dimanche 12 octobre 2025

Brève rimbaldienne ou pas : notice de Monselet sur Marceline Desbordes-Valmore

 Il y a peu de chances que vous lisiez un jour un ouvrage de Charles Monselet, et si cela arrive, ce ne sera pas en principe son livre La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps. Moi, c'est au contraire le genre de livre vers lequel je me dirige en priorité pour prendre la température d'une époque.  Ce livre date de 1857, la poétesse n'a plus que deux ans à vivre et son dernier recueil remonte alors à 1843. Pour donner des ordres de comparaison, parlons d'autres poètes. Victor Hugo n'avait pas publié de recueil depuis Les Rayons et les ombres en 1840 jusqu'à l'édition en 1853 d'un recueil politique, satirique Châtiments, et en 1856 il vient de publier enfin un nouveau recueil de poésies lyriques Les Contemplations. Pour sa part, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides en 1842, il a poursuivi avec Les Stalactites en 1846, puis différentes plaquettes ou poèmes épars, et il faut parler aussi de l'édition de ses poésies complètes de 1855 qui reprendra le nom Les Cariatides dans l'édition de 1864, mais il publie la première version des Odes funambulesques en 1857 même. Du même âge que Banville, Baudelaire ne publie son premier recueil qu'en 1857. On pourrait parler de l'espacement des recueils pour Théophile Gautier et d'autres romantiques.
L'ouvrage de Monselet est comico-satirique. Les notices ne sont pas sérieuses, mais prétexte à faire de l'esprit, selon la conception qu'on avait de l'esprit en ce temps-là. Il y a des rubriques courtes sur certains poètes célèbres et d'autres très longues sur de parfaits inconnus. Celle sur Béranger est un exemple de brièveté cassante. Au sein de ces rubriques, Monselet peut épingler d'autres notoriétés, par exemple le peintre Courbet qu'il méprise. Voici la notice sur Marceline Desbordes-Valmore qui n'est pas des plus amènes, page 73 :
 
 Madame Desbordes-Valmore a joué pendant quelque temps la comédie en province ; elle y était insuffisante. Le rôle de muse lui convient mieux. Elle n'a pas de rivale pour faire parler l'enfance, et ses vers naissent vraiment du cœur.
 
 Elle est donc célèbre pour ses contes pour enfants, pour la fraîcheur enfante de sa prise de parole et pour un état de grâce selon lequel elle rendrait la note juste et naïve des émotions du cœur. Monselet cite d'évidence l'avant-propos de Sainte-Beuve à son édition des poésies de la douaisienne de 1842.
Desbordes-Valmore a eu en effet une carrière assez brève de comédienne, elle s'est alors mariée avec un autre comédien qui lui a apporté son nom Valmore, lequel est resté plus longtemps sur les planches. Le rôle de muse que lui assigne Monselet est assez perfide et annexe à la misogynie la fin en principe élogieuse de sa notice. Notons que les gens qui célèbrent de nos jours Marceline Desbordes-Valmore s'appuie sur une liste de poètes qui lui donnaient leurs suffrages, parmi lesquels Verlaine, et cela s'oppose à la misogynie qui a quelque peu contribué à écarter la poétesse de la célébrité qui lui était due. Ceci dit, même dans les admirateurs de la poétesse, il y a des misogynes. La notice de Verlaine dans ses Poètes maudits en est un exemple flagrant. Justement, on voit à quel point c'est plutôt Rimbaud qui admirait Marceline Desbordes-Valmore, dans la mesure où l'article de Verlaine est très désinvolte, avec des appréciations dont le caractère lourdaud est relevé par Marc Bertrand dans ses éditions, et Verlaine encadre toute sa notice par un retour sur la place secondaire des femmes en littérature. Je ne tiens pas à faire du féminisme, mais je suis toujours surpris de voir que les gens passent à côté des évidences et classent Verlaine dans les avis opposables au courant misogyne tourné contre la poétesse.
Rimbaud dit qu'il n'aime pas les femmes à travers la voix de l'Epoux infernal dans sa Saison, mais il n'a pas du tout le même fonctionnement sectaire ou discriminant que Verlaine à l'égard des femmes. Et j'insiste bien sur tous ces points, parce que dans la rubrique de Monselet vous avez un cadre misogyne qui fait que la chute de l'article est plutôt une concession dégueulasse. Elle est enfant et elle est poète comme une femme peut l'être. C'est bien ça le discours, sauf qu'il reprend le discours de Sainte-Beuve qui, qu'il soit misogyne ou non (je n'ai pas cherché), parle de manière positive de cette étrange capacité de Desbordes-Valmore à trouver la tournure naïve qui touche son public. Monselet et même Verlaine font écran à ce que pensaient Rimbaud et Sainte-Beuve de la douaisienne.
J'ai lu des centaines de poètes du dix-neuvième siècle, pas seulement la douzaine ou vingtaine qui sont passés à la postérité. Combien me tombent des mains ? Je connais les poésies d'Anna de Noailles du vingtième, de Louise Ackermann, de Delphine de Girardin, de Louise Colet, de Louisa Siefert, et je maintiens que constamment en lisant les vers valmoriens (ou bordésiens) j'ai le sentiment d'avoir affaire à un génie et je rencontre nombre de vers génialement tournés. Et je ne lis pas du tout de préférence les contes pour enfants, le recueil final. Elle n'est pas géniale que pour l'expression, il y a des effets rhétoriques, des traits d'esprit, il y a du dispositif dans ses créations. Sur les jeux à la mesure, elle est étrangement restée en retrait, alors que c'est pourtant elle qui dans "L'Arbrisseau" en 1819 fait la première césure sur article, procédé dont Verlaine, en 1865 a clamé, largement à tort, que Baudelaire en fut l'inventeur, alors que Baudelaire pillait Hugo, Musset et qu'il y avait une petite poignée d'imitateurs d'Hugo et Musset auparavant. Je pense que Desbordes-Valmore a été lue par Hugo et Musset avant qu'ils se mettent à ce type de césures. Rimbaud n'a peut-être pas connu le hiatus sur dernier vers de Desbords-Valmore, puisque le poème ne fut pas repris, mais Musset s'en est visiblement inspiré. Pourtant, au-delà de 1830, Desbordes-Valmore n'a pas repris ses droits à l'avant-gardisme métrique, elle pratique avec une très forte réserve et une très grande discrétion les césures romantiques à la Chénier à partir environ de 1839, évitant toujours les rejets et contre-rejets d'adjectifs épithètes. Toutefois, même dans ce cadre moins libre, elle se permet des franchissements de césure subtils sur "noués" ou aussi sur l'expression "reprendre haleine", ce qui au passage serait une citation d'une césure des Plaideurs de Racine. Le point faible persistant de la poétesse, c'est l'usage des rimes. Elle est restée dans la pensée classique, elle n'exhibe pas la virtuosité à rimer, elle ne recherche pas à étonner par les mots à la rime, cette banalité était celle à peu près d'un Racine, elle s'inscrit dans cette continuité-là.
Après, prenez "Sol natal", elle s'inspire d'évidence d'Hugo, du poème "La Pente de la rêverie" notamment, et elle travaille avec beaucoup de soin à la mise en place de son dispositif métaphorique d'une surface d'eau qui permet de se représenter la plongée dans la mémoire.
Pour l'instant, je ne m'attaque pas encore aux rapprochements entre le poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" de Rimbaud et certaines poésies de Desbordes-Valmore. J'ai des idées, des citations à fournir, mais je n'atteins pas pour l'instant à un caractère d'évidence. L'influence de la poétesse sur Rimbaud est plus abstraite, il ne suffit pas de dire que tel passage de l'une ressemble à tel passage de l'autre. La base solide, c'est que "Larme" est par la contextualisation un poème obligatoirement sous référence valmorienne, tandis que l'influence de la poétesse est maximale dans les "Fêtes de la patience", et je parle bien des quatre poèmes. J'ai des idées plus floues pour "Comédie de la soif".
Tout ça doit encore mûrir dans mon esprit.

samedi 11 octobre 2025

Deux lectures de 'L'Eclair' (Vaillant 2023 et Nakaji 1987) qui tendent à me donner raison !

