Auguste de Châtillon est un poète de la génération de Théophile Gautier qui ne cherchait pas à être un professionnel de la plume, mais qui a traversé le siècle en côtoyant les petits romantiques et en participant minimalement aux publications collectives parnassiennes. Mais, sa poésie devait sa notoriété non pas à ses compagnonnages, mais à une veine de poésie populaire chansonnière, fêtant la boisson. C'était un poète dont la poésie avait un succès d'écoute avant d'avoir un succès d'estime littéraire en quelque sorte. Gautier a préfacé le recueil de Châtillon, recueil qui a évolué et augmenté jusqu'à une troisième version de 1866 qu'on peut bien supposer celle qu'a pu lire Rimbaud. Pour des raisons matérielles, celui-ci avait plutôt accès aux dernières versions des recueils d'un Belmontet ou d'un Châtillon. Le papier ne résistait pas à l'usure du temps et les volumes manquaient de couvertures cartonnées.
Toujours est-il que je vais pouvoir faire une étude des trois versions du recueil de toute façon, à quoi j'ajouterai le cas à part de l'anthologie des titres favoris à Gautier.
Mais, de manière inattendue, je me suis rendu compte qu'une étude statistique du volume de 1866 s'imposait. Quand on lit les poèmes, on repère des idées, des mots, des rimes, des expressions qui se retrouvent dans les poèmes de Rimbaud. J'en dresse le répertoire, et bien sûr on débattra si c'est une source directe, si c'est plutôt un lieu commun des poètes de ce siècle ce qui fait que Châtillon ne serait pas forcément la source d'inspiration, et ainsi de suite. Je vais bien sûr problématiser mon relevé face à cet éternel débat.
Mais, il y a quand même des faits étonnants à observer. Vous connaissez le poème en sizains intitulé "Chanson" des Châtiments où Dieu et le Diable jouent aux cartes et c'est le Diable qui gagne à la fin en laissant à Dieu de mauvais atouts ? Eh bien ça vient du poème "Légende" où sous la forme de sizains on a le même récit persifleur d'une partie de dominos entre le diable et un ange. J'ai trouvé aussi un poème "La Sieste" en huitains qui alternent les vers de sept syllabes et les vers de cinq syllabes, ce qui fait songer à Baudelaire, mais je vais encore creuser le sujet. Je ne suis pas un être avec un bouton sur lequel on appuie et qui déroule mécaniquement tout ce qu'il faut savoir, je dois encore enquêter. J'ai malheureusement évité de faire les quelques relevés pour Verlaine, mais ce n'est que de côté provisoirement. De toute façon, rien que pour Rimbaud, j'ai encore une énorme tâche à accomplir. Il faut aussi parler d'un jeu amusant de correspondances entre rimes de cadence masculine et féminine d'ailleurs.
En fait, le point troublant supplémentaire, c'est que Châtillon partage avec Rimbaud un usage particulier des strophes irrégulières.
Quand vous lisez les poèmes de Rimbaud de 1870 et 1871, vous avez parfois la surprise si vous y prêtez attention que certaines strophes n'ont pas une correcte organisation des rimes. Je ne parle pas d'un usage complètement libre comme ceux attestés de la part de Musset, je parle d'entorses locales.
Benoît de Cornulier a indiqué et analysé une entorse à la disposition en rimes plates dans le poème "Credo in unam", autour du mot "étoile", Rimbaud a glissé des rimes croisées ("bleus", "s'étoile", "silencieux", "voile", dans un poème en rimes plates, et cela correspond à une mise en relief d'un passage coquin plus osé : "Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile", même s'il n'est pas interdit de lire ce vers au seul sens littéral. Il est question de la Dryade en chaleur qui regarde au ciel silencieux, et dans les deux vers suivants la blanche Séléné "laisse flotter son voile" justement sur les pieds d'un bel homme.
Mais il y a aussi des poèmes en quatrains où un quatrain ne rime pas comme les autres.
