Le poème "L'Eternité" est composé de six quatrains de rimes croisées ABAB en vers de cinq syllabes. Le quatrain de rimes croisées est la forme strophique minimale en poésie, puisque le distique de rimes plates AA n'offre pas de structure interne, quand on peut identifier un module AB dont la rime principale est notée B dans le quatrain de rimes croisées. Le quatrain ABAB est une forme particulièrement courante au dix-neuvième siècle vu la tendance générale à une raréfaction et simplification des formes strophiques au cours de ce siècle. Cet aspect banal ne doit pas primer dans l'analyse, sauf à servir de support stable pour identifier les irrégularités des rimes en fonction du modèle attendu.
Ce qui doit retenir l'attention, c'est le choix du vers court de cinq syllabes et la répétition en guise de bouclage d'une des six strophes, puisque le premier quatrain est répété à l'identique à la fin. Je ne m'attarderai pas sur la petite altération : le passage de la majuscule à la minuscule pour l'initiale du mot "Eternité". Les rimbaldiens sont friands de ces détails graphiques, ils vous soutiennent que, quand un journaliste écrit "Sarrebrück" il commet une faute d'orthographe, mais quand c'est Rimbaud ce serait pour saluer une victoire sur le sol allemand, ce qui est d'une logique assez bancale : Bërlin, Bönn, Drësden. Soyons sérieux ! Rimbaud a commis une faute d'orthographe sur Sarrebrück, sans doute à cause de ses lectures, et dans le Progrès des Ardennes le récit "Le Rêve de Bismarck" a été imprimé avec la leçon correcte "Sarrebruck" sans qu'on ne sache si cette correction vient du gérant et détenteur du journal, Jacoby, ou d'un Rimbaud qui a depuis son poème appris la bonne orthographe via Izambard, Demeny ou tout autre canal. Rimbaud avait aussi écrit "Ma Bohême" en titre de poème, confondant la région géographique "Bohême" avec son sujet : la vie de bohème. Donc, avant de trouver significative la minuscule à "éternité" dans le dernier quatrain, il faudra que j'y aie trouvé une bonne raison, mais je ne vais pas m'acharner à en inventer une.
En tout cas, nous passons de six quatrains à seulement cinq quatrains distincts.
Bizarrement, beaucoup de rimbaldiens pensent que le poème décrit un couchant, et malgré son titre d'article avec le mot "alba", Antoine Nicolle développe une thèse d'alternance entre une voix diurne et une voix nocturne quatrain par quatrain, et il m'a même semblé qu'il disait du quatrain de bouclage qu'il décrivait plutôt un couchant. Mais, bon, je n'ai pas encore lu son article, j'ai trouvé ça tellement nul en le survolant qu'il m'est tombé des mains.
Je reviens sur l'erreur grave de l'interprétation du couchant.
Nous avons un décompte de cinq quatrains qui tous décrivent un aspect du constat d'éternité opéré par le poète.
Je vous passe en revue les quatre quatrains non répétés.
Ame sentinelle,Murmurons l'aveuDe la nuit si nulleEt du jour en feu.
Dans mon esprit, il est clair, net et précis que le poète décrit un lever du jour. La nuit est chassée pour laisser la place au jour. Je n'ai pas besoin de réfléchir à ma lecture, elle s'impose à moi. Le choix du verbe "Murmurons" fait écho à l'idée des vagues de la mer qui montent vers le Soleil à l'horizon, c'est un avant-goût de la leçon "mer mêlée" pour "Alchimie du verbe", et vous identifiez une référence voulue par Rimbaud au mot "mer" dans la double syllabation "mur" de ce verbe. Et la mer et le poète murmurent l'aveu de la nuit si nulle pour demander à accéder au jour en feu. La nuit doit céder la place au jour, c'est la demande de ce quatrain et c'est aussi une demande bénie par l'événement, sinon le poète ne chanterait pas l'avènement de l'éternité.
