Versifications
romantiques :
Alphonse
de Lamartine, Méditations poétiques :
Publié
en 1820, ce recueil a lancé la carrière littéraire de Lamartine qui avait déjà
vingt-neuf ans, mais il s’agit aussi de la première œuvre romantique française
en tant que telle, c’est le premier recueil de poésie romantique du patrimoine.
Le recueil a eu un succès important immédiat et, bien que les poèmes aient été
composés apparemment de 1815 à 1820, nous ne constatons aucune présence dans le
discours critique de publications antérieures de l’un ou l’autre poème, ce qui
coïncide avec le discours de l’avertissement sur le caractère jusque-là
confidentiel et inédit des pièces rassemblées. L’édition de 1820 contenait 24
poèmes. Nous allons en tenir compte pour une première phase d’observation sur l’évolution
du vers romantique dans la décennie 1820, nous nous intéresserons ensuite aux
évolutions ultérieures du recueil dans la perspective d’une lecture par
Rimbaud.
Le
recueil pourrait être étudié dans sa continuité avec la poésie du dix-huitième
siècle. Par exemple, le célèbre hémistiche : « Ô temps, suspends ton
vol » du poème « Le Lac » est en réalité un plagiat, puisque
Lamartine l’a repris au poème « Ode sur le temps » paru en 1762 de l’obscur
Antoine-Léonard Thomas. La poésie de l’automne et des feuilles mortes vient
également de poèmes du dix-huitième siècle, ainsi qu’une certaine propension à
la méditation métaphysique. Mais Lamartine va renouveler la performance lyrique
de ses modèles.
Le
recueil est précédé d’un avertissement signé « E. G. » dont les
dernières lignes servent de modèle à certaines préfaces de Victor Hugo pour ses
recueils, notamment Les Feuilles d’automne :
[…] Nous sentons
que le moment de cette publication n’est pas très heureusement choisi, et que
ce n’est pas au milieu des grands intérêts politiques qui les agitent, que les
esprits conservent assez de calme et de liberté pour s’abandonner aux
inspirations d’une poésie rêveuse et entièrement détachée des intérêts actifs
de ce monde ; mais nous savons aussi qu’il y a au fond de l’âme humaine un
besoin imprescriptible d’échapper aux tristes réalités de ce monde, et de s’élancer
dans les régions supérieures de la poésie et de la religion !
La
formule de la poésie lamartinienne fait également l’objet d’une définition ou
description rapide qui aura elle aussi des échos dans les discours des poètes
ultérieurs : Hugo, Musset, etc. Je cite :
Le nom de Méditations qu’il a donné à ces différents
morceaux en indique parfaitement la nature et le caractère ; ce sont en
effet les épanchements tendres et mélancoliques des sentiments et des pensées d’une
âme qui s’abandonne à ses vagues inspirations. Quelques-unes s’élèvent à des
sujets d’une grande hauteur ; d’autres ne sont, pour ainsi dire, que des
soupirs de l’âme.
Etant
donné la continuité évidente de la poésie lamartinienne avec celle du
dix-huitième siècle, nous devons insister surtout sur l’idée d’un abandon aux
vagues inspirations et sur les « soupirs de l’âme » pour vraiment
pouvoir prétendre à une date de naissance officielle de la poésie romantique.
« L’Isolement » :
13 quatrains de rimes croisées ABAB tout en alexandrins (52 alexandrins). Il s’agit
de l’un des poèmes les plus célèbres de Lamartine, et il contient précisément
son alexandrin le plus connu : « Un seul être vous manque, et tout
est dépeuplé. » En même temps, ce poème s’inspire lui aussi de cette « Ode
sur le temps » de Thomas citée plus haut. Dans cette « Ode sur le
temps », le poète que le temps entraîne vers la mort dit qu’il ose « [s]’arrêter
un moment pour contempler [s]on cours. » Touché par le deuil, Lamartine s’assied
pour contempler la nature au couchant, mais il le fait dans un état d’indifférence
triste : « Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; »
« Je contemple la terre, ainsi qu’une ombre errante[.] » Une
réécriture manifeste de vers se fait sentir, quand on compare les deux alexandrins
suivants de Thomas : « Je n’occupe qu’un point de la vaste étendue ; »
« Je parcours tous les points de l’immense durée, » et celui-ci de « L’Isolement »
lamartinien : « Je parcours tous les points de l’immense étendue[.] »
A cette aune, on peut se demander à quel point la rhétorique de tel vers de
Thomas : « C’est en ne vivant pas que l’on croit vivre heureux[,] »
a pu inspirer celle du célèbre : « Un seul être vous manque et tout
est dépeuplé. » Les ressorts du poème de Thomas font penser assez
nettement à certains développements hugoliens. Ajoutons que l’anaphore en « Là » du
poème « L’isolement » est issue elle aussi de la lecture du poème « Ode
sur le temps » : « Là, de l’éternité commencera l’empire ; »
et cela doit se doubler d’un intérêt de rimbaldien pour la dialectique « temps »
et « éternité » du discours chrétien développé par Thomas. Dans « L’Isolement »,
l’anaphore en « Là » donne aussi l’idée d’une influence d’un tercet
de l’un des plus célèbres sonnets de la deuxième édition de L’Olive de Joachim du Bellay :
Là, je m’enivrerais
à la source où j’aspire,
Là, je
retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal
que toute âme désire
Et qui n’a pas de
nom au terrestre séjour. (« L’Isolement », Lamartine)
Là est le bien que
tout esprit désire,
Là, le repos où
tout le monde aspire,
Là est l’amour,
là, le plaisir encore. (du Bellay, L’Olive,
CXIII)
Le
dernier quatrain de « L’Isolement » s’inspire des « orages
désirés » du René de
Chateaubriand et eux-mêmes sont une référence pour la « Chanson d’automne »
des Poèmes saturniens de Verlaine. L’influence
de Lamartine sur Baudelaire doit également être prise en compte. Il était
question des « régions supérieures de la poésie et de la religion »
dans l’avertissement. Les éléments du poème « L’Isolement »,
admiration du couchant et cloches du soir ont à voir avec le dispositif mis en
place dans Les Fleurs du Mal, et il
faut déjà songer à des prestations telles que le poème « Elévation ».
