lundi 4 septembre 2023

Marceline Desbordes-Valmore, de Verlaine à Rimbaud, les tréfonds métaphoriques de "Larme", "Mémoire", des "Fêtes de la patience" ou de "Est-elle almée ?..."

Dans je ne sais plus quel écrit, Verlaine a précisé que les poésies les plus originales de Marceline Desbordes-Valmore se trouvaient dans le recueil posthume de Poésies inédites et donc posthumes de 1860. Il est plus facile pour savoir ce que pensait Verlaine de la poétesse douaisienne de se reporter à l'étude qu'il lui a consacrée dans Les Poètes maudits. Voici un lien qui permet de consulter cet écrit directement en ligne :


On prétend que Verlaine ne fait que signaler en passant que Marceline Desbordes-Valmore a employé le vers de onze syllabes et il est vrai qu'il se permet en effet d'être très allusif : "des rythmes inusités" pour préférer citer d'autres pièces, il enchaîne en concluant sur un poème en alexandrins intitulé "Les Sanglots". Toutefois, vous pouvez vérifier que même s'il ne nous en prévient pas le premier vers qu'il cite est un vers de onze syllabes tiré du "Rêve intermittent d'une nuit triste" :
Où vinrent s'asseoir les ferventes Espagnes.
Le début de l'article est à observer à la loupe, puisque Verlaine s'ingénie à évoquer des poésies qu'il a composées à l'époque des Romances sans paroles et du projet Cellulairement. Verlaine qui ne peut s'empêcher de juger de la poétesse en fonction de son sexe établit un palmarès et signifie le rejet des autres femmes poètes du début du dix-neuvième siècle : Louise Collet, Anaïs Ségala et Amable Tastu à qui Desbordes-Valmore a pu dédier des vers. Il faudrait penser à la mise en chanson avec Pauline Dubchange dans ce cortège, mais c'est un autre sujet, ce que je relève c'est que Verlaine emploie pour désigner ces femmes le titre de "bas-bleu" qui figure dans la sixième des "Ariettes oubliées" ("François les bas-bleus s'en égaie"). Surtout, quand Verlaine précise avec importance que la poétesse est du Nord et non pas du Midi, il fait une allusion à un vers célèbre de son "Art poétique" qui en principe n'aurait pas dû s'imposer : "nuance plus nuance qu'on ne le pense." Et quand il vante l'absence de cuistrerie et la simplicité de la langue valmorienne, on reconnaît encore une fois les préceptes de cet "Art poétique" verlainien. Et il n'est enfin pas accessoire de noter l'écho sensible entre "les naïvetés et les ingénuités de style" prêtées à la poétesse et le faux naïf et l'exprès trop simple attribué aux vers de 1872 de Rimbaud dans une étude voisine du même ensemble des Poètes maudits.
Sur un autre plan, Verlaine met en avant la poétesse par la reconnaissance de pairs masculins en citant Baudelaire, Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly et bien sûr Rimbaud. Il me faut encore relire l'article de Baudelaire considéré comme trop court par Verlaine et j'aimerais beaucoup mettre la main sur l'étude plus fournie de Sainte-Beuve, puisque d'après mes recherches alors que Sainte-Beuve était déjà décédé un livre de lui sur Marceline Desbordes-Valmore est paru en 1870, et cela est d'autant moins anodin que Rimbaud a fait deux célèbres séjours douaisiens en septembre et en octobre de l'année 1870 même. Verlaine et Rimbaud sont ardennais, tout comme Taine, et les grands écrivains ardennais étaient une nouveauté dans l'espace littéraire français. Desbordes-Valmore était de Douai, et Verlaine qui a des origines belges, son nom est celui d'une ville de Belgique,  tout comme, notons-le pour l'amusement, c'est le cas de Nicolas Wanlin un éditeur actuel des premiers recueils de Romances sans paroles en Garnier-Flammarion, avait aussi des liens avec Arras il me semble, ville où les deux poètes sont passés avant de se rendre en Belgique en juillet 1872, ville où Rimbaud semble avoir séjourné lors de son éloignement de Paris en mars et en avril 1872. En effet, il est difficile de ne pas songer à une projection de Verlaine lui-même et aussi à un écho de l'intérêt de Rimbaud au moins pour Douai quand Verlaine dit avec une émotion sienne l'amour de Desbordes-Valmore pour Douai, les "paysages arrageois" et les "bords de Scarpe".
