samedi 6 mars 2021

Qu'est-ce que "Vers Libres" ?

Dans la notice "Vers Libre" du Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier, Jean-Pierre Bobillot commence par l'avertissement suivant :
   Il ne faut confondre les "vers libres" modernes - "où ne compte pas le nombre de syllabes" (Dujardin 1921 : 590) -, ni avec les "vers mêlés" façon La Fontaine - qui jouent de la plus grande élasticité de scansion permise par le système métrico-syllabique rimé -, ni avec les vers non-métriques à nombre déterminé de syllabes de Mémoire ou Michel et Christine, ou les vers courts à effets de faux de Honte, "Entends comme brame...", "Le loup criait sous les feuilles...".
Bobillot oppose les "vers libres" aux "vers mêlés" de La Fontaine ou aux vers particuliers de Rimbaud du printemps et de l'été 1872. Si vous trouvez cela très clair, il se trouve que ce n'est pas mon cas. D'abord, les vers de La Fontaine et les vers de 1872 de Rimbaud ne peuvent pas être mis sur un même plan pour être opposés aux vers libres. Ensuite, on aimerait en débattre de l'idée de "vers non-métriques" dans le cas de "Mémoire" et "Michel et Christine". Enfin, si les "vers libres" sont précisés comme modernes, c'est qu'il doit exister une définition de "vers libres" qui ne sont pas modernes, qui sont éventuellement des "vers libres" classiques. Or, Bobillot se dispense allègrement de toute précision historique à ce sujet. Qui plus est, à deux reprises Verlaine a employé l'expression "Vers Libres" pour désigner les poèmes de Rimbaud du printemps et de l'été 1872. Bobillot prétend-il donner aussi une leçon à Verlaine et mieux connaître que Verlaine l'exacte dénomination pour chacun des profils poétiques adoptés par Rimbaud ?
L'ouvrage est censé être pensé comme un dictionnaire. On aimerait beaucoup avoir une définition du "vers libre", voire un historique de la notion. En plus, vu que le débat va consister à placer "Marine" et "Mouvement" à l'aube de l'émergence de la poésie en "vers libres" modernes, je trouve très problématique l'affirmation d'emblée que Rimbaud n'a pas compté les syllabes des vers de "Marine" et "Mouvement". C'est peut-être la perception qu'ont eue les promoteurs du vers libre moderne en lisant les deux poèmes en question de Rimbaud, mais, du point de vue de la recherche, on n'a pas à affirmer cela sans vérification. Ce n'est qu'un article de foi et il faut le mettre à l'épreuve.
En tout cas, à défaut des deux extraits de Verlaine où l'étiquette de "Vers Libres" est appliquée non à "Mouvement" et "Marine", mais bien à tous les poèmes du profil de "Mémoire", "Michel et Christine", "Bonne pensée du matin", "Larme", "Honte", "Fêtes de la faim", "Entends comme brame...", voici quelques citations d'un ouvrage encore aujourd'hui considéré comme une Bible par les spécialistes de versification : Les Strophes de Philippe Martinon. L'entrée "strophe" est cruellement absente du présent Dictionnaire Rimbaud, mais ce n'est pas le propos ici. J'ai lu une partie du livre de Martinon qui date de 1912 et j'y ai rencontré à plusieurs reprises l'expression "vers libres", et ce qui m'a frappé c'est que les illustrations qu'il en donne ne correspondent pas du tout à ce qu'on pourrait anticiper.
La première mention des "vers libres" apparaît à la page 61, mais Martinon précise que si lui emploie ce terme les poètes du dix-septième siècle parlaient de "vers irréguliers". Le raisonnement n'est pas facile à suivre, puisque vous ne venez pas de lire tout le développement antérieur de l'introduction de Martinon et que vous êtes contaminé par les définitions du vers libre moderne, par l'idée des "vers mêlés" de La Fontaine et par l'exemple des vers irréguliers rimbaldiens de 1872. Donc, Martinon raconte une évolution historique. Nous sommes au dix-septième siècle, et le décasyllabe tend à disparaître au profit de l'alexandrin, tandis que tous les vers courts de moins de huit syllabes refluent également. La poésie lyrique, selon Martinon, ne s'exprime plus qu'à partir de deux vers : l'alexandrin et l'octosyllabe, et cela réduit considérablement les possibilités de varier le rythme.
