jeudi 2 octobre 2025

Etablissement du texte d'Une saison en enfer : l'édition critique de Bouillane de Lacoste !

Je me constitue une petite bibliothèque des éditions critiques de Bouillane de Lacoste. J'ai un exemplaire de son édition critique des Poésies juste avant la deuxième guerre mondiale, son édition critique des Illuminations ainsi que son essai Le Problèmes des Illuminations juste après. Je sais qu'il existe aussi un volume Œuvres de Rimbaud qui doit dater de 1946. Et puis il y a l'édition critique d'Une saison en enfer qui était hors de prix sur internet, sauf que je suis tombé sur une annonce qui ne précisait pas que l'édition était de Bouillane de Lacoste à un prix nettement plus abordable, et j'en ai profité. Je possède donc désormais le livre Une saison en enfer au Mercure de France qui est une "édition critique" avec "Introduction et Notes par H. de Bouillane de Lacoste". Mon édition date du milieu de la guerre infernale, 1943. Il s'agit de la huitième édition, mais j'imagine bien que je n'ai aucune perte textuelle par rapport à l'édition originale ce qui est le principal pour moi.
Il y a une Introduction de quatre pages, puis un texte intitulé "Date, composition, titre de l'ouvrage" qui va de la page 9 à la page 30 avec quatre sous-parties : "I. - Avant le drame" Le 'Livre païern'ou 'Livre nègre'",  "II. - Le Drame.", "III. - Après le drame. 'Une saison en enfer'.", "IV - Les brouillons et leur écriture." avec une introduction et une conclusion qui n'ont pas de titres.
C'est déjàç très intéressant. Bouillane de Lacoste écrit peu après la plaquette du colonel Godchot et il se range quelque peu à son avis d'un document à charge contre Verlaine, avec une composition en deux temps, l'une à Roche en avril-mai, l'autre après le drame de Bruxelles, et Bouillane de Lacoste suppose que "Vierge folle", plutôt que d'avoir été écrit en juin, comme à moi personnellement il semble naturel de le penser, a été écrit après le drame de Bruxelles, en guise de règlement de comptes. Bouillane de Lacoste passe un peu vite sur l'absence de répugnance de Verlaine à l'égard d'Une saison en enfer, ce qui n'est tout de même pas très compatible avec la thèse du règlement de comptes. Cette structure de pensée partageant l'écriture en deux époques séparées par une pause en juin-juillet ne relève sur que de l'intime conviction, de l'intime conviction... foireuse.
Bouillane de Lacoste fournit ensuite le texte lui-même, et c'est très intéressant de voir comme il procède. En bas de page, les notes sont soit les coquilles supposées que Bouillane de Lacoste corrige, soit il fournit le texte des brouillons selon son propre effort de déchiffrement en incluant les parties raturées. Et il a travaillé scrupuleusement à maintenir un vis-à-vis. Comme à son habitude d'ailleurs, Bouillane de Lacoste offre une illustration en début d'ouvrage qui est un fac-similé de manuscrit, après "Les Mains de Jeanne-Marie" pour l'édition critique des Poésies, il offre le brouillon qui correspond à la fin de "Alchimie du verbe". Toutefois, il n'y a pas un mot sur le brouillon qui correspond à deux sections de "Mauvais sang", et d'ailleurs, suite à ce défaut d'information, il n'y a ni le texte de ce brouillon en notes de bas de page en-dessous des sections 4 et 8 de "Mauvais sang", ni la moindre prise de conscience que le mot "outils" est une coquille pour le mot "autels".
C'est très important de comprendre ce qui se passe. Les rimbaldiens pour les coquilles s'appuient sur la tradition. Pour eux, la coquille "outils" pour "autels" n'existe pas, mais ils ne se rendent même pas comprte qu'ils sont tributaires de l'édition critique d'Une saison en enfer qui énumèrent des coquilles sans rien dire pour "Mauvais sang", puisque Bouillane de Lacoste n'a pas eu accès à ce brouillon justement, ne le mentionne pas. Et comme Bouillane de Lacoste est surtout connu pour l'étude des Illuminations, son édition critique d'Une saison en enfer a eu une influence séminale, mais elle a été oubliée au fur et à mesure, puisque le texte a été reproduit à partir d'une version imprimée originelle, etc. Vous ne vous rendez pas compte que l'édition critique par Bouillane de Lacoste, c'est un gros document, parce que après ce que j'ai déjà évoqué vous avez le texte lui-même et ses notes de bas de page, mais vous noterez que vous avez à deux reprises une double page sans texte dans cette édition, parce que Bouillane de Lacoste a tenu compte de la séparation par des pages blanches de l'édition originale. Vous avez deux pages vierges recto et verso après la prose liminaire, puis entre "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", puis comme la transcription de "Nuit de l'enfer" se finissait sur un recto, vous avez trois pages blanches à la suite dont deux forcément en vis-à-vis avant "Délires I" et vous avez la même chose avant "Délires II". Puis vous avez à chaque fois deux pages un recto et un verso pour séparer les dernières section du recueil.
