En 1865, dans une revue nommée L'Art, Verlaine, grand poète mais discutable historien de la poésie, écrivait ceci dans un article consacré à Charles Baudelaire :
[...] Baudelaire est, je crois, le premier en France qui ait osé des vers comme ceux-ci :... Pour entendre un de ces concerts riches de cuivre...... Exaspéré comme un ivrogne qui voit double...[...]
En 1968, Marcel Ruff citait dans son Rimbaud (Connaissance des Lettres, Hatier, page 24) ce propos de Verlaine et le trouvait assez juste, selon une argumentation approximative spécieuse :
La remarque paraît exacte. Chez Baudelaire le nombre relativement élevé de tels vers, une quinzaine au moins, prouve que la recherche en est consciente et voulue. Avant lui, les exemples extrêmement rares qu'on en pourrait trouver ne sauraient être considérés que comme des négligences ou des maladresses.
On appréciera tout de même la réserve : "paraît exacte" pour Marcel Ruff et "je crois" pour Verlaine. Dans la citation des deux vers de Baudelaire, Verlaine souligne en italique (j'ai inversé en soulignant ces mots en caractères romains) les mots "ces" et "un" qui n'ont rien à faire devant la césure. Il s'agit de mots d'une syllabe qui exige pour le dire grossièrement une jonction rythmique avec la suite immédiate, ils n'ont pas de droit à l'autonomie rythmique.
A une époque où la versification n'intéressait pratiquement personne, Ruff pouvait avec sincérité trouver l'argument assez juste et croire que les vers antérieurs qui avaient eu un tel profil relevait d'une maladresse, d'une négligence involontaire.
Depuis l'avènement des études métriques des travaux de Jacques Roubaud et de Benoît de Cornulier qui ont eu pour conséquence de redonner de l'importance au respect d'une césure stable étendue à tout un poème, il en va tout autrement. Il est impossible que ces audaces soient involontaires, mais il se trouve aussi qu'un long travail de recension à commencer.
Pourtant, métriciens ou non, Cornulier, Gouvard, Murphy et nombre d'universitaires étudiant les vers de Rimbaud et Verlaine continuent de sous-évaluer l'importance des cas antérieurs à Baudelaire.
Les métriciens, Gouvard et Cornulier, ont tout de même relevé un certain nombre de vers déviants ou artificiellement déviants dans des alexandrins de Corneille, Racine et quelques autres, jusqu'à l'enjambement de mot à sous-entendu obscène : "dis+potaire féminin", etc. Ce qui a manqué aux études métriques de Cornulier, Gouvard, Bobillot, etc., c'est une étude, relevés à l'appui, des enjambements secs d'adjectifs épithètes, de compléments du nom, parfois de compléments d'objets, ainsi que des interruptions brusques d'une phrase en-dehors des frontières d'hémistiches et vers. Une telle étude aurait révélé que ces procédés disparus de la poésie classique des XVIIe et XVIIIe siècle ont fait un retour discret à l'époque de la Révolution avec André Chénier, Malfilâtre traduisant Virgile et le poète Rouher, mais qu'ils ont ensuite été refoulés jusqu'à l'arrivée de Vigny qui avait repéré ces faits dans les poésies de Chénier qu'il imitait abondamment. J'ai dressé tout un historique des premiers adjectifs épithètes rejetés à la césure avec "Dolorida" de Vigny, les premiers exemples de Victor Hugo et de Lamartine en 1824 et 1825, puis le développement que cela a pris. Mais, Gouvard et Cornulier n'ignorent pas que Victor Hugo et Alfred de Musset ont pratiqué ces audaces dans leurs vers de théâtre, sauf que Gouvard, l'auteur d'une thèse dirigée par Cornulier qui est devenu un livre Critique du vers n'en a tenu aucun compte et s'est permis de redire l'avis de Ruff. Il a constaté une poignée dérisoire de vers chahutés autour de 1830, sans penser à l'influence évidente du théâtre hugolien, puis il a salué le procédé systématique de Baudelaire qui a fait florès à partir de 1851. Et les études métriques étant particulièrement valorisantes dans le cas de Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, l'invention est désormais attribuée à Baudelaire avec l'article de Verlaine pour caution. C'est de la manipulation intellectuelle pure et simple dans l'état actuel de nos connaissances.
Alors, je ne vais pas revenir sur les rejets d'épithètes et la transformation du vers de Vigny à Hugo dans la décennie 1820. Moi, je vais directement m'attaquer à la légende selon laquelle Baudelaire a inventé le "comme un" à la césure sans rien devoir à personne, qu'il n'a en rien inventé son procédé de toute façon, et que les césures sur "comme" dont il a usé plusieurs fois viennent de Victor Hugo qui en est le véritable inventeur, et en même temps on appréciera les nuances, puisque Baudelaire a tout repris à ses prédécesseurs, mais même la création chez Hugo est à relativiser. Un fait amusant à observer encore, Verlaine précisait qu'il s'en tenait au cadre français, ce qui est amusant vu qu'il existe des enjambements de mot antérieurs à Baudelaire dans des poèmes en anglais de Shelley par exemple, mais les logiques métriques et accentuelles des deux langues ne permettent pas de superposer facilement les analyses et de leur prêter les mêmes implications culturelles.