Les sortes de patronages de Sainte-Beuve et Baudelaire sont publics, mais sans le début de l'étude de Verlaine nous ignorerons tous à quel point Rimbaud a accordé de l'importance à la poétesse douaisienne. Citons ce paragraphe :
   Quant à nous, si curieux de bons ou beaux vers pourtant, nous l'ignorions, nous contentant de la parole des maîtres, quand précisément Arthur Rimbaud nous connut et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans.
La rencontre sémantique de "nous l'ignorions" à "Arthur Rimbaud nous connut" passe bizarrement, mais peu importe. Nous pouvons clairement considérer que le "nous contentant de la parole des maîtres" est une affectation de mise en scène, Verlaine n'avait probablement pas prêté attention au texte de Sainte-Beuve et il avait plus que probablement négligé l'écrit de Baudelaire. En fait, on peut se demander si ce n'est pas Rimbaud qui a appris à Verlaine qu'il existait des textes élogieux de Baudelaire et Sainte-Beuve. J'insiste sur ce point, parce que je sens bien que la connaissance approfondie de telles études me manque pour l'instant. Il y a peut-être des pépites là-dedans qui nous échappent et qui intéressent l'étude des poèmes de 1872 de Rimbaud... En tout cas, les réticences étaient fortes ("nous l'ignorions") et la modalisation "presque" n'atténue pas vraiment la force de conviction a dû mettre pour contrebalancer le mépris instinctif : "forcé de lire". Et Rimbaud l'a expressément "forcé" de tout lire, sans se contenter de choisir les meilleures parties de l'oeuvre.
Verlaine n'avait cité qu'un vers du "Rêve intermittent d'une nuit triste". Les premières citations conséquentes à valeur illustratives correspondent aux deux premiers poèmes du recueil de 1860 Poésies inédites : "Une Lettre de femme" et "Jour d'orient". Notons que du coup les trois premières citations proviennent toutes du recueil posthume, et son importance particulière va être confortée par d'autres citations dans la suite de l'étude. Verlaine cite en deux temps la fin de la section "Foi" avec d'un côté le poème " Renoncement" et le quatrain sans titre final. Le poème "Renoncement" est comparé favorablement à rien moins que les deux célèbres poèmes d'Olympio hugoliens. Quand Verlaine conclura son étude il citera un autre poème de cette section "Foi", celui intitulé "Les Sanglots". Le Pauvre Lélian finit certes par citer pas mal de vers que Desbordes-Valmore a publié de son vivant, mais il est sensible que le recueil des Poésies inédites a obtenu la préférence.
Le recueil de 1860 n'est pas très long. Notons que les deux poèmes en vers de onze syllabes sont tous deux présents dans la seconde section "Famille", section qui précède celle intitulée "Foi". Il s'agit dans l'ordre de défilement de "La Fileuse et l'enfant" et de "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Verlaine n'a pas cité des poèmes aujourd'hui bien connus : "Les Roses de Saadi" ou "La Couronne effeuillée", mais il a cité en tout cas des poèmes qui l'intéressaient personnellement.
Prenons la quatrième des "Ariettes oubliées" (je cite par commodité la version fournie par Yves-Alain Favre dans la collection "Bouquins" chez Robert Laffont des Oeuvres poétiques complètes, sans me préoccuper ici des problèmes d'établissement de la ponctuation du texte) :
Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses,
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins, nous serons, n'est-ce pas ? deux pleureuses.

