lundi 15 février 2021

Les réécritures au sein du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." (2/2)

Selon le témoignage d'Armand Silvestre lui-même (articles retrouvés par Jean-Didier Wagneur et cités dans la Revue Verlaine), lui et Rimbaud se seraient rencontrés lors du dîner des Vilains Bonshommes du samedi 30 septembre 1871, et lors de cet échange Silvestre aurait reçu en don une version manuscrite des « Effarés » qu’il nous aurait donc transcrite, vingt ans après, dans sa série d’articles de témoignages. Toutefois, le manuscrit demeure inconnu en tant que tel et la transcription offerte a l'inconvénient de paraître un peu suspecte à cause de sa forte ressemblance avec la version publiée par Verlaine dans Les Poètes maudits, alors que toutes les autres versions connues sont divergentes. Dans ses lettres de l'été 1871 à Blémont et Valade, Verlaine avait salué avec ironie la bonne affaire d'Armand Silvestre auprès de l’éditeur des parnassiens Lemerre. En effet, dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante, Armand Silvestre fit une visite des lieux marqués par les destructions de la guerre civile et accessoirement par la guerre franco-prussienne précédente et coécrivit l'ouvrage Guide à travers les ruines. Paris et ses environs, rapidement mis en vente et aujourd’hui disponible sur le site Gallica de la BNF. Armand Silvestre a rédigé cet ouvrage sous un pseudonyme germanisant Ludovic Hans avec une autre plume "J.-J. Blanc". Pourtant, le style est loin d'être littéraire. Tout à fait d'une autre teneur quand il se veut conteur ou poète, ici Silvestre porte l'autre casquette de celui qui est sorti de l'école polytechnique officier du génie, tant il y adopte l'écriture malhabile et guindée de l'administrateur qui cherche l'inspiration qu'il n'a pas et s'en tient à une objectivité technique assez fade et pédante. On pourrait comparer ça au style informaticien de Houellebecq. Silvestre y dénonce les communards qu'il assimile à des idiots et à des fous, en plus de fustiger leurs incendies. Cet ouvrage ne fut pas le seul de l'époque et il préfigure le volume Tableaux du siège de Théophile Gautier paru à la fin de l'année et épinglé par Rimbaud dans son poème "Les Mains de Jeanne-Marie" avec l'image des "Madones" qui fait référence à la madone de Strasbourg au premier chapitre de l'ouvrage de Gautier.

Le livre Guide à travers les ruines est divisée en journées. Son avant-propos où il est écrit : "l'œuvre de destruction de la Commune était encore intacte" est daté du 15 juin 1871. Nous n'étions pas à trois semaines de distance de la fin des événements, et fort maladroitement après un affrontement entre le peuple et une armée dite "versaillaise", la première journée proposait un départ du côté de la "Rue Royale" :

 

   Nous partirons, si vous le voulez bien, de la Madeleine dont la colonnade est mouchetée de balles, et, lui tournant le dos, nous entrerons dans la rue Royale, qui présente de bien autres dégâts. [...]

 

J'ignore si Rimbaud a eu l'idée de lire très avant cette relation sur les dégâts reprochés à l'insurrection communaliste, mais ce début justifie à l'évidence l'ironie sur le compte d'un poète considéré comme étant du parti des "lys". Quatre pages numérotées à part en fin d’ouvrage sont consacrées aux publicités pour les autres livres édités par Lemerre. La page « 4 » fait mention de Verlaine et de ses Poèmes saturniens, puis dans la section des « Prix divers », des Fêtes galantes et de La Bonne chanson. A la fin d’une telle prose, il est édifiant ou piquant de relever certains titres : L’Année républicaine de Louisa Siefert, Ciel, Rue & Foyer de Ricard. Deux recueils de Jean Aicard sont mentionnés au haut de la page 3 Les Jeunes Croyances et surtout le suivant Les Rébellions et les Apaisements dont le titre piquera la curiosité de Rimbaud au point de demander le don d’un exemplaire à l’auteur dans une lettre datée de juin 1871 même. Leconte de Lisle et François Coppée ont droit à une page chacun de promotion, respectivement les pages 1 et 2, ce qui n’empêche pas de nouvelles mentions des recueils originaux de Coppée parmi les listes des pages 3 et 4. Ces placards publicitaires font un drôle d’effet à la suite de ce livre dérangeant sur la poésie des ruines où, pourtant, s’exprime la vindicte politique contre un mouvement auquel Rimbaud avait adhéré tout comme Verlaine et adhéré quelque peu en poète (« Chant de guerre Parisien »).