Récemment, je m'étonnais de la lecture de Brunel référencée par Alain Bardel de la phrase "il fait trop chaud" dans la section "L'Eclair" d'Une saison en enfer, et plus récemment encore je révélais que la coquille pour la phrase : "Après, la domesticité même trop loin[,]" consistait dans la perte d'une forme conjuguée du verbe "être", en m'appuyant sur deux autres citations rimbaldiennes sur le thème du travail. Et, depuis très longtemps, je me bats pour une lecture correcte de la prose liminaire où je dis clairement que le poète se révolte contre la mort, ce qui provoque la réaction de Satan qui continue de vouloir le duper avec la phrase : "Gagne la mort" qui est une inversion de l'idée de perdre la vie. Et la section "L'Eclair" est capitale dans ce débat. 
 Je déplorais que Pierre Brunel dans son édition critique de 1987 d'Une saison en enfer pensa que l'expression "il fait trop chaud" signifie que le poète souffre de l'été en rédigeant ce feuillet de son carnet de damné. Alain Bardel relayait ce propos avec perplexité, et je remarquais aussi que Bardel séparait la prière de la religion catholique de la lumière du travail. Je précisais que l'en avant de l'Ecclésiaste moderne confondait bien évidemment la prière et la lumière dans le même credo de l'Ecclésiaste moderne : "Rien n'est vanité, à la science, et en avant !" Et je formulais que l'expression "en avant !" correspondait justement à cette idée d'un appel à la chevauchée que prolonge métaphoriquement l'expression : "Que la prière galope et que la lumière gronde..." L'Ecclésiaste formule une prière-sollicitation quand il dit : "à la science, et en avant !" et comme le travail est l'éclair qui éclaire l'abîme du poète de temps en temps, il s'agit bien évidemment d'une sorte de lumière des forges ou d'un passage de lumière d'un train qui passe, et c'est de là que vient l'idée d'une monde où il fait trop chaud. Tout simplement.
Je remarque que sur l'expression "il fait trop chaud", Yoshikazu Nakaji dans son livre de 1987Combat spirituel ou immense dérision ? partage le même atermoiement que Brunel et Bardel, il écrit ceci, page 194, "un énoncé quelque peu dérisoire sur l'état physique inséré dans un raisonnement abstrait" en guise de commentaire. Cette chaleur est celle qui jaillit du travail industriel moderne qui étonne le siècle, qui s'accompagne d'accidents ferroviaires, etc. Et c'est une chaleur associée à l'enfer : "la lumière gronde", "que la lumière gronde" parodie "que la lumière soit". Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut le cède à la drôlerie de l'Ecclésiaste moderne : "il formule sa prière au galop "à la science, et en avant !" et la lumière gronde.
Cette lecture est correctement appréhendée par Alain Vaillant dans son livre de 2023. Son étude de "L'Eclair" tient en six pages (pages 127-132) de son livre Une saison en enfer ou la "prose de diamant". Voici ce qu'il écrit : "[Rimbaud] laissera donc gronder le tonnerre et 'galop[er]' ceux qui l'exhortaient au combat : car le mot de "prière" désigne ici, selon toute probabilité, l'exhortation d'allure militaire de l'Ecclésiaste moderne ('En avant!'), dont on supposera qu'elle s'adressait à des cavaliers. Dans 'Mauvais sang', c'est aussi l'image de cavaliers qui lui était venue à l'esprit, lorsqu'il s'imaginait, déjà, s'opposer à une troupe militaire ! "Feu ! feu sur moi ! [...] Je me jette aux pieds des chevaux !"
Donc je ne suis pas isolé dans ma lecture du passage : "Que la prière galope et que la lumière gronde !"
Passons maintenant à la lecture d'ensemble fournie par Nakaji en 1987.
Nakaji précise bien que l'éclair est la métaphore du "travail humain" et que celui-ci illumine les ténèbres. Je cite le texte de Nakaji : "L' 'éclair' est tout d'abord celui qui illumine les ténèbres de l'enfer où le 'je' se trouve. Il joue le rôle d'un indice topologique, corrélatif à l' 'abîme' au sens d'enfer. D'autre part, l'éclair est la lumière qui indique le chemin à prendre pour sortir de l'impasse de la pensée ("abîme", chose incompréhensible, énigmatique pour l'esprit). La double signification (topologique et métaphorique) s'entrecroise ou se superpose, étant donné que l'enfer n'est pas autre chose que cette impasse même."
L'expression "indice topologique" n'est pas limpide, c'est du jargon universitaire, et en fait du charabia, mais en gros l'éclair est un attribut du lieu infernal. Les éclairs sont une caractéristique infernale et pourtant l'éclair est en même temps présenté comme la lumière qui s'oppose aux ténèbres, ce qui se double d'un plan symbolique où l'éclair au plan spirituel est une révélation qui en l'occurrence guiderait le poète vers la sortie.
L'intérêt, c'est que justement le poète va confondre avec un mensonge infernal la parole de l'Ecclésiaste. Il s'agit d'une illusion qui agit par intermittences ("de temps en temps") et qui ne fait qu'approfondir le désespoir de sa victime.
Nakaji pose des jalons sur l'origine de cette conviction que le travail permet d'améliorer la vie humaine en évoquant Saint-Simon et Proudhon, mais il va prendre aussi le temps de citer des passages conséquents de l'Ecclésiaste biblique pour montrer l'inversion du portrait fourni par Rimbaud de l'Ecclésiaste moderne. Nakaji rappelle que dans l'Ecclésiaste il est aussi question de la vanité du travail et de la science justement : "Que retire l'homme de tout le travail qui l'occupe sous le soleil ?" Et c'est assez amusant car le texte de l'Ecclésiaste est inclus de manière paradoxale dans un ensemble de textes religieux poussant l'homme à croire en une providence divine où le travail et la connaissance reprennent des droits !
Nakaji rappelle aussi inévitablement la phrase de "Mauvais sang" : "Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?" ce qui confirme encore une fois que les sections "L'Impossible" et "L'Eclair" ont été écrites avec une logique de cohésion à la suite de "Mauvais sang", quand beaucoup de rimbaldiens conçoivent que Rimbaud a écrit "Mauvais sang" en avril et les autres sections en juillet, en reformatant l'ensemble de son projet de livre. Il serait temps de constater l'unité du livre et d'admettre que le projet était fixé dès le début de la composition en avril-mai.
Et Nakaji a aussi l'intérêt de me donner raison sur la coquille : "Après, la domesticité même trop loin" dans "Mauvais sang", puisqu'il l'admet telle quelle et refuse de recourir à la correction "mène", au point qu'il analyse la phrase comme un exemple parmi tant d'autres de phrases sans verbe. Je ne partage pas ce point de vue, mais il récuse la leçon "mène" implicitement. Ensuite, dans son analyse de la section "L'Eclair", Nakaji fait le rapprochement avec la phrase de "Mauvais sang" : "Ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action", tout en repérant des évolutions notables. Dans "Mauvais sang", le narrateur ne prenait pas de distance critique avec ses propos. Et il y a aussi un glissement de la vie trop légère au travail cette fois trop léger pour lui.
Je reprends la main.
Le texte "L'Eclair" parle donc de l'amélioration de notre sort par le travail, il parle de l'idéologie du progrès propre au dix-neuvième siècle. Dans ce discours, les antagonistes sont forcément les méchants et les fainéants, les méchants s'opposant au bien et les fainéants au travail et à la science, et c'est à cette aune qu'ils sont considérés comme des cadavres, comme des morts, et ils tombent non sur le corps, mais sur le cœur des autres, comme le fait judicieusement remarquer Nakaji dans son commentaire. Il y a l'idée que la réalisation par la science représente la fin de l'homme, cette prétention n'aurait rien d'une vanité. Mais Rimbaud fait remarquer que le progrès s'accompagne d'un bruit peu humain et de catastrophes : "la lumière gronde", le mouvement est précipité : "la prière galope", et surtout Rimbaud ne voit pas très bien quelle promesse peut se réaliser pour tous ceux qui meurent en chemin, et c'est tout le sens cruel de la formule : "la science est trop lente". Rimbaud ne perçoit pas l'intérêt d'une promesse aux générations futures pour motiver les générations présentes.
C'est ce qui justifie l'attitude ironique du poète qui sera fier de son devoir en le mettant de côté. La tâche est irréalisable en une vie d'homme, ce ne sera qu'un beau sujet de conversation.
Et pour justifier cet abandon, le poète précise encore : "Ma vie est usée." L'image est quelque peu logique dans le monde du travail, il ne pourra pas être un bon outil.
Et cela nous vaut une rechute très clairement explicitée par le fait que la forme verbale "fainéantons" reprend le mot "fainéants" précédemment mentionné et formule l'idée inverse du travail et de l'appel à la science.
Le poète va s'amuser et rêver au lieu de travailler. Il va se plaindre aux portes de la ville, comme dirait Nietzsche. Le poète va alors jouer des rôles parmi lesquels celui de mendiant déjà conspué pour sa navrante pratique de l'honnêteté dans "Mauvais sang" et un dernier rôle se dresse, celui de prêtre, et c'est là que Rimbaud opère une boucle en considérant que sa critique du monde le met sur un plan comparable à celui du prêtre. Et le prêtre rappelle au poète sa révolte initiale : "Je reconnais là ma sale éducation d'enfance", on retrouve la dénonciation des parents pour l'avoir baptisé ("Nuit de l'enfer") et on retrouve le rejet immédiat de la charité comme clef pour un festin où tous pratiquent la charité. Rimbaud serait aussi menteur qu'un prêtre en existant par l'amusement, les rêves et les récriminations contre le monde comme il est.
Il y a ensuite la fameuse phrase : "Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans..."
Je n'ai pas encore fait l'historique des interprétations de cette phrase. Actuellement, un consensus tend à se former pour dire que la phrase signifier "aller jusqu'à mes vingt ans". Le problème, c'est qu'on affirme plutôt cela sur une perception intuitive. Il faudrait citer des textes anciens où l'expression est employée par d'autres que Rimbaud et a bien ce sens-là, ce que personne ne fait. Il y a un autre problème. Puisque le sujet de la section "L'Eclair", c'est le travail, pourquoi le poète parlerait de tenir jusqu'à l'âge de vingt ans qui n'est pas un seuil de la mort, que du contraire ? Il me semble plus naturel de penser que l'expression "aller mes vingt ans" signifie "donner vingt ans au travail". Je n'ai pas de certitude, mais ça me paraît plus en phase avec le propos d'ensemble du récit intitulé "L'Eclair". Le seuil des vingt ans, il en est question dans "Jeunesse IV", mais ici ? Rimbaud formule l'expression : "aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans" avant d'exprimer sa révolte contre la mort. C'est par un mouvement rétrospectif que les rimbaldiens considèrent que "aller mes vingt ans" signifie "aller jusqu'à vingt ans", puisque révolte contre la mort il y a.
Mais il reste des difficultés avant d'affirmer cette lecture. D'abord, Rimbaud ne dit pas qu'il se révolte contre la mort avant vingt ans, mais qu'il se révolte contre la mort tout court. Ensuite, le lecteur est supposé comprendre l'expression "aller mes vingt ans" spontanément sans devoir attendre que la suite du texte lui parle de la mort. Certes, le poète dit plus tôt que "sa vie est usée", mais "aller mes vingt ans", c'est remplir une fonction, accomplir un travail pendant vingt ans. Et justement, dans le paragraphe suivant, le poète dit qu'il se révolte désormais contre la mort, et tout le paradoxe c'est qu'il fait suivre cela de la phrase : "Le travail paraît trop léger à mon orgueil". Donc le poète refuse les vingt ans de travail, il trouve que son orgueil ferait une concession à quelque chose de bien léger.
Il est clair que la révolte contre la mort signifie que le poète veut reconquérir sa vie. Cette révolte est mortifère, mais en retour la révolte contre la mort suppose logiquement que le poète va pouvoir sortir de l'enfer par la révolution de son esprit. Le problème, c'est que l'idéal du travail est trompeur et que l'orgueil du poète ne s'en laisse pas compter. Mais il y a aussi l'idée que la révolte contre la mort n'est pas directement une révolte contre le travail. Le poète sur son lit d'hôpital se laissait aller aux rêves, à des amusements d'impotent. Il y a donc une révolte contre cet état, que provoque l'irruption de l'imagerie repoussoir du prêtre qui est venue se superposer aux visages pris par le poète, mais le travail ne sera pas pour autant le remède à cette mort. Et c'est ce qui explique la phrase finale où le poète soupçonne que l'éternité est peut-être déjà perdue. Il entrevoit que le combat n'est pas pour l'éternité, mais pour la vie en ce monde.
Et c'est à ce moment-là que le matin vient remplacer l'éclair avec un jour naissant qui le sort des ténèbres de l'enfer, qui le sort de la "Nuit de l'enfer", ce matin est l'acceptation du monde tel qu'il est, mais dans la lumière les derniers envoûtements opèrent entre le faux souvenir de l'enfance à écrire sur des feuilles d'or et le songe d'un avenir radieux pour tout le genre humain. La leçon va se jouer dans le fait de ne pas maudire la vie, clef minimale pour sortir de l'enfer. Le poète va alors se chercher un devoir, un travail qui ne sera pas l'illusion d'une science ultime faisant le bonheur de l'homme.
Voilà comment je comprends les choses dans ma lecture désormais très affinée d'Une saison en enfer.

Prochainement : "Rimbaldie : une histoire de Bouillane de Lacoste:"

 Ce sera une histoire de l'éditeur de Rimbaud à partir des articles publiés dans le Mercure de France disponibles sur le site Gallica de la BNF et à partir de ses publications sur Rimbaud, il y aura le volume de Georges Izambard, les trois éditions critiques des Poésies, d'une saison en enfer et des Illuminations, son essai sur le problème des Illuminations, mais je tiendrai compte aussi du volume peu annoté Oeuvrescde 1945. Vous verrez, ça va prendre une vraie dimension.

mercredi 8 octobre 2025

Comme ils parlaient de Marceline...