A partir de la page 101, vous avez alors un appendice intitulé "Les éditions de UNE SAISON EN ENFER"' et les titres des sous-parties vont vous donner une idée de l'étendue du travail critique accompli : "I. - L'édition Poot (1873).", "II. - Le texte de LA VOGUE (1886).", "III. - L'édition Vanier (1892).", "IV. - La première édition Berrichon (1898).", "V. - La deuxième édition Berrichon (1912).", "VI. - L'édition monumentale de M. Léon Pichon (1914).", "VII. - La troisième édition Berrichon (1914).", "VIII. - Autres éditions de luxe.", "IX. - La découverte de M. Léon Losseau."
Cela fait un ensemble de trente pages ! Berrichon traite d'un sujet auquel on ne pense pas spontanément, mais l'édition dans LA VOGUE comportait des coquilles avec lesquelles les éditions suivantes ont longtemps composé (pardon du jeu de mots) avant que la découverte de M. Léon Losseau ne permette de remettre les pendules à l'heure. Il y a une longue histoire d'une édition erronée d'Une saison en enfer avec des coquilles, mais aussi des ajouts ! Pour la première partie, Bouillane de Lacoste plaide l'authenticité de la signature "A P. Verlaine" en comparant celle-ci à un document du procès bruxellois où Rimbaud écrit plusieurs fois le nom de Vertaine et signe. Bouillane est plus suspect quand il prend pour argent comptant le témoignage de Richepin selon lequel Rimbaud aurait remis des exemplaires à  Forain qui seraient ensuite redistribués entre Richepin, Ponchon, Forain et un autre. Richepin est tout à fait capable de raconter n'importe quoi pour se mettre  en avant, Ponchon a démenti et l'histoire de la suite paginée de poèmes en vers entre les mains de Forain ne plaide pas non plus pour une implication de ce dernier. Delahaye prétend avoir reçu un exemplaire personnel, et Bouillane de Lacoste rapporte une note inédite de Delahaye que lui a communiqué "Mlle Delahaye", la fille si je comprends bien, note selon laquelle Rimbaud à Milan en 1875 aurait réclamé son exemplaire, et Rimbaud aurait donné un exemplaire à un autre carolopolitain Ernest Millot qu'il aurait ensuite là encore réclamé. Je me permets d'avoir des doutes sur la fiabilité de ces témoignages. Dans le texte de Bouillane de Lacoste, c'est de la bouillie intellectuelle, ces témoignages, je ne peux en rien y adhérer, il n'y a pas matière. Il y a l'idée peu claire qu'un exemplaire aurait atterri entre les mains de Raoul Gineste et il y aurait eu un exemplaire détenu par Darzens qui proviendrait de Richepin. Je ne suis pas spécialiste de ces questions, j'accueille ça avec la plus grande méfiance. Et on oublie que Rimbaud a pu conserver pour lui-même un voire plusieurs exemplaires. C'est SON livre, il ne va pas se contenter d'un seul exemplaire, encore moins n'en garder aucun. Cette comptabilité des six exemplaires remis à des écrivains ou carolopolitains a de bonnes chances d'être en partie fantasmatique.
Enfin, bref ! Il doit y avoir l'exemplaire passé par Darzens et l'exemplaire de Verlaine, ça fait deux exemplaire au moins à authentifier. Le reste, pffh !
Reprenons la question de l'établissement du texte du livre Une saison en enfer. Par la force des choses, Bouillane de Lacoste n'a pas confronté la leçon "outils" à la leçon manuscrit "autels" du brouillon. Je suis sûr qu'à l'époque ils n'auraient pas perdu leur temps à mettre en doute qu'il s'agissait d'une coquille et que la bonne leçon était "autels".
Ceci dit, Bouillane de Lacoste ne fait pas tout au mieux.
Il n'y a pas de bibliographie et aucune mention si je ne m'abuse de la plaquette du colonel Godchot L'Agonie du poète de 1937 ou 38 ni du livre de Clauzel de 1931, ni d'autres ouvrages plus généraux. Bouillane de Lacoste épingle des coquilles des éditions de la période 1886-1914 qui forcément ne nous intéressent plus guère une fois que nous pouvons éditer le texte à partir d'une consultation à nouveau possible de l'édition princeps. Moi, ce qui m'intéresse, c'est désormais la confrontation à l'édition princeps.
Pour la prose liminaire, Bouillane relève les coquilles "le clef" et "que que j'ai rêvé", il y revient dans l'appendice. Il ne mentionne pas les guillemets qui ouvrent le texte : " "Jadis... " sans jamais se fermer (noter le tour acrobatique de ma citation). Pour "Adieu", il épingle "puisser" à rendre en "puiser" et une absence de virgule dans : "Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère." Bouillane impose une virgule après ce "Oui" : "Oui, l'heure nouvelle..." Il n'y a aucune coquille signalée pour "L'Eclair" et "Matin", et notons que selon Bouillane de Lacoste "L'Eclair" était le seul texte édité sans une seule coquille par La Vogue en 1886. Pour "L'Impossible", il y a une unique note critique et pour "Nuit de l'enfer", il y a en-dehors de la transcription du brouillon une unique note critique également. Ces deux notes critiques sont réunies dans la pensée de Bouillane de Lacoste, je décide donc ici de les traiter ensemble, et je cite les trois passages où Bouillane de Lacoste en parle :
 
Page 32 Note de bas de page pour "Nuit de l'enfer" :
 
                NOTE CRITIQUE - Ligne 13 : dans l'attention dans la campagne paraît étrange. Il peut se faire que le ms. ait été mal lu. Cf. pp. 83-84 et la note.
 
Page 83 Note de bas de page pour "L'Impossible" :
 
                 NOTE CRITIQUE. - Ligne 13 : de la pensée de la sagesse. Il est à peu près évident que Rimbaud a hésité entre ces deux variantes : / de la pensée / de la sagesse / A-t-il omis de biffer l'une des des deux ? Ainsi s'expliquerait que les imprimeurs de Poot les aient toutes deux conservées.
 
Dans son Appendice, dans la partie I sur l'édition de 1873, une note (5) de bas de page revient sur ces deux cas :
 
   (5) Nous voulons parler des phrases suivantes, où il semble que quelque chose cloche : "Que de malices dans l'attention dans la campagne" (Nuit de l'enfer) ; "Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?" (L'Impossible).
 
 J'avoue que, peut-être à cause de l'habitude de lire ainsi la phrase de "L'Impossible", je suis moins sensible à l'idée d'une hésitation de Rimbaud entre deux leçons, même si ça se tient à la réflexion. En revanche, je ne suis pas convaincu que "dans l'attention" et "dans la campagne" soient deux leçons interchangeables, la faute est probablement ailleurs. Par exemple, on peut envisager que le "dans" est maladroitement reconduit pour la leçon : "dans l'attention de la campagne". Mais je reste ouvert à d'autres propositions, le mot "attention" aurait été lui-même mal déchiffré peut-être !
Pour "Alchimie du verbe", les notes critiques se tiennent à la transcription du brouillon.
Enfin, j'en arrive à la section "Mauvais sang". J'ai déjà dit qu'il n'y avait pas de confrontation au brouillon, IL y a deux notes critiques à son sujet. Il y a une note pour la leçon originale : "reconfort" à accentuer "réconfort". Il y a surtout une note pour "même" à remplacer par "mène".
Avant de la traiter, je fais tout de même remarquer que si on lit l'introduction générale et l'appendice, Bouillane de Lacoste revient sur d'autres coquilles et problèmes d'établissement du texte. Bouillane précise qu'il a conservé les orthographes d'époque : "comfort", "très-sévère", "rhythme", etc. Mais il souligne aussi le cas d'éditions qui entre 1886 et 1914 ont cru identifier des coquilles. Bouillane de Lacoste leur donne une fin de non-recevoir dans son établissement du texte, mais il peut être plus nuancé dans les commentaires. Dans son appendice, il fait remarquer que "je me tatouerai partout le corps" a été corrigé en "je me tatouerai par tout le corps", mais il contre-argumente avec une citation de "Bannières de mai" qui n'a tout de même pas l'air de relever pourtant du même problème de lecture : "Voltigent partout les groseilles." Le contre-argument n'en est pas un.
Enfin, pour l'instant, je ne vais traiter que le dernier cas majeur, celui de "même" remplacé par "mène".
A la page 37 de son édition critique, nous avons le début de transcription de "Mauvais sang" et la note de bas de page suivante :
 
   NOTE CRITIQUE. - Ligne 14 : mène. L'édition de 1873 a ici une coquille : même, dont la correction s'impose, surtout dans cette série de courtes phrases parfaitement régulières.
 
