Le poème "Larme" a quelques parties plus faciles d'accès, mais certains passages soulèvent de véritables interrogations.
C'est à la base un poème en quatre quatrains dont deux versions manuscrites nous sont parvenues. Une troisième version figure dans "Alchimie du verbe", mais avec d'importantes altérations, notamment au plan strophique : trois quatrains et un vers final isolé.
Le premier quatrain est facile à comprendre du point de vue de la lecture littérale. Le poète dit qu'il s'est isolé de tout bruit même de ceux de la campagne dans une clairière où on trouve de la bruyère et des noisetiers et qu'il était en train de boire. Un brouillard annonciateur d'orage baigne la région. C'est au plan de la compréhension symbolique que la lecture peut devenir plus compliquée. Pourquoi les trois mentions des oiseaux, des troupeaux et des villageoises ? Quelle importance poétique conférée à la "bruyère" ? Rimbaud a déjà mentionné un noisetier dans "Les Reparties de Nina". La bruyère n'est pas un élément innocent en poésie et il faut citer le célèbre passage de René de Chateaubriand où le narrateur dit textuellement s'égarer dans les bruyères, mais dans un contexte différent de nuit d'automne.
Ici, l'insistance sur le "bois de noisetiers" correspond plutôt au printemps. De janvier à mars, les noisetiers ont des chatons, mais sont moins visibles tout de même, en automne ils sont intéressants pour la récolte des noisettes, mais ici Rimbaud évoque le cadre de leur présence plus marquée grâce à leur feuillage au printemps. Pour ce qui est de l'exclusion des oiseaux, des troupeaux et des villageoises, la volonté d'isolement du poète est confirmée par les échos du poème verlainien contemporain qu'est la quatrième des "Ariettes oubliées" recourant au vers de onze syllabes valmorien, puisque Verlaine parle d'un exil "loin des femmes et des hommes". Cette volonté d'être loin du monde se retrouve, plus diffuse, dans les divers recueils de Desbordes-Valmore avec des mentions des oiseaux, troupeaux et villages, je prendrai le temps d'une mise au point. On pense à l'univers des idylles à cause de l'idée de pasteurs à placer entre les mentions "troupeaux" et "villageoises", le poète se met en-dehors des idylles, "idylle" étant un ironique mot de la fin au poème "Michel et Christine".
Les positions selon les version, "accroupi" ou "à genoux", interpelle également.
Le deuxième quatrain est étrange. Le poète ne sait plus exactement ce qu'il buvait à cet endroit. Il essaie de s'en souvenir en se répétant une lancinante question, et en interpellant un décor supposant toujours l'exil sinon l'exclusion : "Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert". La mention "ormeaux" nous invite à considérer comme référence les poésies de Favart, puisque la citation de Verlaine pour la première ariette "C'est l'extase langoureuse...", si on la prolonge, nous fait rencontrer la mention "ormeaux" et à la rime qui plus est.
La "jeune Oise" est un équivalent de la Scarpe des poésies valmoriennes, et en même temps elle peut être un moyen subreptice de faire allusion à des vers de Banville et aussi je pense de Boileau. Le syntagme "jeune Oise" a ceci de frappant qu'il semble avoir généré l'inversion "Oisive jeunesse" dans le poème de peu postérieur "Chanson de la plus haute Tour".
L'étrangeté du deuxième quatrain, c'est que le poète se demande ce qu'il a bu dans l'Oise, qui est un cours d'eau. Il a dû boire de l'eau tout simplement. Mais il va évoquer une "liqueur d'or" qui se trouvait dans l'eau, ce qui est à rapprocher du "courant d'or" superposé à l'eau dans "Mémoire"/"Famille maudite". Rimbaud rejoint ici un principe métaphorique très présent dans les poésies de Desbordes-Valmore toutes époques confondues. Il est question de boire comme un élixir d'amour, de vie et de souvenir dans la Nature, parfois en prendre une gorgée dans l'azur, et souvent en boire à même un cours d'eau, et un poème dédié à Auguste Brizeux a le mérite de définir cette boisson "un rayon d'or" ce qui coïncide forcément avec les mentions de "Larme" : "liqueur d'or" et aussi "Pêcheur d'or".
Rimbaud véhicule comme jamais avec "Comédie de la Soif", "Fêtes de la patience", "Fêtes de la faim" et quelques autres poèmes de 1872 l'idée d'une soif et d'une faim d'ordre spirituel que la Nature peut apaiser. Il s'agit d'une symbolique qui se perd dans la nuit des temps, mais cette symbolique telle que pratiquée par Rimbaud se rencontre tout spécialement dans les recueils de Victor Hugo et aussi tout spécialement dans les poésies de Desbordes-Valmore ou de Favart, et il faut ajouter que le développement métaphorique vient de la poésie du dix-huitième siècle. Favart est du dix-huitième siècle et Desbordes-Valmore en hérite, mais il ne faut pas oublier qu'avant Lamartine plusieurs poètes célèbrent le dernier rayon du couchant et que dans les domaines de langue anglaise et de langue allemande nous avons une symbolique cosmique de lumière qui s'est mise en place au sujet des "saisons", des "nuits", etc.