En 2001, deux articles sans lien entre eux révèlent que le vers transcrit par Rimbaud au dos de "Patience d'un été" est une citation de la romance "C'est moi" de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore, l'un de Lucien Chovet, l'autre d'Olivier Bivort. Ce vers est le suivant : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Un colloque de quinze participants étant prévu à Charleville-Mézières, Michel Murat décide de faire un article sur l'intérêt de Rimbaud pour les femmes poètes en exploitant l'expression "mondes d'idées" qui va résonner avec la formule pré-rimbaldienne "je ne suis pas au monde" de la pièce "Sol natal" de la poétesse douaisienne. Toutefois, l'article de Murat est consacré pour partie à Louisa Siefert et pour moitié seulement à Marceline Desbordes-Valmore.
Je ne possède aucun des deux articles de 2001 de Bivort et Chovet, mais Murat cite un propos de l'article de Bivort qu'il m'est impossible de comprendre. Murat vient de consacrer un paragraphe sur le témoignage de Verlaine qui attribue à Rimbaud le fait de l'avoir encouragé à lire avec intérêt et estime toute la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, en citant bien sûr l'étude des Poètes maudits sur la femme de lettres, mais il cite encore un article de 1895 paru dans The Senate où Verlaine dit que Rimbaud connaissait bien des poètes, en réalité poèmes, par cœur, de Desbordes-Valmore à Baudelaire, ce qui dessine un spectre allant des poètes les plus ingénus aux plus raffinés. Rimbaud avait un "goût infaillible" à aimer ainsi ces deux poètes. Or, Murat enchaîne en citant un extrait de l'article de Bivort et je ne comprends pas le lien logique. Voici ce qu'écrit Murat : "Olivier Bivort nous invite à considérer avec circonspection ces propos, et à 'reculer de quelques années le terme indiqué par Verlaine, spécialement dithyrambique envers Desbordes-Valmore et trop enclin à la fin de sa vie à dresser le portrait d'un Rimbaud déjà en passe d'être mythifié."
Que faut-il reculer de quelques années ? J'ai beau chercher, je ne comprends pas. Rimbaud n'a fréquenté Verlaine que de la mi-septembre 1871 à juillet 1873, si on écarte l'ultime entrevue au début de 1875, le courrier préalable à la montée à Paris et l'éventualité d'une rencontre de Verlaine à Paris en février-mars 1871. Cela ne fait qu'une fenêtre d'un an et dix mois. Je ne comprends même pas les méfiances parce que Verlaine serait dithyrambique et chercherait à vendre un mythe Rimbaud. Je ne comprends strictement rien à la mise en garde de Bivort que rapporte Murat : ça n'a aucun sens !
Ensuite, Murat s'attarde sur le fait que Verlaine dise que Rimbaud l'a invité à lire tout Marceline Desbordes-Valmore. En note de bas de page, Murat fournit un document intéressant. Rimbaud citerait un des poèmes avec le personnage récurrent d'Inès et en particulier un rejet d'un vers à l'autre du pronom "Tout" après une forme conjuguée du verbe "lire" :
 
René veut qu'on épèle,et ma fille qu'on lise
Tout ! [...]
 Murat ne fournit même pas le titre du poème en question. Mais, cette source ne doit pas faire diversion. Verlaine précise que Rimbaud lui a dit de tout lire de la poétesse, et nous sommes en présence d'un souvenir vieux de plusieurs années. Que Rimbaud cite au passage la poétesse ne change rien à la sollicitation impérieuse qui est faite. Or, Murat va ramener cette exigence à des proportions qu'il trouve plus raisonnables. Je cite Murat : "On doit se demander d'autre part quel corpus précis recouvre l'expression 'lire tout'. " Sous prétexte que les poèmes ont été publiés dans "beaucoup de recueils, de keepsakes et de revues", l'expression ne serait pas à prendre à la lettre et Murat met surtout en avant deux volumes, l'anthologie de Sainte-Beuve qui a eu trois éditions et le recueil final Poésies inédites, ce qui implique la romance "C'est moi" et les poèmes en vers de onze syllabes. Murat énumère bien les recueils originaux, du moins à partir de 1830, mais il y a l'idée qu'ils sont peu accessibles et en amorçant son sujet Murat a tenu à nous prévenir qu'il était en partie d'accord avec Verlaine, il y a un "fatras avec des beautés dedans". Murat écrit : "quoique son œuvre soit inégale, à la fois trop ample en volume et trop restreinte dans ses motifs".
Je me permets de signaler à l'attention qu'à son époque Rimbaud ne regardait pas la télévision, n'avait pas internet, n'avait pas de téléphone, ne pouvait mal de lire en masse de la littérature internationale traduite, n'avait pas moyen de lire comme nous la littérature du vingtième siècle, du moins de ses deux premiers tiers (parce qu'après...). Rimbaud lisait de la poésie à tout va, et lire tous les poètes de son époque peut être très vite une tâche ample en volume pour des motifs restreints et un intérêt dérisoire. Il ne faut que quelques jours pour lire tout Desbordes-Valmore. Sans s'accorder de pauses, cela se fait en deux jours, en un seul à rythme forcé.
Puis, c'est de la poésie. Autant la lecture d'un récit suppose qu'on accepte de tout lire, autant avec la poésie on peut avoir manqué la lecture d'un ou dix poèmes, d'un cinquième d'un recueil. Donc débattre de ce qu'a eu le temps ou pas de lire Rimbaud n'a aucun sens. Mais surtout on le contredit en faveur de l'ancienne opinion de Verlaine, autrement dit on refuse contrairement à Verlaine de ranger nos préventions. Verlaine dit que ça doit être un fatras avec des beautés dedans, donc prône au départ une lecture sélective et Rimbaud dit "non", tout a de l'intérêt chez cette poétesse, les trésors sont partout.
Mais ça ne s'arrête pas là. On peut consulter Les Poètes maudits sur internet et constater rapidement que Verlaine revient sur la nécessité de lire tout Marceline Desbordes-Valmore. Au troisième paragraphe, Verlaine attribue ce propos à Rimbaud en disant que celui-ci le força : "[...] et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans." Mais, plus loin, au milieu des citations, Verlaine fait écho à ce propos initial : "qu'en dire suffisamment sinon de conseiller de lire tout son œuvre ?"
Verlaine est donc passé du côté de l'avis de Rimbaud, contre les avis des rimbaldiens : Murat, Bobillot, etc. Et pourtant, l'article de Verlaine est marqué par de véritables relents de misogynie. Il commence par préciser, pour se faire pardonner l'éloge d'une femme, que les poésies de pas mal de bas-bleus féminins en ce siècle sont ridicules. Il cite Louise Colet, Amable Tastu et Anaïs Segalas, en leur adjoignant Loïsa Puget qui est une sorte de repoussoir pour nous dire qu'après ces noms-là c'est la catastrophe.
Et à la toute fin de son article, Verlaine revient à la charge en disant que Marceline Desbordes-Valmore est avec George Sand le seul génie féminin littéraire de son siècle, ces deux génies féminins n'ayant que deux compagnes au monde, Sapho et Sainte-Thérèse. Verlaine ignore le rayonnement des femmes dans la littérature anglaise du XIXe siècle (Austen, les sœurs Brontë, George Eliot), leur rayonnement dans la littérature antique japonaise, il ignore la place de La Princesse de Clèves dans la naissance du roman moderne, il ignore Marie de France et Marguerite de Navarre pour des époques où les classiques de la Littérature ne se dénombrent pas en masse. Si on écarte les versificateurs, la littérature du XVIe siècle est posée sur deux noms Rabelais et Montaigne, les autres écrivains sont rapidement bien moins connus et cités. Qui plus est, pour mépriser les femmes écrivains, il faudrait au moins que la meilleure d'entre elles viennent après des centaines d'écrivains masculins. George Sand fait clairement partie des dix plus grands romanciers ou prosateurs français du dix-neuvième siècle. Bref, le raisonnement de Verlaine n'est pas réfléchi, c'est de la misogynie instinctive si on peut dire.
L'article est d'ailleurs assez curieux. Verlaine cite les deux premiers et les deux derniers poèmes du recueil final Poésies inédites et il cite encore en entier le long poème "Les Sanglots" qui vient vers la fin de ce même recueil. Pour quelqu'un qui veut qu'on lise tout Desbordes-Valmore, Verlaine manque de variété dans ses citations. Il est déjà clair que le recueil de 1860 a une place singulière dans l'esprit de Verlaine. Il faut remarquer aussi que le privilège accordé à ce volume est peut-être stratégique, puisque cela permet de parler de Rimbaud et de Verlaine sur la bande. Verlaine rappelle que Desbordes-Valmore a été la première à utiliser des rythmes inusités, le vers de onze syllabes, en notre langue. Certes, il ne fait aucune citation, mais il s'adresse à l'intelligence active de ses lecteurs : Verlaine est en train de livrer la source de sa quatrième des "Ariettes oubliées" et de certains poèmes de Rimbaud, notamment "Larme". Verlaine cite d'autres poèmes de ce recueil de 1860 que ceux en vers de onze syllabes, mais il cite en particulier la pièce intitulée "Les Sanglots", titre qui ne peut que faire songer au titre "Larme" de Rimbaud. Verlaine cite les deux premiers poèmes de ce recueil : "Lettre de femme" et "Jour d'Orient", qui sont aussi les deux premiers poèmes d'une section intitulée "Amour". Et "Jour d'Orient" a tout l'air d'être cité pour inviter le lecteur à penser au poème "L'Eternité" de Rimbaud !
On lit bien dans ce poème de jour en feu le vers suivant : "Où dans l'air bleu l'éternité chemine[.]"
Il s'agit d'un poème de réminiscence d'un jour en feu avec précisément un bouclage de vers répétés en début et fin :
 
