lundi 29 avril 2024

Anges étranges : resserrement de l'importance d'Hugo, Gautier et Baudelaire autour de "Voyelles"

L'enquête est toujours en cours, mais je dresse un peu un état de ses avancées à mi-parcours. Je savais que cette rime allait surtout concerner Hugo et Baudelaire, mais avec cette différence que la relation "mondes" et "anges" est plus nette dans Les Contemplations. Puis, j'avais cette présence de la rime dans des poèmes épars de Gérard de Nerval.
L'enquête permet d'avancer.
Pour un lecteur de poésies de la seconde moitié du vingtième siècle, les deux recueils Les Contemplations et Les Fleurs du Mal sont des références précoces et primordiales, ce sont des recueils que nous relisons quantité de fois. Cela a un effet de banalisation de la rime "étrange(s)"/"ange(s)" qui figure aussi dans les poésies de Rimbaud.
Quand on élargit l'enquête à d'autres recueils du dix-neuvième et même à d'autres recueils de Victor Hugo, la rime "étrange(s)" / "ange(s)" devient rapidement beaucoup plus rare. Nerval est l'exception, puisque par son nombre limité de poèmes en vers il offre un peu le profil statistique du cas rimbaldien, je dirais. Tout cela sera mis à plat ultérieurement, je citerai systématiquement les extraits de Nerval qui m'intéressent, ceux de Rimbaud aussi, ce qui inclut "Les Corbeaux" où il n'y a pas la rime, mais les mots clefs "angelus" et "Armée étrange", avec "bonne voix d'anges" dans "La Rivière de Cassis".
Il y a une coïncidence importante que je remarque : le recueil Les Contemplations date de 1856 et la première version des Fleurs du Mal de 1857. Je vais d'ailleurs étudier l'évolution des mentions "ange" et "étrange" d'une édition à l'autre des trois des Fleurs du Mal. Il va de soi que l'idée d'une influence d'Hugo sur le recueil de 1857 n'est pas à retenir, puisque le recueil de Baudelaire relève d'une gestation lente, c'est un peu le recueil de toute une vie.
C'est une coïncidence, parce que les premiers recueils de Victor Hugo ne préparent pas du tout à cette abondance d'emploi dans Les Contemplations, donc c'est un peu comme si Hugo et Baudelaire s'étaient donné le mot d'utiliser cette rime et même le couplage des mots "ange" ("archange") et "étrange" au même moment de publication de leurs œuvres respectives, mais sans se concerter.
Mais, j'ai eu une surprise dans le cas de Baudelaire. J'ai pris pour référence la version de 1868 avec la préface de Gautier que j'ai incluse dans mon travail d'investigation. Cette édition n'est jamais prise comme le point de départ d'une recherche rimbaldienne, on se contente des éditions de 1857 et de 1861 vendues dans le commerce, alors que Rimbaud a clairement été le lecteur de l'édition de 1868 et du complément Les Epaves.
Prenons le cas de Longfellow. Rimbaud a écrit le poème "Being Beauteous" en reprenant cette expression à la rime d'un poème en anglais du recueil Voices of the night de 1839. Longfellow est un poète américain dont la réputation est énormément retombée au vingtième siècle, c'est de la poésie sentimentale assez faible, et Longfellow finissait plus volontiers par écrire pour les enfants. On dit rapidement que Rimbaud devait le sentir et donc "Being Beauteous" ce serait du Longfellow en volontairement amélioré et retourné. C'est plus compliqué que ça. Il y avait une relative barrière de la langue, et Baudelaire a imité à deux reprises Longfellow dans ses Fleurs du Mal, une fois dans "Le Guignon", une fois dans "Recueillement". Le plagiat dans "Le Guignon" est très connu, particulièrement sensible, et il vient précisément d'un poème du recueil Voices of the night. Seulement, Baudelaire n'a pas déclaré que "Le Guignon" et "Recueillement" s'inspiraient de poèmes de Longfellow. En revanche, dans l'édition de 1868 des Fleurs du Mal, Banville et Asselineau ont intégré le poème "Le Calumet de la paix" où le titre est complété de la mention "imité de Longfellow". Et il y aurait à dire sur une certaine ressemblance de manière de description, de mouvement et de plan d'influence cosmique d'un être sur les autres entre "Le Calumet de la paix" et "Being Beauteous". Et du coup Rimbaud ayant affaire à cette mention spéciale, il pouvait plus facilement avoir la volonté de lire du Longfellow et pouvait aussi plus facilement repérer la source anglaise du poème "Le Guignon".