Aussi rapidement, Silvestre a publié une autre relation d’actualité sous le pseudonyme de Ludovic Hans, mais cette fois sans participation d’un co-auteur. Il s’agit de son témoignage vécu sur la guerre civile. L’ouvrage est quelque peu comparable au titre plus connu de Catulle Mendès Les 73 Journées de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871). Le titre de Mendès est légèrement trompeur, l’insurrection a eu lieu le 18 mars, mais la Commune ne fut officiellement proclamée que le 28 mars. Mais il est assez justifié de faire commencer l’événement à l’empêchement de la reprise des canons de Montmartre. L’ouvrage de Silvestre offre un titre étrange, tout en juxtapositions : Second Siège de Paris. Le Comité central et la Commune. Journal anecdotique par Ludovic Hans, Rédacteur de l’Opinion nationale, et le sous-titre Le Comité central et la Commune sera repris par Camille Pelletan, membre du Cercle du Zutisme en octobre-novembre 1871, quand il rassemblera ses articles publiés dans Le Rappel pour en faire un livre en 1878 environ. Il n’est pas anodin de relever la mention « Siège » dans le titre de l’ouvrage, étant donné les deux quatrains « Vers pour les lieux », l’un tourné contre Mérat, et le dizain à la manière de Coppée « Etat de siège ? » qui figure dans l’Album zutique.

Verlaine avait-il tenu Rimbaud au courant des publications de Silvestre sous le pseudonyme de Ludovic Hans par courrier ? L’hypothèse peut être émise dans la mesure où le quatrain « Lys » qui parodie nommément Silvestre reprend des éléments d’un poème « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs » envoyé à Banville en août 1871, mais cela semble peu probable et même invérifiable à jamais. Il convient de songer à une liaison logique d’un poème à l’autre du fait de l’actualité. Silvestre témoigne pour sa part d’une rencontre qui se serait déroulée dans les termes les plus amitieux. Verlaine a dû prévenir Rimbaud contre Silvestre suite à ce dîner du 30 septembre et c’est ce qui peut expliquer la transcription à la mi-octobre du quatrain « Lys » à la suite de la parodie du recueil L’Idole d’Albert Mérat au verso du feuillet 2 de l’Album zutique.

Or, le quatrain « Lys » ne semble pas être le seul poème rimbaldien portant une influence de Silvestre. Cette influence semble minimale dans le poème en trois quatrains « Vu à Rome » faussement attribué à Léon Dierx, malgré les affirmations de Bernard Teyssèdre en ce sens dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique. Toutefois, la succession du « Sonnet du Trou du Cul » et de « Lys » forme une colonne enchaînant un sonnet et un quatrain, avec liaison par l’odeur des lys prêtée à la partie anale du corps dans un sonnet du recueil Amours et Priapées d’Henri Cantel, ce recueil de Cantel étant l’objet de nombreuses réécritures à côté de celles de L’Idole de Mérat dans le « Sonnet du Trou du Cul ».

