Les articles en cours n'ont évidemment aucun relais, ni l'article de lancement où je montre que la première des "Ariettes oubliées" démarque "C'est moi" romance de Desbordes-Valmore, ni l'article où je fais un peu un bilan de tout ce que cela implique de remettre en avant l'influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" et les poèmes du printemps et de l'été 1872 de Rimbaud. Du coup, je préfère publier en continu sur mon blog les avancées de mon étude sur le poème "Larme", même si toutes les études ne vont pas avoir la même importance. Je ferai une synthèse à la fin.
Je vais faire part ici de petites enquêtes que je mène par sondage.
Ainsi, comme Verlaine a cité le poème "Renoncement" en le comparant aux poèmes d'Olympio ou à Olympio de Victor Hugo, je me suis dit que ce serait peut-être une bonne idée de relire ces poèmes isolément pour voir l'impression que ça peut donner. En plus, il y a la mention de la colocase qui interpelle dans "Larme".
Sur la colocase, je me rends compte que je recommence souvent à formuler un avis approximatif. J'ai déjà vérifié mon erreur par le passé, mais j'ai tendance à la reproduire. En fait, dans la préface des Orientales, Victor Hugo ne cite pas la bucolique de Virgile mais il donne une transcription "colocasia" pour désigner un habit antique pour la Muse. Hugo vient d'exprimer que le poète est entièrement libre et que son projet dans les Orientales avait été de représenter la "mosquée", ce qui peut faire écho soit dit en passant à un propos de Rimbaud dans "Alchimie du verbe" qui voyait une "mosquée" à la place d'une "usine". Et Hugo vantant la liberté du poète qui n'a pas de limite dans le choix des sujets que sa fantaisie veut traiter écrit ceci : "[...] que sa muse soit une muse ou une fée, qu'elle se drape de la colocasia ou s'ajuste la cotte-hardie [...] [l]e poète est libre [...]" (citation paresseusement reprise sur la transcription du site Wikisource à huit heures du matin). Je rappelle que la mention de la colocase est tout de même inattendue dans le poème de Rimbaud, puisqu'il s'agit plutôt d'une plante tropicale, et en plus il l'a visiblement confondue avec des cucurbitacées : coloquintes ou concombres, car s'étant rendu compte que la colocase ne peut pas faire une gourde il y a renoncé dans les versions ultérieures de "Larme", où "colocase" à la rime a cédé la place au nom "case" qui conserve une idée d'exotisme et qui peut faire songer à la case du poète dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème où le poète parle d'une case lieu d'aisance liée à des "Oises extravagantes" : "Tu torcherais des floraisons / Dignes d'Oises extravagantes !" Et dans la première version de "Larme", le poète est "accroupi" précisément.
Il me faudrait vérifier l'information hugolienne sur la "colocasia". Passons à la mention dans les poésies de Virgile. Je ne suis pas le premier à citer cette référence, je reprends ce qu'écrit Bernard Meyer dans son ouvrage paru en 1996. Rimbaud, en classe de latin, a pu étudier la quatrième Bucolique de Virgile et lire l'extrait latin : "At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu / [...] tellus / Mistaque ridenti colocasia fundet acantho" (vers 18-20 qui se traduisent : "O mon enfant, la terre, féconde sans culture, t'offrira pour prémices les colocases mêlées à la riante acanthe".
On a l'idée d'une nature loin du monde humain "féconde sans culture" et d'une colocase qui est une voie d'accès à cette fécondité. La citation de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" permet d'être certain que la mention "Oise" n'est pas d'actualité en mai 1872, il y a de toute évidence une astuce en liaison avec la lecture des écrits de Banville le destinataire du poème en octosyllabes en août 1871. Et certains poèmes en vers latins de Rimbaud nous sont parvenus sur le thème de l'élection du poète, ce qui fait que ça a du sens d'aller enquêter du côté des classiques latins sur la genèse de l'idée de poète voyant chez Rimbaud.
Il me faudra reprendre l'étude attentive des Bucoliques de Virgile, mais je veux éviter les traductions en vers du début du vingtième siècle.
Certains poèmes hugoliens évoquent la figure de Virgile, et donc je les relis aussi isolément en ce moment.
Pour l'instant, la lecture des poèmes "Olympio", "A Ol." ou "La Tristesse d'Olympio" ne me paraît pas très porteuse, même si inévitablement j'ai des accroches de temps en temps. Je vais les garder pour moi, mais je remarque quand même que "Olympio" apparaît pour les premières fois dans le recueil intitulé Les Voix intérieures, ce qui fait écho à ce que Verlaine a pris dans le "C'est moi" de Desbordes-Valmore pour créer sa première des "Ariettes oubliées". Au passage, Verlaine écrit qu'il a les "larmes" aux yeux en lisant soit "Renoncement" soit "Les Sanglots" de Desbordes-Valmore, c'est le titre du poème de Rimbaud au pluriel et il est difficile de ne pas y voir un fait exprès de la part de Verlaine.
La piste hugolienne ne se consolide pas aisément. Ceci dit, le spectacle de transformation avec les "colonnades" et les "gares" fait fortement penser aux visions du genre de "La Pente de la rêverie". En plus, je vais lâcher l'idée intime que j'ai, c'est que le poème "Larme" de manière allégorique peut très bien faire comme "Voyelles" et "Le Bateau ivre" des allusions en filigrane à l'événement de la Commune. Le vent du ciel qui finalement sera celui de dieu qui jette des glaçons aux mares, c'est difficile de ne pas songer à "Mais vrai j'ai trop pleuré" et au désir de la flache où l'enfant, plein de tristesses, lâche un bateau frêle comme un papillon de mai".
Les colonnades sont-elles à relier à l'acanthe virgilienne, à la colonne Vendôme ? Mystère et boule de gomme pour l'instant. Il y a une référence qui m'échappe.
Je pense que je vais pas mal privilégier une recherche par la relecture de tout Banville prochainement.
Alors, justement, il y a la question des rimes.
J'ai dit un peu rapidement que l'emploi chez Rimbaud ou chez Verlaine du quatrain à rimes croisées n'est pas si courant malgré sa banalité.
En fait, il faut être plus précis. Je l'ai dit, c'est le quatrain le plus banal qui soit à l'époque de Rimbaud, par sa simplicité et par le fait qu'au dix-neuvième siècle on n'a plus si souvent des strophes combinant dix ou dix-sept vers avec des assemblages internes de quatrains et sizains, etc.
Ce qui est remarquable, c'est plutôt le fait que "Larme" soit un poème en peu de quatrains. "Tête de faune" était en trois quatrains de décasyllabes, "Larme" est en quatre quatrains de vers de onze syllabes. C'est plutôt ce caractère ramassé pour une forme strophique si banal qui est remarquable ici. Et évidemment le choix du vers de onze syllabes achève de rendre évidente la liaison valmorienne entre la quatrième des "Ariettes oubliées" et "Larme", même si la césure de "Larme" échappe au modèle valmorien.
Mais, il y a un aspect important aussi de la réflexion sur les rimes à envisager ici.
Les poètes aiment bien au dix-neuvième siècle se rapprocher de la chanson, mais ils ne se permettent pas en principe de sortir du cadre de la poésie versifiée, c'est pour cela que le "Dansons la gigue" dans les Romances sans paroles est remarquable ou bien le refrain de "Ô saisons, ô châteaux" ou bien le refrain de "Chanson de la plus haute Tour" dans la version de "Alchimie du verbe". Mais, au plan des rimes, si les chanteurs actuels font rimer des terminaisons sans "e" et des terminaisons avec "e" qu'en était-il au dix-neuvième siècle ? Je n'ai pas l'impression que Béranger rimait n'importe comment.
En revanche, lors de la publication des Stalactites, Banville annonçait vouloir publier un recueil de chansons, et il s'intéressait à cette ressource pour la poésie. Et Banville a osé produire un poème qui rimait sur un principe systématique mais anormal d'une terminaison masculine associée systématiquement à sa correspondante féminine. C'est une hérésie en poésie littéraire, et Verlaine va produire des rimes fausses dans la sixième de ses "Ariettes oubliées", des rimes fausses au-delà de la simple assonance, des rimes fausses en tant que telles avec une correspondance parfois de consonne sourde à sonore, mais correspondance insuffisante. Verlaine applique d'abord le système de Banville de la correspondance anormale du masculin et du féminin : "guet" rime avec "s'égaie", "Michel" avec "Jean de Nivelle", "obscure" avec "mur", et ainsi de suite. Et à propos de "rime non attrapée", il commet l'impair de ne pas respecter la consonne d'appui qui est considérée comme indispensable dans le cas des rimes en "-é" trop banales : "abbé" rime avec "non attrapée", la correspondance de consonne sonore "b" à consonne sourde "p" étant approximative, et au dernier quatrain Verlaine ne trahit pas que la consonne d'appui, mais démolit une consonne intégrée cette fois à la rime, en glissant de la correspondante sourde et sonore entre "naïf" et "arrive".
Le recueil Les Stalactites contient un poème intitulé "Elégie" qui a servi d'inspiration à la sixième des "Ariettes oubliées" puisqu'il exhibe un principe de correspondance systématique entre terminaisons masculines et terminaisons féminines dans une disposition en distiques qui fait passer pour des rimes ce qui techniquement n'en sont pas : "confus" et "touffues" sont couplés, et ainsi de suite. Je remarque aussi que l'avant-dernier poème du recueil s'adresse "A Olympio" et contient cette notion d'orgueil que Verlaine met aussi en avant quand il cite l'ensemble des poèmes liés à la figure d'Olympio. Banville affectionne l'emploi du nom "floraison(s)" dans ce recueil et le poème "A Olympio" s'il n'est pas évident à rapprocher de "Larme" développe l'idée d'une émulation entre poète avec la découverte d'un ciel aux fabuleuses architectures.
Il y a un lien littéraire qui me manque, mais dans "Larme", l'orage a changé le ciel et le poète voit des colonnades et des gares dans le ciel finalement. C'est un déplacement des imaginaires, au lieu de fantastiques architectures de palais grecs, Rimbaud imagine une architecture du ciel favorisant le voyage, les "gares", mais quelque chose manque encore pour rendre pleinement la note de ce qu'a voulu faire passer comme message Rimbaud. Il y a une pièce du puzzle qui me manque.
Mais j'en reviens à la question des rimes. Les contemporains de Verlaine ne faisaient pas immédiatement de lui le poète de la petite musique. Sa "Chanson d'automne" est devenue un classique de la Littérature après-coup. Le public n'était pas prêt à l'époque à admettre l'importance de ces orientations nouvelles et, d'ailleurs, le prix a été lourd à payer pour Verlaine puisque sa gloire posthume est moins d'être un grand poète qu'un poète délicieusement et voluptueusement musical, jugement injuste qui a la vie dure.
Et, le miracle musical que tout le monde admire dans Romances sans paroles, c'est la troisième des "Ariettes oubliées" : "Il pleure dans mon coeur...", poème dont l'épigraphe est un propos ou vers attribué à Rimbaud.
Cette ariette est en quatrains, et je ne vais pas commenter sa musicalité et ses jeux de reprises, mais insistez sur son défaut de rime, puisque l'appellation quatrain est discutable, vu que nous avons une seule rime pour trois vers par quatrain, et un vers isolé qui ne rime avec aucun autre.
Il pleure dans mon cœur,Comme il pleut sur la ville,Quelle est cette langueurQui pénètre mon cœur ?Ô bruit doux de la pluie,Par terre et sur les toits,Pour un cœur qui s'ennuie,Ô le chant de la pluie.Il pleure sans raisonDans ce cœur qui s'écœure.Quoi ! nulle trahison ?Ce deuil est sans raison.C'est bien la pire peineDe ne savoir pourquoiSans amour et sans haine,Ce cœur a tant de peine.
En trichant, on peut considérer que de loin en loin "toits" et "pourquoi" ont un écho du type rime, et on peut faire croire que "écoeure" est la correspondante féminine de la rime en "-eur" du premier quatrain. Verlaine a d'ailleurs joué là-dessus, mais en réalité il n'y a pas de rime à chacun des deuxième vers de quatrain, et le cas le plus flagrant est celui de "ville" au premier quatrain qui ne rime pas avec l'épigraphe puisque le mot "ville" renvoie à lui-même et le vers est même une réécriture de l'épigraphe. Il y a en tout cas une stratégie d'écho entre l'épigraphe et le poème qui a été très étudiée au plan de l'harmonie symbolique.
Mais ce type de défaut de rime a été pratiqué par Marceline Desbordes-Valmore.
Directement après le poème "Sol natal" considéré comme une des sources au poème "Mémoire" de Rimbaud, nous avons le poème "Qu'en avez-vous fait ?" en dix quatrains, et c'est le modèle des quatrains de Verlaine, jusqu'à la première rime en "-eur" et avec "coeur" dès le premier quatrain :
Vous aviez mon coeur,
Moi, j'avais le vôtre :
Un coeur pour un coeur ;
Bonheur pour bonheur !
Le vôtre est rendu ;
Je n'en ai plus d'autre;
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu !
La feuille et la fleur
Et le fruit lui-même,
La feuille et la fleur,
L'encens, la couleurs :
Qu'en avez-vous fait,
Mon maître suprême ?
Qu'en avez-vous fait,
De ce doux bienfait ?
[...]
**
On constate que la poétesse fait rimer les vers isolés en joignant les quatrains deux par deux, et qu'à partir du second quatrain un mode de répétition de vers se met également en place.
En clair, l'approximation de reprise de "toits" à "pourquoi" est voulue par Verlaine et vient du modèle établi par la poétesse douaisienne. Notons aussi de manière amusante, la rime approximative "vôtre" et "autre" et surtout le parallèle des deuxièmes vers de chaque poème, entre "Moi j'avais le vôtre" et la reprise de l'épigraphe, car cela confirme le jeu de Verlaine qui consiste à évoquer une tristesse complice avec l'autre coeur de Rimbaud.
Venons-en enfin à "Larme" où comme pour la plupart des vers du printemps et de l'été 1872 le quatrain de base est celui à rimes croisées, mais lacunaire. Or, les audaces de Rimbaud ont entraîné la mise en avant de théories, de Fongaro notamment, selon lesquelles les rimes étaient distribuées selon une autre logique d'assonance avec une inversion entre le premier et le dernier quatrain. On aurait un poème sur deux assonances approximatives en "a" et en "ê" de type abbb abab baba baaa. Je ne suis pas contre l'idée, d'autant que Rimbaud l'a fait exprès et que cela est précisément à rapprocher de la troisième des "ariettes oubliées", à condition d'admettre qu'on voit bien tout de même que le résultat symétrique final n'empêche pas de constater un modèle ABAB malmené. Le modèle se maintient pour les quatrains centraux, et même pour le dernier avec des assonances par les consonnes finales entre "vierges" et "coquillages" ou "mares" et "boire". La lacune la plus importante vient de la première paire rimique supposable : "villageoises" et "noisetiers", tandis que "bruyère" et "vert" comme "soir" et "gares" au troisième quatrains impose le système de la correspondance banvillienne suivie par Verlaine dans la sixième des "Ariettes oubliées".
Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, c'est le même intervenant Jean-Pierre Bobillot qui a fait les notices sur "Larme" et sur "Desbordes-Valmore" et l'idée d'une influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" est fermement combattue. Bobillot a produit des articles intéressants et il a des propos sur l'analyse métrique qui sont à prendre en compte, mais sa façon d'aborder la création des césures comme un fait indépendant de modèles dont on s'écarte ou non est problématique et surtout l'ensemble des articles que je viens de produire démontrent nettement que "Larme" est un poème étroitement lié à la poésie de Desbordes-Valmore et à une évolution chansonnière de la poésie jadis promue par Banville.
Je vais encore citer prochainement deux poèmes de Verlaine sur Desbordes-Valmore avec des césures très chahutées et je vais citer aussi la ballade sur les poètes de 1830 de Banville en essayant d'expliquer comment pour Rimbaud et Verlaine il y a l'admiration pour un certain Banville d'un côté et de l'autre le repoussoir d'un poète qui n'a tourné le dos à certains de ses engagements, un poète qui n'a pas compris le temps présent et qui se love dans l'admiration de la gloire déjà installée de Victor Hugo ou de Lamartine.
A suivre donc...
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