Je remarque que Verlaine a cherché à introduire dans ses Romances sans paroles une citation en épigraphe de Longfellow, épigraphe en anglais, et que celle-ci a été remplacée par une épigraphe inédite, peut-être une "private joke" obscène, de Rimbaud : "Il pleut doucement sur la ville."
Je remarque que les commentaires de "Being Beauteous" s'en tiennent à considérer comme accessoire l'emprunt à Longfellow. Je pense qu'il va falloir creuser le sujet au contraire.
Vous comprenez donc l'importance de l'édition de 1868 des Fleurs du Mal pour un rimbaldien.
La préface de Gautier contient de nombreuses mentions du mot "étrange" et quelques-unes du mot "ange" si je ne m'abuse. Autrement dit, Gautier aurait repéré lui-même l'abondance si particulière de la mention "étrange" dans les vers de Baudelaire. Je dois aussi étudier si Gautier usait lui-même beaucoup de la rime "ange" / "étrange", je n'ai pas encore enquête à ce sujet. Cela ferait lien avec ce que j'ai trouvé dans les vers de Gérard de Nerval, l'ami de Gautier.
On verra.
La rime "ange(s)"/"étrange(s)" est très présente chez Baudelaire, et je l'enrichis des variantes avec "Michel-Ange" et surtout "archange". Je relève évidemment les mentions des mots "Ange" et "étrange" ailleurs qu'à la rime, et là encore ça reste une moisson exceptionnelle. Je rappelle que vers 2002 sur le site "Les Poetes.com", j'avais fait un relevé de tous les poèmes de Baudelaire où une strophe, un quatrain, un sonnet se terminaient par une mention du regard ou des yeux dans Les Fleurs du Mal, ce qui correspond au cas de "Voyelles".
Je remarque aussi que dans "Voyelles" Rimbaud utilise le néologisme "vibrements" qui vient de Théophile Gautier et le discours de la fin de préface de Gautier insiste sur la spiritualité de Baudelaire et du coup sa propension à être un voyant qui praique l'art des correspondances, et dans "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains" Baudelaire insistait sur le fait que les derniers recueils de Victor Hugo et même son roman Les Misérables révélait un Hugo voyant maîtrisant comme jamais l'art des correspondances. On a une confirmation de plus en plus écrasante que "Voyelles" fait référence à Baudelaire, Hugo et Gautier, et on n'est pas dans un pur objet de dérision pour Rimbaud.
Et la rime "anges"/"étranges" n'est pas dérisoirement vague.
La rime concerne en particulier Hugo. Pour "La Trompette du Jugement", le début de poème contient une rime "change"/"Archange", et la rime est peu présente, voire quasi pas du tout dans La Légende des siècles. La rime est très peu présente dans les recueils de Victor Hugo, il y a un début de relief dans Les Voix intérieures avec notamment un début de poème frappant où il est question de Virgile voyant païen qui annonce le Christ, mais le rapprochement est plus suggestif et spectaculaire qu'éclatant avec "Voyelles". Le recueil Châtiments lu dans sa version définitive, mais peu importe on dirait, déploie quelque peu la rime et les deux mots, et j'ai été frappé par le fait qu'une fin de poème "Les Martyres" soit si évidente à rapprocher des "Mains de Jeanne-Marie" et il en va de même avec un poème des Contemplations. Surtout, comme Nerval, l'emploi de la rime chez Hugo résonne fortement avec le cadre rimbaldien, mais il y a un élargissement facile à faire avec Baudelaire quand on élargit le cadre, car Baudelaire joue plus d'une fois sur l'ange ou la perspective de lumière qui juge ce monde ou le transcende, et le pluriel "mondes" accouplé à "anges" détourne de l'image d'un plan où en regardant le ciel on voit un ange du Jugement dernier et une pluralité de mondes.
Je vais systématiquement tous les extraits relevés chez Hugo et Baudelaire, et tout devient rapidement assez clair pour les lecteurs.
Je dois encore éplucher de près les poèmes de Lamartine, voire de Banville. Et puis faire des sondages complémentaires. Je dois étudier le cas des poèmes de Gautier aussi. Je dois étudier les mentions "monde(s)".
Je vais bien prendre mon temps.
En attendant, un petit bonus baudelairien. Le poème "Oraison du soir" s'inspire principalement de "Un voyage à Cythère" parmi les poèmes des Fleurs du Mal, mais son titre fait un écho tellement évident à "Harmonie du soir" que je ne saurais trop vous conseiller de lire d'abord "Oraison du soir" et d'enchaîner la lecture du dernier tercet avec celle de "Harmonie du soir". Je pense que vous aurez un effet d'incidence de lecture des fleurs ployant consentantes sous l'urine à l'effet de tournoiement des fleurs dans "Harmonie du soir"...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire