jeudi 30 mai 2024

"Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo"

Dans quelques jours, nous serons en juin, ce sera l'occasion d'un retour sur la question des logements parisiens de Rimbaud, en référence à la lettre "Parmerde, Jumphe 72". En attendant, je poursuis sur le sujet des implications considérables du poème "Ophélia" de Murger comme intertexte au poème "Ophélie" de Rimbaud.
Les rimbaldiens n'ont jamais cité le poème "Ophélia" de Murger comme source au poème de Rimbaud, et cela est étonnant pour plusieurs raisons. Pratiquant la rime "Ophélie"/"folie", Banville l'a fait dans un poème à Henry Murger, ce qui aurait pu attirer l'attention. Ensuite, une universitaire, Myriam Robic, a consacré un article à Banville recensant les mentions du nom Ophélie dans ses vers et elle a indiqué qu'il existait un poème au titre "Ophélia" dans le recueil des Nuits d'hiver de Murger, deuxième point qui vaut bouclage du premier point. L'article de Robic a pu être cité, en tout cas par Tim Trzaskalik en 2019, mais apparemment les rimbaldiens n'ont pas lu l'article de Robic, attirés par la lecture de Trzaskalik, ce qui en dit long sur la maigreur des lectures de tous ces ouvrages universitaires qui coûtent si cher à produire. L'article de Robic est tout simplement en ligne pourtant. Pire encore, en 2020, Alain Chevrier a publié un article sur Rimbaud et Murger. Il n'a pas signalé à l'attention le poème "Ophélia", mais aucun rimbaldien n'a lu après lui le recueil des Nuits d'hiver et relevé l'information manquante. Et de pire en pire, l'article de 2019 de Trzaskalik sur "Ophélie" était suivi par un article de Jean-Didier Wagneur : "Verlaine et Murger, autour d'un buste".
Le fait extraordinaire, c'est qu'avant de posséder en mai tous ces volumes récents de critique rimbaldienne, j'ai identifié la source "Ophélia" en prenant la peine de lire ce recueil qui attirait ma curiosité. Du coup, quelle surprise de voir une ribambelle d'articles récents qui tournent autour du pot.
Et on le voit, le poème "Ophélia" de Murger a une importance capitale. Il explique pourquoi il y a autant de répétitions dans "Ophélie". Ce n'est pas tout, c'est un magnifique poème salué par Banville, et un magnifique poème qui nous vaut "Harmonie du soir" de Baudelaire probablement, et comme je l'ai déjà clairement établi "Paysage sentimental", le poème d'ouverture des Fêtes galantes, et "Ophélie" de Rimbaud.
Du côté des peintres, il vaut mieux modérer l'idée d'une influence, ni Delacoix ni Millais n'emportent mon adhésion. Evidemment, Rimbaud s'est maximalement inspiré des vers où Banville mentionne Ophélie, mais aussi de poèmes variés de Banville où il n'est pas forcément question de l'héroïne shakespearienne. Notez d'ailleurs que l'association du lys à Ophélie est un enjeu important à la lecture de ce poème. Rimbaud a repris la mention du "lys" à un poème où il a aussi repris la formule "âpre liberté", à savoir le poème "Inventaire" des Odes funambulesques. Cette source est connue, mais il faut méditer tout cela à nouveaux frais.
Une des grandes idées directrices des lectures du poème "Ophélie", c'est que Rimbaud ferait la leçon à Banville sur ce que c'est qu'être un poète républicain prenant exemple sur le grand exilé Victor Hugo. J'ai un peu de mal avec la netteté de cette idée. Une grande partie des rimbaldiens considère que Rimbaud a méprisé la poésie d'Hugo toute sa vie durant au-delà de mai 1870, et le poème "Ophélie" serait un peu l'exception. En réalité, Rimbaud n'enrage contre Hugo qu'à partir de 1871 et dans une relation d'admiration contrariée. Les lectures satiriques contre Hugo du "Châtiment de Tartufe" ou des "Effarés", c'est un peu trop ésotérique pour moi. Je ne comprends rien au discours des rimbaldiens à ce sujet, ils sont complètement mystiques et perchés. Mais, le problème de la relation à Hugo, ce n'est rien dans "Ophélie". Moi, ce qui me surprend, c'est que les rimbaldiens, et l'article de Trzaskalik abonde nettement dans ce sens, considèrent que Rimbaud, très sûr de lui, donne des leçons à Banville.
