L'actuel Dictionnaire Rimbaud aux éditions Classiques Garnier a repris le principe de son homonyme paru chez Robert Laffont de produire autant de notices qu'il y a de poèmes de l'auteur. Le nouveau dictionnaire a sans doute eu moins de mal que le précédent à élaborer la liste des notices à retenir, puisqu'autant le premier projet devait créer ses sujets, autant celui-ci en a réduit le nombre, les ajouts étant en soi assez peu nombreux. Mais, le principe d'accorder à tout poème sa notice est demeuré. Et comme certains poèmes ont plusieurs versions avec des titres différents ou des absences de titres, nous rencontrons même assez souvent une information brève de renvoi selon le profil suivant :
"A quatre heures du matin..." -> Bonne pensée du matin, "Délires II. Alchimie du verbe" (Poèmes de)
En clair, si vous voulez en connaître plus sur le poème sans titre "A quatre heures du matin...", il convient de vous reporter à la notice sur sa version intitulée "Bonne pensée du matin", mais vous aurez aussi un complément avec une autre notice sur les poèmes inclus dans "Alchimie du verbe" au milieu du livre Une saison en enfer.
Nous aurions pu imaginer dans le cas de l'Album zutique un recoupement générique pour les "Vieux Coppées", mais il n'en est rien : chaque poème a sa notice qui lui est propre. Je crois même qu'à la différence du dictionnaire dirigé par Baronian, les poèmes en diptyque "J'occupais un wagon..." et "Je préfère sans doute..." sont traités séparément. Pour les "Conneries", qui ne sont pas des "Vieux Coppées", mais des sonnets sur des verts courts, la conception du dictionnaire est plus étonnante. Nous avons droit à quatre notices consécutives. Nous avons une notice sur la paire "Jeune goinfre" et "Paris", puis trois notices sur chacun des trois poèmes séparément : "Jeune goinfre", "Paris" et "Cocher ivre". Les notices sont toutes l'une à la suite de l'autre parce qu'elles sont rangées à la lettre "C" avec pour point de départ la mention du surtitre "Conneries". La première notice qui couple "Jeune goinfre" et "Paris", mais pas "Cocher ivre", me semble bizarrement pensée, mais c'est ainsi.
Or, dans l'Album zutique, nous rencontrons le reliquat de deux contributions rimbaldiennes qui ont été déchirées. Ces deux poèmes, que dans l'édition du centenaire "Œuvre-Vie" Alain Borer avait complété avec une gratuité de fantaisie impressionnante, avaient déjà droit à leurs notices respectives dans le dictionnaire de 2014, et ils y ont de nouveau droit dans le dictionnaire de 2021. Du moins, ils ont droit à une notice pour deux. En effet, à "Bouts-rimés", vous avez un renvoi à l'autre poème déchiré. Il faut en effet consulter une notice intitulée :
"Mais enfin, c'..." et Bouts-rimés (Album zutique).
Pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec l'Album zutique, je vous cite les deux chefs-d'œuvre en question. Le premier poème est une ruine de dizain à la manière de Coppée, apparemment sans titre (mais c'est invérifiable), et on peut dire sans peur de se tromper que le poème devait être en alexandrins. Je retranscris le texte tel qu'il a été établi par Steve Murphy pour des raisons qui seront livrées plus bas :
Mais enfin, c'Qu'ayant pJe puisse,Et du monRêver le séLe tableauDes animauEt, loin duL'élaboratD'un Choler
C'est une magnifique pièce qui tourne au quart de génie et qui soulève beaucoup d'énigmes. Dès les premiers mots de chaque vers, vous vous apercevez bien que c'est du Rimbaud, enfin du moins vous l'entr'apercevez. La mention "Choler" serait en italiques pour "Cholera morbus" selon Chevrier qui rédige la notice. L'idée que "Choler" est écrit en italiques est déjà soutenue par Murphy en 1999 dans son édition philologique tome I des Poésies chez Honoré Champion. Mais, il convient de rester prudent, il s'agit d'une simple conjecture de la part de Murphy qui écrit en note de bas de page 645 sous la transcription qu'il propose :
Le mot Choler est écrit en lettres penchées sur la droite, comme des caractères ital. Aucune trace d'accent sur le e[.]
L'écriture penchée n'est pas évidente sur le manuscrit : elle est penchée, mais l'est-elle significativement ? En tout cas, l'idée des italiques pour "cholera morbus" a l'intérêt de la vraisemblance métrique, puisque nous aurions un profil d'hémistiche complet : "D'un Cholera morbus". Je pense que l'hypothèse est assez vraisemblable. L'écriture penchée, le "e" sans accent et la coïncidence avec l'hémistiche, tout cela me paraît cohérent. Or, un dernier élément permet d'emporter la conviction, c'est que dans la transcription de l'autre poème déchiré Rimbaud a adopté la même manière d'écriture penchée pour les mots à la rime qu'ici pour le début de mention "Choler". Et plus précisément, il encre plus fortement les mots à distinguer.
Pardon Chevrier, pardon Murphy, pardon, mille fois pardon d'achever les raisonnements. Pardon, pardon, mille fois pardon.
Cependant, le reste du poème semble définitivement perdu. Au passage, je remarque que Murphy a eu accès à un fac-similé de meilleure qualité que le public, sans doute les négatifs originaux, parce qu'il indique plusieurs signes typographiques qui n'apparaissent pas du tout sur le fac-similé que j'ai sous les yeux. Je n'ai pas l'apostrophe après le "c" au premier vers, ni le "p" au suivant.
Passons maintenant au second poème intitulé "Bouts-rimés". Cette fois, seules les fins de vers nous sont parvenues. Il s'agit d'un sonnet, fort probablement en alexandrins. L'organisation des rimes est on ne peut plus banale dans le milieu parnassien. Nous avons deux quatrains sur les deux mêmes rimes qui sont croisées à chaque fois ABAB ABAB, puis les tercets ont la forme marotique CCD EED. Ce qui est amusant, c'est que les bouts-rimés ont été imposés à Rimbaud et finalement ce qui nous est parvenu c'est le point de départ de la composition pour Rimbaud ou pour le dire autrement l'essentiel de ce qui nous est parvenu c'est ce qui n'est pas de lui. Je ne vais pas commenter les cas où le mot à la rime n'est pas complet et les cas où nous en avons un peu plus et donc d'authentiques inventions rimbaldiennes. Tout cela se verra à la transcription par le contraste entre les caractères romains et les italiques. Toutefois, par rapport à "Oraison du soir" et "Paris", même si les rimes ici ne sont pas de Rimbaud, le nouveau recours à la rime en "-ier" est frappant. Notons que le titre est plutôt un complément de titre après un tiret et que "membre" est au singulier et non au pluriel. Je transcris ce reliquat en fonction de la transcription philologique livrée par Murphy, sauf sur un point. Je conserve la leçon "Bout-rimés" que Murphy mentionne, mais corrige d'office.
- Bout-riméslévitiques,ur fauve fessier,matiquesenou grossier,apoplectiques,nassier,mnastiques,ux membre d'acier.et peinte en bile,a sébilein,n fruit d'Asie,saisie,ve d'airain.
La déchirure du manuscrit est assez étonnante par ailleurs. Il y a saccage, mais la déchirure est nette, bien droite et n'élimine qu'un petit bout de la page. S'agissait-il de faire disparaître un dessin ? En fait, non, je crois que les poèmes de Rimbaud eux-mêmes étaient visés. En effet, sur le recto du feuillet, le dizain déchiré est tout en haut et fortement décalé sur la droite. En-dessous de lui, le dizain "Les Soirs d'été..." n'a pas été déchiré. Le vandale semble avoir fait exprès de déchirer le feuillet sans manger sur le poème "Les Soirs d'été..." Regardons maintenant ce qu'il en est du verso du feuillet déchiré. Le sonnet de "Bout[s]-rimés" est tout en haut à gauche du feuillet. Par conséquent, pour tout le haut du feuillet, le vandale n'a porté atteinte qu'aux deux contributions de Rimbaud dont nous avons cité les restes. Et on répètera à nouveau que la déchirure coïncide avec le fait de renvoyer le sonnet aux seuls mots à la rime de départ en quelque sorte.
Il reste maintenant l'hypothèse des dessins. Sur le recto du feuillet déchiré, la propreté des transcriptions et la manière d'émargement du dizain "Les soirs d'été,..." rendent peu probable l'hypothèse d'un dessin ajouté, mais il faut admettre que c'est invérifiable. Au verso, en revanche, la transcription de Rimbaud n'est pas des plus propres, elle figure à côté d'un sonnet à l'écriture soignée de Valade, mais les deux poèmes sont mal alignés l'un par rapport à l'autre. Sous le sonnet de Valade, nous avons une caricature de Valade avec un phylactère le faisant meugler comme une vache : "meuh !!". Enfin, au bas de ce verso du feuillet déchiré, nous avons quelques lignes d'un dessin.
Toutefois, si seul le dessin était visé par la destruction, pourquoi ne pas avoir déchiré un carré du manuscrit. La déchirure en ligne droite a entraîné la perte de deux poèmes. Il me semble que la censure s'appliquait à la fois au poème du genre des bouts-rimés et au dessin qui suivait, et que le sonnet étant à détruire le dizain de la page précédente en a inévitablement fait les frais. Mais ce qui est fascinant, c'est que le dizain "Les soirs d'été..." ait été miraculeusement respecté dans son intégrité manuscrite, comme si cela avait été fait exprès, et je pense même que cela a été fait exprès, ce qui invite à penser que la déchirure du manuscrit aurait eu lieu pendant une réunion d'octobre-novembre même.