Ô que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes,
A nos voeux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Eprises de rien et de tout étonnées,
Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu'elles sont pardonnées.
Il s'agit d'un poème en trois quatrains à rimes croisées avec un bouclage par reprise verbale du premier au dernier vers, de "pardonner" à "pardonnées", bouclage typique d'une poésie littéraire des années mille huit cent soixante qui lorgnent du côté de la romance et de la chanson, procédé déjà attesté par Rimbaud en 1870 dont "Roman" qui n'est pas loin de l'écho avec "romance" du coup, mais aussi par Verlaine et d'autres poètes et Desbordes-Valmore de l'époque des premiers romantiques était coutumière du fait. Verlaine n'a pas appris le procédé directement par sa lecture de la poétesse, mais la rencontre est ici volontaire. Verlaine compose alors son premier poème en vers de onze syllabes, en mai ou juin 1872 selon la datation globale des "Ariettes oubliées" dans Romances sans paroles. Il a pu lire la règle de la césure dans le traité récemment publié par Banville, traité qui a une importance capitale pour apprécier les mesures des vers et les rimes irrégulières des Romances sans paroles, mais il s'est ici directement inspiré de la poétesse douaisienne comme le prouvent les emprunts lexicaux disséminés dans le poème.
Je sais que les mots "charmilles", "pleureuses" ont déjà été identifiés comme des emprunts à la poétesse dans certains commentaires, mais je peine à les retrouver dans les éditions qui me tombent sous la main. Etrangement, dans le volume de préparation au concours de l'Agrégation 2007, le Clef Concours Atlande, Steve Murphy et Georges Kliebenstein ne nomment pas ces emprunts et demeurent fort allusifs. Il est vrai que cette publication s'est faite dans l'urgence du concours, ce qui explique notamment les coquilles abondantes qui s'y trouvent. Steve Murphy ne s'intéresse qu'au fait que ce soit une romance et à l'hendécasyllabe, tandis que Kliebenstein précise rapidement ceci (page 167) :
[...] Telle était la mesure utilisée dans les hendécasyllabes de Marceline Desbordes-Valmore, dont ce poème semble pasticher discrètement l'oeuvre par son ton, son vocabulaire et sa dimension axiologique.
Toutefois, à la page 95, Steve Murphy fait une remarque complémentaire qui a son prix. Dans "Vers pour être calomnié", Verlaine fait nettement allusion au poème valmorien : "La Fileuse et l'enfant".
Et nous allons voir que c'est une liaison capitale.
En fait de discrétion, cela peut être remis en cause à la lecture de la notice des Poètes maudits. L'idée de "pardon" ou de "pardonner" est au coeur de la quatrième ariette citée intégralement plus haut et dans ses citations Verlaine privilégie deux poèmes de la section "Foi" des Poésies inédites où l'idée du "pardon" prédomine. Verlaine cite en deux temps le poème "Renoncement", et pour les gens inattentifs je précise que la phrase interrogative qui suit est la reprise du discours par Verlaine : "Vous nous avez pardonné ?" Verlaine a cité l'intégralité du poème "Renoncement" et après un commentaire le quatrain sans titre qui le prolonge, ce qui crée une unité qui va de "Pardonnez-moi, Seigneur,..." à "coeur consolé". C'est un peu en moins net un bouclage similaire à celui de la quatrième "ariette", le couple "pardonnez" et "consolé" remplace la répétition verbale.
Mais le poème "Renoncement" source à la quatrième "ariette" ne serait-ils pas une source aux poèmes "Larme" et "Famille maudite"/"Mémoire de Rimbaud ? Les "larmes" sont à la rime au vers 3, des larmes fournies par Dieu dans le cas valmorien et à l'avant-derniers vers nous avons une mention à la rime "larmes amères" qui confirme la stratégie de bouclage du poème. L'expression "à vos genoux" conclut le poème, ce qui est à rapproché de la position accroupie du poète dans la première version de "Larme" qui deviendra une position "à genoux" dans "Alchimie du verbe". On peut me répliquer que si Rimbaud a d'abord écrit "accroupi", il n'est pas logique de songer à un écho pour la correction finale "à genoux", mais vous allez voir qu'on va pousser le jeu plus loin encore. Quelques poèmes de Desbordes-Valmore traite du passage de l'eau douce à l'eau salée pour les cours d'eau, ce qui altère le plaisir d'y boire. Je citerai ces poèmes ultérieurement, mais ici on appréciera la mise en avant du sel des larmes, et on pensera forcément au début de "Mémoire" avec le "sel des larmes d'enfance" :
[...]
Et je n'ai plus à moi que le sel de mes pleurs.

Les fleurs sont pour l'enfant ; le sel est pour la femme ;
Faites-en l'innocence et trempez-y mes jours.
Seigneur ! quand tout ce sel aura lavé mon âme,
Vous me rendrez un coeur pour vous aimer toujours !

[...]

Et la suite immédiate du poème parle d'un exil par la mort qui, certes de loin en loin, a de quoi faire songer au premier vers de "Larme" :
Tous mes adieux sont faits, l'âme est prête à jaillir,
[...]
Vous verrez d'autres extraits plus significatifs, tout cela va prendre de la consistance.
Le poème "La Couronne effeuillée" étant quelque peu connu, il est cité dans le Lagarde et Michard, nous pouvons allonger d'un poème la citation de Verlaine, étendre à trois poèmes la prise en considération de la fin de section "Foi" des Poésies inédites. Il y est question au troisième vers d'un autre écho avec la position du poète au début de "Larme": "J'y répandrai longtemps mon âme agenouillée[.]" Le nom "larmes" est à la rime au vers 5, lancement du second quatrain. Et ce poème intéresse tout particulièrement le cas de Verlaine dans la quatrième des "Ariettes oubliées" avec les "pâleurs sans charmes" ("pâlir sous les chastes charmilles" avant-dernier vers de l'ariette de Verlaine) et "Ce crime de la terre au ciel est pardonné" ("Sans même savoir qu'elles sont pardonnées", dernier vers de l'ariette verlainienne). Et dans le cas valmorien, nous avons une rime forte, très expressive, avec le dernier vers : "Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné." Les mots "dons" et "don" sont du coup clefs au quatrième vers de "Renoncement" également.
Je ne vais pas pouvoir dire pour cette fois tout ce que je crois trouver de valmorien dans "Mémoire" / "Famille maudite", mais on va se concentrer sur le glissement des "Ariettes oubliées" à "Larme".
Verlaine a donc repris le termes "pleureuses" à différents poèmes de Desbordes-Valmore. Notamment pour son importance conceptuelle ou "axiologique" il faut citer le poème d'ouverture du recueil Bouquets et prières.  Et nous y ajoutons spontanément la quatrième pièce des Poésies inédites "Les Cloches et les larmes", avec cette "pleureuse assise" qui peut faire penser au poète "accroupi" de "Larme". Verlaine cite les deux premiers poèmes du recueil dans sa rubrique valmorienne, il est normal de pressentir l'importance du quatrième poème "Les Cloches et les larmes" pour les "Ariettes oubliées", pas seulement la quatrième, et du coup quelque peu pour une logique profonde du poème "Larme". Au passage, je suis frappé que ce recueil de 1860 contient un quatrain "Les Eclairs" ponctué par l'hémistiche : "éclairs délicieux" qui fait écho aux "corbeaux délicieux" de poèmes de Rimbaud du début de l'année 1872, quand précisément il cherche à intéresser Verlaine à la lecture intégrale de la poétesse douaisienne. Appréciez par ailleurs simplement les titres de certains poèmes de cette première section des Poésies inédites qui s'intitule "Amour" : "L'entrevue au ruisseau", "L'image dans l'eau", "L'eau douce". Que dit la poétesse dans les vers de onze syllabes du "Rêve intermittent d'une nuit triste" ?
[...]

Mon âme se prend à chanter sans effort ;
A pleurer aussi, tant mon amour est fort !

J'ai vécu d'aimer, j'ai donc vécu de larmes ;
Et voilà pourquoi mes pleurs eurent leurs charmes ;

[...]
S'il est difficile d'évaluer spontanément le rapport du poète mis en scène à sa propre larme dans le poème de ce nom, en tout cas, l'amour est une notion rimbaldienne centrale bien exhibée dans les poèmes en prose : "le nouvel amour", "le nouveau corps amoureux", "la clef de l'amour". Et Verlaine exprime clairement l'idée que du coup Rimbaud ne repoussait sans doute pas d'être deux "pleureuses", deux êtres dont les pleurs sont porteurs d'un amour plus grand.
Dans "Vers pour être calomnié", poème tout en hendécasyllabes valmoriens, Verlaine cite clairement la poétesse, avec l'emploi de l'adjectif "chaste" par exemple et il imite un des vers de "La Fileuse et l'enfant" en lui reprenant une rime :
Ce soir, je m'étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit,
Et j'ai vu, comme un qui s'explique et qui lit,
Ah ! j'ai vu que tout est vain sous le soleil !