Inutile de préciser que le texte établi par Bouillane au-dessus de la note contient la leçon "mène".
Cette leçon "mène" est devenue usuelle et passe pour une évidence désormais, puisque les rimbaldiens actuels et même plus anciens ont tous lu la leçon "mène" en découvrant le texte avant d'être confronté éventuellement à l'occasion à la leçon originale "même".
Or, il y a un problème de bon sens. Un prote typographique ne confondra pas naturellement ""mène" et "même". Il y a peu de chances. Et si l'erreur procède d'une confusion la lecture finale sera en principe plus naturelle. Il serait plus logique d'imaginer que Rimbaud a bien écrit "même" et qu'un prote a cru lire "mène" parce que cela lui donnait une phrase plus compréhensible.
J'imagine mal le prote réagir à l'inverse et ne pas déchiffrer "mène" qui fait une lecture allant de soi pour préférer la phrase absurde : "Après la domesticité même trop loin."
Bref, je pense qu'il manque un mot. Ce mot pourrait être "va"diront certains, mais ils sont alors contaminés toujours par la leçon "mène".
Pour moi, le mot manquant doit être banal et concis. Un mot plus conséquent, plus frappant, aurait retenu l'attention du prote. Alors, je n'ai pas mis l'idée à l'épreuve des contre-arguments, mais je me permets d'opposer à ce que croit évident Bouillane de Lacoste la phrase suivante : "Après, la domesticité est même trop loin." Cela vient après la phrase : "Je n'aurai jamais ma main." Je vous transcris le paragraphe ou alinéa avec cette proposition :
 
          J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité est même trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
 
 Ma proposition de solution maintient l'idée de "courtes phrases parfaitement régulières", elle n'apporte pas un mot pointu chargé de sens au poème, il est vrai qu'elle a un impact pour le sens au plan grammatical. Elle a le mérite de ne pas se maintenir dans l'idée bornée qu'une coquille c'est toujours un mot pour un autre. Elle médite les conditions des erreurs des ouvriers-typographes, ce qui au passage pourrait faire l'objet d'enquêtes documentées. Je plaide pour l'absence d'un mot court et banal, d'un verbe plus exactement, puisque la régularité qui manque à cette phrase vient forcément du rétablissement d'un verbe.
Bouillane reparle de cette coquille dans son appendice, mais pour tenir le même discours de pseudo-évidence.
Je ferai prochainement un ou plusieurs articles sur les éditions critiques de Bouillane de Lacoste. C'est très clairement un modèle pour les éditions philologiques de Steve Murphy.
On se rend compte que ce n'est pas uniquement l'homme des "f bouclés", il cravatait un peu plus.

1 commentaire:

  1. C'est impressionnant ce que je dis dans cet article. Je propose de corriger ainsi une défaillance réelle du texte, il n'y a pas une coquille "mène"/"même", mais un simple verbe manquant, le plus simple : "Après, la domesticité est même trop loin." On peut même y sentir un calembour, trop loin de ma portée puisque je n'aurai jamais ma main. Vous imaginez que je dis ça dans le silence glacé des rimbaldiens. En 24 heures, vous avez cet établissement du texte, en tout cas la meilleure leçon jamais proposée, et d'ailleurs je pense que cette solution toute simple n'a jamais été formulée par personne... Je montre qu'on peut donner un cadre pour méditer réellement ce problème d'établissement du texte, en 24 heures donc vous avez aussi la mise à jour que c'est Marceline Desbordes-Valmore qui a mis au point pour le XIXe siècle français le contre-rejet d'article (proclitique) d'une syllabe devant la césure à effet de sens, dès 1819, ce qui s'insère dans la passation de Chénier à Vigny, mais avec une antériorité, et du coup on comprend que ce vers refoulé ou ignoré a stimulé Hugo jusqu'à Cromwell, en passant par le "comme si" des Odes et ballades et le modèle Chénier-Vigny. On a plusieurs remaniements du vers aussi. Et vous avez aussi il y a quelques jours le poème "L'Aveu permis" source de "Comédie en trois baisers". En une poignée de jours, ça décoiffe les découvertes sur ce blog...

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