Les articles du nouveau numéro de la revue sont répartis sur trois sections : "Hommage à Marc Ascione" "Varia" et "Singularités", mais certains sujets traités sont transversaux, on l'a vu avec "Vénus anadyomène", la singularité étant d'ailleurs précisément un hommage court à Ascione à deux égards : il est cité comme source de la réflexion et la section a été inventée suite à une scie inventée par Ascione : il y a bien des "singularités qu'il faut voir à la loupe" dans les poèmes de Rimbaud. Le cas du commentaire du "Châtiment de Tartufe" par Gilles Lapointe fait partie des cas transversaux. L'auteur s'inspire d'une étude de référence de Steve Murphy publiée en 1991 dans le volume Rimbaud et la ménagerie impériale. La base est la révélation d'un acrostiche indiscutable : "Jules Ces..." que la signature "Arthur Rimbaud" complète. Et dans cette lecture, Murphy envisage que Rimbaud ne fait pas qu'imiter la manière de Victor Hugo dans ses Châtiments, mais il épinglerait Hugo lui-même en le considérant comme encore trop complaisant avec le méchant Napoléon III : "L'homme se contenta d'emporter ses rabats..." Encore une fois, malgré les apports décisifs de l'étude de Murphy, je ne peux que trouver complètement farfelue cette espèce de pirouette finale de la part de Murphy. On est dans le "jamais assez" qui mangeait déjà l'article de Bataillé sur "Vénus anadyomène", "jamais assez" qui concerne certaines études de Murphy lui-même, et de plus nous sommes dans l'abandon à la thèse automatique : Rimbaud est un baudelairien qui casse du hugolâtre. Lapointe va, au contraire de nous, tenter de renforcer le "jamais assez" murphyen. Son article porte le titre : "Victor Hugo ou le châtiment d'un Tartufe" et dès la première phrase il se met sous la référence des travaux de Steve Murphy et d'Yves Reboul qui ont souligné à plusieurs reprises combien Rimbaud réécrivait des vers de Victor Hugo pour polémiquer avec lui. Notons tout de même une différence d'approche entre Murphy et Reboul. Murphy s'inscrit dans une tendance rimbaldienne majoritaire qui considère qu'aimer les vers d'Hugo c'est être hugolâtre, Rimbaud est un baudelairien et quand on va admirer la nouveauté de Rimbaud ce sera exclusivement en tant que disciple de Baudelaire, jamais en tant qu'inspiré par Hugo. Le discours de Reboul est différent et il l'a écrit : Hugo est celui qui a le plus compté pour Rimbaud, mais l'actualité politique de la Commune a frustré Rimbaud dans ses attentes à son sujet. Je fais également partie des gens qui pensent que l'importance de Victor Hugo est anormalement minorée. Je constate que Rimbaud réécrit massivement des poèmes de Victor Hugo, qu'il dialogue politiquement avec Victor Hugo et joue donc la rivalité avec lui, et, comme je suis intelligent, je n'ai pas une lecture au premier degré de la célébration de Baudelaire en "vrai dieu", j'ai cette capacité visiblement hors du commun à identifier un enthousiasme récent provoqué par l'élite parisienne dans laquelle Rimbaud veut se fondre et de laquelle il a eu un aperçu lors de son séjour parisien du 20 février au 10 mars. Rimbaud fustige la forme "mesquine" de Baudelaire, ce qui aurait dû alerter les rimbaldiens au sujet d'un poète dont la manière plus volontiers hugolienne est bien sensible.
En tout cas, explorons le cas de ce nouvel article sur "Le Châtiment de Tartufe". Toute une partie du début de l'article redit ce qui était déjà dans le livre de Murphy qui passait lui-même de la lecture d'un poème anticlérical plat à une charge contre Napoléon III. Puis, tout d'un coup, Lapointe cite une phrase de charabia de l'article de Murphy en la considérant avec importance : "S'est-on jamais demandé si la première démystification n'est pas formulée de manière à occulter sciemment des démystifications moins évidentes ?" Et on passe alors dans le "jamais assez" de l'abandon à la polysémie, à la multiplication sans fin des perspectives de lecture : "Le texte-masque s'enveloppe en effet de multiples couches de sens qu'il faut décrypter pour mieux entendre ce que le poème donne à lire." Et on a droit à des affirmations sur la nécessité de briller par des énigmes pas trop faciles pour le lecteur. Le lecteur pouvait identifier l'allusion au recueil hugolien de 1853 dans la reprise du mot "Châtiment" qui figure dans le titre et en attaque de vers du côté du sonnet rimbaldien, c'est donc qu'obligatoirement cette révélation est un peu un leurre, un masque, qui cache quelque chose de plus profond. - C'est ça la poésie ? C'est un pareil échafaudage de devinettes avec une première qui est un trompe-l'œil ?
Lapointe va citer pourtant des vers intéressants des Châtiments à rapprocher en tant que sources éclairant le discours rimbaldien ("Oh ! s'il pouvait un jour passer par le chemin / Nu, courbé, frissonnant, [...]"), et c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour prolonger l'étude de Murphy, sauf qu'il ne s'y arrête guère, il ne commente pas ses vers, il en fait des béquilles pour affirmer en réflexion hors-sol que nous passons de la mise à nu de Tartufe à la mise à nu de Victor Hugo lui-même. Si on a trouvé si tard que le poème "L'Homme juste" parlait de Victor Hugo, c'est qu'il y a un avenir de critique rimbaldien à démontrer que plein de poèmes cachent des mises en conserve de Victor Hugo que nous n'avons pas vues. En clair, l'auteur pose ce qu'il doit trouver avant de l'avoir cherché.
Alors, tout d'un coup, on a un truc qui intrigue un peu. Hugo serait le premier écrivain à avoir utilisé l'interjection "Peuh !" dans ses livres, d'après les recherches de Lapointe (ce qui veut dire que Rimbaud n'avait forcément aucune conscience du fait, si jamais il doit être avéré), mais le rapprochement a une force troublante, puisque, dans Notre-Dame de Paris, le "Peuh !" est celui du roi condamnant dédaigneusement à mort Gringoire, avec désinvolture. Ici, le "Peuh !" est approximativement un jugement dédaigneux, mais le "Peuh !" du sonnet rimbaldien juge le jugement ici. Le rapprochement n'a rien de très pertinent malgré les deux atmosphères communes de jugement public. Mais la reprise serait plutôt de l'ordre de l'hommage à Hugo. - Pensez-vous ? Non, car dans "Peuh !" il y a un "h" minuscule, un "h" minuscule pour taquiner le grand Hugo qui s'écrit avec un grand H.
J'accélère la lecture de cet article. Qu'on le veuille ou non, le hasard fournit souvent des coïncidences qui font se pâmer les gens. Ici, Murphy a révélé un acrostiche inespéré et de toute beauté, dont la découverte n'est plus à faire, et c'est un acrostiche majeur dans l'histoire de la Littérature, puisqu'il est complété par la signature du poète au bas du sonnet et prend la forme d'un nom déchiré par la morsure du poète qui signe le poème : "Jules Cés... Ar", et le nom "Jules César" est un masque politique de Napoléon III, l'un des habits dont il se pare et que va emporter le méchant châtieur. Les acrostiches sont rares, il y a bien sûr le cas particulier de Villon qui en abusait. L'acrostiche est un nom propre, car évidemment les noms communs sont beaucoup plus difficiles à justifier. Peut-on être sûrs qu'il y a un acrostiche "Lit" au dernier tercet du "Dormeur du Val", acrostiche qui n'apportera rien à la lecture de toute façon ? Certain prétendent identifier l'acrostiche "Sale Cul" dans la réponse que fait Horace à Curiace dans la tragédie Horace de Corneille. Et voici que Lapointe croit identifier un acrostiche à l'envers au-dessus de l'acrostiche "Jules César" révélé par Murphy en 1991. Les initiales des quatre premiers vers forment la suite "TSUJ". Notez que le "J" est volontairement lié à l'acrostiche "Jules César". Le J serait le point de départ de deux acrostiches : l'un vers le bas, l'autre vers le haut. Forcément, il faut lire TSUJ à l'envers, ce qui donne "Just", il suffit d'y ajouter le "e" de la fin du titre, et ça fait "juste". Si vous êtes à la pointe de rien du tout, vous pouvez donc en inférer que Rimbaud dénonce le "Juste" qu'est Victor Hugo, il pense donc ça d'Hugo bien avant la composition en juillet 1871 de "L'Homme juste", et le mot est significativement à l'envers. Puis, Rimbaud est le dieu de la facétie, son acrostiche est un peu "Juste", il rentre tout juste, grâce à la licence d'enchaîner l'acrostiche à la dernière lettre du titre. Selon quelle logique, on n'en sait rien, mais faut ce qu'il faut pour tomber juste.