Ce fut un jour pareil à ce beau jour,
Que, pour tout perdre, incendiait l'amour.
Le mot d'éternité revient dans différents poèmes de la douaisienne, et avec certaines idées d'arrière-plan comme l'opposition entre l'éternité et le fait de dire adieu. Verlaine, il crée un ouvrage intitulé Les Poètes maudits avec une rubrique sur Rimbaud, une autre sur lui et une sur Marceline Desbordes-Valmore, plus quelques autres, et dans la rubrique sur Verlaine des poèmes inédits de Rimbaud sont cités, et Verlaine attribue à Rimbaud d'avoir deviné le génie, du coup inspirant, de Desbordes-Valmore. Vous ne vous dites pas à un moment donné que Verlaine cite, peut-être pas tout, mais une partie des éléments valmoriens qui éclairent la poésie de Rimbaud ? Vous êtes passifs à ce point-là ?
Verlaine attire aussi l'attention sur les différents aspects de la poétesse, il fait un classement en état de mère, jeune femme et jeune fille, et il attire l'attention directement sur le recueil de 1830. Et là encore, c'est très intéressant, puisque alors qu'il privilégie le recueil final comme s'il n'avait rien d'autre sous la main il parle du recueil de 1830 comme d'une référence ! En même temps, cela est un peu déconcertant, car Verlaine semble du coup ignorer ou du moins négliger que Desbordes-Valmore a publié des recueils de 1819 à 1830 et que le recueil de 1830 reprend en grande partie des publications antérieures.
Verlaine nous cite plusieurs poèmes de 1830 ou en évoque quelques-uns, et il va aussi mentionner que ce que la société a le mieux retenu des vers de Marceline c'est les contes. Verlaine cite la triade La Fontaine, Florian et Desbordes-Valmore, Florian n'étant pas encore oublié à l'époque. Il est vrai que Verlaine cite et commente n'importe comment. Je ferai un article sur les vers que je trouve géniaux de Marceline Desbordes-Valmore, ça parlera concrètement aux lecteurs. Il y a une grâce de l'écriture, même si au plan des rimes elle a la banalité de l'usage classique. Elle ne pratique que timidement les enjambements romantiques, mais elle en manie quelques-uns avec des effets de sens et qui lui sont propres, un sur le mot "noués" notamment. Et le pire, c'est qu'avec le poème "L'Arbrisseau" elle a pratiqué avant Hugo lui-même et avant même qu'Hugo n'imite les enjambements à la Chénier comme Vigny la césure sur un article. Ce vers a été refoulé en 1820, est revenu avec le recueil de 1830 et Sainte-Beuve s'est bien gardé de le mettre en avant en excluant "L'Arbrisseau" de son anthologie de 1842, lui qui détestait les enjambements trop audacieux chez Hugo. Elle a osé un hiatus avant Musset aussi, et elle a pratiqué le quintil des Fleurs du Mal avant Baudelaire, lequel s'est sans doute inspiré d'elle, d'ailleurs pas seulement pour le quintil chansonnier.
Desbordes-Valmore pratique comme Hugo la métaphore du livre de la Nature et du comportement des humains. Elle pratique aussi des symétries remarquables avec des jeux d'opposition ou de gradation.  En particulier, elle joue sur la distance et le regard. En 1821, elle écrit un poème où la rencontre prend fin et elle a cette pensée fine en paradoxe : "En m'éloignant mon cœur cherchait le sien." Et j'en ai d'autres des vers avec un tel dispositif rhétorique, j'ai plein de pépites à citer. On connaît le dernier vers éclatant de "La Couronne effeuillée" où Dieu la pardonnera "Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné." Elle a plein de traits d'esprit en vers. Verlaine est très loin d'expliquer en quoi Desbordes-Valmore est un génie. En revanche, il nous met sur un bon terrain d'investigation pour les études tant rimbaldiennes que verlainiennes. On comprend d'où vient le "soyez pardonnées" de sa quatrième ariette au nombre de poèmes qu'il mentionne du recueil Poésies inédites : "La Couronne effeuillée", "Renoncement", "Les Sanglots", etc. Il nous ouvre des boulevards à la réflexion comparatiste. Les sanglots, l'éternité du côté des poèmes de 1872 de Rimbaud. Le verbe "s'exhaler" est typique de la poétesse qui l'emploie tout de même avec parcimonie. Il y a une spiritualité du verbe "exhaler" par rapport à la mort, et Verlaine emploie ce verbe dans sa réécriture de la romance "C'est moi" qu'est la première des "Ariettes oubliées" et Rimbaud l'emploi dans le poème "L'Eternité" qu'on vient de rapprocher du poème "Jour d'orient", emploi valmorien repéré comme tel par Murat d'ailleurs, et le poème "L'Eternité" suit dans "Fêtes de la patience" le poème "Bannières de mai" qui évoque le désir de mourir au soleil et dont la version "Patience d'un été" est celle qui en passant à la mention "été" contient la citation par Rimbaud du vers de "C'est moi" où je le rappelle figure le verbe "exhaler".
Le poème "Chanson de la plus haute tour" contient la rime "prie"/"Marie" qui correspond à la rime "pria"/"Maria" d'un poème "Ave Maria", contient la rime "vie"/"asservie" qui est banale au dix-neuvième siècle mais typique aussi de poèmes en vers courts de Desbordes-Valmore et il est question de la Notre-Dame également. J'ai dit que "Âge d'or" ressemblait à un poème du recueil Pauvres fleurs par moments. Je remarque aussi que les larmes vont avec le sel et qu'il est question de larmes et de sel au début de "Mémoire". On le sait, avec Murat et d'autres, qu'il y a un motif de la mémoire métaphorisée par l'étang chez la poétesse, dans "Sol natal" notamment, et le sel des larmes est mis en avant dans les poèmes du recueil final que cite Verlaine, c'est nettement le cas à la fin du recueil, recueil qui se compose de sections intitulées "Amour", "Famille" et "Foi", et on pense inévitablement au titre "Famille maudite".
Evidemment, il ne faut pas s'emballer, parce qu'il ne faut pas croire démontrer si vite les liens entre "Mémoire" et certains poèmes de Desbordes-Valmore, la partie est bien plus compliquée que ça à mener. Mais enfin, il y a des tonnes de choses à méditer.
Notons aussi que Robespierre est né à Arras, que Marceline Desbordes-Valmore à la fin des Poésies inédites rend un hommage à Raspail emprisonné. Verlaine cite les deux poèmes finaux "Renoncement" et "Que mon nom ne soit rien...", juste avant il y a "La Couronne effeuillée" et juste avant "Au citoyen Raspail".
Dans son article, Michel Murat qui met plutôt en avant la connaissance de l'anthologie beuvienne, en principe dans la version de 1860, ne semble s'en servir pour chercher des sources, puisqu'il cite trois poèmes du recueil Pauvres fleurs qui ne sont pas dans l'anthologie beuvienne : "Sol natal", "La Maison de ma mère" et "Fleur d'eau", mais ça va plus loin encore, puisque Murat évoque aussi les poèmes d'inspiration politique de la poétesse et notamment ceux sur les insurrections lyonnaises de 1834, et justement l'essentiel de ces poèmes se trouve dans le recueil Pauvres fleurs, et Murat cite au moins un quatrième poème de ce recueil qui n'est pas repris dans l'anthologie beuvienne.
La notice de Jean-Pierre Bobillot dans le  Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier n'exprime qu'un rejet plein et entier de l'hypothèse d'un intérêt quelconque de Rimbaud pour la poétesse douaisienne en dépit du témoignage de Verlaine. Rimbaud ne l'a pas citée dans sa lettre à Demeny, un douaisien pourtant ! Mais peut-être que c'est justement parce que Demeny est douaisien et que Rimbaud a séjourné là-bas qu'il ne cite pas la poétesse dans sa lettre, lettre où il ne cite ni Mallarmé, ni même Murger et Glatigny qui l'ont inspiré en 1870 à plus d'une reprise.
Bobillot prétend que le vers de onze syllabes de Rimbaud n'a rien à voir, qu'il est plus radical dans son innovation formelle et que Rimbaud n'a que faire du lyrisme souffreteux de la poétesse. Mais, n'importe quoi !
La poétesse s'abandonne plus d'une fois à la sensualité coquine et justement Rimbaud s'en saisit quand il s'inspire de "L'Aveu permis" pour composer "Comédie en trois baisers". Au plan formel, Desbordes-Valmore a des antériorités sur Baudelaire en ce qui concerne le quintil irrégulier avec répétition ou non. Elle a des antériorités sur Banville, Verlaine, Rimbaud et Hugo pour le fait de différencier faiblement deux vers d'une syllabe de plus ou de moins, pour les bouclages et refrains de chansons. Dans ses Poésies inédites, elle se permet de répéter une ligne non métrique de neuf syllabes qui entre pourtant dans le schéma rimique d'ensemble : "Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !", le poème étant pour le reste en octosyllabes. Elle a je le répète pratiqué le hiatus avant Musset dans "Namouna" et j'ai découvert qu'elle a pratiqué le premier suspens à la césure d'un article dans toute la poésie du dix-neuvième siècle : "leur + impénétrable ombrage". Certes, elle ne persévère pas, mais on ne lui en a certainement pas laissé l'opportunité non plus. Elle n'était pas le génie reconnu dont on admet toutes les audaces, elle devait faire profil bas.
Puis, c'est quoi cette reconnaissance par la radicalité de la démarche. Bobillot a l'air de trouver simple de se mettre à la fin de l'Histoire au lieu où tout se perd et de pouvoir distribuer des points à ceux qui ont bien tout détruit. Son appel à la radicalité des outrances n'a aucun sens. Les outrances de Rimbaud n'ont d'intérêt que parce qu'elles ont un arrière-plan qui leur donne du sens.
Puis, je ne comprends pas ce mépris pour le lyrisme de la souffrance. Rimbaud s'y adonne dans ses vers de 1872. Il y a un écart dans la mesure où la poétesse est catholique et affirme comme Hugo qu'il faut se tourner vers Dieu, ce qui évidemment ne peut que heurter l'athéisme des lecteurs de Rimbaud. Mais Rimbaud ce n'est pas un poète de fin de vingtième siècle dans une société où la fin de la religion est jouée. Il a été cagot, nous explique Delahaye. Il n'y a pas chez Rimbaud ce sentiment d'être un pestiféré, un minable, parce qu'on aime les poésies d'une personne exprimant la foi. Il n'est pas sectaire là-dessus, Rimbaud !  En plus, il y a une spiritualité de l'âme que Rimbaud essaie de récupérer dans ses vers sans la placer dans la perspective de la foi en Dieu, et il est clair que Rimbaud goûtait avec plaisir la poésie où il y a une communication analogique des âmes d'être à être, de l'être à la Nature ou au cosmos, comme dans Les Contemplations de Victor Hugo.
Alors, je voudrais m'arrêter dans la composition de cet article. Il faudrait parler ici de l'article de Baudelaire mentionnée par Verlaine, lequel mentionne aussi Barbey d'Aurevilly, mais il faut faire un sort à Sainbte-Beuve à tout le moins. Il y a plusieurs articles de Sainte-Beuve auxquels se reporter, mais il y a inévitablement sa courte préface à son anthologie. Et là, il y a un propos idéologique qui, d'évidence, a retenu l'attention de Rimbaud et Verlaine. Il explique que la poétesse est unique, qu'elle a été elle-même dès le début en chantant comme l'oiseau chante, "sans autre science que l'émotion du cœur", etc. C'est les toutes premières lignes de sa courte notice... Elle a quelque chose "de particulier et d'imprévu", surtout à ses débuts, une "simplicité un peu étrange, élégamment naïve", etc. Je rappelle que Verlaine dit que Rimbaud admirait les poètes les plus raffinés comme les plus ingénus, Baudelaire, mais aussi Desbordes-Valmore, et sur Rimbaud en 1872 il nous explique qu'il "vira de bord" et fit dans le faux-naïf et l'exprès trop-simple. Il y a un moment où c'est assez évident que les propos de Sainte-Beuve ont provoqué un désir d'émulation poétique de la part de Rimbaud qui s'est dit qu'il pouvait lui aussi atteindre à cette étrange simplicité sans science apparente. Sainte-Beuve parle bien de "passion ardente et ingénue" avec des "accents inimitables qui vivent et qui s'attachent pour toujours, dans les mémoires aimantes". On a un écho de cela dans "Alchimie du verbe" quand le poète parle de sa poésie tournant le dos à tous les académismes et de "rhythmes instinctifs".
Moi, je comprends qu'on ne lise pas toute la poésie de Marceline Desbordes-Valmore d'une seule traite, parce qu'effectivement il y a un manque de variété, mais on y revient régulièrement sans problème. C'est agréable de lire. On lit une partie de temps en temps, et puis une autre. Pour vous, c'est de la poésie sans intérêt du passé. Et ça en dit long sur vos sélections de lecteurs. Rimbaud, vous ne le lisez que parce qu'il est reconnu, que parce qu'il est commenté, que parce que vous projetez des débats contemporains sur lui sans aucun problème sur la sexualité, la jeunesse, la révolte politique, etc. Mais se mettre dans la tête de Rimbaud avec ses goûts d'époque, ce n'est pas vraiment ce qui vous intéresse, il y a beaucoup de branches mortes pour vous dans la poésie de Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Hugo et compagnie. Il y a moins de branches mortes pour vous dans Rimbaud et Baudelaire, certes, mais vous lisez un vers pour un seul aspect, pas pour tous ses aspects, et ça vous ne l'admettez pas facilement.

mardi 7 octobre 2025

Dictionnaire Rimbaud en Classiques Garnier : Desbordes-Valmore et Vierge folle !