Pelletan et Valade ont imité le principe d’enchaînement d’un sonnet et d’un quatrain sur le même feuillet, tandis que sur le recto du feuillet 3 suivant, Rimbaud a transcrit un enchaînement d’un poème en trois quatrains « Vu à Rome » et d’un poème-neuvain en trois faux tercets « Fête galante » où il est difficile de ne pas admettre une allusion amusée aux deux quatrains et deux tercets d’un sonnet. Or, le poème-quatrain « Lys » contenait une rime en « -ines » (« famines » :: « étamines ») reprise avec passage du singulier au pluriel au troisième des « Sonnets payens » du recueil Rimes neuves et vieilles d’Armand Silvestre (« poitrine » :: « aubépine » :: « étamine » :: « colline »). La rime en « -ine » a pour correspondante masculine la rime en « -in », tandis que sa transposition en italien donne « -ina », ce qui demeurerait malgré tout une rime masculine en français. Enfin, les équivoques du quatrain « Lys » de Rimbaud invitaient à lire de manière obscène le sonnet de Silvestre et notamment cette « aubépine » à la rime explicitement considérée comme projetant de la neige. Or, dans « Fête galante », deux rimes en « -in » encadrent une rime en « -ina » : « Colombina / Que l’on pina », où la part de l’obscène est explicite, et si Rimbaud a encadré ainsi sa rime en « -ina » c’est pour permettre l’identification de Colombina à un personnage travesti, ce qui vaut rapprochement évident avec le « Sonnet du Trou du Cul » où la rime en « -ine » également présente renvoie à une « Aline » lesbienne du recueil Amours et Priapées, tandis que tout le monde a compris que la parodie de Mérat va jusqu’à s’éloigner du blason du corps féminin en désignant par équivoque un anus masculin. Accessoirement, nous pouvons relever encore que le quatrain « Lys » face aux tercets de « Fête galante » peut à nouveau faire songer à une allusion à la forme du sonnet, mais surtout le quatrain est plus volontiers une forme relevant de l’épigramme, comme l’a envisagé Reboul dans son étude du quatrain « L’Etoile a pleuré rose… » Plusieurs poèmes-quatrains sont nommés « Epigramme(s) » dans les tomes du Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle. Cette idée d’épigramme invite à accorder de l’importance à la chute du poème, au dernier vers. Dans son Petit traité de poésie française, Banville insiste également sur la pointe du sonnet au dernier vers. L’appariement du sonnet et du quatrain sur deux colonnes rassemblées sur un même feuillet de l’Album zutique a donc plus de raison d’être qu’on ne l’imagine, et surtout la colonne du sonnet et du quatrain réapparaît dans le cas d’une transcription par Verlaine du sonnet « Voyelles » et du quatrain « L’Etoile a pleuré rose… » au sein d’une suite paginée de poèmes de Rimbaud, afin de constituer un portefeuille de poèmes qui ne devaient pas se perdre (on pense aux mots de Verlaine sur la mise en sécurité de manuscrits de Rimbaud par Forain, dans une lettre qui précédait de peu le retour à Paris en mai du jeune carolopolitain). Cette idée que l’enchaînement du sonnet et du quatrain avait une importance a été minimisée par Reboul, puis par d’autres. Certes, l’enchaînement des deux poèmes n’était pas indispensable, mais il n’en reste pas moins que Verlaine a adopté un enchaînement qui faisait sens pour les membres du Cercle du Zutisme et que les deux poèmes jouent sur la couleur. Il est certain que ces études sur les couleurs ne sont pas ce qu’une certaine tradition critique rimbaldienne a voulu croire, et Reboul a eu raison de dénoncer cette illusion. Le sonnet « Voyelles » associe les couleurs à cinq voyelles pour permettre toute description du monde, tandis que le quatrain s’appuyant sur un ensemble de couleurs différentes s’en sert de manière quelque peu picturale dans un esprit plus proche du blason du corps féminin aux visions fantaisistes de poète. Toutefois, les deux poèmes ont des convergences d’une autre nature, et ils ont en commun un même jeu symbolique sur l’opposition du blanc et du noir, l’ordre de défilement du blanc et du noir s’inversant d’un poème à l’autre. La symbolique de lumière est sans doute très proche dans les deux poèmes, et cela permet d’envisager des liens avec d’autres poèmes colorés « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », « Les Mains de Jeanne-Marie » et « Le Bateau ivre ». Dans « L’Etoile a pleuré rose », le « blanc » de l’infini valorise la Femme et fait contraste avec le noir du sang versé par l’humain. L’Homme fait un don sacrificiel à Vénus qui fait ressortir son « flanc souverain », tandis que dans les trois premiers vers le rose, le blanc et le roux sont à la fois des caresses de l’univers et des parures de la Vénus.