En tout cas, dans un poème probablement antidaté de 1823, mais paru dans une édition des Odes et ballades en 1828 (sinon plus tôt en 1826, car je n'ai pas encore vérifier toutes les évolutions du recueil), Victor Hugo a placé la forme "comme si" à la césure. Il s'agit du poème "Mon enfance". Je pense que le poème est antidaté, puisque ce qui a attiré l'attention sur les césures chahutées de Vigny c'est la publication de "Dolorida" de Vigny dans le périodique La Muse française des frères Hugo en 1823, bien qu'il y avait déjà des rejets d'épithètes dans un poème épique déjà publié par Vigny en 1822, il y en avait même d'autres, mais il est sensible que la versification de Victor Hugo et dans une moindre mesure de Lamartine a évolué à partir de 1824, et même plutôt 1825.
En tout cas, même en datant le poème de l'édition de 1828, cela s'est produit vingt-trois ans avant les premiers exemples attestés de Baudelaire en 1851. La forme "comme si" implique d'évidence un parallèle avec la forme "comme un" que Baudelaire a initiée dans le poème "Un voyage à Cythère", Verlaine citant un exemple plus tardif du poème "Les Sept vieillards".
Cornulier ne relève pas la conjonction "si" dans ces critères discriminants, mais c'est un point problématique dans son approche. Dans les vers de Corneille, Racine, Molière, etc., la césure est régulièrement placée avant la conjonction "si", même quand une virgule apparaît après le mot "si". Il existe un vers avec interruption de parole dans une comédie de Molière où le "si" est à la césure, mais il s'agit d'une licence liée à l'effet d'interruption de la parole.
Il existe plus souvent des interruptions de la parole après la conjonction "si", mais celle-ci est tout de même placée après la césure.
A cette aune, il est indiscutable que le vers suivant a une importance historique réelle dans l'apparition des césures chahutées romantiques puis parnassiennes :
Je rêvais, comme si j'avais durant mes jours,[...]
Le recueil Odes et ballades est antérieur aux publications du drame Cromwell et du recueil des Orientales, antérieur donc notamment à l'avènement du trimètre hugolien (modèle de trimètre qui est repris à quelques exemples classiques (Agrippa d'Aubigné, Corneille, Molière dans Le Bourgeois gentilhomme et La Champmeslé ou Scarron), exemples rares que nous ne traiterons pas avec Marcel Ruff de négligences involontaires...)
Agrippa d'Aubigné est l'inventeur du trimètre dans ses Tragiques. Cornulier n'admet pas la réalité d'un trimètre, d'ailleurs répété dans des vers intégrés à la comédie du Bourgeois gentilhomme, sauf que parmi les premiers trimètres sensibles de Victor Hugo il y en a visiblement un qui s'inspire directement de ceux du Bourgeois gentilhomme, c'est même le premier qui se rencontre dans les Orientales si je ne m'abuse.
Mais tel n'est pas le sujet ici. Je cite Agrippa d'Aubigné, parce que les premiers vers des Tragiques commence par une rime "homme"/"comme" où de manière frappante le mot "comme" est suspendu à la rime, au tout premier vers même de l'œuvre épique. Hugo fera aussi ostentatoire au premier vers du drame Hernani avec le célèbre entrevers de "l'escalier / Dérobé". Ce n'est pas du tout le premier rejet d'épithète de Victor Hugo, mais il est ici à l'entrevers des vers 1 et 2 de son drame, donc ostentatoire comme je disais.
Il faut bien sûr considérer que l'état de la langue a évolué, y compris au plan rythmique, au plan de la solidarité des mots entre eux. Pour Aubigné, le décrochage rythmique était sans doute plus naturel à son oreille et le mot "comme" gardait sans doute un peu de l'autonomie de la forme comparable "comment". Ce n'était pas le cas à l'époque de Victor Hugo et celui-ci ayant lu Les Tragiques a identifié une forte audace et s'est senti autorisé à emboîter le pas, et c'est Victor Hugo seul, et Victor Hugo lui-même qui a inventé de placer le "comme" à la césure de différents alexandrins, ce qu'il a fait avec une certaine régularité parcimonieuse dans ses drames Cromwell, Marion de Lorme, Hernani, Ruy Blas et il l'a pratiqué aussi dans le poème "Force des choses" des Châtiments en 1853, quatre ans avant la publication de la première édition des Fleurs du Mal.
Dans Cromwell, Hugo a pratiqué la césure après la préposition "par" et dans Marion de Lorme il a pratiqué la césure après le déterminant "un" et plus précisément après la forme "C'est un", de manière à souligner l'importance du mot rejeté après la césure : "Comme elle y va ? / C'est un refus ? / Mais je suis vôtre." (ponctuation à contrôler...)
