Continuons de progresser dans l'inspection des sources au poème "Larme". Pour l'instant, nous avons deux grands chantiers d'influences avec Marceline Desbordes-Valmore et Théodore de Banville. Je n'ai pas cité les vers des Odes funambulesques "L'Amour à Paris" et "La Ville enchantée", mais je vous ai tout de même posé les bases. Je vous ai également conseillé de lire "Ma Bohême", sonnet rimbaldien de 1870, comme comparable à "Larme". Le sonnet "Ma Bohême" a été écrit sous l'influence des lectures de Banville et notamment des Odes funambulesques avec en fait exprès des reprises de rimes et une démarcation dans les tercets d'un sizain précis du "Saut du tremplin". Il y a bien sûr une comparaison à faire sur l'isolement du poète qui se retire du monde, dans un cas il se dénude même, et il y a aussi un parallèle intéressant entre la goutte de rosée au front qui est comme un vin de vigueur et la déception de la liqueur d'or.
Une troisième influence apparaît avec la colocase de Virgile, et on sent qu'une lecture plus poussée de L'Histoire naturelle de Pline pourrait être utile. Il existe une traduction de Littré que Rimbaud a pu lire et qui a été rééditée en 2016, mais c'est un investissement de plus de 90 euros. Il faut donc que je voie ce que je peux en lire sur le net. Je serais enseignant à l'université, vous imaginez le travail qui serait déjà accompli ? Non, je ne me fais pas un compliment, je tacle les universitaires. Ils sont nuls !
J'en reviens maintenant aux poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Fort heureusement, nous pouvons lire la plupart des recueils tels qu'ils furent publiés sur Wikisource. Il y a l'intérêt de consulter l'ensemble des poésies de l'artiste douaisienne, il y a aussi l'intérêt de consulter la conception des recueils avec des rééditions de recueils ou des rééditions de poésies choisies distincts des recueils originaux attribués à l'autrice. Il y a l'intérêt de lire aussi les préfaces et interventions d'autres auteurs. Il y a une réponse en poème de Lamartine intégrée dans le recueil Les Pleurs. Il y a la préface d'Alexandre Dumas au même recueil Les Pleurs. Il y a enfin en tête d'une réédition en 1860 une préface d'environ dix pages de Sainte-Beuve où le mot "tendre" est répété à satiété, même si personne n'en voudra pour expliquer "tendres bois de noisetiers". Cette préface de Sainte-Beuve a aussi une importante lourdeur dans la mise en avant de la pensée catholique des poésies valmoriennes. Cette dimension est présente et importante, mais on passe de la finesse de la poétesse à un militantisme idéologique un peu à côté de la plaque. Evidemment, il faut encore lire l'article de Sainte-Beuve dans la Revue des deux Mondes vers 1834 et sans doute d'autres plus tardifs. Quant à la préface d'Alexandre Dumas, elle est reprise aussi dans le volume de 1860, mais rebaptisée "Note". Bien que la préface du mousquetaire soit de commande et ne respire pas une connaissance réelle des poésies valmoriennes, il ne faut pas perdre de vue que toute la première partie de la préface est un exercice personnel de théorie sur la vibration poétique romantique de la part de Dumas, donc ce n'est pas négligeable. Il ne faut pas renoncer à la lire parce que le romancier brode de l'apparent hors-sujet par rapport à la poétesse. Il faut bien comprendre que Rimbaud va tenir compte de la perception qu'ont ses contemporains de la poétesse et plus précisément de ce qu'est l'expression poétique. Il faut tout évaluer. D'ailleurs, on remarque à l'heure actuelle que nous sommes à une époque de remise en avant de femmes écrivains du passé. George Sand et Marceline Desbordes-Valmore connaissent un regain d'intérêt, leurs ouvrages au format poche sont plus édités qu'il y a quelques années, me semble-t-il. Pour Desbordes-Valmore, cela reste pourtant assez timoré. On a droit à de minces fascicules d'anthologies d'une trentaine de poèmes et un seul recueil est publié en Garnier-Flammarion, le recueil Les Pleurs, qui paradoxalement est celui qui a le moins retenu l'attention de Rimbaud comme de Verlaine. Il faudrait rééditer Bouquets et prières, et bien sûr les Poésies inédites dont Verlaine a bien précisé que c'était le meilleur et plus intéressant. Le volume de 1830 a son importance également, ne serait-ce que par la présence de la romance "C'est moi". Aujourd'hui encore, il n'y a aucune volonté de faire attention à l'importance qu'a eue Desbordes-Valmore pour Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Aragon, et encore Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly et quelques autres.