L’idée de considérer que le couple du « Sonnet du Trou du Cul » et de « Lys » pouvait être rapproché du couple de « Voyelles » et de « L’Etoile a pleuré rose… » a permis d’envisager que le quatrain sans titre était lui aussi une réécriture partiellement parodique des poésies d’Armand Silvestre. Nous avons constaté que la promiscuité verbale « pleuré » et « perlé » était significative déjà dans les deux premiers recueils publiés de Silvestre. Nous avons constaté que l’idée de l’astre au ciel qui verse un pleur est une constante d’écriture métaphorique des recueils du même Silvestre. L’adjectif « rose » rappelle le nom de la prêtresse de Vénus du sonnet païen source des réécritures parodiques du quatrain « Lys » de Rimbaud, la rose étant avec le lys une autre de ces fleurs banales en poésie que Silvestre célèbre avec sensualité. Nous avons vu que Rimbaud ne perdait pas non plus de vue les blasons du corps féminin de Mérat et Cantel en citant « nuque », « oreille », « mammes » pour sein dans une série d’images maritimes qui prolongent l’imaginaire vénusien du recueil mératien. Les « reins » sont un terme plus osé qui prend du relief dans les sonnets de Cantel et nous avons vu que Rimbaud s’était inspiré du recueil Amours et Priapées dès la composition de « Vénus Anadyomène » et même dès la composition de « Credo in unam » en mai 1870 !

