Le texte "Hypotyposes saturniennes, ex Belmontet" tel qu'il est publié consiste en un titre, une série de cinq citations d'extraits en vers mélangés à différents traits et lignes de pointillés et une signature "Belmontet, archétype Parnassien."
La signature est assimilée à la clôture de l'ensemble.
Dans son édition philologique de 1999 chez Honoré Champion, Œuvres complètes I Poésies, Steve Murphy transcrit le poème de la sorte lui aussi.
Ne soupçonnant pas la réécriture d'un titre latin, dans les annotations, Murphy disait ceci à propos du titre : "Les mots Hypotyposes saturniennes inscrits assez légèrement sont centrés par rapport au texte : la 2e moitié du titre a probablement été ajoutée." Nous ne croyons ni à cette idée d'un titre centré exprès par rapport au texte qui n'apparaissait d'ailleurs pas sur la page au moment de transcription du titre, ni à un rallongement postérieur du titre. Rimbaud a parodié le titre "Hypotyposes pyrrhoniennes ex Sextus Empiricus", il n'a pas inventé cette imitation en corrigeant le premier titre. Et rien n'indique sur le manuscrit une inscription en deux temps. Le poète a créé une marge raisonnable et a réussi à inscrire son titre assez long avant d'arriver à la bordure du feuillet, sans avoir à tasser les mots.
Mais le fait important, c'est qu'en bas de la transcription du texte à la page 654 de son édition, Murphy a écrit ceci : "Le poème est suivi du mot Assez dans une écriture pâle, non-identifiée, visible uniquement dans la 1ère éd. de l'Album."
C'est évidemment en consultant cette note que j'ai appris l'existence du mot "Assez" qui n'apparaît dans aucune édition. Mais Murphy lui-même ne l'a pas retranscrit. Il précise l'existence de ce mot conclusif en note, mais il ne le fait pas apparaître un peu plus bas que la signature "Belmontet, / archétype Parnassien." Et il va même plus loin, il enterre l'intérêt de ce mot pour une lecture du texte en considérant l'écriture comme "non-identifiée".
Et ceci entre en tension avec les reproches de la page 655 aux autres éditeurs qui ont "omis les sept traits de diverse longueurs qui constellent le manuscrit."
A l'époque, Murphy ignore encore que les cinq citations sont authentiques moyennant quelques menues corruptions. Il avait publié un article d'étude de ce texte en 1991 dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, mais il analysait les vers comme des parodies rimbaldiennes du style de Belmontet. Murphy avait analysé également "Vieux de la vieille" dans le même ouvrage comme une parodie rimbaldienne à part entière et il avait aussi développé une lecture du quatrain "Lys" faussement attribué à Armand Silvestre, sans avoir lu les deux premiers recueils d'Armand Silvestre, supports sensibles de la parodie pourtant. Toutefois, même en considérant les "Hypotyposes..." comme des vers parodiques de Rimbaud, rien ne justifiait la suppression pure et simple de ce mot "Assez", si ce n'est la conviction que le mot n'avait pas été transcrit par Rimbaud lui-même. Si l'écriture n'était pas identifiée, c'est qu'implicitement Murphy considérait que ce n'était pas celle de Rimbaud.