    Les conséquences de cet ostracisme général seront graves. D'abord, les poètes, ne pouvant plus, comme au XVIe siècle, chercher la variété dans le nombre des mesures employées, seront réduits à la chercher dans la disposition des deux seules mesures qui restent usitées. Les voilà désormais lancés sans retour dans toutes les formes de strophes dissymétriques, dont nous avons vu déjà des spécimens.
     Dans le quatrain, les combinaisons ne sont pas très nombreuses, et furent promptement réalisées, notamment par Frénicle et Godeau dans leurs psaumes, et Rotrou dans ses Stances, monologues lyriques, qui, au théâtre, vers l'époque de ses débuts, avaient remplacé les chœurs du XVIe siècle. On trouvera toutes ces combinaisons dans l'Imitation et les Psaumes de Corneille. Hélas ! s'il n'y avait eu que le quatrain, le mal n'eût pas été grand, parce que là, malgré l'infériorité des formes, le rythme est toujours saisissable. Le mal était plus grave pour les strophes plus longues.
Martinon parle des quatrains mélangeant les deux mesures. Il y avait déjà eu auparavant des quatrains mélangeant par exemple des alexandrins et des vers de quatre syllabes : 12.12.12.4 (c'est Martinon lui-même qui les note ainsi), 12.4.12.4. et même 12.12.4.4. Il est cette fois question uniquement du mélange des alexandrins et des octosyllabes, et Martinon cible la principale combinaison dissymétrique 12.8.12.12. qui est employée par Théophile et reprise par Rotrou. Martinon pratique un petit persiflage à l'égard de Leconte de Lisle avec sa strophe du célèbre poème "Le Manchy" 12.8.12.8. que Corneille a pratiquée bien avant lui. On le voit ! Martinon est érudit, mais il a une approche assez grossière de la poésie. Et on sait déjà que, pour lui, la poésie de Rimbaud est fâcheusement dissymétrique et donc repoussante. Evidemment, on peut augmenter le nombre de strophes possibles en choisissant tantôt les rimes croisées abab, tantôt les rimes embrassées abba. Pour les rimes suivies aabb, Martinon n'en parle pas, mais il est peu probable que les poètes lyriques du XVIIe se les autorisaient.
L'analyse de Martinon se poursuit avec le cas des quintils. Mais il le dit lui-même "il y a peu à dire", parce que le refoulement des vers impairs va de [censuré] concert avec celui des strophes impaires. Et il en arrive alors au cas du sizain qui bientôt va être suivi par celui du dizain :
[...] C'est dans le sizain surtout que la dissymétrie devait se donner carrière, malgré le nombre des formes symétriques. Nous retrouvons là, comme principaux auteurs responsables, d'abord Théophile, puis, naturellement, les traducteurs de psaumes, Frénicle, Godeau, Racan. Racan arrivait trop tard pour inaugurer des schémas nouveaux ; il essaie de se distinguer de ses prédécesseurs par l'introduction du décasyllabe à la place de l'octosyllabe dans plusieurs combinaisons déjà connues ; mais le souci de la nouveauté le conseillait mal sur ce point. Il fit pis encore : il employa, et ne fut pas le seul, des combinaisons de trois mesures, voire de quatre. Il est évident que ce n'étaient plus des strophes, car il devenait impossible à l'oreille d'en saisir et d'en retenir le rythme. Même avec deux mesures seulement, l'abus de la dissymétrie conduisait fatalement à ce résultat. Ce n'est pas tout : l'hétérométrie et la dissymétrie s'introduisirent aussi dans le dizain, qu'on crût bientôt pouvoir composer d'un quatrain et d'un sizain également quelconques. Sixains ou dizains, où était le rythme ? Si les strophes successives étaient encore identiques, c'était pure convention. En fait, c'étaient des vers libres, ou, comme on disait alors, des vers irréguliers. Il ne restait plus qu'à mettre à la suite les unes des autres des strophes de différentes mesures, puis de longueur différente : c'est ce qu'on peut voir par exemple dans les Poésies de Brébeuf. Dès lors, le vers libre était constitué : ce n'était plus qu'une question de typographie. Ainsi le vers libre est sorti naturellement et spontanément de la strophe dissymétrique à rythme vague et insaisissable. Ceci se passait aux environs de 1650. Et ce fut tout simplement la mort de la strophe.
