu'on prisePour le rayonnement liliaque des chairs,Et tel dont l'habit porte au coude une repriseN'a jamais becqueté leurs sourires trop chers.
Il est vrai que le mot "Reprises" chez Rimbaud est au pluriel, n'est pas à la rime et n'a le même sens, mais faites-moi confiance pour vous montrer dans la suite de cette étude à quel point "Les Chercheuses de poux" réécrit des passages des poésies en vers de Mendès et je vais mobiliser aussi une source en prose jamais ciblée par la critique jusqu'à présent. Je parle d'un récit en prose de Catulle Mendès lui-même.
Il faut d'ailleurs apprécier un autre fait original en ce qui concerne ce poème. Aucun manuscrit ne nous en est parvenu. Verlaine en possédait un à partir duquel il a publié la pièce dans Les Poètes maudits et c'est cette version imprimée qui est la base de toutes les éditions du poème. C'est notre seule référence. Le poème aurait dû figurer dans la suite paginée remise à Forain, puis Millanvoye, mais il en a été subtilisé dans la période 1878-1885. Des personnages malveillants, peut-être Rollinat, en tout cas Champsaur et Mirbeau ont eu accès aux manuscrits détenus par Millanvoye. Champsaur a visiblement subtilisé le manuscrit des "Chercheuses de poux" avec les vingt premiers vers de "L'Homme juste" au verso pour en extraire deux quatrains qu'il a cité dans son roman à clefs Dinah Samuel. De son côté, Octave Mirbeau, dans un but tout aussi malveillant, est lié à la disparition du manuscrit des "Veilleurs" dont il n'a cité qu'un seul vers dans un texte en prose qui doit sans doute camoufler pas mal d'allusions vachardes au poème lui-même et à ce qu'il savait de la relation de Verlaine à Rimbaud. Mirbeau a également cité un vers inédit à l'époque des "Sœurs de charité" sans subtiliser le manuscrit cette fois.
Félicien Champsaur a publié deux états distincts de son texte. Félicien Champsaur, auteur extrêmement hostile aux communards ou même ne fût-ce qu'à Rochefort, était très proche des Hydropathes, tous auteurs qu'on voit en continuateurs de l'esprit du Zutisme, sauf qu'ils n'avaient aucun goût pour les poèmes de Verlaine et Rimbaud. Il faut même concevoir un début de haine. Rollinat, qui a participé au volume des Dixains réalistes, est de toute évidence un lecteur précoce de l'Album zutique. il citait le texte inédit du "Sonnet du Trou du cul" dans son courrier à son ami ariégeois Lafagette. En 1878, un long poème faussement attribué à Baudelaire, tout en vers d'une syllabe, a été cité dans Le Figaro, et il témoigne d'une allusion directe au poème rimbaldien "Cocher ivre" de l'Album zutique. De 1880 à 1885, nous avons une convergence d'événements : amnistie des communards, ce qui irrite des gens comme Champsaur, recherche des manuscrits de Rimbaud par Verlaine qui, dans la foulée, publie Les Poètes maudits, développement d'une tendance à des lectures publiques de poésies dans la ville de Paris, puis développement des cercles potaches avec les Hydropathes, le Chat noir, les nouveaux zutistes, etc., mais des nouveaux cercles très mondains et très peu portés sur la qualité poétique, Verlaine n'y sera convié qu'à la marge. Cros a l'air de faire lien, mais les mouvements des années 1880, qui impliquent d'ailleurs aussi Charles de Sivry, peu suspect de sympathie pour Rimbaud, ont une différence profonde de nature avec le Cercle du Zutisme d'octobre-novembre 1871. Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Cavallaro, Frémy et Vaillant, une confusion importante est déjà faite entre le Parnassiculet contemporain et l'Album zutique, au point qu'il est soutenu que les sonnets en vers d'une syllabe des derniers sont une reprise hommage du sonnet "Le Martyre de saint Labre" de Daudet. Non, ce n'est pas de la critique rimbaldienne sérieuse de dire cela. Daudet et les auteurs du Parnassiculet contemporain détestent Verlaine et se moquent des parnassiens, et Verlaine avec les zutistes s'avisent de leur rendre la monnaie de retour. Il ne faut pas mettre tous les mouvements débauchés à la même enseigne. Les Hydropathes, c'est le public de Champsaur, voire de Mendès, c'est pas le public de Rimbaud et Verlaine. On peut évaluer de manière plus nuancée le nouveau cercle zutique de Charles Cros ou le succès du Chat noir, mais l'âme de ses mouvements ne tient pas dans une admiration possible pour les poèmes de Rimbaud et de Verlaine. Et il est au contraire fort à craindre que ces mouvements ne soient pas étrangers à la perte des "Veilleurs", du début de "L'Homme juste" et d'un manuscrit des "Chercheuses de poux".
