Je vous fais part d'une réflexion curieuse que j'ai eue.
Victor Hugo a posé le motif de l'orient comme horizon poétique d'attente, avec un plan politique développé notamment en tête du recueil des Chants du crépuscule, où les incertitudes sur l'avenir tournent en lecture ambivalente où le couchant et l'aurore se confondent visuellement. Il y a une idée générale de l'orient comme lever du jour, et donc l'orient est une métaphore de l'aube. Mais Hugo en profitait aussi pour relier ses recueils entre eux. Parler de l'espoir de l'orient au début des Chants du crépuscule, c'est rappeler que deux recueils auparavant le poète écrivait les poèmes des Orientales. C'est un peu comme le recueil Les Feuilles d'automne fait écho aux images de Chateaubriand et Lamartine sur le poète en tant que feuille d'automne emportée par le vent.
Mais, la mise en perspective politique et poétique de l'orient est présente aussi dans le recueil des Orientales. Les trois derniers poèmes du recueil des Orientales s'intitulent "Bounaberdi", "Lui" et "Novembre". "Bounaberdi" est une déformation du nom "Bonaparte" et c'est l'empereur également qui est désigné par le pronom "Lui". Bonaparte a fait une campagne d'Egypte quand se levait son "astre impérial". A noter que toute la fin du recueil des Orientales est en sizains avec une dominante des alexandrins. En effet, après "Les Bleuets" en huitains d'octosyllabes et "Fantômes" en quintils où l'alexandrin est dominant, nous avons le poème "Mazeppa" en sizains, puis le poème "Le Danube en colère" alternant huitains et sizains d'octosyllabes, et à partir de là nous avons une suite finale de six poèmes en sizains à alexandrins dominants : "Rêverie", "Extase", "Le Poète au calife", "Bounaberdi", "Lui" et "Novembre". Cela unit en particulier les deux poèmes sur l'empereur "Bounaberdi" et "Lui", mais les titres "Rêverie" et "Extase" entrent en résonance avec le poème final "Novembre" également.
Et ce poème "Novembre" a un point commun avec la section "Adieu" du livre Une saison en enfer : nous avons deux recueils poétiques où dans la partie finale du récit il est question de l'avènement de l'automne avec toute la portée symbolique qui peut lui être conférée, et cet automne est à relier, en songeant au titre à venir hugolien Les Feuilles d'automne, à ce motif de la feuille emportée par le vent, motif de "chanson d'automne" pour citer Verlaine, qui est cristallisée par des passages célèbres des Méditations poétiques de Lamartine et du René de Chateaubriand.
A la fin des Orientales, Hugo identifie l'automne à la grisaille parisienne du mois de "novembre". Il s'agit d'une automne (il accorde le mot au féminin dans le poème) très avancée, et cela crée un fort contraste entre les visions enjolivées de poèmes exotiques orientalisants et le présent brumeux et froid de la capitale qu'est Paris. Et Hugo théorise alors l'idée que l'orient est dans la tête du poète comme un repli protecteur face à l'hiver et face à la réalité brute :
O ma muse ! en mon âme alors tu te recueilles,Comme un enfant transi qui se rapproche du feu.
Cependant, ce que je viens de dire est en réalité assez inexact. Car Hugo dit quelque chose de plus intéressant. Il faut bien cerner la nuance de son propos. Il va de soi qu'en imposant à ses lecteurs la féerie d'imaginations dans un cadre oriental, le poète a sorti une poésie de son invention et non de l'observation du monde autour de lui. Seulement, le poète décrit sa réalité du mois de novembre, et il nous explique que son pouvoir créateur est tout de même conditionné par la réalité extérieure. C'est plus facile pour le poète de nous faire nous évader dans les pays chauds pendant l'été qu'au cours des saisons de froid et brume sur la ville de Paris. Le climat favorable à Paris est un relais nécessaire à son imagination, car avec l'automne et l'hiver l'imprégnation va forcer le poète à privilégier d'autres sujets. C'est un peu comme si le poète était un amplificateur de la réalité. S'il fait chaud, il peut rêver l'orient, s'il fait froid il médite la paralysie de la situation ambiante.