Je passe sur le cas des sonnets, vu que les sonnets du Parnasse contemporain de 1866 offre une débauche de formules irrégulières. Le poème "A la Musique" est en quatrains de rimes croisées ABAB, sauf le premier qui est en rimes embrassées ABBA. Pourquoi Rimbaud se permet-il une telle audace qu'on ne trouve pas chez Hugo, Musset, Banville et consorts ? On peut l'expliquer comme une paresse de débutant, mais de là à l'assumer ? Il a eu tout le loisir de corriger, reprendre son poème. L'altération du poème "Les Premières communions" retient aussi l'attention, puisque nous passons de sizains sur deux rimes ABABAB à des quatrains de rimes croisées ABAB, mais avec une solution de continuité qui est un sizain ABAABB.
J'arrête là mon relevé.
En lisant les Poésies d'Auguste de Châtillon, je me suis rendu compte que quelques fois Châtillon répète une strophe en guise de bouclage pour le début et la fin de son poème, il réduit même une strophe à deux vers utilisé en guise de refrain en alternance avec les strophes du reste du poème. Mais surtout, Châtillon affectionne le procédé du poème "A la Musique" de commencer par une strophe irrégulière. "Pensée" au début du recueil de 1866 est composé de six huitains d'hexasyllabes rimés ABABCDCD (juxtaposition de deux quatrains de rimes croisées en somme), sauf que le premier huitain est rimé ABABCDDC (un quatrain de rimes croisées et un quatrain de rimes embrassées). Le poème suivant "Au bord d'un étang" est en alexandrins avec une distribution en rimes plates, mais on a le même cas de figure que dans "Credo in unam" : vers la fin du poème on a une suite qui d'ailleurs ne colle pas avec les limites des phrases et les limites des prises de paroles de personnages : "plumage", "sien", "mien", "sauvage", puis tout de suite dans la foulée "premier", "penche", "fumier", branche". Tout le reste du poème est en rimes plates, et l'effet étonnant, c'est que la corruption souligne la mauvaise rime "sien", "mien" de l'orgueilleux canard, puisque "sien" et "mien" sont deux pronoms possessifs où la terminaison est grammaticale et du coup sans mérite. La désorganisation des rimes souligne peut-être l'absence de poésie de cette basse-cour méprisante à l'égard du cygne, image du rêveur.
Les poèmes "Chinoiserie" et "Légende" offrent eux aussi des caractéristiques de ce genre avec même de la matière en plus à traiter. "Légende" est le poème cité plus haut à propos des Châtiments.
Le poème "Pigeon" est composé de quatrains d'octosyllabes de rimes croisées ABAB, sauf le premier quatrain qui a des rimes embrassées ABBA.
Le poème "Jean Renaud" ne semble pas devoir être rapproché des "Premières communions", mais pourtant il a un aspect étonnant similaire, il commence par un quatrain, est suivi par un sizain et puis on repasse aux quatrains. Le premier quatrain est en rimes croisées ABAB, puis on a un sizain de rimes plates AABBCC, puis un quatrain de rimes plates AABB, puis cinq quatrains ABAB. Le passage en rimes plates correspond à la mort discrète de Jean Renaud.
Le poème "A travers champs" reprend le septain des poèmes des Destinées de Vigny si je ne m'abuse : ABABCCB. Le recueil de Vigny fut publié à titre posthume en 1863, mais "La Maison de berger" date de 1843 par exemple. Donc, l'influence est bien de Vigny sur Châtillon.
Le poème "Douleur d'un charretier" est remarquable avec sa magnifique attaque de trois interjections "Dia ! Hue ! oh !" (ponctuation de mémoire), mais ce qu'il faut voir c'est que Châtillon recourt comme Scribe aux vers de neuf syllabes de chanson que pratiquait Malherbe et Molière en leur siècle, avec sa césure après la troisième syllabe. Dans son traité, banville commit l'erreur folle de se moquer de Scribe en dénonçant ses vers de neuf syllabes en leur prêtant deux césures pour une forme ternaire 3-3-3, ce qui a évidemment fait beaucoup rire Rimbaud, Verlaine et Cros. Les rimbaldiens n'ont pas l'air d'avoir compris. Ils sont complètement à la masse. En tout cas, une nouvelle preuve de l'emploi de ce vers qui n'est pas césuré comme le pense Banville, et cela par Auguste de Châtillon.