Et il nous faut citer la note (3) de bas de page 61 qui fait immédiatement suite à notre citation :   
    C'est en 1650 même, dans la préface d'Andromède, que Corneille revendiquait fièrement le droit d'introduire l'usage du vers libre au théâtre, pour l'avoir "occupé avec gloire depuis trente ans." Mais, tout en essayant de le justifier comme plus voisin du langage commun, il montre bien que pour lui le vers libre n'est pas autre chose que la strophe libre.
    Le vers libre avait été essayé déjà aux environs de 1550 par un nommé Bertrand Bergier. Les dithyrambes récités à la pompe du bouc de Jodelle, sont de lui, peut-être avec la collaboration de Ronsard : on y remarque la prédominance de l'heptasyllabe. Mais le système n'eut aucun succès : les poètes s'orientaient ailleurs, et le vers libre ne servit longtemps que pour des épigrammes ou des madrigaux très courts.
Je n'ai évidemment aucune considération pour les opinions de Chapelain-Martinon, mais au moins je vous ai rapporté une définition du vers libre classique avec des références à la clef. Martinon a écrit son texte comme un cochon, c'est particulièrement sensible quand il parle sans crier gare de la réintroduction des vers de différentes mesures alors qu'il venait de nous avertir que le vers libre était né de l'impossibilité d'y recourir. Mais, surtout, il arrive à refourguer en note de bas de page l'information capitale, le vers est libéré de la contrainte de symétrie des strophes, ce que tend à aggraver l'emploi de différentes mesures. Et Martinon parle de vers libres ou irréguliers, même dans le cas de poèmes en strophes, au nom de son amour pour la symétrie et au nom de son exclusivisme du relief puissant d'une mesure unique. Quelque part, le poème "Les Djinns" de Victor Hugo est en vers libres. Une strophe compliquée de dix-sept vers mélangeant des décasyllabes, des alexandrins, des octosyllabes, comme c'est le cas chez Chénier, aura beau revenir toujours sur le même moule, ce sera des vers libres au nom du rythme impalpable. Nuançons tout de même ! Si on écarte le fond de raillerie malsaine de Martinon, il reste à s'appuyer sur les écrits de Corneille cités en référence. L'idée est à peu près celle des vers mêlés dégagés du respect de la symétrie, supposée indispensable à la strophe. A cette aune, dans ses sonnets "La Musique" et "Le Chat" où il reprend une forme du poète du dix-septième siècle François Maynard, Baudelaire écrit en vers libres dans les tercets, alors qu'imitant "Au désir" de Sully Prudhomme, Rimbaud compose des vers réguliers dans les tercets de "Rêvé pour l'hiver", mais ose des vers libres avec la variation de mesure de quatrain à quatrain.
Je ne dispose pas encore d'une histoire bien complète de la notion de "vers libre" et il reste à expliquer pourquoi à deux reprises Verlaine parle de "Vers Libres" pour les poèmes du printemps et de l'été 1872, puisque ce n'est pas le sens que confère à l'expression Philippe Martinon qui écrit vingt à vingt-cinq ans après Verlaine environ. Mais il est assez sensible que nous avons droit à des discours sur les vers libres qui ne sont pas fondés sur un balisage historique de la notion.