Je cite les deuxième et troisième sizains du poème intitulé "Novembre" :
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,Ton soleil d'orient s'éclipse, et t'abandonne,Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne voisSous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fuméeQui baignent en fuyant l'angle noirci des toits.Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes,Pyramides, palmiers, galères capitanes,Et le tigre vorace et le chameau frugal,Djinns au vol furieux, danses des bayadères,L'Arabe qui se penche au cou des dromadaires,Et la fauve girafe au galop inégal !
Il faut que les visions cèdent la place à la dominante : "C'est Paris, c'est l'hiver."
La muse demande alors au poète de la désennuyer, et il se met à lui conter ses plus doux souvenirs d'enfance.
Mais ce qui m'intéresse par rapport à Rimbaud, c'est cette idée que le climat de l'été était nécessaire aux visions orientalisantes du poète. C'était un tremplin nécessaire à l'imagination.
En 1872, Rimbaud a écrit un poème intitulé "Juillet". Un siècle durant, le poème à l'incipit "Plates-bandes d'amarantes..." était mal édité, car coiffé du titre "Bruxelles", mention en réalité faisant partie d'une épigraphe au lieu de "Juillet", le titre devenant lui-même une épigraphe.
En avril 1872, Victor Hugo venait de faire paraître son recueil politique L'Année terrible qui traitait de la succession des événements marquants que furent la guerre franco-prussienne et la Commune. Le recueil avait une subdivision par mois, d'août 1870 à juillet 1871. Le titre du poème de Rimbaud entre du coup en écho avec la dernière partie du recueil hugolien, même s'il faut opposer "juillet 1871" et "juillet 1872", mais en prime Rimbaud renchérit sur un aspect latent du dispositif hugolien, puisque "juillet" est la sortie de l'année terrible et fait entendre l'idée d'une révolution positive possible réservée à l'avenir, ou en tout cas interroge ce devenir. Le mois "juillet" fixe la référence à la révolution française, c'est un mois plusieurs fois lié aux révolutions : "Bastille", fête de la fédération et Trois Glorieuses.
Il y a d'autres idées à creuser au sujet du titre du poème de Rimbaud qu'est "Juillet", mais on remarque que le titre "Juillet" fait un écho, peut-être involontaire, avec le titre "Novembre", dans la mesure où "Novembre" clôt le recueil des Orientales dans un contexte de grisaille parisienne, quand "Juillet" débute par une vision orientale absurde en pleine ville de Bruxelles : "Bleu de Sahara". Nous avons également le "Sahara de prairies" dans le poème verlainien sur "Malines". Il s'agit de tourner en dérision le voyage touristique en Belgique sur le modèle du récit qu'avait fait Gautier de son périple avec Gérard de Nerval à travers Belgique et Pays-Bas. La révolution belge est elle-même liée au mois de juillet, avec une fête nationale à une semaine d'intervalle du cas français : 21 juillet contre 14 juillet. Et dans "Juillet", Rimbaud décrit le Palais Royal belge, son parc voisin, et il s'agit d'un lieu impliqué dans la révolution belge. Et du coup, on retrouve aussi cette idée d'un poète qui n'imagine pas sans s'imprégner des lieux et d'une situation. Dans "Novembre" de Victor Hugo, le climat ne permet plus de rêver le transport exotique dans des pays du soleil, mais le beau ciel bleu en juillet 1872 sur Bruxelles permet à Rimbaud de se déporter en vision, sauf qu'évidemment il y a aussi une perspective sarcastique, ironique, dans le discours de Rimbaud autour du centre politique de la Belgique.
Alors, oui, le rapprochement est ténu, puisque face aux quatrains de Rimbaud nous avons des sizains, et puisque les rapprochements ne concernent vraiment pas les expressions des deux poèmes, sauf à chercher exagérément à voir dans "Bavardage des enfants et des cages" une allusion à la cage de Napoléon Ier dans le poème "Lui". Je ne pense pas qu'on puisse affirmer un lien voulu et pensé entre les deux poèmes, mais l'idée que la symbolique d'un climat favorisant ou non les visions voyageuses du poète avec un arrière-plan de méditation politique sur le présent immédiat qui s'offre à la vue du poète est un point commun d'époque significatif entre les deux morceaux, ça me semble tout à fait pertinent.
Evidemment, la mention "Juillet" de Rimbaud se nourrira plus volontiers de références à une actualité politique et littéraire proche de l'année 1872.
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