Prenons le cas de Novalis. Il est connu pour un roman et pour un ensemble de poésies, mais don recueil des Hymne à la Nuit tient en quelques pages. Je possède le tome I de ses Oeuvres complètes en Gallimard, édition établie, traduite et présentée par Armel Guerne. Le volume contient Les Disciples à Saïs, Henri d'Ofterdingen, Hymne à la Nuit, Chants religieux. Novalis n'a pas les qualités d'écriture de Rimbaud, Hugo ou Desbordes-Valmore. Il explique lourdement dans ses poèmes ses idées symboliques, il est plus doctrinaire que poète dans sa façon d'écrire, mais c'est un peu en maladroit la base des associations métaphoriques qui sont sublimes d'expression chez les Desbordes-Valmore, Hugo et Rimbaud. Le premier des Chants religieux, c'est une chanson spirituelle dont "Bannières de mai" est la claire inversion antichrétienne. Je ne soutiens pas que Rimbaud ait lu Novalis, mais Rimbaud a repéré ce symbolisme de lumière qui est répandu dans diverses cultures linguistiques européennes, il identifie que le mode est païen mais subordonné à une obédience chrétienne tant chez Hugo que chez Desbordes-Valmore, et il reprend cela à son compte en se désolidarisant de l'expression de la foi envers Dieu, et même en défiant Dieu.
Nous aurons des mises au point à faire sur la déception de la boisson une fois que nous aurons pas mal étudié le cas des poésies valmoriennes. La mention de la colocase est un fait étonnant dans "Larme", il s'agit d'une double allusion à Virgile et à la préface par Hugo des Orientales.
Rappelons que dans sa notice sur la poétesse douaisienne Paul Verlaine a comparé "Renoncement" aux deux plus célèbres poèmes mettant en scène la figure d'Olympio, pensez au titre "La Tristesse d'Olympio". Rimbaud place visiblement des mentions qui obligent le lecteur à faire des rapprochements non seulement avec Desbordes-Valmore, mais avec Banville et Hugo, sinon avec Boileau et Virgile.
Ce deuxième quatrain illustre clairement l'idée du mauvais poète qui ne joue pas le jeu et c'est ce que résume très clairement le premier vers du troisième quatrain : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Rimbaud dit ne pas croire à l'auberge verte telle que les poètes la célèbrent en quelque sorte.
L'orage du troisième quatrain n'est pas introduit comme une conséquence du refus rimbaldien. L'orage peut renvoyer à Chateaubriand, à son motif des "orages désirés" et aux orages de l'extrait de René évoqué tout à l'heure. La succession a un côté rêve, et Desbordes-Valmore parle de toucher les rêves dans ses poèmes, et il y a un poème hugolien auquel j'ai du mal à ne pas penser, c'est "La Pente de la rêverie". Les mentions "pays noirs" et "'nuit bleue" désignent à l'évidence des références littéraires, les perches, les gares et les colonnades ne me semblent pas typiques de la poésie valmorienne. Les lacs peuvent être lamartiniens. Chez Desbordes-Valmore ou dans "Michel et Christine", l'orage est désiré, mais ici comment situer le poète face à tout ce qu'il se passe ? Une variante de "vent du ciel" à "vent de dieu" dans le dernier quatrain invite à penser que le poète est hostile à cet orage même.
Le dernier quatrain a l'air d'avoir un bouclage interne de son premier à son dernier vers, puisque l'eau des bois se perd sur des sables, sol qui me semble en grande partie normal pour un bois de noisetiers et une bruyère, mais des sables vierges, et le poète dit qu'il n'a pu boire. En clair, il avait à peine posé ses lèvres et le changement orageux a mis un terme à la possibilité de boire. La première version exprime clairement un refus, un mépris : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" Je ne crois pas à un regret, la réplique est plutôt désinvolte. La version finale dans "Alchimie du verbe" est plus difficile à situer entre regret et mépris : "Pleurant, je voyais de l'or et ne pus boire."
Le second vers du dernier quatrain appelle aussi l'attention : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares", puisque cela ressemble à une flagellation de mares dont on se demande du coup si elles n'auraient pas mieux convenu à Rimbaud.
Mais, ajoutons qu'avec notre mise en perspective d'une émulation tant de Rimbaud que de Verlaine en mai et juin 1872 à suivre le modèle des poésies valmoriennes, nous devons envisager que "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et même certaines "Ariettes oubliées" peuvent éclairer les dimensions implicites du poème "Larme". C'est au dos de "Patience d'un été" que Rimbaud a transcrit le vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" vers tiré du poème "C'est moi" que Verlaine veut de démarquer en composant la première des "Ariettes oubliées". Quelque part, quand on veut commenter la fin du poème "Larme", pourquoi ne pas citer la fin de "Bannières de mai" avec des propos assez éloquents :
Rien de rien ne m'illusionne ;C'est rire aux parents, qu'au soleil,Mais moi je ne veux rire à rien ;Et libre soit cette infortune.
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