Dans la suite de sa notice sur le "vers libre", Bobillot évoque en passant un autre problème classique qui tend à opposer "Marine" à "Mouvement". Je cite le passage en question (page 777 : "non, Olvera, ce n'est pas ce que tu crois !" colonne de gauche). Bobillot s'appuie sur le témoignage d'un Dujardin qu'il commente :
[...] "l'usage presque constant à la Vogue était d'imprimer les vers en italiques et la prose en romain ordinaire ; or "Marine" a été imprimée en romain, ce qui tendrait à faire croire qu'on n'y vit que de la prose [...] ; au contraire, Mouvement a été imprimé en italiques, et aurait donc été reconnu poème en vers". Et il va jusqu'à se demander "si la formule de Marine et de Mouvement [a] été immédiatement remarquée" (Dujardin 1921 605-606). Le doute est permis, si l'on songe que Gustave Kahn - futur théoricien du vers libre - ne semble pas avoir considéré, autrement que comme de la prose, deux poèmes que lui avait envoyés son négligé ami, Jules Laforgue, lequel s'insurge. "C'étaient des vers, Monsieur !",[sic !] écrit-il à réception du numéro de La Vogue (16 août 1886) où ils furent insérés, mais pas "en italiques" [...].
Je suis bien sûr du côté de Laforgue contre Kahn. A part ça, le texte est un peu étrange avec cette opposition dans les présentations des titres "Marine" et Mouvement, alors que la variation typographique ne doit concerner que les vers eux-mêmes. Le titre des poèmes est en principe toujours entre guillemets, mais il existe d'autres tendances qui consistent à mettre les titres en italiques. Ici, ça doit être une façon humoristique d'évoquer les vers eux-mêmes, je ne sais pas ? Mais, surtout, il faut en revenir aux bases. Nous avons les fac-similés des manuscrits et nous pouvons consulter l'édition originale des deux poèmes "Marine" et "Mouvement". Quant au "[sic !]", je ne l'ai pas mis pour l'adresse "Monsieur", j'aurais pu, mais c'est bien pour la virgule après un point d'exclamation que je le mets. [- David ! - Quoi ? J'ai le droit d'être mesquin !]
D'abord, l'étude des manuscrits et la présence de bévues considérables qui concernent précisément le poème "Marine", rappelons-le, nous invitent à évacuer Kahn du travail de préparation des poèmes de Rimbaud pour l'impression. Je ne veux pas dire qu'il aurait été plus compétent, je veux simplement dire qu'il n'y a pas eu de préparation sérieuse. Tout s'est fait à la va-vite. On a consulté les manuscrits, on les a mis dans un certain ordre, on a souligné les titres rapidement et on a laissé les ouvrières-typographes se débrouiller. La première publication des poèmes s'est faite en plusieurs fois, dans plusieurs numéros distincts de la revue. Le poème "Marine" a été publié le premier, le poème "Mouvement" a été publié plus tard. Or, la grande mésaventure, c'est que le titre "Fête d'hiver" n'a pas été identifié. Plus précisément, je pense qu'il y avait une personne qui s'occupait des titres et d'autres personnes qui s'occupaient des poèmes. C'est au moment de la réunion des travaux que les titres "Les Ponts" et "Fête d'hiver" ont été oubliés. En effet, si c'était la même personne qui était en charge du titre et du texte, la mention "Fête d'hiver" aurait toujours pu être transcrite comme une ligne de poème. Le fait que les titres disparaissent invite à penser que l'erreur vient d'un mode préparatoire distinct pour les titres. Les titres préimprimés et les textes préimprimés ont été réunis en fin de préparation des plaques. L'ouvrière devait avoir un indice que son texte était à caler entre deux titres, et, du coup, si un titre était passé à la trappe, deux textes étaient inévitablement fondus en un. C'est ce qui est arrivé avec "Marine" et "Fête d'hiver". Le titre "Fête d'hiver" est passé à l'as. L'ouvrière a respecté les retours à la ligne après virgule, retours qui sont étonnants mais qui se rencontrent aussi dans "Après le Déluge" ou "Barbare", mais elle a mis ensemble le texte de "Marine" et "Fête d'hiver". Les Fainéants Kahn et Fénéon ont d'ailleurs reconduit à leur tour le résultat hybride dans des éditions successives du poème. Il n'y avait donc aucune raison qu'ils identifient un poème en vers libres, puisque ce que nous nommons aujourd'hui vers libres ne correspondait qu'à une moitié du texte à peu près de ce qu'ils ont édité. Et précisons que "Marine" et "Fête d'hiver" figuraient sur un même feuillet, ce qui ne favorisait pas complètement l'identification du seul "Marine" à un poème en vers.