Dans sa célèbre lettre du 15 mai 1871 à Demeny, Rimbaud n'a pas cité la poétesse, mais il a parlé de femmes qui libérées de leur condition deviendraient poètes et Rimbaud parle alors de mondes d'idées des femmes à comprendre, mais distinct des hommes. Il s'agit d'une façon de penser non misogyne bien sûr, mais d'une façon typique de penser de son époque. Baudelaire, Verlaine et Sainte-Beuve, mais pas forcément Dumas, font une recension valorisante des poésies de Desbordes-Valmore, mais sur un mode foncièrement misogyne, un fond rentré puisqu'acceptation il y a, mais on sent l'effort de concession et surtout il y a un clivage mis en place. Desbordes-Valmore réussit en poésie parce qu'elle est naturelle dans son abandon au principe émouvant de l'éternel féminin. Il n'y a d'ailleurs ni au XIXe ni de nos jours aucune étude pour voir d'où vient le génie de la poétesse. Elle était actrice et jouait parfois un rôle dans Britannicus de Racine, il y a des vers imités de Phèdre dans ses poésies, et les développements lyriques des sentiments portent souvent l'empreinte des vers de tragédie d'un Racine. L'influence d'une poésie plus populaire avec Béranger ou Favart n'est pas envisagée. Le fait que Desbordes-Valmore ait publié son premier recueil avant Lamartine n'a pas incité les critiques à mieux évaluer l'héritage de la poésie du dix-huitième siècle. Plein d'analyses ne sont pas faites. Même aujourd'hui, on se contente de dire que comme elle était femme elle était sous-évaluée, mais ce n'est pas de l'analyse. Rimbaud fait donc en non misogyne un parallèle clivant parce qu'inévitablement il ne lisait que la structure mise en place par Sainte-Beuve et Baudelaire. En même temps, il n'a pas tort non plus, puisqu'il y a des différences à envisager entre le monde des idées des femmes et des hommes, le wokisme a tort de nier cette réalité, mais en fait cette différence ne se prouve pas avec un clivage. Les différences des mondes d'idées sont forcément de l'ordre des tendances. Prenons l'exemple un peu pourri de ce que font Baudelaire, Sainte-Beuve et Verlaine : ça n'a aucun sens. Ils font un classement de Desbordes-Valmore et Sand parmi les femmes, mais il y avait des centaines de millions de femmes et d'hommes sur Terre au dix-neuvième siècle, et des dizaines de millions rien qu'en France. Cela n'a strictement aucun sens de considérer que les femmes sont moins douées parce qu'il y a dix, vingt ou trente hommes qui auraient été de plus grands poètes en France que Desbordes-Valmore au dix-neuvième siècle. La trente-et-unième place, et a fortiori la onzième, ça ne permet pas de parler de clivage de but en blanc. On n'est pas dans des champs d'opposition des sexes clairement observables et opposables. Ce qu'on peut dégager, c'est des tendances comportementales, des tendances créatrices, pas des vérités absolues.
J'en viens enfin à la notice de Baudelaire. N'ayant pas mes éditions de Baudelaire sous la main, j'ai profité de la citation dans le dossier de l'édition en Garnier-Flammarion du recueil Les Pleurs. Le texte est assez retors et participe de l'aveu, puisque d'emblée Baudelaire déclare que son admiration est contradictoire avec ses principes. Il fait de son goût pour Desbordes-Valmore un péché mignon, et sur cette contradiction il bâtit une lecture valorisant la manifestation de l'essence d'être femme et même d'être mère en poésie. Mais comme je cherche à travers les discours sur la poétesse, des éléments qui auraient pu inspirer Rimbaud pour son poème, il me faut citer la toute fin du développement fait par Baudelaire, et je trouve ça plutôt éloquent. Baudelaire parle de sa lecture comme d'une promenade dans un jardin de fleurs qui représentent "les abondantes expressions du sentiment", parmi des étangs miroirs inversés des cieux, et Baudelaire parle à ce sujet de la "résignation" de la poétesse et d'un univers ici-bas plein de "souvenirs" du monde d'en-haut. J'ai déjà insisté sur le fait que Desbordes-Valmore emploie souvent la rime "souvenir" / "avenir" en soutenant l'idée que les "souvenirs" permettent d'éclairer "l'avenir". Il y a toute une poétique de la mémoire réactivée qui devient créatrice dans les poésies de Desbordes-Valmore. Baudelaire cite à dessein le mot "souvenirs" par conséquent. Mais soudainement Baudelaire élargit la perspective et son article se termine par une véritable fresque :
[...] Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poète, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l'avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n'y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil, sent monter à ses yeux les pleurs de l'hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu'à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c'est l'explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d'une nouvelle jeunesse !
Difficile de ne pas songer à "Larme", plus encore qu'à un quelconque poème de Desbordes-Valmore, en lisant ces lignes !
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