La découverte est bien frêle, mais on étoffe l'article avec des développements sur "L'Homme juste" et sur les acrostiches de Villon, sauf que tout cela reste désespérément maigre.
J'arrête là ma lecture, j'ai pas le temps, je me suis fait de toute façon un nouvel ennemi parmi les rimbaldiens, mais bon je m'en moque, ce qui m'intéresse c'est la lecture de Rimbaud et le fait que mon expérience profite à de bons lecteurs, de préférence des lecteurs qui pourraient m'être sympathiques.
Et donc l'article de Lapointe se termine par justement une reprise de volée d'une phrase de Reboul : "Si le futur voyant met un tel soin à nous signifier qu'il a détourné son regard de l'auteur de Notre-Dame de Paris, c'est sans doute parce qu['] Hugo a trop compté pour lui."
La formule "a trop compté pour lui" vient clairement d'une étude de Reboul, mais je n'ai pas la référence en tête. Ceci dit, Lapointe formule cela au sujet du poème "Le Châtiment de Tartufe". Je rappelle qu'en mai 1868 Rimbaud a écrit au prince impérial, il lui a envoyé un poème en latin dont nous n'avons plus aucune trace. On sait qu'avant 1868 l'autorité maternelle et la jeunesse aidant Rimbaud était un bon petit cagot selon les termes du témoin Delahaye. Nous n'avons pas de poèmes en vers français de Rimbaud antérieurs à 1869. Nous avons simplement le poème "Les Etrennes des orphelins" publié pour la nouvelle année 1870 qui a été écrit à la fin de l'année 1869. Le poème "Le Châtiment de Tartufe" a une réalité manuscrite pour les mois de septembre-octobre 1870. Plusieurs poèmes remis à Demeny sont contemporains du "Châtiment de Tartufe" et parmi eux plusieurs sont politiques et quand ils sont politiques ils se mettent à l'unisson des Châtiments de Victor Hugo dont ils reprennent de nombreux éléments lexicaux, métriques, rhétoriques. Selon Lapointe, Rimbaud dirait à Hugo : "je prends chez vous qui écrivez si bien, mais je vous méprise." Mouais ! On ne constate pas des réécritures qui sont des charges contre Hugo : "Rages de Césars", "Le Dormeur du Val", "Le Mal", "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", "Morts de Quatre-vingt-douze...", "Le Forgeron", "Le Rêve de Bismarck", pas même dans "Le Châtiment de Tartufe" d'ailleurs où tout n'est que spéculations de la part de Lapointe et Murphy. Puis, si Hugo a compté, quand est-ce qu'il a compté ? Hugo a maximalement compté pour trois compositions de mai 1870 : "Ophélie", "Credo in unam" et "Sensation", et cela aurait bouleversé tout le reste de sa vie ? C'est quoi ce cirque ?
Passons à la suite. Cornulier offre un article sur "Les Chercheuses de poux" au titre prometteur : "Que sont les soeurs 'chercheuses de poux' ?"
La note 2 de l'étude remercie les conseils de divers rimbaldiens, mais en précisant que pour autant ils ne sont pas tous convaincus par cette lecture : "(pas forcément convaincus par l'hypothèse explorée ici").
Selon Cornulier, les deux sœurs étant décrites avec empathie dans le poème, personne n'attribue au Rimbaud anticlérical un attrait pour deux bonnes sœurs. Mais ce propos préjuge trop des lectures qui peuvent être faites par tout un chacun. Certains pensent que Rimbaud s'exprime en son nom propre, mais d'autres pensent le poème ironique et mettent à distance l'identification du "je" du poème avec l'auteur. L'empathie n'est pas forcément celle de l'auteur, et de toute façon l'attirance sexuelle pour deux bonnes sœurs serait blasphématoire, sacrilège, donc n'a rien d'incompatible avec la nature anticléricale de Rimbaud. Cornulier passe en revue les hypothèses traditionnellement avancées et en revient à l'idée que ce sont deux bonnes sœurs, et précisément deux sœurs de charité, mais dans un sens non métaphorique.
Au-delà de cet aspect un peu étrange de l'argumentation de Cornulier, sa thèse est tout à fait intéressante. Les deux sœurs sont présentées comme des inconnues au début du poème et elles viennent épouiller un enfant qui, par ce fait, est au moins temporairement mis à la marge de la bonne société. Et elles accomplissent cet acte de dévouement social de nettoyer l'enfant. Les soeurs de charité allaient souvent par deux, et Baudelaire comme le rappelle Cornulier joue avec ce principe numérique dans le poème "Les Deux bonnes sœurs".