En tout cas, en 1980, Champsaur a eu accès au poème "Les Chercheuses de poux" et imagine dans une chronique "Le Rat mort" publiée dans L'Etoile française, le 21 décembre 1880, une lecture publique d'un poème de Rimbaud en présence d'un public identifiable où nous reconnaissons Catulle Mendès, un mélange d'écrivains et de peintres de l'époque. La mode de telles lectures publiques battait son plein au moment même de la publication de la chronique de Champsaur. Deux ans plus tard, Champsaur a intégré en le remaniant quelque peu le texte de cette chronique dans son roman à clefs Dinah Samuel. Dans son livre de 2009 Rimbaud dans son temps, Reboul cite la chronique publiée en 1880, tandis que dans son livre de 1990, Murphy cite l'extrait du roman Dinah Samuel. Dans les deux versions, celui qui lit le poème de Rimbaud est nommé "Paul Albreux". Murphy l'identifie à Cézanne, et Reboul à Renoir. Personnellement, j'y lis une allusion limpide à Paul Verlaine. La mention "peintre impressionniste" sert à donner le change. Champsaur connaissait-il le mot de Gautier à l'égard de son gendre : "Crapule m'embête" ? En tout cas, il corrompt superficiellement son nom en "Catulle Tendrès", ce qui en fait le personnage le plus nettement identifiable du récit. Ceci se prolonge d'une saillie qui devait tenir à la peau de Mendès : "parnassien, toujours jeune, depuis très longtemps," puisqu'en 1904 un article de journal écrit encore :
Il y a soixante ans, disent ses biographies, et en le voyant toujours si jeune, si actif, si plein d'ardeur et d'enthousiasme, on comprend une fois de plus l'innocente vanité des dates.
Champsaur insiste aussi sur la chevelure blonde de Mendès dont celui-ci devait être très fier : "cheveux toujours blonds" et "barbe d'or". Les photographies de Catulle Mendès ne sont pas très avantageuses physiquement, mais il devait mettre en avant leur éclat lumineux, coloré.
Catulle Mendès a eu un certain rôle littéraire, mais c'est aussi un manipulateur et un coureur de femmes. Avant d'épouser la fille de Théophile Gautier, il avait déjà quelques enfants naturels, et son mariage avec Judith Walter a été rapidement suivi de nouvelles tromperies, notamment avec Augusta Holmès. Or, Champsaur lui fait la lecture d'un poème qui ne peut être qu'à son goût : un enfant précoce se trouve dans une situation équivoque avec des attouchements féminins.
La situation est scabreuse, mais une comparaison érotique est faite avec les "rimes raciniennes". Cette comparaison est mise dans la bouche de "Paul Albreux", qui, pour moi, est Verlaine, et il se trouve que Verlaine a lui-même fait cette comparaison avec des "rimes raciniennes" dans son étude des Poètes maudits, sauf que celle-ci est postérieur à la chronique de Champsaur. Verlaine fait-il entendre à demi-mots qu'il a repéré l'article malveillant de Champsaur ? Ou bien Champsaur citait-il une remarque que Verlaine avait déjà faite et qui aurait frappé les esprits ? Spontanément, les "Chercheuses de poux" étant une parodie de Catulle Mendès, je songe à Bérénice de Racine. Il y a peut-être un élément à découvrir dans la relecture de cette tragédie élégiaque.