Il y a quelques jours je finissais un article en écrivant qu'une consultation de la notice du Dictionnaire Rimbaud aux éditions Classiques Garnier allait peut-être me déleurrer, je citais Rimbaud évidemment. Mais je me doute que vous n'aviez pas cette notice en tête et que vous ne la connaissez pas forcément.
Ce n'est pas grave, je vais y remédier. En fait, c'est une notice rédigée par Jean-Pierre Bobillot qui ne cite quasi rien en notes bibliographiques au-delà des articles de Bivort et Murat, et surtout son texte est un déni entier de l'intérêt de lire la poétesse pour y trouver une source aux poésies rimbaldiennes.
Mais, faisons d'une pierre deux coups, je vais aussi me pencher sur Une saison en enfer et du coup sur le problème des références bibliographiques plus anciennes... Je pense qu'il serait piquant de citer les comptes rendus, notamment celui de la revue Parade sauvage, puisque ce dictionnaire n'est qu'une expansion de la revue, même si certains contributeurs penseront que ce n'est pas le cas.
Je commence par vous plonger dans l'avant-propos. Je vous fais un petit bouquet de citations : "Les dictionnaires d'auteur [...] sont l'occasion de dresser un bilan des connaissances accumulées au fil du temps, et d'opérer un tri indispensable, dans la masse des contributions successives", "privilégier l’œuvre elle-même : le repérage des textes, leur génétique, leur interprétation", "Le geste critique, par ailleurs, n'exclut en rien la précision d'une information factuelle qui demeure a minima indispensable, et exigible d'une entreprise comme la nôtre", "La vocation qu'embrassent les notices sur l’œuvre est ainsi dans la mesure du possible, celle du bilan critique", "un tel dictionnaire doit servir aussi à ordonner et à hiérarchiser la masse surabondante des gloses rimbaldiennes", "souhaitable d'aspirer à un certain consensus critique", "un soin tout particulier a été porté à l'information bibliographique", "une sélection de références jugées les plus pertinentes", "une bibliographie générale dont vous avons faire un véritable instrument de travail et de référence".
On sait ce que je pense de la sélection bibliographique à certains égards, mais ici on va traiter d'éléments différents et qui ne sont même pas polémiques, mais qui sont en tout cas très contrariant en regard de la belle ambition affichée.
Il y a une prétention donc à faire le bilan de ce qui s'est construit dans le temps, et cela passe par un tri déclaré indispensable, sauf que certaines vieilleries comme dirait Rimbaud traînent dans le bilan critique et comme un tri a été opéré dans ce qu'il fallait conserver ou non du passé les rimbaldiens sont donc mis dans l'impasse. La remise en cause de vieilles lunes persistantes passe par un retour aux livres qui ont fait l'histoire du rimbaldisme, alors que ce dictionnaire prétend que le temps est venu de ne garder que les résultats du passé sans refaire leur cheminement pour éprouver la solidité des fondations...
Je prends la bibliographie générale et je constate que les éditions critiques de Bouillane de Lacoste sont référencées, mais perdues dans la masse, et comme Bouillane de Lacoste ne traite pas de l'interprétation, mais de l'établissement du texte et surtout fait un état des publications antérieures, cela aurait dû profiter au Dictionnaire Rimbaud. En clair, ils ont mis en bibliographie des ouvrages qu'il n'ont pas vraiment lus.
On parle de factualité de l'avant-propos : d'où vient la correction "mène" imposée à l'édition originale d'Une saison en enfer ? Je vais aller voir les notices sur Berrichon et Bouillane de Lacoste au cas où.
Le livre de Clauzel Rimbaud et Une saison en enfer de 1931 n'est pas référencé, tandis que la plaquette L'Agonie du poète est cité en queue de comète des ouvrages du colonel Godchot.
La notice "Berrichon" est due à la plume d''Alain Bardel qui, avec la mesure d'un balancier, sait faire la part des choses et garder un juste-milieu, on reproche à Berrichon d'avoir falsifié des lettres du poète et même des poèmes, mais on lui doit aussi des éditions. Je note qu'il lui est reproché explicitement des falsifications de poèmes. Il a "confectionn[é] des versions inédites de poèmes de Rimbaud en mélangeant plusieurs versions de manière totalement arbitraire." La notice s'attarde sur la biographie, mais pas sur le travail éditorial. C'est bien dommage, vous le savez maintenant qu'on a traité de la correction "mène". Ceci dit, à bien y réfléchir, je ne sais pas trop si on peut lui reprocher de mélanger les versions connues des poèmes entre elles à l'époque, puisqu'il a fallu visiblement arriver à une certaine maturité de la critique littéraire pour exiger qu'on distingue les versions les unes des autres. En revanche, il falsifie la correspondance, invente des éléments, et Bardel dénonce des "inventions pures et simples" dans la biographie. Or, l'édition critique d'Une saison en enfer par Bouillane de Lacoste dénonce des inventions pures et simples dans l'établissement des textes.
Vous aimez Rimbaud, vous lisez ce dictionnaire, mais jamais vous n'imaginez que le texte que vous lisez peut porter l'empreinte de manipulations de Berrichon demeurées indemnes.
Ce "mène", c'est du Berrichon. Et, puisque la notice sur Berrichon a été confiée à Bardel et que Bardel dénonce les "inventions pures et simples" de Berrichon, je vous rappelle que Bardel a publié récemment un livre sur Une saison en enfer et qu'il a un site Arthur Rimbaud où il fournit sur internet un établissement critique des textes (j'ai relevé des erreurs à différents endroits) et donc je vous invite à consulter ce site où vous avez sur la page d'accueil la publicité pour son livre avec une photographie de sa première de couverture et puis vous allez dans la section "Tous les textes" et vous consulter le passage qui nous intéresse de "Mauvais sang".
Sur cette page du site, vous avez le texte de "Mauvais sang" avec justement la fameuse leçon "outils". Dans les notes sur la marge gauche, Bardel cite ma dénonciation d'une coquille pour le mot "autels" ce que dédaigne Bardel qui ne semble citer cela que parce que Guyaux l'a reportée dans l'édition de La Pléiade : "David Ducoffre estime évidente l'erreur de lecture du typographe". Ben, tous les gens intelligents estiment évident qu'il y a eu erreur de lecture du typographe. Puis, bonjour au Rimbaud : "oh alors aujourd'hui je vais remplacer autels par outils, et j'ai hésité à partir dans une autre direction : "les totems les armes, au départ je voulais écrire heu ! parce que je fais publier ça en Belgique les schtroumphs, les tintins..."
Il y a un moment...
En tout cas, autre point d'un infini comique, c'est que Bardel n'imprime pas la leçon contrariante "même", mais il reconduit la leçon "mène" de celui à qui il a reproché de ne pas respecter la lettre des poèmes qu'il publiait, de ne pas respecter les versions distinctes des poèmes carrément ! Celui à qui il a reproché des "inventions pures et simples" !*
Et le plus drôle, c'est que par les accidents de la mise en ligne, la note sur "les outils" est pile à la hauteur de la ligne non commentée : "Après, la domesticité mène trop loin."
 
 
 
Je reviens au Dictionnaire Rimbaud, il n'y a pas de notice sur Bouillane de Lacoste, alors qu'il y en a eu une sur Yves Bonnefoy. D'accord !
Pour "Vierge folle", il faut consulter la notice "Délires I". A noter que selon Bouillane de Lacoste, il n'existe pas de titres "Délires I" et "Délires II", il dénonçait cette pratique en considérant que le titre commun est "Délires" et qu'un texte est numéroté I et l'autre II, mais peu importe.
La notice sur "Délires I Vierge folle" est due à Yann Frémy qui a rédigé une thèse sur Une saison en enfer, puis qui a publié des fragments de sa thèse sous forme d'articles pendant quelques années et qui a fourni une version remaniée de sa thèse aux Editions classiques Garnier avec le livre Te voilà, c'est la force, Yann Frémy. Ce livre n'est pas identique à la thèse dans mon souvenir, puisque je l'ai lue sur microfiches en partie.
Il y a une notice bibliographique conséquente, mais le livre de Clauzel de 1931 n'y est nullement cité. Frémy a le mérite de ne pas confondre la Vierge folle avec l'identification biographique à Verlaine, mais il ne revient pas sur un débat interprétatif qui fait partie de l'histoire des études rimbaldiennes, avec le livre de Clauzel, mais aussi Adam, Ruff et d'autres qui voyaient la Vierge folle comme un double de l'âme de Rimbaud. Là, il y a une mise au point qui n'est pas affrontée, peut-être parce que l'idée du double est considérée comme dépassée et inutile.
 
Et nous arrivons enfin à l'article sur Desbordes-Valmore !
 Il a été composé par Jean-Pierre Bobillot et sur ce beau billot allons poser nos têtes.
La note bibliographique tient en trois études, celle de Bivort en 2001, celle de Murat acte d'un colloque de 2002 publié en 2004 et un article de Cavallaro sur le texte des Poètes maudits. La notice est assez brève et clame à qui veut l'entendre que Rimbaud n'en avait rien à faire de la très verlainienne Desbordes-Valmore. Je cite : "Verlaine crédite Rimbaud" (verbe tendancieux), "Et comment se fait-il qu'on ne la trouve nulle part mentionnée sous la plume de Rimbaud ?" "Ce lyrisme [...] ne pouvait que résonner en Verlaine [...] mais Rimbaud ?", "ces qualités bien peu rimbaldiennes", "Comment, dès lors, soutenir que Rimbaud ait pu trouver là le modèle de ses propres hendécasyllabes [...] ?"
On rappelle que dans l'avant-propos il était précisé que les articles s'ils portaient l'empreinte personnelle des auteurs n'était publiée que si le discours était admissible.
Je vous laisse juger de l'énormité du plantage !!!!!!!!!! Comment ils vont faire oublier l'existence d'un article pareil ?
Au nom de quelle logique en bois Rimbaud ne peut se réclamer du modèle valmorien parce que ses vers sont directement différents en ce qui concerne la césure ?
Mais comment on peut aller aussi vite en besogne ? C'est sûr que ça me dépasse.

vendredi 3 octobre 2025

"Après, la domesticité même trop loin." La coquille enfin corrigée !!! Halte à... Berrichon !!!