J'ai encore un gros dossier à fournir. Je repère des formules du genre l'hémistiche "quand on a dix-sept ans" dans les poésies de Châtillon.
Au sujet des "Effarés", je remarque que dans l'édition de 1866 le poème "La Grand'-pinte" n'est pas découpé en sizains, mais en double sizains, on a des strophes de douze vers qui sont la juxtaposition de deux sizains. Donc, le poème "Les Effarés" avec une distribution en tercets (déjà illustrée par Hugo et Verlaine au moins) est une inversion comique du procédé de Châtillon. Dans son traité, Banville se moque de la distribution en tercets dans "Aux feuillantines" de Victor Hugo, alors même qu'il ne songe à aucun moment à analyser les tercets de sonnets en tant que sizains solitaires.
Je constate plein d'échos des "Effarés" avec le poème "La Grand-pinte" de Châtillon, mais aussi avec d'autres poèmes du recueil de 1866 préfacé par Gautier, et je relève "fer-blanc" àl a rime au vers 2 de "La Grand'-pinte" comme au premier vers de "Vénus anadyomène", je songe au titre "Au Cabaret-Vert" : le titre de Châtillon varie parfois en "A la Grand-Pinte", ce que je rapprocherais aussi de "A la Musique", et je pense à des échos avec "Larme" aussi côté mauvaise enseigne d'auberge.
Je vais développer tout cela prochainement.
Enfin, pour l'instant, je suis bloqué sur un autre sujet, il me faut le temps de remettre la main sur le livre Rimbaud et la ménagerie impériale de Steve Murphy. Il y figure son commentaire de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" où il discrédite à raison les rapprochements faits entre le poème et une gravure d'époque au sujet de la bataille, gravure qui n'a en effet rien à voir.
Mais, je me suis dit que la comparaison devait alors se faire avec la suite célèbre des images d'Epinal de l'atelier Pellerin avec l'artiste Georgin pour représenter l'épopée napoléonienne.
L'atelier Pellerin date de l'Ancien Régime et au moment de la Révolution française la vente d'images pieuses s'effondre et en phase politiquement l'atelier se met à publier des gravures napoléoniennes. Un coup d'arrêt y est mis avec la Restauration, et à partir de 1828 l'interdiction est enfin levée, la diffusion d'images à la gloire de l'Empire peut reprendre et cela va servir la cause montante de Napoléon III en quelques décennies. Ces images sont bien sûr brillamment coloriées, il y a eu une évolution technique au moment de la Révolution et elles vont disparaître avec les avènements de la photographie et de la bande dessinée.
Or, en 1828, il y a une nouvelle série d'images qui est mise au point, et cela n'en fera pas plus d'une soixantaines à la chute de Napoléon III. On n'est pas dans le relevé d'images d'Epinal jaillissant de toutes parts, on parle bien d'une collection historique, celle de Pellerin. Beaucoup de ces images d'Epinal portent le nom Bataille de... Pas toutes mais plusieurs. Certaines jouent sur la centre de l'image : Napoléon assis sur une chaise de dos avant Austerlitz ou Cambronne, l'homme du "Merde" au milieu d'un bataillon.
En clair, le titre "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" est un gonflement verbal du sobre "Bataille de Lutzen", où la mention se suffit à elle-même. Le mot "éclatante", c'est un peu comme nos journalistes contemporains qui nous expliquent comment penser les faits qu'ils nous mettent sous les yeux, pratique de manipulation.
Puis, un autre point important. Les images d'Epinal nous semblent en soi le plus important, mais elles étaient chacune accompagnées d'un texte conséquent, quelques lignes. Et ce texte était aussi important pour l'édification. Rimbaud fournit un sonnet avec un titre à rallonge qui devient aussi important pour nous édifier que le poème lui-même. C'est une imitation assez comique du texte qui suit l'image. Normalement, un art doit se suffire à lui-même.
Et les textes, par exemple celui de "La Bataille de Lutzen" peuvent entrer en résonance avec les vers de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck". J'y reviendrai, mais impatient je vous livre déjà mes réflexions.
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