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Interlude : un mot rapide sur les variantes de l'extrait cité par Champsaur. Les différences de ponctuation sont dérisoires et elles peuvent autant venir du manuscrit que des initiatives de Champsaur lui-même. Dans de telles conditions, les variantes ne sont pas si importantes qu'il y paraît. Sur huit vers, seuls les deux premiers sont concernés, et plus précisément seuls deux mots sont concernés : "craintives" des Poètes maudits et "fleurent" cèdent la place à "plaintives" et "pleurent".
Il n'est pas impossible que Champsaur ou le prote de la revue Lutèce aient mal déchiffré le manuscrit. Cependant, aucun des deux manuscrits ne nous est parvenu. Dans le cas de la transcription faite par Champsaur, un couple apparaît avec les attaques consonantiques de mot "pl-" pour "plaintives" et "pleurent". Rimbaud a-t-il recherché un tel effet ? Il s'agit d'un procédé typiquement baudelairien, mais on sait que Rimbaud qualifiait la forme tant vantée chez Baudelaire de mesquine. Rimbaud a une écriture beaucoup plus déliée, plus proche d'Hugo et Banville. Baudelaire a une écriture alanguie plus de l'ordre du ruminement qui ne doit pas dérailler, avec une emphase qui est plus engagée dans des moyens un peu primaires, un peu sommaires : les énumérations "La sottise, l'erreur, le péché, la lésine," ou "Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, / Les monstres glapissant, hurlant, grognant, rampant," les ralentis de la construction grammaticale et justement une caractéristique prosodique de l'écriture baudelairienne c'est l'envoûtement par les échos dans les attaques de mots, mais au détriment de la magie verbale d'un Hugo ou d'un Banville, même si inévitablement le procédé baudelairien a son efficacité propre. Cependant, c'est une vraie différence de nature dans l'approche poétique, car Baudelaire conditionne l'élan de sa parole en étant aussi sensible aux reprises de phonèmes : "miasmes morbides", "crimes maternels", "pieds dans ses pas", etc., etc. Il faudrait passer du temps à étudier les poèmes de Rimbaud sous cet angle prosodique, car Rimbaud est un poète de la réécriture, et même s'il est plus proche de Banville et d'Hugo il a une tendance baudelairienne qui existe au plan de la distribution des phonèmes.
Les leçons de la version citée par Champsaur ont l'inconvénient de ne correspondre qu'à un extrait du poème, car autrement il s'imposerait immédiatement à l'esprit des lecteurs la fusion d'état d'âme entre les sœurs ("plaintives", "pleurent") et l'enfant ("désir de pleurer"). Les variantes ont des chances d'être authentiques, mais cette authenticité ne plaide pas franchement pour une lecture où l'enfant se rebellerait contre l'assistance maternelle des deux bourgeoises.
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Visiblement, Catulle Mendès n'ignorait pas que le poème "Les Chercheuses de poux" était une charge contre lui et cela ne semblait pas l'affecter, ou mieux il répondait par le mépris, la condescendance, accordant par exception à ce poème de Rimbaud d'être une réussite dans sa Légende du Parnasse contemporain. Remarquons que c'est très certainement la chronique de Champsaur qui a permis à Murphy d'identifier la source de réécritures dans "Le Jugement de Chérubin".