 Le livre Une saison en enfer semble avoir été imprimé dans une certaine précipitation. Il contient plusieurs coquilles, et les coquilles dans une édition originale ne concernent pas que Rimbaud. Le problème, c'est que Rimbaud n'a pas poursuivi de carrière littéraire et même n'est jamais revenu sur son livre Une saison en enfer. Quelques brouillons du livre nous sont parvenus qui permettent quelques progrès décisifs, mais pour la plus grande partie d'Une saison en enfer nous ne pouvons profiter d'aucun document précis pour débusquer les erreurs de l'éditeur Poot.
Il y a quelques coquilles faciles à corriger. Il y a peut-être des coquilles qui passent inaperçues.
On peut éliminer sans regrets le guillemet ouvrant au début de la prose liminaire, puisqu'on peut même refermer à plein d'endroits les guillemets ça ne changera rien à la lecture.
Il me semble assez évident que pour les tatouages "partout le corps", il faut corriger en "par tout le corps". Il est possible que le problème vienne plutôt d'un mot absent : "des tatouages partout sur le corps", mais la correction "par tout le corps" est un moindre mal et correspond à l'identification d'une coquille comme faute d'orthographe. L'expression "par tout le corps" a un effet d'oralité que n'a pas "partout sur le corps". Donc on s'y retrouve.
Il est aussi évident qu'il faut corriger "outils" par la leçon "autels" du brouillon correspondant. Rimbaud n'écrit pas n'importe quoi et ne change pas un mot pour un autre sans logique. Il est évident que le prote n'a pas su déchiffrer le "a" et le "e" de "autels" qu'il a confondu avec un "o" et un "i".
Là, c'est du pur bon sens, mais on voit que les rimbaldiens sont des gens qui n'ont aucune confiance en leur intelligence, voire en l'intelligence tout court. Ils ont aussi une fierté mal placée. Ils ne veulent pas remettre en cause cent vingt ans d'édition du mot "outils", surtout quand plusieurs décennies durant ils ont publié d'un côté le brouillon avec la leçon "autels" et de l'autre le texte de Poot avec la leçon "outils". Cela discrédite l'ensemble des lecteurs de Rimbaud et par conséquent eux-mêmes, puisque la correction "autels" prouve qu'ils lisaient sans rien comprendre le passage "les outils les armes". C'est un aveu de lecture passive et leur orgueil veut s'en défendre.
Personnellement, je ne vois pas comment faire autrement, j'avoue que je lis des passages de Rimbaud sans tout comprendre. Et de toute façon ceux qui pour l'instant récusent la lecture "autels" seront jugés par la postérité avec je ne sais pas une citation de Pascal : "qui veut faire l'ange fait la bête !"
Attaquons-nous à la coquille du moment. Dans "Mauvais sang", la phrase : "Après, la domesticité même trop loin[,]" est incorrect, elle n'a pas de cohérence grammaticale et la phrase ne veut rien dire, on peut lui prêter à grand-peine une signification approximative : "Après (ce que je viens de dire), la domesticité, à savoir l'état professionnel de domestique, lui aussi trop loin de moi."
Et vous allez voir que ce sens approximatif est déjà pas mal du tout.
La phrase étant grammaticalement incorrecte et le sens flottant, j'ignore à quel moment les éditeurs de Rimbaud ont modifié cette phrase. Je vais vérifier avec l'édition critique de Bouillane de Lacoste en même temps que je rédige cet article.
La revue La Vogue en 1886 a édité le texte en corrigeant plusieurs coquilles, en en ajoutant pas mal d'autres, mais Bouillane de Lacoste lui-même écrit, pages 110-111 : "Mais on a respecté la coquille 'même trop loin' de Mauvais sang". Dans son propre établissement du texte, époque de la Seconde Guerre Mondiale, Bouillane a opté pour la correction de "même" en "mène". Je cite sa justification au bas de la page 37 : "Note critique. - Ligne 14 : mène. L'édition de 1873 a ici une coquille : même, dont la correction s'impose, surtout dans cette série de courtes phrases parfaitement régulières."
Bouillane dit que "la correction s'impose", qu'est-ce à dire ? Que la correction "mène" s'impose ? Ou qu'il s'impose de trouver une correction à "même" ? Ou enfin qu'il s'impose de corriger la phrase dans son ensemble en identifiant ce qu'est réellement la coquille ?
Bouillane de Lacoste impose de croire que la ressemblance entre "même" et "mène" fait tenir la solution dans un mouchoir de poche avec une ressemblance étroite de la solution et de la coquille au plan orthographique et plus encore au plan phonématique.
Mais je ne suis pas d'accord.
La coquille peut venir de l'emploi d'un mot erroné à la place d'un autre, mais elle peut aussi relever de l'omission d'un mot.
Par exemple, puisque Bouillane plaide pour "mène", voici deux leçons concurrentes qui ont à peu près le même sens :
 
"Après, la domesticité mène trop loin."
"Après, la domesticité va même trop loin."
 Variante : "Après, la domesticité conduit même trop loin."
 
J'ai fait un test sur une personne qui ne lit pas les poésies de Rimbaud. Je lui ai demandé d'abord ce qu'elle pensait de la phrase : "Après, la domesticité même trop loin." La réponse est que la phrase n'a aucun sens.
J'ai ensuite cité à peu près tel quel l'alinéa du poète.
Ensuite, j'ai posé une deuxième question. La coquille, est-ce plutôt qu'il faut changer un mot par un autre ou qu'il faut ajouter un mot qui manque ? La réponse que j'ai reçue, c'est qu'il serait plutôt question de remplacer un mot, solution qui est celle de Bouillane de Lacoste, mais que je ne partage pas.
Notons que dans l'échange il n'est pas venu spontanément la formule qu'il manquait un verbe à la phrase de départ et qu'il en fallait un.
Apparemment, c'est un comportement naturel de remplacer un mot par un autre pour obtenir une phrase compréhensible sans passer par l'analyse grammatical. Il va de soi que je n'ai pas interrogé un spécialiste de la langue française, un enseignant ou autre.
Le test s'est arrêté là. J'ai donné ma solution et voilà.
Mais il y a eu quelques autres remarques sur le problème du sens. Et la personne que j'interrogeais était un peu perdue face à un paragraphe de littérature assez retors qu'elle ne connaissait pas.
 
Reprenons calmement.
Premièrement, la leçon "mène" paraît évidente avant la seconde guerre mondiale à Bouillane de Lacoste, mais il faudrait un historique de sa découverte du texte de Rimbaud. Je vais donc vérifier si dans son édition critique il précise à quel moment est apparue la leçon "mène" qu'il n'a pas l'air d'être le premier à proposer.
Deuxièmement, je vais contester cette leçon "mène" par plusieurs angles d'attaque, les conditions de déchiffrement de l'ouvrier-typographe, mais aussi la cohérence du propos tenu dans ce paragraphe.
Troisièmement, je vais donner ma solution en la justifiant au plan de la cohérence du propos tenu dans ce paragraphe et je vais ajouter deux citations de Rimbaud, l'une d'Une saison en enfer, l'autre d'une lettre de Rimbaud, pour montrer que ma leçon cadre avec les propos de Rimbaud en général et s'y confond.
 
En 1892, l'édition de Vanier, selon Bouillane de Lacoste, reproduit le texte de la revue La Vogue "avec toutes ses fautes" et non "le texte de Poot". Pire, il ajoute d'autres fautes, dont trois que Bouillane qualifie de surprenantes : "sans me servir pour rien même de mon corps", "l'attendrissement du Crucifié" et "sobre naturellement" au lieu de "sans me servir pour vivre même de mon corps", "l'attendrissement sur le Crucifié" et "sobre surnaturellement".
 Et, cerise sur le gâteau, on apprend enfin que la leçon "mène" vient de l'édition de 1898 de Paterne Berrichon. Bouillane précise que Delahaye y a participé, mais que l'essentiel du travail a été fait par Berrichon.
On doit donc l'établissement de la leçon : "Après, la domesticité mène trop loin" à Paterne Berrichon. Déjà, ça ne sent pas très bon. Ce n'est pas le philologue le plus recommandable. Les rimbaldiens n'ont pas l'habitude de considérer ses altérations du courrier rimbaldien comme venant d'un homme de bon goût.
Notons que Bouillane de Lacoste croit tellement à l'évidence de la correction qu'il ne précise pas explicitement ce qu'elle est. Je cite son commentaire de la correction à la page 114 : "[...] la faute 'même trop loin' est corrigée avec raison ; mais aux pp. 217-218, on lit encore la mauvaise leçon de Vanier : 'sans me servir pour rien'." Notons que dans le relevé Bouillane découvre de nouvelles coquilles : "l'enfer de la paresse" pour "l'enfer de la caresse" ou "les échapperons-nous" pour "les échappons-nous". Je vous cite des exemples qui montrent très précisément combien Berrichon est peu fiable, puisqu'il "corrige" très clairement le texte au gré de son sentiment littéraire.
En clair, quand il était jeune, Bouillane de Lacoste a été habitué à lire des éditions comportant la leçon "mène". Il est né en septembre 1894, il a de toute évidence découvert Une saison en enfer dans les éditions du vingtième siècle comportant la leçon "mène" de Berrichon et ce n'est que plus tard qu'il a découvert la leçon de Poot maintenue dans La Vogue. Il perdait une phrase qui avait du sens pour une phrase absurde.
Voilà la raison psychologique qui fait que Bouillane préfère la leçon "mène" jusqu'à la croire évidente.
C'est le même fonctionnement pour les rimbaldiens actuels. Ils ont en général découvert le texte avec la leçon "mène" qu'ils ont intériorisée, affectionnée, etc. La leçon "même" crée une phrase bancale, ils ne basculent donc pas de l'une à l'autre leçon.
Notons qu'avant Berrichon personne n'a pensé à l'évidence de corriger "même" en "mène", ils imprimaient la phrase bancale à défaut, se contentant de son sens approximatif, ce en quoi ils n'avaient pas tort du tout.
Or, certes, je ne dois pas dire qu'il est plus vraisemblable que Rimbaud ait écrit "Après, la domesticité même trop loin" et que l'ouvrier typographe ait cru devoir corriger avec "mène" que l'inverse, puisque la phrase de départ est incorrecte, mais je peux dire qu'il est plus vraisemblable que Rimbaud écrive une phrase compliquée avec "même" qu'un typographe a simplifié avec "mène", plutôt que Rimbaud écrive une phrase simple avec "mène" et que l'ouvrier la rende incompréhensible avec "même".
Selon Berrichon et Bouillane de Lacoste, il y avait une phrase que l'ouvrier n'arrivait pas à lire du profil : "Après, la domesticité me... trop loin", et le prote aurait déchiffré un même qui donne une phrase inimaginable : "Après, la domesticité même trop loin." On est d'accord ? C'est ça le raisonnement de Berrichon et Bouillane de Lacoste !
Je n'y crois pas.
J'ajoute que aveuglé par l'habitude de la leçon "mène" venue de Berrichon, Bouillane réduit la question des coquilles à une confusion d'un mot pour un autre, alors que dans la prose liminaire nous avons un mot de trop comme coquille : "prouve que que j'ai rêvé". Notons aussi que dans la prose liminaire, abstraction faite des guillemets du début, les deux coquilles portent sur des mots d'une banalité confondante : "le clef" pour "la clef", et "prouve que que j'ai rêvé".
Dans "Adieu", la coquille est d'un "s" en trop : "puisser" pour "puiser".
Certes, graphologiquement, il n'est pas aberrant de penser qu'on peut confondre les transcriptions de "mène" et "même", mais il n'en reste pas moins que l'allure d'ensemble de la phrase guide la compréhension du prote.
Du coup, il me semble plus logique de parier que la coquille vient d'un mot manquant. Il manque de toute façon un verbe à cette phrase, et l'opération de substitution d'un mot par un autre de Bouillane de Lacoste (Berrichon en réalité) a consisté à faire advenir ce verbe qui sera "mène".
Je pense que le mot manquant est le verbe et qu'il s'agit d'un verbe banal, quoi de plus banal, de plus court, et de plus proche du mot "outil" que le mot "est" ?
"Après, la domesticité est même trop loin."
On m'opposera la leçon que j'ai moi-même mentionnée plus haut comme proche du sens de la correction "mène" : "Après, la domesticité va même trop loin." Mais cette leçon "va même" est contaminée par l'envie que nous avons de retrouver notre compréhension habituelle du passage en "mène" qui dérive de l'imagination de Berrichon en 1898, et non directement de Rimbaud.
Notons aussi que les leçon "mène", "conduit même" ou "va même trop loin" doivent entrer harmonieusement dans le propos du paragraphe. Est-ce seulement le cas ?
Citons cet alinéa :
 