On ignore à quel point "Les Etrennes des orphelins", "Sensation", "Ophélie" et "Credo in unam" sont les véritables débuts littéraires de Rimbaud en fait de vers français, puisqu'il en fait déjà de latin primés dans les classes. Je remarque qu'en juin 1871 Rimbaud demande à Demeny de brûler tous les manuscrits des poèmes de 1870 qu'il lui avait remis. Pourquoi se désavoue-t-il ainsi si les rimbaldiens parlent du poème "Ophélie" comme d'une véritable leçon de poésie à Banville ? Il faudrait reprendre la réflexion sur des bases plus mesurées.
Un point intéressant sur lequel je pense travailler un jour : les variantes du poème "Les Effarés". Lorsque le poème a été publié dans l'édition des Poésies complètes de 1895 par Vanier, Verlaine a considéré que les variantes étaient des censures de l'éditeur, sinon de la famille Rimbaud, pour cacher les parties blasphématoires du poème...
Verlaine sous-évaluait sans doute le caractère déjà violent de la version initiale, mais il ne faudrait pas lui enlever le crédit d'une opposition possible entre les deux versions, signe d'une évolution du discours de Rimbaud en poésie.
En tout cas, j'en reviens à "Ophélie". La révélation du poème "Ophélia" renforce un dossier dont j'ai déjà souligné l'épaisseur : les premiers poèmes de Rimbaud s'inspirent d'expériences scolaires (ce qui veut dire un appesantissement dans les analyses en classe d'idées, thèmes, etc.) et procèdent de renvois à une ramification de poèmes sur le même thème, ce qui nous ramène à l'identification d'un lieu commun d'époque.
Le poème "L'Ange et l'enfant" de Jean Reboul est un lieu commun d'époque. Ce n'est pas du tout un poème anodin, et j'ai toujours été frappé de voir que deux poèmes de Victor Hugo ressemblaient de près à l'intrigue qui va de "L'Ange et l'enfant" aux "Etrennes des orphelins". J'ai insisté sur l'idée que le poème "Les Etrennes des orphelins" semblait une réécriture du conte "populaire" d'Andersen La petite fille aux allumettes. Le poème "Credo in unam" est considéré souvent comme un centon, tant il renvoie à un modèle de poèmes déjà plusieurs fois traités. Et c'est une erreur de n'y voir qu'un centon, car Rimbaud prend des positions fermes dans ce long poème mythologique.
Et le poème "Ophélia" de Murger vient renforcer cette idée d'un Rimbaud qui connaît un peu le fil de thèmes clefs de son époque. Rimbaud ne rend pas qu'hommage à Banville en écrivant, il lui fait savoir qu'il a lu le poème de Murger et que parler d'Ophélie comme parle de la Vénus mythologique c'est traiter des thèmes fédérateurs des poètes auxquels il veut ressembler.
Dans les études du poème "Ophélie", la réalité du monde étoilé au-dessus du lac où flotte Ophélie est envisagée comme froide, assez glacée. Il y a pourtant ce vers du mystère : "Un chant mystérieux tombe des astres d'or !"
Or, le poème "Ophélia" de Murger apporte un éclairage qui n'est pas dans Banville. Ophélia s'est penchée sur les eaux, puis Stella est venue à son tour sur les eaux, et les aléas de la reprise nominale font qu'on ne perçoit pas nettement s'il y a eu une ou deux noyées dans le récit en vers de Murger.