Maintenant, le poème "Mouvement" est transcrit seul sur le feuillet qui le concerne. Il n'a pas la symétrie des strophes qui plaît tant à Martinon, mais il est constitué de quatre séquences séparées par des blancs, alors que "Marine" offre une suite continue et, sans revenir sur l'oubli du titre, il figurait sur un feuillet manuscrit peu aéré en compagnie du texte de "Fête d'hiver". Les deux premières séquences ont huit vers chacune, ce qui ne suffirait pas à consoler Martinon, mais qui pourrait au moins être sensible à Corneille ou La Fontaine. La troisième séquence compte six vers, la quatrième séquence quatre, ce qui en fait la moitié de l'une des deux premières séquences. Il y a réduction de deux vers de la séquence deux à la séquence trois, puis de la séquence trois à la séquence quatre. Cela n'a l'air de rien, mais cela peut favoriser l'identification d'une forme de poésie en vers avec des séquences et non des strophes. Il va de soi que pour les vers l'égalité syllabique entre les vers n'y trouve pas son compte, mais il y a un dernier argument.
Dans le cas de "Marine", les lignes sont fort brèves. Seul le dernier alinéa ou dernier vers atteint la limite droite du feuillet et oblige à un retour à la ligne, et Rimbaud a pratiqué un retour à la ligne sur le modèle de l'alinéa. C'est un argument pour ne pas identifier "Marine" en tant que poème en vers et pour lui appliquer les caractères romains ordinaires d'un texte en prose. En revanche, dans le cas de "Mouvement", plusieurs vers sont très longs. Mais Rimbaud a plus de place, écrit plus petit, et une seule fois il arrive à la bordure droite du feuillet manuscrit, et là au lieu de revenir à la ligne, il opte pour un report derrière un crochet, comme dans la poésie en vers, et ceci vaut preuve que ce sont des vers et qu'il faut les imprimer en italiques si telle est l'habitude éditoriale.
Et finalement, les ouvrières typographes ont respecté scrupuleusement sur ce plan-là la composition des manuscrits. C'est Rimbaud lui-même qui a provoqué la séparation des deux poèmes au plan formel. C'est Rimbaud qui revient à la ligne dans "Marine", mais qui met un crochet en bout de ligne dans "Mouvement".
Et j'ai même fortement l'impression que c'est significatif et que Rimbaud fait exprès de dissocier les deux expériences. En tous cas, il faut interroger cette distinction que Rimbaud a bien voulu établir.
Enfin, pour ce qui est du décompte des syllabes dans les poèmes en prose, je considère que c'est un sujet important qui n'ira pas jusqu'à supposer une fragmentation intégrale de tous les poèmes en segments syllabiques dûment rapportés aux calculs rimbaldiens, mais il y a quelques passages qui me semblent significatifs. Or, le poème "Mouvement" est également concerné par cette question, et je n'exclus pas que Rimbaud ait compté toutes les syllabes de ses vingt-six vers constitutifs.