   J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
 Le poète affiche plusieurs fois une répugnance, ce qui consiste à tenir loin de soi : "J'ai horreur de tous les métiers", "ignobles", "dégoûtent", l'exclamation indignée "Quel siècle à mains !", le refus "Je n'aurai jamais ma main", "me navre".
Or, la leçon "mène" crée une hétérogénéité au plan du discours. Le fait d'être domestique mènerait trop loin. Je trouve que ce propos jure au milieu de phrases où le poète dit qu'il tient les métiers ou rôles sociaux loin de lui. La domesticité mènerait loin, loin de quoi ? loin en quoi ? d'abord ? Le propos n'est pas cohérent, il y a une incongruité avec la leçon "mène".
Je reprends maintenant avec ma proposition "est" à ajouter à la phrase. D'abord, l'ajout de ce "est" stabilise et donne sa touche finale au sens approximatif de la phrase incorrecte : "Après, la domesticité même trop loin."  Bien sûr, vous me demanderez alors ce que veut dire : "Après, la domesticité est même trop loin." Et vous me demanderez sans doute : "est trop loin de quoi ?" La réponse est dans la cohérence et l'unité de propos de l'alinéa : "la domesticité est même trop loin de moi."
On a même un calembour latent, puisque le poète n'ayant pas de main cela rend encore plus criant qu'il dise que l'état de domestique est loin de sa portée.
Le poète rejette les métiers, ceux de paysans, de maîtres ou d'ouvriers. Il rejette le métier de domestique, puis le statut de gentil mendiant, puis le statut de criminel dans la mesure où il se définit par rapport à la société et non en liberté de disposition de soi-même. Rimbaud n'a aucune raison de dire que l'état domestique va le perdre. Pourquoi ça le perdrait alors qu'il y a à côté le rôle du mendiant et pire du criminel ? ça n'a aucun sens.
Enfin, j'apporte mes preuves externes.
Nous avons un livre posthume de Mathilde Mauté, l'ex-épouse de Paul Verlaine : Mémoires de ma vie, où celle-ci cite une phrase d'un courrier hélas demeuré inédit de Rimbaud à Verlaine : "Le travail est plus loin de moi que mon ongle l'est de mon oeil  . Merde pour moi ! [...]" On est exactement dans le sujet de notre alinéa : "horreur de tous les métiers", "la domesticité [est] même trop loin", et dans la syntaxe de la solution que je défends. J'ajoute une autre citation. Dans la même section "Mauvais sang", Rimbaud écrit plus loin : "La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde." La vie du poète est si légère qu'il est loin de l'action et de s'épanouir par le travail." Nous retrouvons l'idée d'être loin. Le fait de s'envoler explique aussi que le poète ne puisse avoir sa main.
On a une métaphore identique qui va de l'alinéa sur la domesticité à l'alinéa sur la vie pas assez pesante, et on a aussi cette métaphore identique dans une lettre de 1872 de Rimbaud à Verlaine tombée entre les mains de Mathilde qui nous en fait minimalement part.
Je rappelle que dans son courrier en mer du 4 juillet 1873 Rimbaud dit de Verlaine qu'il est son "seul ami", ce qui fait écho à la stratégie d'écriture du livre Une saison en enfer fort avancé depuis avril : "pas une main amie" dans Adieu, puisque évidemment les thèmes ont des implications autobiographiques.
 
Vous pariez combien qu'à l'avenir on admettra que j'ai établi le texte de Rimbaud à plusieurs égards. J'ai identifié deux centons de Belmontet, rendu à Verlaine un dizain "L'Enfant qui ramassa les balles...", mais j'ai déchiffré deux vers de "L'Homme juste", un vers est en tout cas un déchiffrement qui ne vient que de moi seul, et j'ai corrigé deux coquilles dans "Mauvais sang" du livre Une saison en enfer.
Vous n'êtes pas d'accord, vous allez en rester à "outils" contre le manuscrit de Rimbaud en personne et à "mène" comme de vieilles... badernes !
 
A bon entendeur !

jeudi 2 octobre 2025

Etablissement du texte d'Une saison en enfer : l'édition critique de Bouillane de Lacoste !

Je me constitue une petite bibliothèque des éditions critiques de Bouillane de Lacoste. J'ai un exemplaire de son édition critique des Poésies juste avant la deuxième guerre mondiale, son édition critique des Illuminations ainsi que son essai Le Problèmes des Illuminations juste après. Je sais qu'il existe aussi un volume Œuvres de Rimbaud qui doit dater de 1946. Et puis il y a l'édition critique d'Une saison en enfer qui était hors de prix sur internet, sauf que je suis tombé sur une annonce qui ne précisait pas que l'édition était de Bouillane de Lacoste à un prix nettement plus abordable, et j'en ai profité. Je possède donc désormais le livre Une saison en enfer au Mercure de France qui est une "édition critique" avec "Introduction et Notes par H. de Bouillane de Lacoste". Mon édition date du milieu de la guerre infernale, 1943. Il s'agit de la huitième édition, mais j'imagine bien que je n'ai aucune perte textuelle par rapport à l'édition originale ce qui est le principal pour moi.
Il y a une Introduction de quatre pages, puis un texte intitulé "Date, composition, titre de l'ouvrage" qui va de la page 9 à la page 30 avec quatre sous-parties : "I. - Avant le drame" Le 'Livre païern'ou 'Livre nègre'",  "II. - Le Drame.", "III. - Après le drame. 'Une saison en enfer'.", "IV - Les brouillons et leur écriture." avec une introduction et une conclusion qui n'ont pas de titres.
C'est déjàç très intéressant. Bouillane de Lacoste écrit peu après la plaquette du colonel Godchot et il se range quelque peu à son avis d'un document à charge contre Verlaine, avec une composition en deux temps, l'une à Roche en avril-mai, l'autre après le drame de Bruxelles, et Bouillane de Lacoste suppose que "Vierge folle", plutôt que d'avoir été écrit en juin, comme à moi personnellement il semble naturel de le penser, a été écrit après le drame de Bruxelles, en guise de règlement de comptes. Bouillane de Lacoste passe un peu vite sur l'absence de répugnance de Verlaine à l'égard d'Une saison en enfer, ce qui n'est tout de même pas très compatible avec la thèse du règlement de comptes. Cette structure de pensée partageant l'écriture en deux époques séparées par une pause en juin-juillet ne relève sur que de l'intime conviction, de l'intime conviction... foireuse.
Bouillane de Lacoste fournit ensuite le texte lui-même, et c'est très intéressant de voir comme il procède. En bas de page, les notes sont soit les coquilles supposées que Bouillane de Lacoste corrige, soit il fournit le texte des brouillons selon son propre effort de déchiffrement en incluant les parties raturées. Et il a travaillé scrupuleusement à maintenir un vis-à-vis. Comme à son habitude d'ailleurs, Bouillane de Lacoste offre une illustration en début d'ouvrage qui est un fac-similé de manuscrit, après "Les Mains de Jeanne-Marie" pour l'édition critique des Poésies, il offre le brouillon qui correspond à la fin de "Alchimie du verbe". Toutefois, il n'y a pas un mot sur le brouillon qui correspond à deux sections de "Mauvais sang", et d'ailleurs, suite à ce défaut d'information, il n'y a ni le texte de ce brouillon en notes de bas de page en-dessous des sections 4 et 8 de "Mauvais sang", ni la moindre prise de conscience que le mot "outils" est une coquille pour le mot "autels".
C'est très important de comprendre ce qui se passe. Les rimbaldiens pour les coquilles s'appuient sur la tradition. Pour eux, la coquille "outils" pour "autels" n'existe pas, mais ils ne se rendent même pas comprte qu'ils sont tributaires de l'édition critique d'Une saison en enfer qui énumèrent des coquilles sans rien dire pour "Mauvais sang", puisque Bouillane de Lacoste n'a pas eu accès à ce brouillon justement, ne le mentionne pas. Et comme Bouillane de Lacoste est surtout connu pour l'étude des Illuminations, son édition critique d'Une saison en enfer a eu une influence séminale, mais elle a été oubliée au fur et à mesure, puisque le texte a été reproduit à partir d'une version imprimée originelle, etc. Vous ne vous rendez pas compte que l'édition critique par Bouillane de Lacoste, c'est un gros document, parce que après ce que j'ai déjà évoqué vous avez le texte lui-même et ses notes de bas de page, mais vous noterez que vous avez à deux reprises une double page sans texte dans cette édition, parce que Bouillane de Lacoste a tenu compte de la séparation par des pages blanches de l'édition originale. Vous avez deux pages vierges recto et verso après la prose liminaire, puis entre "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", puis comme la transcription de "Nuit de l'enfer" se finissait sur un recto, vous avez trois pages blanches à la suite dont deux forcément en vis-à-vis avant "Délires I" et vous avez la même chose avant "Délires II". Puis vous avez à chaque fois deux pages un recto et un verso pour séparer les dernières section du recueil.
A partir de la page 101, vous avez alors un appendice intitulé "Les éditions de UNE SAISON EN ENFER"' et les titres des sous-parties vont vous donner une idée de l'étendue du travail critique accompli : "I. - L'édition Poot (1873).", "II. - Le texte de LA VOGUE (1886).", "III. - L'édition Vanier (1892).", "IV. - La première édition Berrichon (1898).", "V. - La deuxième édition Berrichon (1912).", "VI. - L'édition monumentale de M. Léon Pichon (1914).", "VII. - La troisième édition Berrichon (1914).", "VIII. - Autres éditions de luxe.", "IX. - La découverte de M. Léon Losseau."
Cela fait un ensemble de trente pages ! Berrichon traite d'un sujet auquel on ne pense pas spontanément, mais l'édition dans LA VOGUE comportait des coquilles avec lesquelles les éditions suivantes ont longtemps composé (pardon du jeu de mots) avant que la découverte de M. Léon Losseau ne permette de remettre les pendules à l'heure. Il y a une longue histoire d'une édition erronée d'Une saison en enfer avec des coquilles, mais aussi des ajouts ! Pour la première partie, Bouillane de Lacoste plaide l'authenticité de la signature "A P. Verlaine" en comparant celle-ci à un document du procès bruxellois où Rimbaud écrit plusieurs fois le nom de Vertaine et signe. Bouillane est plus suspect quand il prend pour argent comptant le témoignage de Richepin selon lequel Rimbaud aurait remis des exemplaires à  Forain qui seraient ensuite redistribués entre Richepin, Ponchon, Forain et un autre. Richepin est tout à fait capable de raconter n'importe quoi pour se mettre  en avant, Ponchon a démenti et l'histoire de la suite paginée de poèmes en vers entre les mains de Forain ne plaide pas non plus pour une implication de ce dernier. Delahaye prétend avoir reçu un exemplaire personnel, et Bouillane de Lacoste rapporte une note inédite de Delahaye que lui a communiqué "Mlle Delahaye", la fille si je comprends bien, note selon laquelle Rimbaud à Milan en 1875 aurait réclamé son exemplaire, et Rimbaud aurait donné un exemplaire à un autre carolopolitain Ernest Millot qu'il aurait ensuite là encore réclamé. Je me permets d'avoir des doutes sur la fiabilité de ces témoignages. Dans le texte de Bouillane de Lacoste, c'est de la bouillie intellectuelle, ces témoignages, je ne peux en rien y adhérer, il n'y a pas matière. Il y a l'idée peu claire qu'un exemplaire aurait atterri entre les mains de Raoul Gineste et il y aurait eu un exemplaire détenu par Darzens qui proviendrait de Richepin. Je ne suis pas spécialiste de ces questions, j'accueille ça avec la plus grande méfiance. Et on oublie que Rimbaud a pu conserver pour lui-même un voire plusieurs exemplaires. C'est SON livre, il ne va pas se contenter d'un seul exemplaire, encore moins n'en garder aucun. Cette comptabilité des six exemplaires remis à des écrivains ou carolopolitains a de bonnes chances d'être en partie fantasmatique.
Enfin, bref ! Il doit y avoir l'exemplaire passé par Darzens et l'exemplaire de Verlaine, ça fait deux exemplaire au moins à authentifier. Le reste, pffh !
Reprenons la question de l'établissement du texte du livre Une saison en enfer. Par la force des choses, Bouillane de Lacoste n'a pas confronté la leçon "outils" à la leçon manuscrit "autels" du brouillon. Je suis sûr qu'à l'époque ils n'auraient pas perdu leur temps à mettre en doute qu'il s'agissait d'une coquille et que la bonne leçon était "autels".
Ceci dit, Bouillane de Lacoste ne fait pas tout au mieux.
Il n'y a pas de bibliographie et aucune mention si je ne m'abuse de la plaquette du colonel Godchot L'Agonie du poète de 1937 ou 38 ni du livre de Clauzel de 1931, ni d'autres ouvrages plus généraux. Bouillane de Lacoste épingle des coquilles des éditions de la période 1886-1914 qui forcément ne nous intéressent plus guère une fois que nous pouvons éditer le texte à partir d'une consultation à nouveau possible de l'édition princeps. Moi, ce qui m'intéresse, c'est désormais la confrontation à l'édition princeps.
Pour la prose liminaire, Bouillane relève les coquilles "le clef" et "que que j'ai rêvé", il y revient dans l'appendice. Il ne mentionne pas les guillemets qui ouvrent le texte : " "Jadis... " sans jamais se fermer (noter le tour acrobatique de ma citation). Pour "Adieu", il épingle "puisser" à rendre en "puiser" et une absence de virgule dans : "Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère." Bouillane impose une virgule après ce "Oui" : "Oui, l'heure nouvelle..." Il n'y a aucune coquille signalée pour "L'Eclair" et "Matin", et notons que selon Bouillane de Lacoste "L'Eclair" était le seul texte édité sans une seule coquille par La Vogue en 1886. Pour "L'Impossible", il y a une unique note critique et pour "Nuit de l'enfer", il y a en-dehors de la transcription du brouillon une unique note critique également. Ces deux notes critiques sont réunies dans la pensée de Bouillane de Lacoste, je décide donc ici de les traiter ensemble, et je cite les trois passages où Bouillane de Lacoste en parle :
 