Je ne vois pas là-dedans la possibilité de lire un couchant sous prétexte que le "jour en feu" ce serait le soleil couchant flamboyant se déposant sur la mer à laquelle il se mêle. Il y a aveu que la nuit si nulle doit céder la place au jour, et l'expression "jour en feu" ne convient d'ailleurs pas pour décrire un "couchant". Ce n'est pas le ciel ou l'horizon qui sont en feu, c'est le jour, et le jour en tant qu'il s'oppose à la nuit si nulle. On n'est pas dans l'idée d'admirer un feu avant qu'il s'éteigne.
On me reprochera d'expliquer longuement ce quatrain, mais moi je n'ai jamais lu différemment ce quatrain. J'explique ma lecture spontanée qui est mienne pendant les quelques secondes de lecture immédiate des quatre vers.
Me faire sortir de cette lecture-là, ce n'est pas demain la veille.
J'ajoute que je considère aussi depuis toujours que l'introduction en prose de ce poème dans "Alchimie du verbe" est un très clair commentaire de ce quatrain : le poète a écarté du ciel l'azur qui est du noir, donc une forme de la "nuit si nulle" et il a vécu étincelle d'or de la lumière Nature. Le "jour en feu" apporte cette lumière et c'est une étincelle qui apporte, pas un incendie de déperdition.
Là, j'explique la lecture du poème au ras des pâquerettes.
Passons au second quatrain :
Des humains suffrages,Des communs élansLà tu te dégagesEt voles selon.
Il est question très clairement d'élévation, puisque ce sentiment d'éternité s'extrait de la condition humaine et de la trivialité commune. Nous avons la succession verbale : "dégages" et "voles". En clair, le "jour en feu" s'envole lui aussi. On a la confirmation pour deux quatrains et pour l'introduction en prose du poème dans "Alchimie du verbe" qu'il y a une affirmation du jour qui s'élève dans le ciel. On ne peut pas être plus clair (oui, cette phrase et plus haut "ce n'est pas demain la veille" sont des jeux de mots avec le sens du poème).
Passons au troisième quatrain :
Puisque de vous seules,Braises de satin,Le Devoir s'exhaleSans qu'on dise : enfin.
Ce quatrain est clairement un prolongement du précédent, c'est une subordonnée qui se rattache à la proposition principale du quatrain précédent, et on a encore l'idée d'une élévation avec le vers : "Le Devoir s'exhale". Et le vers 4 : "Sans qu'on dise : enfin," n'est pas compatible avec la lecture d'un couchant, puisque pour voir un couchant il faut précisément attendre la fin du jour.
Là, pas d'espérance,Nul orietur.Science avec patience,Le supplice est sûr.
Le mot "orietur" est un mot de latin qui désigne une prière du matin et qui est un parent immédiat du mot symbolique fortement connoté chez Rimbaud : "orient", et le mot "orient" est fortement connoté dans toute la littérature romantique avec un modèle particulièrement prégnant qui est Victor Hugo.
Le refus de l'orietur est un rejet d'une conception du matin chrétien pour un matin que pour dire vite on considérera païen, le mariage du soleil et de la mer.
Le mot "orietur" est la preuve la plus éclatante que le poème de Rimbaud fixe en image un lever du jour tout au long de ces cinq ou six quatrains constitutifs.
J'en arrive alors au quatrain de bouclage :
Elle est retrouvée.Quoi ? - L'EternitéC'est la mer alléeAvec le soleil.
Un aspect comique et intéressant de ce quatrain est qu'il donne le contrepoint de l'incrédule. L'éternité est confondue avec un moment et ce moment est de confusion du soleil et de la mer à l'horizon. Il y a deux moments possibles : l'aube ou le couchant. Dans l'idée du couchant, on insiste plutôt sur le mouvement descendant du soleil qu'on a tout le temps de suivre, alors que l'aube permet d'imaginer que la mer va vers le soleil elle-même. Le symétrique du couchant voudrait qu'on considère que le soleil échappe à la mer où il a dormi en se levant, mais ce n'est pas ce que dit Rimbaud. Il développe l'idée que la mer acquiesce à l'avènement du soleil et l'accompagne. L'idée est simple, le poète fixe l'horizon, et les vagues de la mer vont jusqu'au soleil et au point de fusion auroral on a un mariage de lumière sur la surface de la mer, on a l'idée d'une mer qui a fait tout ce chemin avec ses vagues et qui entoure le soleil au loin pendant que d'autres vagues cherchent encore à atteindre l'horizon.