                   Ophélia

Sur un lit de sable, entre les roseaux,
Le flot nonchalant murmure une gamme,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
L'enfant se pencha sur les claires eaux.

Sur les claires eaux tandis qu'elle penche
Son pâle visage et le trouve beau,
Elle voit flotter au courant de l'eau
Une herbe marine, à fleur jaune et blanche.

Dans ses longs cheveux elle met la fleur,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
A ce ruisseau clair, qui chante une gamme,
L'enfant mire encor sa fraîche pâleur.

Une fleur du ciel, une étoile blonde
Au front de la nuit tout à coup brilla.
Et, coquette aussi comme Ophélia,
Mirait sa pâleur au cristal de l'onde.

La folle aperçoit au milieu de l'eau
L'étoile reluire ainsi qu'une flamme.
Et dans sa folie, étant toujours femme,
Elle veut avoir ce bijou nouveau.

Elle étend la main pour cueillir l'étoile
Qui l'attire au loin par son reflet d'or,
Mais l'étoile fuit ; elle avance encor :
Un soir, sur la rive on trouve son voile.

Sa tombe est au bord de ces claires eaux,
Où la nuit, Stella, vint mirer sa flamme,
Et le ruisseau clair, qui chante une gamme,
Roule vers le fleuve entre les roseaux.

                                      1845.
Les trois premiers quatrains décrivent une Ophélia qui reproduit plus le mythe de Narcisse que la scène de la tragédie shakespearienne. Elle admire son reflet dans l'eau, elle admire une fleur emportée par le courant et s'en pare. Le quatrième quatrain introduit un autre personnage féminin, l'étoile blonde. On y trouve l'analogie réciproque : l'étoile est fleur, la fleur est étoile. Rimbaud reprend cette idée en la déplaçant sur un axe de référence à la royauté, au précieux : "astre d'or" et "lys". Du cinquième au septième quatrain, le récit repart sur Ophélie nommé "la folle", elle identifie l'étoile à une fleur dans l'eau, et la gamme musicale achève d'envoûter et perdre l'enfant. Elle a commis le péché de convoitise d'un "bijou nouveau", pleine de sa fatuité féminine.
A mon avis, Murger ne l'a pas fait exprès, mais il y a une possibilité étrange de lecture différente qui se profile pour les quatre derniers quatrains. On peut imaginer que la "folle" au quatrième quatrain est l'étoile blonde elle-même et qu'elle veut se saisir de son reflet qu'elle croit un bijou et finit ainsi par se noyer elle-même.
Cette lecture est tirée par les cheveux, mais elle a un charme et même si elle est contredite par certains indices (l'étoile est venue pour se mirer, donc elle sait que c'est son reflet) je trouve qu'avec peu de retouches on aurait une double noyade. Il fallait que je vous parle de l'effet produit sur moi par ma petite lecture improbable. Voilà, c'est fait.
Je reviens cependant à la lecture naturelle du poème. Ophélia a voulu attraper l'étoile dans l'eau, décalage par rapport au mythe de Narcisse. Elle se noie non à cause de son reflet, mais à cause d'un reflet avoisinant non identifié comme tel. Mais, vous remarquerez que ce poème "Ophélia" offre d'étonnantes ressemblances avec le poème "L'Ange et l'enfant" de Jean Reboul. Au passage, sur le site Gallica de la BNF, je relève un fac-similé de 1837 d'une traduction en vers latins du poème "L'Ange et l'enfant" par Eugène Beaufrère, professeur à Nîmes... Le début du poème "L'Ange et l'enfant" en vers français donne à penser que Murger lui-même pourrait bien s'être inspiré du poème du boulanger nîmois ;
Un ange au radieux visage
Penché sur le bord d'un berceau,
Semblait contempler son image
Comme dans l'onde d'un ruisseau.
Izambard aurait suivi des modèles scolaires d'époque où d'une année à l'autre des élèves passaient de l'étude du poème "L'Ange et l'enfant" au poème "Ophélia" de Murger, moyennant un passage par des traductions en vers latins...
L'homogénéité est palpable.
Ophélia est dite "l'enfant" au début du poème de Murger, et l'étoile partage avec l'Ange un ascendant céleste. Dans le poème de Murger, la folle Ophélie est attirée par l'étoile, tandis que l'ange fait tout pour séduire l'enfant dans le poème de Reboul, mais l'étoile fuyant le résultat est le même dans les deux poèmes les enfants meurent.