Qu'on vive, à quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie !
O pensée aboutissant à  la folie !
Va, pauvre, dors ! moi, l'effroi pour toi m'éveille

Ah ! misère de t'aimer, mon frêle amour
Qui vas respirant comme on respire un jour !
O regard fermé que la mort fera tel ! 
O bouche qui ris en songe sur ma bouche,
En attendant l'autre rire plus farouche !
Vite, éveille-toi. Dis, l'âme est immortelle ?
Ce sonnet est certes en vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, mais il permet de relancer le débat sur la question de la césure dans "Larme" de Rimbaud. Ce sonnet a probablement été écrit à l'époque du compagnonnage des deux poètes. Le dernier vers fait songer à la première des "Ariettes oubliées" dont j'ai montré qu'elle démarquait par beaucoup d'emprunts la romance de 1830 "C'est moi" de Desbordes-Valmore, mais notez que les césures sont chahutées à quelques endroits et c'est suffisant pour considérer qu'il n'y a plus aucune proscription absolue. Le "comme un" au vers 3 est un clin d'oeil à Baudelaire dans la pensée de Verlaine et aussi à "Accroupissements" et "Oraison du soir" de Rimbaud. Le "tout" devant la césure est éventuellement, mais rien n'est sûr, un écho à un relief du "tout" après la césure dans un vers de Desbordes-Valmore qu'il me faudrait retrouver, mais aucune césure véritablement chahutée dans ces cas-là. En revanche, dès le deuxième quatrain, les césures sont du Rimbaud de 1872 : "quelle / délicate merveille" (césure sur un "e" de fin de dissyllabe), "abou/tissant" (césure au milieu d'un mot), "Ah ! misère de / t'aimer" (césure sur une préposition qui en prime se fonde sur un "e" vocalique), "l'au/tre" (chevauchement d'un dissyllabe avec rejet du "e" au second hémistiche).
Verlaine a imité le vers suivant de "La Fileuse et l'enfant" :
Courbée au travail comme un pommier qui plie[.]
Dans la quatrième ariette, Verlaine a repris le nom "charmilles" à la rime au "Rêve intermittent d'une nuit triste", et plus précisément à son distique de bouclage qui ouvre et presque ferme le poème :
Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles !
En clair, Verlaine a repris la rime entière, et "charmilles" et "jeunes filles".
Et cette quatrième des "Ariettes oubliées" véhicule un lien jusqu'ici insoupçonné avec "Larme". Qu'il me suffise de citer à nouveau en les détachant ces deux vers :
De cheminer loin des femmes et des hommes
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !
Notons que "oubli" fait écho au titre "Ariettes oubliées", tandis que à côté de l'exil l'expression "loin des femmes et des hommes" est à rapprocher du premier vers de "Larme" : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, [...]".
Mais, je parlais d'une section "Famille" qui contient les deux poèmes en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore, et il est temps d'évoquer les poèmes voisins de nos vers de onze syllabes. Le poème "La Fileuse et l'enfant" est le quatrième de la section, il est précédé de trois poèmes aux titres significatifs : "Le Nid solitaire", "Soir d'été" et "Loin du monde".
Le poème "Le Nid solitaire" fait songer au poème du début des Fleurs du Mal où il s'agit de s'envoler loin au-dessus des miasmes morbides, etc., et le nid solitaire est celui de l'âme présentée métaphoriquement sous la forme d'un oiseau :

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace.
[...]