Si l’idée d’un poème sur le motif de la naissance de Vénus au sein des flots s’impose, il n’est pas inutile de faire remarquer que si la mer façonne le corps de la Vénus en lui accordant deux perles rousses formées par son écume au soleil à la pointe des deux seins le premier vers suppose une action descendue du ciel avec l’étoile. Le poème décrit à l’évidence le moment de l’aube, celui qui est « éternité » de « la mer allée / Avec le soleil. » L’étoile offre des tons rosés du lever du jour et participe à l’alchimie de la couleur rousse inusuelle de la mer qui vient offrir un don coloré étonnant au corps de la Femme. Qu’en est-il de l’infini ? Le mot « l’infini » a un parfum d’éternité pour continuer de citer le poème daté sur un manuscrit de mai 1872. Mais, l’infini c’est aussi l’insondable, ce qui peut concerner le ciel où dans « Voyelles » le poète cherche à saisir le « rayon violet de Ses Yeux », et aussi la mer, « l’insondable azur » au début de la source identifiée par Pierre Brunel qu’est « Naissance de Vénus » de Sully Prudhomme, mais Silvestre couple régulièrement l’idée de l’infini à l’idée de la mer dans ses poèmes comme viennent de l’attester nos relevés dans le recueil Les Renaissances. Il est clair désormais que les trois premiers vers de « L’Etoile a pleuré rose… » imitent le panthéisme de l’auteur des « Sonnets païens » qui étonnaient tant George Sand selon ses dires elles-mêmes dans la préface qu’elle a accordée au recueil Rimes neuves et vieilles. Et si George Sand avait qualifié Silvestre de « spiritualiste malgré lui » en déformant un titre de Molière, cela avait valu dans un esprit zutique une parodie où s’invitaient l’art des clystères si comiquement décriée dans les comédies du dix-septième siècle telles que Le Malade imaginaire et cela valait désormais une remise en cause du romantisme du procédé dans « L’Etoile a pleuré rose… » Rimbaud ne s’attaque pas directement à la pose mystique du poète, il goûte après tout lui aussi le charme de cette magie dont Sand dans sa préface justifie le recours illusionniste indispensable à la langue des vers. Toutefois, le dernier vers, tour galant quoiqu’original d’un madrigal adressé à une Vénus des barricades et, en même temps pointe satirique de l’épigramme à l’encontre de Silvestre, nous éloigne de la parodie pour passer au plan critique. Un amoureux du monde l’est aussi de l’avenir du peuple. Cet amour défini dans « Les Mains de Jeanne-Marie » avec le « sang noir » mais pas seulement, et quelque peu dans « Voyelles » avec le motif du « sang craché » assimile le don du sang à une semence jetée dans l’univers. Rimbaud refuse que les martyrs de la Commune soient pour rien et dénonce l’insensiblité de Silvestre, Gautier et autres parnassiens en parlant d’un culte à la Vénus qui parfois est la ville de Paris personnifiée dont le poète peut dire : « Splendide est ta beauté ! » Toutefois, la réussite épigrammatique suppose toujours quelque réécriture. Le motif du « flanc souverain » est présent dans les poésies de Silvestre. Nous l’avons constaté avec nos relevés pour le recueil Les Renaissances, nous pouvons le constater avec le premier sonnet païen et donc premier poème du recueil Rimes neuves et vieilles de 1866. Nous parlons bien de l’édition originale, dans la mesure où l’édition d’un volume réunissant Rimes neuves et vieilles, Les Renaissances et La Gloire du souvenir en 1872 n’est pas allée sans altération du contenu des recueils. Toutefois, les « Nouveaux sonnet païens » ajoutés en 1872 au recueil Rimes neuves et vieilles eurent une première publication avec parfois des variantes dans le second Parnasse contemporain (1869-1871). Il nous faut impérativement citer le premier des « Nouveaux sonnets païens » de la série publié dans le second Parnasse contemporain, puis sa version remaniée qui figurera en tête de la nouvelle mouture du recueil en 1872, sachant que Rimbaud a composé son poème en ne connaissant que la première version publiée dans le Parnasse contemporain. Toutefois, citer deux fois ce poème et signaler que Silvestre le voudra en tête de ses poésies suffit à lui donner une importance qui rend plus certaine la relation parodique qu’entretient avec lui le quatrain « L’Etoile a pleuré rose… » Nous citerons dans la foulée le sonnet initial du recueil de 1866, il deviendra le second poème du recueil dans son remaniement en 1872, remaniement j’insiste postérieur à la composition du quatrain rimbaldien :

 

Refleuris sous mon front, ô fleur de volupté,

Fleur du rêve païen, fleur vivante & charnelle,

Corps féminin qu’aux jours de l’Olympe enchanté

Un cygne enveloppa des blancheurs de son aile.

 

L’amour des cieux a fait chaste ta nudité :

Sous tes contours sacrés ta fange maternelle

Revêt la dignité d’une chose éternelle

Et, pour vivre à jamais, s’enferme en la Beauté.

 

C’est toi l’impérissable, en ta splendeur altière,

Moule auguste où l’empreinte ennoblit la matière,

Où le marbre fait chair se façonne au baiser :

 

Car un Dieu, t’arrachant à la chaîne fragile

Des formes que la Mort ne cesse de briser,

A pétri dans tes flancs la gloire de l’argile !

[Version de 1872, en principe non exploitable, car publiée après l’invention du quatrain rimbaldien, même si elle porte ce titre « Prologue » à rapprocher des recueils de Cantel et Mérat. Le sonnet remanié en 1872 ouvre désormais le recueil des Rimes neuves et vieilles]

 

Fleuris dans mon esprit, ô fleur de volupté,

Fleur du rêve païen, fleur vivante et charnelle,

Corps féminin, qu’aux jours de l’Olympe enchanté

Un cygne enveloppa des blancheurs de son aile.