Présent à certaines soirées en compagnie de Victor Hugo, et désireux lui aussi de s'imposer sur le théâtre, Musset a écrit des pièces en vers dont l'une Les Marrons du feu s'inspire de Victor Hugo et d'Agrippa d'Aubigné pour un rejet entre deux vers : "[...] Comme une / Aile de papillon". Musset s'inspire du "C'est un" de Marion de Lorme, du "comme si" des Odes et ballades et du "comme" à la césure, mais en repassant à la rime comme pour le "comme" d'Agrippa d'Aubigné qui avait fait faire à Hugo la démarche inverse de déplacement à la césure. A partir de 1851, quand Baudelaire exploite à la césure la forme "comme un" il invente peut-être le fait de placer cette configuration à la césure, mais il ne fait que reprendre le modèle de Musset dans Les Marrons du feu et il fait écho au "comme si" des Odes et ballades. Baudelaire va aussi reprendre le "c'est un" de Marion de Lorme : "Vivre est un mal. C'est un + secret de tous connu !" (Semper eadem). Tous les "comme" à la césure de Baudelaire viennent aussi de l'influence de Victor Hugo. Préposition ou déterminant, Hugo a l'antériorité avec Cromwell et Marion de Lorme, et quelques césures chahutées dans la décennie 1830 ont vu le jour dans la poésie lyrique, dans la mesure où il n'a pas paru tout de suite évident que, et sous l'influence réprobatice de Sainte-Beuve probablement, Hugo allait s'interdire de tels procédés dans sa poésie lyrique. Certains vers de Desbordes-Valmore et Pétrus Borel n'ont pas été relevés par Gouvard. Borel pratique l'enjambement de mot. Et il y les formes en "que" de Philothée O'Neddy. Des poètes que Baudelaire lisait de près...
Il faudrait aussi étudier le cas des vers de Banville, à la fois à la césure et à la rime. Banville retouchait ses vers, et c'est vrai que les césures ne sont pas chahutées dans l'édition de 1842 des Cariatides, ce qui change du tout au tout quand il remanie ses poèmes pour les éditions ultérieures, mais il y a quelques configurations frappantes à la rime m'a-t-il semblé dans l'édition de 1842, notamment à cause du mot "qui" à la rime si je ne m'abuse.
Baudelaire a eu un rôle déclencheur évident à partir de 1851, mais il n'a rien inventé du tout, il a systématisé ce que Victor Hugo avait expérimenté avant lui.
Il va falloir arrêter avec l'imposture intellectuelle. De toute façon, je ne lâcherai pas le morceau. S'il faut attendre que les pontes meurent, on lâchera tout quand ils seront morts, on y arrivera, et le public il méprisera les petits coups de pendards. C'est tout ce qui va se passer. Dommage pour ceux qui actuellement voudraient apprendre et connaître, et mieux goûter la poésie du dix-neuvième siècle.
Le dossier sur la rime "étranges"/"anges" s'étoffe et comme je l'avais prévu le rôle clef vient du recueil Les Contemplations. Pour "Voyelles", on minore l'influence hugolienne au profit des "Correspondances" de Baudelaire et même au profit de "Une charogne" à cause des mouches, on avait l'intertexte "La Trompette du jugement" lancé par Barrère, mais il a eu une époque de mise à l'écart (années 1980-1990), il est revenu dans les années 2000, mais derrière il y a mon article de 2003 "Consonne" où j'insistais énormément sur les images cosmiques des Contemplations et sur l'aube, et je citais aussi d'autres recueils. Or, l'enquête sur la rime étrange/ange, avec un point d'appui pour le sens du côté de vers de Nerval (mais j'ai du mal à le prendre pour une source imposée de Rimbaud à la base), je constate une rareté de la rime, peu de recueils hugoliens sont concernés et intéressants sur le sujet, avec tout de même Les Voix intérieures et les Châtiments. La rime n'est pas dans "La Trompette du Jugement" où j'ai au début plutôt la rime "Archange"'/"change", laquelle a son intérêt quelque peu, mais trop indirect. Et puis la rime est banale dans Les Contemplations avec une pléthore d'échos significatifs avec le tercet final de "Voyelles", j'ai aussi repéré les mots ange, archange, étrange quand ils ne sont pas à la rime, et ça se confirme ou conforte. J'ai même relevé un poème où la fin ressemble à celle de la fin des "Mains de Jeanne-Marie". J'ai du dossier. Je vais aussi considérer le pluriel mondes et quelques éléments assimilables, j'ai l'idée d'ange au regard de femme.
RépondreSupprimerJe rappelle que Les Contemplations ce n'est qu'un parmi plusieurs recueils hugoliens, à l'époque Verlaine le daube, beaucoup préfère les premiers recueils, c'est différent pour Baudelaire qui l'a écrit, et visiblement aussi pour Rimbaud.