Le poème "Soir d'été" parle d'un retrait tel que le moucheron pourrait s'entendre voler. "Pas une aile à l'azur ne demande à s'étendre/ Pas un enfant ne rôde..."
Le poème "Loin du monde" fait inévitablement écho avec "Larme", et il y est question d'orages. Notons, et cela intéresse "Mémoire" / "Famille maudite" que la poétesse cultive l'idée d'une mémoire qui est avenir, elle joue avec la rime "souvenir" et "avenir" en ce sens à quelques reprises, mais nous en reparlerons.
Et le poème "La Fileuse et l'enfant" est suivi immédiatement du titre "Un ruisseau de la Scarpe" qui a de quoi faire écho à notre "jeune Oise".
Quant à "Rêve intermittent d'une nuit triste", dont le rêve est à relier à une lecture du poème "Le Nid solitaire" quelque peu, même si ce ne sont pas les passages les plus explicites il contient l'idée qu'une source abreuve le pleureur de souvenir ou d'un sentiment d'amour naturel. D'autres poèmes sont plus significatifs que je citerai en leur temps.
Mais, reprenons la question de la forme du poème "Larme", c'est un poème en quatrains comme la quatrième des "Ariettes oubliées" et comme plusieurs poèmes valmoriens. Certes, c'est la forme strophique la plus banale qui soit à l'époque de Rimbaud, mais les poèmes uniment en quatrains ne sont pas si courants et automatiques sous la plume d'un Rimbaud ou d'un Verlaine. C'est un poème en vers de onze syllabes. Jean-Pierre Bobillot sur plus d'un quart de siècle s'est fait le champion de la mise en doute de la relation des vers de "Larme" à "Rêve intermittent d'une nuit triste" ou à "La Fileuse et l'enfant" au prétexte d'un problème de césure.
En réalité, il ne faut pas méditer à partir des constats sur les résultats finaux, il faut aussi se poser la question de la genèse du poème de Rimbaud.
Evidemment que Desbordes-Valmore n'est pas une grande pourvoyeuse de césures chahutées, puisqu'elle appartient à une génération plus ancienne, encore que sa césure sur le mot "leur" au premier poème "L'Arbrisseau" de son recueil de 1830 est un fait exceptionnel. Mais les indices d'une influence valmorienne sont considérables. Rimbaud s'intéresse plus et depuis plus longtemps à la poétesse douaisienne que Verlaine, mais en mai-juin 1872 plusieurs poèmes de Verlaine s'inspirent clairement de la poétesse et nous n'aurions rien de similaire chez Rimbaud ? Les vers de onze syllabes de Verlaine s'inspirent de la poétesse parce que la césure est conforme, mais pas ceux de Rimbaud ? Verlaine parle d'être loin des femmes et des hommes, d'être des pleureuses, dans un poème de mai-juin 1872 donc exactement contemporain de "Larme" qui porte un titre du champ sémantique des "pleurs" qui commence par le vers "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," et il faudrait s'interdire de suspecter des liens intimes entre les expériences poétiques.
Dans le Clef concours Atlande, Murphy formule l'avis selon lequel le vers aux hémistiches de cinq et six syllabes entretient une confusion entre le décasyllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes et l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes.