La lecture de Cornulier est très convaincante, et je vais parler de ma lecture spontanée pour montrer comment je la rejoins et sur quel point je résiste. En effet, on a un enfant en voie de déclassement social à cause des poux dans sa chevelure, et deux femmes se dévouent pour le nettoyer. Lui n'est qu'un enfant, elles sont deux femmes. Les femmes ne parlent pas, mais l'enfant imagine leurs désirs qui sont en réalité le reflet de ses propres désirs érotiques. En gros, nous avons une scène involontairement sensuelle que l'enfant exploite en imagination. Certes, la fin du poème accentue l'idée d'une complicité tacite de la part des soeurs, mais après tout nous ne savons rien de ce qu'elles pensent. Nous sommes sûrs d'une chose, c'est que l'enfant fantasme, et vu les codes sociaux il ne peut se risquer à formuler à haute voix ce qu'il pense du caractère érotique de la situation. Moi, telle a toujours été ma lecture spontanée du poème, au-delà de la parodie latente d'un poème de Mendès que forcément j'ai découverte quelques années plus tard en contexte universitaire, puisque je lisais Rimbaud quand j'étais au lycée sans accès à la critique rimbaldienne. Mais ce qui fait que je ne pense pas à des religieuses, c'est la mention des "ongles argentins", signe d'une manucure qui me paraît invraisemblable pour deux religieuses. C'est l'unique élément qui fait que je ne pense pas à deux religieuses, l'unique ! Mais c'est une raison qui me paraît solide. Sans ce détail, je pourrais très bien trouver qu'il s'agit de religieuses qui n'ont pas les désirs que l'enfant ou le poète leur prêtent (c'est le poète qui parle en interprétant la scène, et non l'enfant). D'ailleurs, je me suis toujours minimalement posé la question si les deux sœurs avaient ou non du désir pour l'enfant. Et, à chaque lecture, je trouve que oui elles expriment un désir, fût-il involontaire.
Dans le déploiement de sa lecture, Cornulier réactive alors le jeu de mots jadis envisagé par Catherine Fromilhague : "Les Chercheuses de poux" seraient bien des "chercheuses d'époux" en tant que servantes de Dieu. Cornulier donne des appuis à sa lecture, d'un côté il renvoie à sa lecture de "Accroupissements" où le Frère Milotus est un religieux en tant que tel, et précisément non pas un curé, mais un "frère", et de l'autre dans "Les Premières communions" nous avons un prêtre des villes qui arrive à fixer la vocation religieuse d'un fille de portiers qui va se sentir souillée d'avoir embrassé Jésus.
Je reviendrai sur "Les Chercheuses de poux" et l'article de Cornulier, lequel se penche aussi sur la dernière strophe, en offrant en bonus aux lecteurs une documentation étayée sur une réécriture par Paul Valéry de cette dernière strophe dans son poème "La Fileuse". Mais, là où ça ne va pas, c'est quand, après Yevs Reboul, Cornulier met en doute la réécriture dans "Les Chercheuses de poux" du poème "Le Jugement de Chérubin" de Catulle Mendès. Non, là, mille fois non, ça ne va pas du tout. On avoue ne pas être à la hauteur pour commenter la parodie, mais on ne l'exclut pas. C'est inacceptable au plan de la critique littéraire. Les réécritures sont maximales, il y a quelque chose à mettre à jour. Point barre. Tant pis s'il faut avouer qu'on n'a pas trouvé et qu'un autre chercheur passera après vous avec la réponse. J'ajoute que avec la nouvelle "Elias" publiée par Mendès en 1868, nous avons le motif de l'enfant malade alité qui ne voit jamais l'extérieur et que vient veiller une inconnue, plus adulte et déjà engagée ailleurs. Je rappelle aussi que Mendès est un homme à femmes, qui trompait la fille de Théophile Gautier. Peu s'en faut que ce ne soit le jour même du mariage... Il est évident qu'il y a une clef de lecture des "Chercheuses de poux" en fonction de Mendès, et l'accompagnement sororal du souffrant peut impliquer des substituts laïcs à la religieuse. On est un peu dans le motif de la fille pieuse de bonne famille.
Et à cette aune, j'ai été très déçu par ma lecture de la première moitié de l'article de Cornulier.
- Vous n'avez pas lu l'article entier ?
- Alors, alors, passons à la suite... "Oraison du soir", ah non, je dois faire un truc cet après-midi, troisième partie remise à un autre jour.
Bye bye !
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