 

L’amour des cieux a fait chaste ta nudité :

Sous tes contours sacrés la fange maternelle

Revêt la dignité d’une chose éternelle

Et, pour vivre à jamais, s’enferme en la Beauté.

 

C’est toi l’impérissable en ta splendeur altière,

Moule auguste où l’empreinte ennoblit la matière,

Où le marbre fait chair se façonne au baiser.

 

Car un dieu, t’arrachant à la chaîne fragile

Des formes que la Mort ne cesse de briser,

A pétri, dans tes flancs, la gloire de l’argile.

 

Pour le texte, la variante porte sur le premier hémistiche. Nous observons une ponctuation différente en plusieurs autres endroits.

Citons maintenant le poème initial du recueil de 1866 :

 

Dans sa splendeur marmoréenne,

Vénus s’enferma sans retour ;

Et depuis, jamais forme humaine

N’égala ce divin contour.

 

La beauté fut, quoi qu’il advienne ;

Et, n’eut-elle apparu qu’un jour,

Elle nous légua, souveraine,

Un culte immortel dans l’amour !

 

En vain, de la Grèce exilées,

Les courtisanes affolées,

Au travers d’un monde blasé,

 

Promènent l’horrible et l’étrange ;

– Je cherche sous ces corps de fange

Les débris du marbre brisé.

 

L’adjectif « souveraine » figure à la rime dans ce sonnet. Le précédent insistait sur une gloire pétrie dans « les flancs ». Plus personne ne peut désormais contester que « L’Etoile a pleuré rose… » partage avec « Lys » le fait d’être une parodie d’Armand Silvestre, le protégé de George Sand qui le nommait un « spiritualiste malgré lui » en goûtant la pensée de madrigal de ses « sonnets païens ».

Je me fais fort de prolonger les relevés effectués dans le recueil Les Renaissances par quelques autres dans le recueil original des Rimes neuves et vieilles, dans la série des « Nouveaux sonnets païens » du second Parnasse contemporain (1869-1871). Le second des « Nouveaux sonnets païens » parle de mouler un « souvenir auguste » sur le corps de l’aimée, de pieds comme deux « lys ». Le troisième parle d’un désir qui « brûle [l]es reins », d’un « cerf aux abois » « bramant » « ses blessures ». Les autres sonnets expriment avec sensualité l’haleine de fleur d’une bouche, le désir de s’y assécher, etc. Ce ne sont pas des lectures inutiles aux rimbaldiens et aux amateurs de l’Album zutique. Je m’empresse de préciser qu’un recueil plus tardif d’Armand Silvestre Les Ailes d’or n’est pas sans intérêt pour la critique verlainienne. Même les présents recueils ont été lus attentivement par Verlaine… Silvestre est intéressant pour quelques audaces métriques, mais je traiterai ce sujet à une autre occasion. Si je n’ai pas accès à l’édition originale du recueil Les Renaissances et doit me contenter de m’en reconstituer une idée à partir du volume publié par Lemerre en 1872, en revanche, il m’est loisible de consulter l’édition originale du recueil de 1866 en ligne. Or, quelques relevés supplémentaires permettront de conclure en beauté cette longue étude sur les sources aux deux quatrains de Rimbaud parodiant Armand Silveste.

Je parlais de la rime en « -ine » prétexte à de multiples développements. « Lys » emprunte au troisième des « Sonnets païens » du recueil de 1866. Or, le quatrième sonnet reconduit la rime en « -ine » avec une mention qui intéresse « Vu à Rome » : « narine ».

 

Quand recueilli, muet et comme inanimé,

Sur ta bouche de feu, j’entr’ouvre ma narine

Aux vagues de parfum que ton souffle embaumé

Roule amoureusement dans ta fière poitrine,

 

Le fruit mystérieux dans ton être enfermé

M’enivre lentement de son odeur divine ;

Et comme on voit le flot rouler la fleur marine,

Je sens que l’infini m’emporte désarmé !