Pour un peu nous pourrions aller dans le sens de Murphy en rappelant avec Alain Chevrier qui a fait un livre sur le décasyllabe 5-5 que Desbordes-Valmore fut la première avant Musset et donc avant le Banville des Cariatides de 1842 à produire un poème du dix-neuvième siècle ou un poème romantique avec le décasyllabe de chanson 5-5. Mais ce n'est pas par la poétesse que cette pratique est venue à Verlaine de toute façon, il existait des antécédents en outre du dix-huitième avec le cas de Desmarets ou Desmarais (Quicherat me trouble pour l'orthographe). Notons tout de même que le recueil des Poésies inédites en contient et qu'ils s'intitulent "La Fileuse" ce qui nous rapproche du titre "La Fileuse et l'enfant". Mais, quand nous lisons des vers, vu les prédominances culturelles de l'alexandrin et du décasyllabe classique, nous estimons devoir localiser la césure après la quatrième ou la sixième syllabe. Et donc, sans être prévenus, si nous lisons "La Fileuse et l'enfant", nous allons sentir une harmonie tout en nous interrogeant sur le découpage des hémistiches, puisque celui qui fait plus attention va vite constater que cela ne tombe ni à la quatrième syllabe ni à la sixième, et il faut lire plusieurs vers pour sentir une césure et au-delà pour bien se la représenter mentalement en fonction des vers du poème.
Le 5-6 de Desbordes-Valmore est un vers chansonnier un ton en-dessous de l'alexandrin, digne de créer le mythe de l'impair selon Verlaine, même si c'est une illusion de croire à la conscience de l'impair. Et derrière cette illusion, le 5-6 est en fait un modèle qui provoque chez le lecteur une hésitation entre les deux césures classiques. Ai-je lu un décasyllabe avec césure après la quatrième syllabe ? Ai-je lu un alexandrin ? Non, ça alors ? La césure ne passe ni après la quatrième ni après la sixième syllabe, mais après la cinquième comme le confirme ma relecture des deux ou trois premiers vers !
C'est ça l'effet de nouveauté.
Et comme je pense en termes de genèse du projet du poème "Larme", je n'ai évidemment aucun mal à considérer que le premier vers qui impose une forme ternaire et permet nettement de plaider pour césure après la quatrième syllabe est fondé sur une mesure 4-7 avec découpage secondaire du second hémistiche de sept syllabes en trois et quatre pour créer l'effet ternaire et créer l'hésitation avec l'alexandrin. Le jeu de la poétesse ne pouvait être que refait, Rimbaud a trouvé le moyen d'étonner autrement, le trimètre permet de jouer sur l'appui après la quatrième syllabe, ce qui fait une nouvelle manière de créer une hésitation entre décasyllabe et alexandrin. Et cette provocation est bien inspirée par le modèle valmorien, bien dans la continuité. Notons que Bobillot lui-même dans son livre Le Meurtre d'Orphée, tout en disant qu'il n'y a aucune césure continue s'imposant dans "Larme", cite plutôt qu'un autre modèle le 4/7, signe qu'il a remarqué que le poème flattait tout particulièrement cette possibilité.
Dans son livre Sur les Derniers vers, Bernard Meyer cite les réticences d'un article plus ancien de Bobillot et fait état du caractère ternaire frappant de "Larme". Autant "La Fileuse et l'enfant" a une forme de balancement binaire des hémistiches, autant certains vers du "Rêve intermittent d'une nuit triste" ont une forme de fièvre rythmique ternaire, jusqu'au principe de l'anaphore :
Sans peur, sans audace et sans austérité,
Disant : "Aimez-moi, je suis la liberté !