Il ne faut pas oublier que les métriciens passent leur temps à expliquer que la versification c'est l'égalité des syllabes qui fait le rythme mesuré, ce qui veut dire que l'idée ne s'impose pas immédiatement à l'esprit. Or, Rimbaud s'est émancipé de cette idée d'égalité et il n'est pas exclu que Rimbaud faisait des montages syllabiques dans certains de ses textes, sauf que, pour un métricien, ces montages n'existent pas, puisqu'impossible à percevoir intuitivement. Rimbaud a très bien pu méjuger ce problème de non perception des quantités syllabiques. Après tout, La Fontaine a ignoré toute sa vie qu'il y avait des vers faux dans ses Fables, à commencer par le second de "La Cigale et la Fourmi", ce "Tout l'été," qui n'a que la rime avec le vers précédent, mais dont la mesure est unique dans tout le poème et n'est donc pas en tant que telle une mesure (dixit Cornulier). Dans "Mouvement", je trouve remarquable que le vers 14, au milieu d'une composition en 26 vers : "Repos et vertige", commence par le mot "repos" qui est en sciences physiques la notion contraire du "mouvement", mot qui donne son titre au poème, mais qui lance aussi le premier vers : "Le mouvement..." Et je trouve tout aussi remarquable que l'expression "Repos et vertige" forme une coordination de noms pentasyllabique qui fait écho au vers final qui est un pentasyllabe coordonnant deux verbes : "Et chante et se poste", sachant l'écho phonétique, si pas quelque peu étymologique, qui permet de rapprocher "Repos" et "se poste". Certes, je n'ai pas découvert cela par une lecture naïve du poème. J'ai inspecté le poème et j'ai trouvé cela. Ma façon de découvrir ces similitudes troublantes invalide-t-elle la découverte ? Rimbaud ne créerait des suites syllabiques qu'à la condition que nous puissions les identifier spontanément à la lecture, les ressentir à la lecture ? Pourquoi faire de Rimbaud un dieu intouchable qui n'aurait pas pu aller trop loin dans ses expérimentations ? Puis, des symétries syllabiques immédiatement sensibles, il nous est loisible d'en repérer quelques-unes, notamment aux vers 19 et 20 de "Mouvement" :
- On voit, roulant comme une digue, au-delà de la route hydraulique motrice :
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ;
[...]
Il est possible d'identifier une suite de trois fois six syllabes au vers 19, après "On voit", et cela pourrait aller de pair avec une recomposition d'un octosyllabe et d'un alexandrin, les deux vers les plus courants de la poésie française à l'époque de Rimbaud : "On voit, / roulant comme une digue / au-delà de la route / hydraulique motrice :" et cela se poursuit au vers suivant avec un alexandrin typique du dix-neuvième siècle avec un enjambement hugolien où "sans fin" est en rejet. J'ai beaucoup de mal à croire que Rimbaud n'ait pas fait exprès de préparer le terrain à mon "illusion" de lecture métrique.
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Je vous laisse consulter vous-même les manuscrits de "Marine" et "Mouvement", ainsi que leurs présentations originales en revue et en plaquette en 1886. Tchusss !

1 commentaire:

  1. Pour la dizaine de premiers lecteurs, je signale que j'ai corrigé les coquilles.
    Je rajouterai un commentaire avec les liens pour consulter les fac-similés des manuscrits et des éditions originales.
    Mais vous constatez par les faits que les notices sont écrites sans véritable travail de recherche et de mise au point. Et, en plus, vous constatez que si on en est là c'est que sur cent ans de critique rimbaldienne personne n'a cherché à recenser les occurrences de l'expression "Vers Libres" et à fixer son sens originel. Verlaine emploie deux fois l'expression pour désigner d'autres poèmes, ça passe inaperçu. La définition de Martinon, c'est une définition au plan de la strophe.
    Pourquoi Kahn et Fénéon n'ont pas rapproché "Marine" et "Mouvement" ? Ben, parce que "Marine" était "Marine-Fête d'hiver" en gros, et ensuite le principe de distinction typographique des deux poèmes est conditionné par les manuscrits et donc par Rimbaud en personne.
    Cela n'empêche pas après de débattre sur le statut de vers libres dans "Marine", mais les mises au point factuelles dans ce Dictionnaire, encore une fois ils ne connaissent pas.

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