 

Je meurs et je renaîs, et puis je meurs encore,

Et, loin de fuir la mort, lâchement je l’implore,

Dans ton superbe corps souhaitant mon cercueil !

 

Ton haleine m’étreint et jusqu’aux cieux m’enlève,

Et, tremblant, éperdu, j’entrevois dans un rêve

Le monde de splendeurs dont ta lèvre est le seuil !

 

Le plus désarmant, c’est la nouvelle possibilité de rapprochement avec « L’Etoile a pleuré rose… », l’hémistiche : « L’infini roulé blanc, » semble bien une réécriture des vers 5 et 6 du présent sonnet où nous retrouvons l’idée d’un infini lié à la vague marine…

Le cinquième sonnet se termine par une expression qui est une quasi citation du titre du recueil de Léon Dierx : « tes lèvres toujours closes ! » Tout cela a du sens pour les lectures zutiques.

Le sixième sonnet parle de « nuit qui s’épanche » et d’infini creusant « d’implacables sillons » sur le « front », ce qui pour le coup justifierait un rapprochement avec les « rides » aux « fronts studieux » du sonnet « Voyelles ». Je rappelle que dans le recueil Les Renaissances nous relevons les mentions à la rime « latents », « rides » et « verdures marines » qui plaident nettement en faveur d’une influence des poésies de Silvestre sur la conception du sonnet « Voyelles » lui-même !

Le septième sonnet parle d’offrir à boire tout le sang du cœur du poète.

Le huitième sonnet avec la mention « mamelle » à la rime revient sur l’idée de pétrir une forme éternelle « sur le corps de Vénus ».

Le sonnet XI évoque le sang qui coule d’un Pygmalion.

Le sonnet Xii vante les « flancs toujours intacts » d’un corps triomphant et reconduit une occurrence du nom « mamelle » à la rime. Le dernier vers baudelairien parle à la manière du poème « Les Sœurs de charité » de la Mort comme sœur !

Le sonnet suivant parle de vendange d’amour dans une coupe de sang.

Le sonnet XIV développe explicitement le motif de Vénus naissant des flots, avec une image des « gouttes d’infini » qui vaut le rapprochement avec le quatrain de Rimbaud quelque peu :

 

En s’élançant des flots, Vénus a fait jaillir

Avec l’eau de la mer, sur notre pauvre monde,

Les gouttes d’infini dont notre âme s’inonde.

 

Quelque peu déconcertant, le poème XV se partage en une page de deux quatrains d’alexandrins et une page de deux tercets d’octosyllabes. D’après l’édition de 1872, c’est bien ainsi que Silvestre a conçu ce poème. Il ne s’agit pas du mélange erroné de deux sonnets distincts.

Je renonce à un relevé exhaustif, il pourrait diluer l’intérêt des précédents développements. Toutefois, il est d’autres vers dans les autres sections de ce recueil de 1866 qui ont invité à la création parodique de l’hémistiche « L’Etoile a pleuré rose… » en tant que cliché romantique typique de la poésie de Silvestre.

Le poème « Sonnet matinal » s’ouvre par des « étoiles effarouchées » qui se sont envolées aux cieux, mais deux étoiles sont restées dans certains yeux. Et plus loin dans les tercets de ce même sonnet d’octosyllabes, nous relevons ce vers éloquent :

 

– L’aube pleure sous les feuillées ;

 

Ce qui s’ajoute aux nombreux vers que j’ai déjà pu relever dans le recueil Les Renaissances.