Le poème de Reboul est un peu sentencieux, il a tout un développement moral et chrétien assez pédant et la chute du dernier vers vient un peu comme un cheveu sur la soupe : "Pauvre mère, ton fils est mort !" Je ne suis pas admiratif du poème nîmois. La pièce de Murger est bien meilleure, mais voilà que le poème de Murger entre dans la catégorie des poèmes ayant pour modèle "L'Ange et l'enfant". Et vous voyez se confirmer quelque chose d'impressionnant : il y a une continuité sensible entre "Les Etrennes des orphelins" et "Ophélie", il y a bien cette idée d'un rêve qui compense la réalité. Au nom de la poésie objective du voyant, les rimbaldiens répugnent à admettre cette pente rimbaldienne et en rejettent l'idée appliquée au sonnet "Voyelles", alors que vu l'exorde du printemps ensoleillé dans "Les Etrennes des orphelins" il n'est pas difficile de mettre sur le même plan le poème "Credo in unam" où le poète dit croire à une Vénus qui est une fantaisie spirituelle prêtée à un au-delà. On voit que Rimbaud acquiesce ce modèle. Il est fasciné par la première lumière du matin dans sa chambre mansardée en mai 1872, qui n'est pas à l'hôtel Stella, mais dans un hôtel aujourd'hui disparu. On retrouve le poète qui poursuit l'aube sur les quais de marbre, etc.
Les rimbaldiens s'autopersuadent que Rimbaud ne cite ces motifs fantastiques que pour les tourner en dérision. On voit bien que non. On voit aussi que Rimbaud peaufine des motifs appris à l'école, alors que les rimbaldiens s'ingénient à nous expliquer que "Les Etrennes des orphelins" ou "Ophélie" et d'autres font la satire des illusions des poètes et donnent des leçons aux meilleurs, Hugo ou Banville.
Et puis, signe qu'il y a un problème dans ce refus du Rimbaud rêveur, je trouve remarquable la liaison du nom "Stella" entre le poème de Murger et le poème des Châtiments qui donnerait la mesure de la vue d'Hugo.
Hugo connaissait lui aussi sans aucun doute le poème de Murger. Certes, on peut avoir un peu de prudence et chercher les autres occurrences du nom "Stella" antérieures au poème de Victor Hugo publié en 1853. Mais on a l'idée de l'analogie réciproque étoile et fleur, dans un concours de séduction féminine.
Bref, ce moment de révélation du poème "Ophélia" de Murger, c'est un moment très fort, ne le gâchez pas.
J'ai parlé aussi de la notice de Jules Janin dont j'ai notamment exploité l'occurrence inattendue "frou-frou" que j'ai rapprochée bien entendue de la mention à la rime dans "Ma Bohême" sous le patronage de Banville.
Et pour dernière information, quand il compose "Ophélie", Rimbaud qui a en tête la mention "Stella" de Murger est sans nul doute déjà un lecteur des Châtiments de Victor Hugo, ce qui veut dire que "Stella" était sans doute déjà affectionné par Rimbaud en avril-mai 1870 au point d'être une source méconnue du poème "Ophélie".
Je ne vous ferai pas l'affront de vous livrer ici une transcription de la pièce hugolienne, vous la lirez dans le confort de votre fauteuil au milieu de la bibliothèque. Vérifiez si vers le début du poème un murmure de grand vent n'éveille pas notre poète. Stella parle d'une étoile et d'une fleur, de la nature et d'un plan spirituel. Je vous laisse apprécier les implications à venir pour les études rimbaldiennes.

Bonus : vous vous souvenez le non respect des rimes plates dans le manuscrit de "Credo in unam" ? On a la rime "étoile" et "voile" dans "Ophélia" de Murger avec un mouvement de restriction : on ne retrouve que le voile.

1 commentaire:

  1. Dans le volume de 1861 des Nuits d'hiver, certains poèmes de la section Fantaisies sont postérieurs à 1854 (1855 notamment). En fait, les sections ont été remaniées, j'ai cherché une édition en ligne du recueil de 1854 Ballades et Fantaisies et je l'ai trouvée sur Googlebooks. Je vais directement au sommaire, et voici ce que je relève :

    Ballades : dédicace à Houssaye, les amours d'un grillon et d'une étincelle, La tournée du diable, Les Trois voiles de Marie Berthe, Les Messages de la brise, Rose et Marguerite, Le collier de larmes, Le premier péché de Marguerite.
    Fantaisies : Le dimanche matin, Ma mie Annette, La Menteuse, Ophélia, Chanson, La Chanson d'hiver, Renovare.
    La section s'est complètement dissoute dans le recueil définitif. La section Les Amoureuses hérite de quatre des sept fantaisies initiales, et les trois autres poèmes sont dans le même ordre les trois premiers titres de la section Chansons rustiques.

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