J'ai toujours lu ce poème de la sorte et c'est toujours ainsi qu'il m'a émerveillé en tant que récit imagé.
Ce n'est pas le cas de nombreux rimbaldiens...
Je ne comprends pas. J'ai beau chercher, je ne comprends pas leur problème. Verlaine a écrit un poème sur les "couchants" en vers de cinq syllabes, il s'intitule "Soleil couchants", est très mélancolique et fait partie des Poèmes saturniens. Le poème de Rimbaud est sensiblement différent.
Le bouclage rappelle des pratiques de poètes variés, et parfois obscurs, qui pratiquaient une poésie plus relâchée mais qui se voulait plus chansonnière. Je citais récemment des poèmes d'Auguste de Châtillon.
Et c'est ici que doit intervenir une connaissance minimale sérieuse sur le statut des longueurs de vers. Pour les classiques, la poésie n'est sérieuse que si les vers ont des hémistiches : l'alexandrin et le décasyllabe, du moins un certain profil de décasyllabe. On peut le dire autrement : pour un classique, un grand vers a obligatoirement au moins un hémistiche de six syllabes : alexandrin ou décasyllabe. Le vers de huit syllabes sans césure garantit lui aussi un minimum de sérieux.
On peut penser qu'au-delà de l'alexandrin, les classiques considèrent qu'il n'y a plus que de la prose, le vers de treize syllabes avec des hémistiches de cinq et huit syllabes de Scarron relevant de l'excentricité prosaïque précisément.
Les vers de moins de huit syllabes sont des vers de chanson, ils ont des capacités lyriques évidentes, charmeuses, mais l'idée c'est que leur brièveté et le retour rapide de la rime empêchent de considérer avec gravité les propos tenus par le poète. Les vers de moins de huit syllabes sont admis pour créer des contrepoints, surtout le vers de six syllabes, mais en clair écrire des vers de moins de huit syllabes c'est être moins ambitieux poétiquement, selon la perspective du poète classique. Et les vers d'une, deux ou trois syllabes sont de méprisables jeux acrobatiques. Un Ronsard en les exploitant en contraste à des vers à peine plus longs, c'est donc montrer coupable.
Les romantiques n'ont pas fait voler en éclats cette théorie classique, mais ils en ont nuancé la portée. Et, par conséquent, au dix-neuvième siècle, de nombreux poèmes en vers courts deviennent acceptables et passent pour des poèmes parfois essentiels. Sans le savoir, les faiseurs d'anthologies en citant "Chanson d'automne" et "Soleils couchants" de Verlaine ont parachevé cette transformation du jugement, mais ce jugement discriminant valait encore sous la plume de Verlaine ou d'Hugo, comme sous la plume de Rimbaud. L'idée est toutefois qu'une vraie poésie est à chercher dans les voies d'inspiration populaires proches de la chanson.
Pour identifier des sources à la pratique de Rimbaud, il faut se reporter non pas au palmarès des grands poètes romantiques et parnassiens, du moins pas sans problématique d'approche, mais il faut se reporter à la pratique chansonnière de nombreux poètes secondaires et il faut évoquer la célébrité des chansons de Béranger. Il y a tout un relevé à faire des poèmes en vers courts du dix-neuvième siècle, romantiques ou parnassiens, tout un relevé à faire des "romances", tout un relevé à faire aussi des poèmes qui adoptent soit des refrains, soit privilégient le bouclage par une répétition de strophe qui est si pas un refrain en tant que tel du moins une concession à la légèreté de chant de la voix poétique. Et j'insiste aussi sur l'idée des négligences de versification qui vont parfois de pair avec une telle prétention. En clair, les mauvaises rimes de Rimbaud ne sont pas une table rase, ils s'inscrivent dans une tradition du dix-neuvième où la poésie plus populaire commence à réclamer une reconnaissance et où la négligence des règles sonne un peu le glas d'une poésie pontifiante.
Lamartine, Vigny, Musset lui-même, Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire et quelques autres ne conviennent pas pour identifier correctement la filiation.