On me permettra de rendre ici la plume avec une dernière citation choisie à dessin, puisqu’elle mêle la référence à « Lys » et à « L’Etoile a pleuré rose… » :

 

Le doux printemps a bu, dans le creux de sa main,

Le premier pleur qu’au bois laissa tomber l’aurore ;

[…]

 

Nous avons donc soutenu une lecture communarde comparable à celle de Reboul pour le dernier vers du quatrain. A la différence de Reboul, cela nous offre aussi le constat que « Voyelles » et « L’Etoile a pleuré rose… » supposent tous deux une allusion à la Commune accentuée soit au dernier vers, soit au dernier tercet. Nous supposons également que la portée symbolique des couleurs est comparable dans les deux poèmes, avec le contraste dans le quatrain du blanc de lumière et du noir de l’ombre humaine dévouée, avec les variations de la lumière stellaire se mariant à la mer du rose au roux dans une idée où la coloration progressive s’ensanglante : « pleuré rose », « perlé rousse », « saigné noir », l’expression « roulé blanc » faisant exception.

Bien que la lecture selon laquelle le quatrain se plaint finalement des souffrances causées par la Femme puisse s’enrichir de citations explicites en ce sens de vers de Silvestre, de Cantel et d’autres, nous avons suffisamment étayé notre lecture et notre référence aux « Mains de Jeanne-Marie » et à la personnification de « Paris se repeuple » pour rendre difficilement contestable notre lecture du dernier vers de « L’Etoile a pleuré rose… », proche de celle de Reboul, mais sans partager cette idée d’un pur caractère sinistre pour autant. Les liens envisagés avec « Voyelles » pour certaines rimes des Renaissances sont enfin particulièrement éloquents. Devenir ou ne pas devenir un lecteur de Rimbaud, telle est la question !

1 commentaire:

  1. Alors ? Il n'est pas sublime ! cet article ? On la voit, la différence de niveau.
    Je prépare mon compte rendu du Dictionnaire Rimbaud. Le titre est déjà choisi, je ris déjà beaucoup.
    Et donc je viens de lire l'article "Païen" du dico, il est fait par Mario Richter. Puisque "Lys" et "L'Etoile a pleuré rose..." ont à voir avec les "Sonnets païens" de Silvestre, autant signaler à l'attention ce que dit la doxa. Richter explique que la pensée païenne a beaucoup compté pour Rimbaud avec deux pôles : "Credo in unam" bien sûr et puis le "Livre païen" bien évidemment.
    Mais, entre les deux, Richter met un barrage que personnellement je récuse et mon article ci-dessus montre bien pourquoi ce n'est pas si simple.
    Pour Richter, après "Credo in unam", et au moins à partir de mai 71, "Rimbaud s'écarte bientôt de cette nature parnassienne." Mouais. C'est vite dit ! Et ce n'est pas du tout analysé réellement.
    Ensuite, comme je lis la lettre P, il y a pas mal d'articles généraux, hélas assez médiocres : "Parnasse", "Les Parnassiens", "Peuple" par Bertrand, "Parodies et pastiches" par Saint-Amand, en plus donc de "Païen" par Richter. Je vous épargne "Philomathie", puis il va y avoir encore Poème en prose, Poètes, Progrès et quelques autres.
    Je m'arrête sur le doublon "Parnasse contemporain" et "Les Parnassiens". Je parle de doublon parce que c'est fait par le même intervenant et les mêmes idées erronées sont répétées d'un article à l'autre. Mais, sur le "Parnasse contemporain", si en lisant l'article ci-dessus, vous prenez la peine de consulter le fac-similé du livre Guide à travers les Ruines de Paris, et si vous avez cette curiosité de lire les placards publicitaires de Lemerre, vous tombez non seulement sur la mention du recueil "Les Renaissances" toujours en vente, ce que j'ai oublié de mentionner, et puis aussi sur ceci que je me suis mis en réserve : "Le Parnasse contemporain (1866). Recueil de poésies inédites des principaux poëtes de ce temps" et vous remplacer (1866) par (1869) vous avez le même texte pour l'annonce suivante.
    "Ouais, le mouvement parnassien, les tétrarques, l'opposition au romantisme qu'on a exagéré, mais que c'est un mouvement quand même..."
    Mortelette il a cité une telle formule !!! Encore un pavé dans la mare, allez !

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