Fait amusant, Baudelaire est né en 1821, l’année qui a suivi la publication des
Méditations poétiques. Enfin, il faut
effectuer un retour sur Hugo et Rimbaud. Le titre Les Feuilles d’automne est une référence évidente au motif
lamartinien repris au René de Châteaubriand :
Et moi, je suis
semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi,
orageux aquilons !
Rimbaud
avait déjà quoi y prêter attention avec la « Chanson d’automne » de
Verlaine, mais si Rimbaud a réécrit en « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,
que les nappes de sang, » le premier vers du quatrième poème des Feuilles d’automne : « Que t’importe
mon cœur ces naissances de rois / […] », je remarque que le « Qu’importe »
figure dans le poème « L’Isolement » et cet élément s’inscrit dans la
visée du vers : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » :
Que me font ces
vallons, ces palais, ces chaumières ?
Vains objets dont
pour moi le charme est envolé ;
Fleuves, rochers,
forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous
manque et tout est dépeuplé.
Que le tour du
soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent
je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre
ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le
soleil ? je n’attends rien des jours.
Lorsqu’il
réécrivait un vers des Feuilles d’automne
pour composer « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » Rimbaud était
parfaitement conscient que Victor Hugo avait conçu son recueil et son discours
dans la référence aux Méditations
poétiques de Lamartine. Le mot « aquilon » figure dans les deux
premiers poèmes du recueil des Feuilles d’automne.
Rimbaud avait identifié les modèles, d’un côté Lamartine et de l’autre
Chateaubriand. Et il en joue dans « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… »,
il reprend notamment le mot « aquilon » qui figure deux fois dans « L’Isolement »,
une fois au singulier, une fois au pluriel en mot de la fin !
De colline en
colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon,
de l’aurore au couchant,
Je parcours tous
les points de l’immense étendue,
Et je dis :
Nulle part le bonheur ne m’attend.
[…]
Emportez-moi comme
elle, orageux aquilons.
Cette
réflexion sur le bonheur intéresse la lecture d’Une saison en enfer ou de « Ô saisons, ô châteaux ! »
Rimbaud ignorait peut-être que Lamartine inversait le discours pieux de Thomas
dans son « Ode sur le temps », mais il est évident que le poème de
Lamartine chante un « désespoir » bien peu compatible avec l’exercice
de la foi, et il est amusant de voir qu’entre le poème IV des Feuilles d’automne à « Qu’est-ce
pour nous, mon Cœur,… » on passe d’une dénonciation classique de la vanité
à une révolte au plan politique qui est finalement équivalente à l’abandon de
tristesse de Lamartine.
Poursuivons…
Baudelairiens ou rimbaldiens, nous n’en avons pas fini avec les bonnes surprises
à la lecture de Lamartine.
En fait, en cherchant, j'ai découvert que le vers "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé", est lui-même un plagiat d'un autre vers du dix-huitième : "Un seul être me manque et tout est dépeuplé" de Léonard. Il y a des gens réticents qui ne supportent pas la révélation et émettent du conditionnel. Ceci dit, c'est vrai qu'il faut lire le poème directement du dix-huitième, ce que je n'ai pas encore pu faire ce matin. J'ignore s'il y a des articles pointus sur cette influence, j'ai l'impression d'être le premier à donner du prolongement avec la réécriture d'un autre vers de l'Ode sur le temps dans L'Isolement. C'est fascinant, parce que je pense aussi à "l'absente de tout bouquet" de Mallarmé, puis à quelques propos de peintres comme Matisse.
RépondreSupprimerEvidemment que les poésies de Lamartine et Hugo, et Vigny, ont un pied dans celle du dix-huitième, ce que notre enseignement littéraire a tronqué. On fait même un caca nerveux quand on parle de poète préromantiques avec un argument aussi spécieux que celui qui consiste à dire qu'on ne peut pas être pré quelque chose (comme si la définition préromantique attribuait une conscience de pionnier... n'importe quoi !). Moi ça ne me gêne pas "préromantique". Le problème de définition est plus lié au fait que le mot désigne un mouvement allemand précis et est repris très délesté par tous les autres.
Personnellement, je repérais déjà que le salut à l'automne lamartinien venait des poèmes du XVIII grâce aux Lagarde et Michard, il y a dedans des poèmes sources pour Lamartine.