Deux poètes majeurs ressortent tout de même : Hugo et Banville. Mais, c'est le cas hugolien qui va nous intéresser ici.
Dès son recueil des Odes et ballades, recueil qui a évolué jusqu'en 1828 à peu près, Hugo offre des exemples de poèmes avec des vers courts acrobatiques. Il va offrir des séquences strophiques en vers courts dans son recueil des Orientales. Et le premier poème des Orientales qui s'intitule "Le Feu du ciel" est une création de longue haleine qui recourt à plusieurs longueurs de vers et à plusieurs moules strophiques, un poème aussi qui donne une grandeur épique à une scansion en diptyque qui se rapproche du refrain. Notons par exemple que Victor Hugo va créer des suites de vers courts où certains vers ne riment pas par deux, mais par trois, ce qui fait que mécaniquement la rime reprise trois fois rapidement possède un relief étonnant qui introduit dans une composition ambitieuse une touche de légèreté du charme poétique envoûtant.
Mais le poème est aussi en partie composé d'alexandrins, son début en particulier.
Et c'est là que je voudrais citer une partie importante de ce poème.
Il s'agit des deux sizains la partie numérotée II, et alors que j'ai annoncé l'intérêt d'une recherche du côté des formes chansonnières, voilà que l'hétérogénéité du poème "Le Feu du ciel" me fait passer de la réalité d'un recours aux vers courts à une séquence en sizains d'alexandrins alternant avec des octosyllabes qui est à la fois une source pour Paul Valéry et pour le poème "L'Eternité" de Rimbaud :
La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.L'oiseau fatigue en vain son inégal essor.Ici, les flots, là-bas, les ondes ;Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ;L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassésRouler sous les vagues profondes.Parfois de grands poissons, à fleur d'eau voyageant,Font reluire au soleil leurs nageoires d'argent,Ou l'azur de leurs larges queues.La mer semble un troupeau secouant sa toison ;Mais un cercle d'airain ferme au loin l'horizon ;Le ciel bleu se mêle aux eaux bleues.
Vous identifierez le modèle pour "Le Cimetière marin" de Valéry : "La mer, la mer, toujours recommencée !" Quand je mangeais au restaurant universitaire de l'Arsenal à Toulouse, il y avait à la fin des années quatre-vingt-dix une grande fresque murale où ce vers de Valéry était cité. Le poète sétois s'est inspiré du premier des deux sizains que je viens de citer, sizain qui use superbement des reprises "mer" ou "flots" et même de l'unique occurrence du mot "ondes".
Ces deux sizains ont eu une influence plus que probable sur la composition du "Bateau ivre" : "L'oeil...", "de grands poissons", "Font reluire au soleil leurs nageoires d'argent," cela fait clairement écho à la volonté de montrer les dorades et les poissons d'or aux enfants. Nous retrouvons l'image de la mer comme un troupeau. Mais, le rapproche intéresse aussi le poème "L'Eternité". Le premier sizain donne une vue assez saisissante du mouvement des vagues poussé jusqu'à l'horizon, ce qui illustre la logique rimbaldienne de "la mer / Allée avec le soleil". Rimbaud a finalement choisi la forme verbale "mêlée" dans la version du poème retenue pour "Alchimie du verbe" : "La mer mêlée / Au soleil". C'est avec le même verbe que Victor Hugo marie plus haut le bleu du ciel au bleu marin.
Je n'ai pas fait une exégèse du sens profond et caché du poème "L'Eternité", me contentant d'indiquer la mise en conserve de la religion chrétienne avec le "Nul orietur" qui suffit à prouver que le poème "L'Eternité" est proche en visée de sens de "Génie" des Illuminations. J'ai simplement défendu une lecture spontanée du poème qui me paraît pleinement évidente et que je rattache à un arrière-plan historique que ceux qui lisent régulièrement de la poésie peuvent identifier. Et j'ajoute que le poème "Le Feu du ciel" est un poème d'annonce d'un jugement dernier, un avant-goût de "La Trompette du jugement", donc on a bien cette grande dialectique Nature et religion dans les images qui va de Victor Hugo à Arthur Rimbaud, mais avec évidemment des finalités idéologiques distinctes.
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