Toutefois, le relevé a été insuffisant. Murphy cite les trois premiers quatrains du poème "Le Jugement de Chérubin". Il faut étoffer la citation et même mentionner d'autres poèmes. Rimbaud a repris la rime "tourmente(s)"::"charmante(s)" à Mendès également, il il a repris la rime "croisée"::"rosée" et la mention adjectivale "rosés" à un autre poème de Philoméla. La distribution en deux quatrains : "Il écoute...", "Il entend..." reprend en raccourci la partie dialoguée ou dramatique du poème "Le Jugement de Chérubin". D'autres éléments encore sont repris. Le motif de la chevelure cible quelque peu la personne même de Catulle Mendès, tandis que l'homosexualité latente entre les deux "sœurs" cible d'évidence l'hostilité de Mendès qui se moquait de Rimbaud au bras de Verlaine à l'Odéon en se mettant au bras de Mérat, selon la chronique d'Edmond Lepelletier à la première de L'Abandonnée de Coppée en novembre 1871. Quelque part, Catulle Mendès a un patronage latin qui devait parler à Rimbaud et Verlaine. Catulle se disait amoureux d'une femme nommée "Lesbie" par référence à Sapho et il était amoureux à la fois d'hommes et de femmes. Enfin, en 1868, Mendès a publié un recueil de Contes érotiques dont le premier intitulé "Elias" développe en long et en large l'idée de l'enfant malade dont il faut s'occuper avec la femme qui vient à son chevet, le motif de la croisée à partir de laquelle l'enfant voit apparaître une femme et a la révélation de l'amour. Dans cette nouvelle, il est question de séduire par l'appel à la pitié et le motif érotique de la chevelure est bien mis en avant. On y trouve suffisamment d'ingrédients pour éclairer le sens parodique des "Chercheuses de poux" sous un nouveau jour.
A suivre...
Quelques coquilles. J'ai la flemme de les corriger pour l'instant.
RépondreSupprimerVous avez les infos importantes, les reprises de rimes et bien sûr la nouvelle "Elias" qui peut être lue sur la toile, le recueil se trouve sur le site Gallica.
Parmi les petites idées de recherche, il y a dans le sonnet "Propos du Cercle", il y a un parallèle de blagues entre Mérat début du premier quatrain et Valade début du second quatrain. Le parallèle, c'est que Mérat et Valade sont deux amis proches à la base. Mais, il y a un poème intitulé "Cinq sous" dans le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, même si ça n'a pas l'air d'avoir grand-chose à voir, c'est sans doute pas anodin, et je pense qu'il y a aussi une blague sur une histoire de femme qui accouche. Faut que je fasse des vérifications.
Ah oui ! j'oubliais. Dans le Dictionnaire Rimbaud, au lieu de mettre en avant l'identification de l'Henriette qui vient de lui, Cornulier en remet une couche avec l'idée d'un poème "Juillet" qui pourrait avoir été composé plus tard qu'en été 1872 et qui parlerait de Mons plutôt que de parler de ce qu'il prétend avoir sous les yeux, le boulevard du Régent. Mais dans la notice au mot "Rime", Chevrier parle lui d'une préposition "à" à la rime dans "Juillet".
RépondreSupprimerEn fait, c'est la forme "jusqu'à" entière qui est à la rime au premier vers. Et pourquoi en parler à la suite d'un article sur une parodie de Mendès ? Tout simplement parce que cette forme "jusqu'à" est devant la césure dans un poème des Châtiments (Un bon bourgeois dans sa maison "...jusqu'à des juges suppléants", puis devant la césure dans un poème de Philoméla. Verlaine dans le Sonnet du Trou du Cul fait chevaucher la césure par la forme "jusqu'à" et il remet ça dans un poème d'août 1872 "Birds in the night", poème qui a le double intérêt de coïncider avec la datation du poème "Juillet" qui est de juillet, sinon août 1872, et de le rejoindre aussi au plan du sujet, puisque les deux poèmes évoquent la fugue belge et supposent tous deux le triangle amoureux avec l'éloignement de Mathilde.
Ah ! un certain C... m'est annoncé au micro, non pas Cornulier lui-même, il voudrait me soutenir que tout cela est à laisser au hasard, que le "jusqu'à" de Rimbaud n'a rien à voir, car le rapprochement n'a aucun sens quand on y pense.
- OK, d'accord ! Vous avez toujours autant d'intuition, à ce que je vois.