J'ai publié dans le numéro du premier trimestre 2010 de la revue Histoires littéraires un article sur Belmontet qui complétait la notice fournie à l'édition des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de la Pléiade en 2009. Ce numéro de la revue Histoires littéraires est collector. Sur la couverture, nous avons le portrait de quelqu'un qui s'est fait prendre en photo et qui s'est fait passer pour Rimbaud. A l'époque, je pensais que ce canular photographique nuisait à mon article, mais je suis arrivé à m'en remettre. L'article s'intitule "Belmontet, cible zutique". Il commence à la page 58 avec la reproduction, hélas miniaturisée, de deux caricatures d'époque de Belmontet dans les journaux Le Bouffon et L'Eclipse. Et il court ainsi jusqu'au bas de la page 78. La page 75 offre en illustrations une reproduction en petit des trois pages des Poésies guerrières où Rimbaud a repris tout le texte de "Vieux de la vieille" à l'exception de l'alexandrin conclusif. Au milieu de la page 61, il y a un insert pour montrer la page du recueil Lumières de la vie d'où proviennent les deux octosyllabes de la troisième citation de Belmontet au sein des "Hypotyposes..." Ensuite, vous avez trois fac-similés de l'Album zutique. Page 65, vous avez l'un en-dessous de l'autre le fac-similé des "Hypotyposes saturniennes, ex Belmontet" et de "Vieux de la vieille". Malheureusement, pour les "Hypotyposes...", le fac-similé ne révèle pas le mot "Assez". Ce fut ma deuxième déception quant à ce numéro de la revue. Toutefois, le mal était partiellement réparé, mais partiellement seulement, en haut de la page 72 avec un détail du manuscrit. Nous avions un extrait à l'encre plus foncée du dernier vers cité par Rimbaud : "Oh ! l'honneur ruisselait sur ta m[...]" et un peu en-dessous du trait de séparation finale la fameuse mention pâlie "Assez."
Je dis beaucoup de choses dans cet article, comme vous pouvez vous en douter, et assez tard, je fais mention de ce petit mot "assez" qui justifie bien évidemment l'illustration de détail au haut de la page 72. Et, comme en réalité je n'ai pu consulter ce mot "Assez" qu'après la composition de l'article, voici ce que j'écrivais à l'époque :
[...] La photographie prise sur l'original (qui nous a été communiquée par Jean-Jacques Lefrère), de même que la première édition en fac-similé de l'Album zutique, révélait une mention finale ("Assez !") d'une écriture pâlie non identifiée, qui renforce le caractère concerté d'un dispositif centré autour des citations. Car le montage lui-même des cinq fragments est bel et bien une création satirique de Rimbaud, ce qu'il fallait souligner.
S'il est vrai qu'à l'époque de cet article j'écrivais encore "martyr" pour "martyre", j'avais déjà ce génie intuitif de dire que, même si l'écriture du mot "Assez" n'était pas identifiée, cela participait du dispositif du poème. Il va de soi qu'à ce moment-là je me fondais exclusivement sur la note de Murphy et ce qui l'atteste c'est que j'écrivais par erreur "Assez" flanqué d'un point d'exclamation, alors que fac-similé révèle, mais à peine, un simple point final. Rimbaud a écrit : "Assez."
Avant d'expliquer ce qui me fait dire que c'est Rimbaud lui-même qui a écrit ce mot, il me faut revenir sur l'édition fac-similaire de l'Album zutique. A l'époque, je travaillais avec des photocopies de la seconde édition fac-similaire de 1962, et il est vrai que je n'ai du coup aucune excuse pour le point d'exclamation au lieu du simple point dans ma transcription de "Assez." Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai acheté mon propre tome d'une réimpression Slatkine de 1981. J'ai donc en seul volume le fac-similé de l'ouvrage, puis les transcriptions des poèmes en caractères d'imprimerie avec pour chacun les notices de Pascal Pia. Au recto du feuillet 22, pour ce qui est du fac-similé, le mot "Assez." n'apparaît pas. C'est normal, puisqu'il est réputé ne figurer que dans la première édition de l'ouvrage. En revanche, à la page 195, si j'avais été plus vigilant, j'aurais considéré avec toute son importance la mention "Assez." que Pia n'a pas manqué de reporter dans sa version imprimée du texte !
Pourquoi est-ce important ? Mais, tout simplement, parce que le texte imprimé par Pia correspond à celui de la première édition. Pour Pia, le mot "Assez" devait naturellement être reporté en-dessous de la composition. Ce qui s'est passé, c'est que la plus grande diffusion des rééditions fac-similaires de l'Album zutique, a tué le mot "Assez" qui, pour des raisons techniques, a disparu du fac-similé. Le mot "Assez." n'a pas disparu de la retranscription par Pia, mais c'est le fac-similé des nouvelles éditions qui a prévalu dans l'établissement du texte.