[...]

Le bourreau m'étreint : je l'aime ! et l'aime encore,
Car il est mon frère, ô père que j'adore !
A plusieurs reprises, dans Le Meurtre d'Orphée, Bobillot ressasse que les vers de onze syllabes de "Larme" ne doivent rien à ceux de Desbordes-Valmore. La question de la césure a tranché le problème, et la poétesse est même rejetée en tant qu'influence de quelque ordre que ce soit. A la page 212, Bobillot cite le vers final : "Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. Et il lance son commentaire par un dédain marqué : "Peu valmorien en revanche, le rejet interne ainsi obtenu, isolant le verbe censément transitif voir de son c.o.d. : "de l'or" [...]"

Rappelons que dans l'esprit même de Bobillot la césure n'est qu'hypothétique ce qui fait du rejet "peu valmorien" une non considération scientifique, mais le vers est lancé par la forme valmorienne par excellence "Pleurant". L'idée de boire à une source, d'y mêler les pleurs, et l'idée de boire un rayon d'or dans l'eau, tout cela est typiquement valmorien, j'ai cité pour "le rayon d'or" le poème à Auguste Brizeux "Sur l'auteur de Marie", et il me faudra citer le cas d'une eau douce devenue amère depuis qu'elle a été contaminée par la mer.
Je rappelle que dans "Larme" le poème se demande ce qu'il pouvait boire à la rivière, et il se répète cette question avec insistance dans le second quatrain. Le poète parle de boire quelque chose dans la "jeune Oise" qui n'est pas exactement l'eau de la rivière, et il finit par préciser que c'était une liqueur d'or, fade et qui fait suer, qui provoque donc l'amertume comme l'eau salée altérée chez la poétesse, et la liqueur d'or, ce n'est pas une boisson qu'il avait amenée avec lui, mais une boisson prise à même la rivière avec une gourde improvisée.
Tout cela est développé à plusieurs reprises métaphoriquement dans plusieurs poèmes épars de Desbordes-Valmore, dont le premier nom appelle les jeux de mots (et ne me faites pas "Le Dormeur du Val" avec le second), et c'est évident que "Larme" a une clef de lecture valmorienne en plus d'inviter à une relecture de Favart et d'autres.
Notez que le poème "Est-elle almée ?" est lui aussi en vers de onze syllabes et qu'il contient la forme "florissante" à la rime, ce qui peut être un indice d'influence valmorienne. Notez que le verbe "exhaler" de la première ariette oubliée repris par Verlaine à "C'est moi" se rencontre dans le poème "L'Eternité".
J'ai encore beaucoup de travail à accomplir et je n'ai pas tout mon temps à moi, mais là vous avez une porte de lecture valmorienne pour les poésies rimbaldiennes du printemps et de l'été 1872 qui relève définitivement de l'évidence.
Je citerai prochainement un florilège d'études des "Ariettes oubliées" par différents commentateurs pour montrer qu'on a identifié comme spécifiquement verlainiens des éléments repris à la poétesse. Je relirai l'article de Murat sur Rimbaud et Desbordes-Valmore, mais on notera que si son article porte sur une relation directe de Desbordes-Valmore à Rimbaud il risque de manquer tout l'éclairage qu'apporte le crochet par Verlaine.
Beaucoup de travail encore, mais le jeu en vaut clairement la chandelle !
Il me faudra aussi parler de Banville avec son traité, avec son désir de faire un recueil de chansons lors de la publication des Stalactites, avec sa ballade de 1830 publiée certes à la toute fin de 1873, parce que Banville s'est mis sur la touche. Sa ballade de 1830 déclare que la poésie actuelle est médiocre et que la poésie de 1830 était meilleure, ce qui est une erreur de jugement capital, et en plus comme il ne cite que les principaux noms on comprend qu'en réalité il déplore qu'il n'y ait pas un poète aussi réputé que Lamartine ou Hugo, minimisant l'importance d'un Baudelaire et méprisant Rimbaud ou Verlaine. D'ailleurs, la ballade de 1830 parle du prix d'une chandelle ou d'un lys et elle a étroitement à voir avec "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Bref, il y a encore un énorme chantier devant moi, mais désormais la route du travail à mener est toute tracée.

1 commentaire:

  1. Pour les impatients, car j'ai six jours devant moi qui vont me détourner de la suite de mon étude, je précise quelques petits scoops.
    Dans les ariettes oubliées, la troisième est particulièrement célèbre pour ses jeux sur les échos. Mais ce poème a aussi la particularité de quatrains sur une seule rime sauf le deuxième vers qui ne rime avec aucun.
    Dans le recueil Pauvres fleurs (qui s'ouvre par le poème "La Maison de ma mère" publié dans la Revue pour tous et soupçonné d'être une source aux Etrennes des orphelins mais sans que cela n'ait été étayé solidement), nous avons le poème "Sol natal" que Murat rapproche avec raison de "Mémoire", mais j'en reparlerai après avoir relu son ancien article, et un peu plus loin nous avons un poème dont il faut précisément apprécier le problème des rimes car il fait penser précisément au cas du poème verlainien...
    Pour les "éclairs délicieux" en fin d'un quatrain, j'ai oublié de préciser qu'ils étaient aussi qualifiés de "nobles", et dans La Rivière de Cassis la reprise de la mention "corbeaux délicieux" s'accompagne de la mention "vraie et noble voix d'anges".
    Et toujours dans le recueil Pauvres fleurs, j'ai trouvé la preuve d'une lecture de Desbordes-Valmore en 1870, lecture antérieure à son séjour douaisien selon toute vraisemblance, car j'ai trouvé un poème qui a des éléments repris dans le sonnet "Le Mal".
    J'ai oublié de faire entendre d'autres détails, j'en ai encore sous le pied. A suivre, à suivre, je suis un train.

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