Ceci dit, que de beaux développements pour deux poèmes qui ne nous sont même pas parvenus !
Toutefois, il est d'autres cas de bribes de poèmes qu'on attribue à Rimbaud. Dans la notice consacrée à Labarrière, Yann Frémy, celui-là même qui dit avec assurance que Verlaine enlève exprès une virgule au premier vers de "Voyelles" ou que Rimbaud écrit "outils" et non "autels" pour pimenter la difficulté de lecture de "Mauvais sang", écrit ceci :
Dans un entretien tardif avec Jules Mouquet, il rappelle avoir été effectivement proche du poète. Son témoignage est d'autant plus crédible qu'il lui remit à cette occasion des livraisons du Parnasse contemporain annotées par Rimbaud, lequel les lui avait cédées, peut-être contre espèces sonnants et trébuchantes comme il le fit pour un exemplaire du Kaïn de Leconte de Lisle où "chaque vers était précédé, ou suivi, de points d'exclamation" (Delahaye 1974 : 125). Rimbaud lui aurait surtout confié en janvier ou février 1871 "un cahier de ses poésies [...] d'une quarantaine de pages environ, soigneusement écrites au recto et au verso [...] Il contenait cinquante à soixante pièces de vers, généralement courtes : trois à quatre strophes."
Placer ainsi des points d'exclamation, c'est indéniablement rimbaldien au vu des mentions "quelles rimes" en marge des strophes de "Chant de guerre Parisien", etc. Cependant, Frémy concède que l'existence du cahier n'est confirmée par aucun témoignage. Toutefois, il se déclare convaincu que Labarrière était sincère.
Je n'en crois évidemment rien du tout. En revanche, pour appuyer l'idée d'authenticité des vers de Labarrière, Frémy évoque le cas de vers de Rimbaud reconstitués, de mémoire croit-on pouvoir dire, par Delahaye.
Et parmi ces vers, il y a un poème avec le fameux trimètre à triple répétition : "J'ai mon fémur !" Dans d'autres notices sur "Bal des pendus" ou "Les Assis" ou d'autres encore, le fémur est identifié au sexe, mais le rapprochement n'est jamais fait avec ce poème inédit de Rimbaud. Et, en fait, ce poème inédit, ne manquerait-il pas d'évidence une notice à son sujet ? Cela n'aurait-il pas été plus à sa place dans ce Dictionnaire Rimbaud qu'une notice sur Dubar ?
Voici en tout cas un article en quatre parties que j'ai publié sur le site Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu où j'ai plaidé pour l'authenticité des vers fournis par Delahaye, mais nettement contre les confidences et propositions de Labarrière.
Les vrais amateurs de Rimbaud savent que "Vous avez / Menti sur mon fémur !" c'est de lui, c'est de l'authentique. C'est un peu ballot d'avoir oublié de lui faire une notice.
Pour les plus paresseux, dans les quatre articles, j'épingle l'imposture de Labarrière, en relevant comme déjà Izambard l'avait fait apparemment (j'évoquais ça en 2011) la mention "Reliquaire" dans la poignée de vers faux, vers même pas entiers. Je dénonce une fausse organisation de la phase : "Sont-ce des tonneaux qu'on défonce ?" autour de deux rimes. Labarrière n'attribue à Rimbaud que des vers d'alcoolémie ou de trésors précieux (mention "reliquaire"). Les corruptions sur des n° de livraisons du Parnasse contemporain sont tout aussi suspectes. Labarrière a édifié/mystifié Mouquet et bien sûr Frémy. Autre chose : le cahier, je dénonce évidemment un témoignage fait à l'époque de la croyance en un cahier remis à Demeny. Et enfin, ce cahier prétend contenir des poèmes de deux ou trois strophes, ce qui ne cadre pas avec les pratiques connues de Rimbaud à l'époque (sonnets, c'est déjà pas deux ou trois strophes, mais le reste...). Seul "Sensation" cadre avec le mensonge éhonté de Labarrière.
RépondreSupprimerJe l'ai annoncé récemment. Mes études sur "Oraison du soir" et les quintils de Rimbaud me ramènent à Baudelaire et aux faux quintils, et je mets cela en tension avec les quintils ABABA de "Accroupissements", "Vous avez / Menti sur mon fémur..." et "L'Homme juste", et l'idée est donc de revenir sur "Vous avez / Menti sur mon fémur..." en soulignant que si Rimbaud ne joue pas avec la répétition du vers 1 au vers 5 du faux-quintil, il joue pourtant bien avec les répétitions dans ce poème : "J'ai mon fémur!" répété trois fois pour faire un trimètre, ou le balancement "à tes abonnés", "à tes abonnées", preuve que Rimbaud repère une spécificité baudelairienne, et s'il ne la reprend pas mûrit l'idée pour faire autre chose et partir dans une autre direction. Bref, nouvelle indice s'il en était encore besoin que la composition a tout de l'authenticité sensible.
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