Maintenant, il est certain, lisez ce que j'ai écrit plus haut, que si j'avais été l'éditeur du texte, j'aurais reporté la mention "Assez." Ce qui me fait me critiquer moi-même, c'est de ne pas avoir mieux plaidé sa réintroduction. C'est une mention qui figure sur l'Album. Pia ne l'a pas éliminé de sa transcription, c'est une déficience dans la reproduction fac-similaire qui en a fait disparaître la mention dans les éditions ultérieures. Ensuite, Pia respecte son alignement par rapport au texte. On voit bien que la phrase adverbiale n'est pas disposée aléatoirement sur le manuscrit. L'idéal serait de vous reporter à ma publication dans la revue Histoires littéraires. N'ayez pas la hantise de faire plaisir à Lefrère, il n'est plus là pour savoir que ce numéro de sa revue a du succès. Mais, attendez, j'ai encore quelques petits développements à faire pour achever de vous convaincre que le mot "Assez" est bien de Rimbaud.
En fait, même dans la notice de Pascal Pia, il y avait de quoi minimiser l'importance de cet adverbe, car c'est Pia lui-même qui introduit l'idée que cela pourrait avoir été écrit par quelqu'un d'autre. Je cite l'ultime paragraphe de sa notice :
Au-dessous des Hypotyposes, se lit le mot : Assez. On ne sait ce que vient faire là cet adverbe. Est-ce Rimbaud qui l'y a mis, ou est-ce le cri d'un Parnassien mécontent de voir sa poétique assimilée à celle de M. Belmontet ?
Le texte offre un compromis bâtard entre l'humour et la philologie. En effet, l'idée du "cri d'un Parnassien" fait très second degré et ne peut se concevoir que si on imagine un membre du Cercle échaudé par la blague de Rimbaud, ce qui est en principe assez dérisoire et peu probable.
Mais, il faut dire que beaucoup d'éléments semblaient se liguer pour ne pas que j'aille plus vite en identification. Je n'ai vu la leçon manuscrite qu'après rédaction de l'article, et dans le numéro où figure l'article Lefrère a offert un fac-similé du poème entier sans la mention "Assez", puis un détail du mot "Assez" lui-même en-dessous d'une partie du dernier vers du poème.
Et c'est là qu'est le problème, car c'est la pâleur de l'encre qui crée la légende d'un ajout par une autre main, alors qu'il n'en est rien. L'encre commence déjà à pâlir quand Rimbaud écrit "archétype Parnassien", ce qui apparaîtra avec évidence à tous ceux qui se reporteront au fac-similé d'ensemble du texte des différentes éditions. Même pour la signature "Belmontet", l'encre demeure assez foncée. En revanche, pour "archétype Parnassien", l'écriture est nettement plus pâle et elle est même très proche de la mention "Assez", le "n" final de "Parnassien" n'est pas des plus lisibles.
Or, tout dernièrement, j'ai parlé d'un problème similaire de reproduction technique du fac-similé pour les poèmes déchirés. Pour le dizain déchiré, Murphy a soit consulté les négatifs photographiques, soit la première édition, puisqu'il note un c apostrophe au premier vers et un p initiale au second vers qui n'apparaissent nulle part sur les éditions ultérieures. Le mot "Assez." a pu être victime d'un triple attentat. L'écriture fut plus pâle au moment de la transcription par Rimbaud, mais le phénomène s'est aggravé avec les photographies de l'Album qui ont été faites, avant la Seconde Guerre Mondiale, avec une qualité technique certainement inférieure à tout ce à quoi nous sommes familiarisés, et enfin il y a eu un fac-similé de fac-similé qui fait que certains éléments ont disparu au-delà de la première édition.
Quant à l'écriture du mot "Assez." on refuse de l'attribuer à Rimbaud uniquement sur la foi de cette encre pâlie, mais sur le manuscrit des "Hypotyposes", Rimbaud forme ses "s" de manière variée, mais les deux "s" de "Assez" sont très précisément sur le même moule que les "s" de "Hypotyposes". Plus le fac-similé est de qualité, plus ça apparaît avec évidence dans le détail du bouclage supérieur de ces "s" là précisément. La liaison au "e" est la même que celle au "e" final dans "Hypotyposes" également. Le "A" de "Assez" tend à une forme carrée un peu pataude, mais il fait écho au "a" majuscule qui précède à peu près immédiatement dans "archétype Parnassien", même s'il n'est pas majuscule à part entière dans ce dernier cas. Il n'y a aucun "z" dans le restant du texte des "Hypotyposes", mais l'écriture très incurvée de la partie de la lettre sous la ligne correspond à toutes les mêmes forts incurvations vers la gauche des "y" ("Hypotyposes", "mystère", "lacrymatoires", "archétype", et cette incurvation concerne également de manière sensible une des barres en croix de certains "x" ("ex Belmontet", "aux dépens de sa sœur", "la croix d'un grand calvaire". Même certaines virgules sont contaminées par cette tendance à accentuer le retour vers la gauche. Je pourrais ajouter le "j" dans "jeune esquif", le "g" de "gréé", certains "p". J'ignore quelles sont les tables de la loi pour attribuer une écriture à quelqu'un ou pour confirmer par la comparaison que deux écritures sont d'une même personne, mais j'affirme que ce "Assez" est de la même écriture que le reste de la transcription.
CQFD ou SPQR, je ne sais plus.
- Mais vous n'avez pas parlé du Dictionnaire Rimbaud ?
Assez .
Cétacé.
RépondreSupprimerNe jamais croire que "cétacé", mon p'tit baleine ou mon p'tit sirénien, je ne sais plus. La preuve, par le commentaire qui suit en-dessous et où j'apporte encore quelques réflexions pour justifier l'édition du mot.
SupprimerLe débat sur l'édition du mot "assez" n'a rien de vain. Même si le mot peut passer pour un ajout dérisoire, il s'agit déjà d'un cas technique intéressant sur l'établissement des textes et leur devenir rendu parfois aléatoire.
RépondreSupprimerMais, j'ai de nouvelles idées.
Les deux raisons psychologiques sont les suivantes : 1) l'encre pâlie a fait impression, 2) c'est un segment en prose face à des vers, et donc les gens considèrent que le texte n'est qu'en vers et que "assez" est un ajout à la marge. 3e raison psychologique, Frémy, Bardel et consorts sont d'accord par principe avec Murphy qui n'a pas réintroduit le mot "assez". Il y a une habitude qui est actée. C'est comme "L'Enfant qui ramassa les balles..." qui est de Rimbaud parce que Régamey a signé le manuscrit PV, ou bien il faut lire "outils" dans Une saison en enfer, parce que les écrits restent.
Trêve de plaisanteries.
Autant "Jeune goinfre", "Vieux de la vieille", "Ressouvenir" peuvent être lus comme des poèmes, autant les "Hypotyposes" (nous le savons désormais) sont des citations (les corruptions ne signifient "la douleur pour "les douleurs" ne signifient pas vraiment une réappropriation), et par conséquent le discours de Rimbaud tient en trois persiflages le titre, la signature et la mention "Assez." Il faut évidemment imprimer les trois. Après, débattre si le mot "assez" fait partie d'office du dispositif, ou si c'est un ajout de dernière minute, ça c'est enculer des mouches. On édite le texte, on donne les trois persiflages qui sont tous de Rimbaud qui plus est. C'est tout.
Après, il faut vérifier si dans le Mercure de France en 1961, Matarasso et Petitfils ont mis "assez" ou non, car il reste à dater le début de son escamotage sur une version imprimée.