Page 32 Note de bas de page pour "Nuit de l'enfer" :
 
                NOTE CRITIQUE - Ligne 13 : dans l'attention dans la campagne paraît étrange. Il peut se faire que le ms. ait été mal lu. Cf. pp. 83-84 et la note.
 
Page 83 Note de bas de page pour "L'Impossible" :
 
                 NOTE CRITIQUE. - Ligne 13 : de la pensée de la sagesse. Il est à peu près évident que Rimbaud a hésité entre ces deux variantes : / de la pensée / de la sagesse / A-t-il omis de biffer l'une des des deux ? Ainsi s'expliquerait que les imprimeurs de Poot les aient toutes deux conservées.
 
Dans son Appendice, dans la partie I sur l'édition de 1873, une note (5) de bas de page revient sur ces deux cas :
 
   (5) Nous voulons parler des phrases suivantes, où il semble que quelque chose cloche : "Que de malices dans l'attention dans la campagne" (Nuit de l'enfer) ; "Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?" (L'Impossible).
 
 J'avoue que, peut-être à cause de l'habitude de lire ainsi la phrase de "L'Impossible", je suis moins sensible à l'idée d'une hésitation de Rimbaud entre deux leçons, même si ça se tient à la réflexion. En revanche, je ne suis pas convaincu que "dans l'attention" et "dans la campagne" soient deux leçons interchangeables, la faute est probablement ailleurs. Par exemple, on peut envisager que le "dans" est maladroitement reconduit pour la leçon : "dans l'attention de la campagne". Mais je reste ouvert à d'autres propositions, le mot "attention" aurait été lui-même mal déchiffré peut-être !
Pour "Alchimie du verbe", les notes critiques se tiennent à la transcription du brouillon.
Enfin, j'en arrive à la section "Mauvais sang". J'ai déjà dit qu'il n'y avait pas de confrontation au brouillon, IL y a deux notes critiques à son sujet. Il y a une note pour la leçon originale : "reconfort" à accentuer "réconfort". Il y a surtout une note pour "même" à remplacer par "mène".
Avant de la traiter, je fais tout de même remarquer que si on lit l'introduction générale et l'appendice, Bouillane de Lacoste revient sur d'autres coquilles et problèmes d'établissement du texte. Bouillane précise qu'il a conservé les orthographes d'époque : "comfort", "très-sévère", "rhythme", etc. Mais il souligne aussi le cas d'éditions qui entre 1886 et 1914 ont cru identifier des coquilles. Bouillane de Lacoste leur donne une fin de non-recevoir dans son établissement du texte, mais il peut être plus nuancé dans les commentaires. Dans son appendice, il fait remarquer que "je me tatouerai partout le corps" a été corrigé en "je me tatouerai par tout le corps", mais il contre-argumente avec une citation de "Bannières de mai" qui n'a tout de même pas l'air de relever pourtant du même problème de lecture : "Voltigent partout les groseilles." Le contre-argument n'en est pas un.
Enfin, pour l'instant, je ne vais traiter que le dernier cas majeur, celui de "même" remplacé par "mène".
A la page 37 de son édition critique, nous avons le début de transcription de "Mauvais sang" et la note de bas de page suivante :
 
   NOTE CRITIQUE. - Ligne 14 : mène. L'édition de 1873 a ici une coquille : même, dont la correction s'impose, surtout dans cette série de courtes phrases parfaitement régulières.
 
Inutile de préciser que le texte établi par Bouillane au-dessus de la note contient la leçon "mène".
Cette leçon "mène" est devenue usuelle et passe pour une évidence désormais, puisque les rimbaldiens actuels et même plus anciens ont tous lu la leçon "mène" en découvrant le texte avant d'être confronté éventuellement à l'occasion à la leçon originale "même".
Or, il y a un problème de bon sens. Un prote typographique ne confondra pas naturellement ""mène" et "même". Il y a peu de chances. Et si l'erreur procède d'une confusion la lecture finale sera en principe plus naturelle. Il serait plus logique d'imaginer que Rimbaud a bien écrit "même" et qu'un prote a cru lire "mène" parce que cela lui donnait une phrase plus compréhensible.
J'imagine mal le prote réagir à l'inverse et ne pas déchiffrer "mène" qui fait une lecture allant de soi pour préférer la phrase absurde : "Après la domesticité même trop loin."
Bref, je pense qu'il manque un mot. Ce mot pourrait être "va"diront certains, mais ils sont alors contaminés toujours par la leçon "mène".
Pour moi, le mot manquant doit être banal et concis. Un mot plus conséquent, plus frappant, aurait retenu l'attention du prote. Alors, je n'ai pas mis l'idée à l'épreuve des contre-arguments, mais je me permets d'opposer à ce que croit évident Bouillane de Lacoste la phrase suivante : "Après, la domesticité est même trop loin." Cela vient après la phrase : "Je n'aurai jamais ma main." Je vous transcris le paragraphe ou alinéa avec cette proposition :
 
          J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité est même trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
 
 Ma proposition de solution maintient l'idée de "courtes phrases parfaitement régulières", elle n'apporte pas un mot pointu chargé de sens au poème, il est vrai qu'elle a un impact pour le sens au plan grammatical. Elle a le mérite de ne pas se maintenir dans l'idée bornée qu'une coquille c'est toujours un mot pour un autre. Elle médite les conditions des erreurs des ouvriers-typographes, ce qui au passage pourrait faire l'objet d'enquêtes documentées. Je plaide pour l'absence d'un mot court et banal, d'un verbe plus exactement, puisque la régularité qui manque à cette phrase vient forcément du rétablissement d'un verbe.
Bouillane reparle de cette coquille dans son appendice, mais pour tenir le même discours de pseudo-évidence.
Je ferai prochainement un ou plusieurs articles sur les éditions critiques de Bouillane de Lacoste. C'est très clairement un modèle pour les éditions philologiques de Steve Murphy.
On se rend compte que ce n'est pas uniquement l'homme des "f bouclés", il cravatait un peu plus.

Complément d'information sur les publications de Marceline Desbordes-Valmore !

Je poursuis les mises au point.
A partir du site wikisource, il es possible de consulter rapidement les formes prises par les recueils de la poétesse douaisienne. Je me suis également reporté à l'article de Michel Murat pour améliorer la mise au point.
Rimbaud a dit à Verlaine qu'il était question de lire tout Marceline Desbordes-Valmore, mais Murat part de l'idée qu'il y a deux acquis : la romance "C'est moi" et le poème "Rêve intermittent d'une nuit triste", puisque Rimbaud cite un vers de la première romance et Verlaine reprend une rime et sa mesure de onze syllabes à l'autre.
A cette aune, il suffit que Rimbaud ait lu l'anthologie préparée par Sainte-Beuve et le recueil des Poésies inédites.
Or, il y a plein de lacunes dans l'article de Murat.
Prenons la formule attribuée à Rimbaud "tout lire". Murat a remarqué que dans un poème, Desbordes-Valmore pratique précisément cette mise en relief, non au moyen des italiques, mais par un rejet à l'entrevers dans un poème en alexandrins avec une scène de lecture en famille, et la petite Inès veut "qu'on lise / Tout !" Il est question d'une lecture de Cendrillon. Murat fournit une référence qui est la page d'une édition de 1973 des poésies de Desbordes-Valmore par Marc Bertrand. Mais quel est le titre du poème ? Comment je fais pour retrouver ce poème rapidement dans d'autres éditions ? Même avec les mots clefs sur Google, je ne trouve pas au quart de tour. J'ai déjà lu l'article de Murat il y a vingt ans, ainsi que les poésies complètes de Desbordes-Valmore, mais là la recherche est à reprendre.
Je passe un temps infini à retrouver les références, c'est pénible.
Maintenant, je reviens à une phrase rapide de Murat. La première édition de l'anthologie de Sainte-Beuve date de 1842, la deuxième de 1860, la troisième de 1872. En clair, les trois dates ont leur importance !!!
L'année 1842 explique pourquoi il n'y a aucun poème cité du recueil Bouquets et prières dans l'anthologie beuvienne, puisque le recueil date de l'année suivante 1843. Et alors que l'édition de 1860 a été augmentée, elle ne l'a pas été par le report de poèmes du recueil de 1843. Comme d'habitude, je me coltine tout le travail des universitaires, jusqu'aux tâches les plus ingrates.
Ils sont payés à quoi les universitaires, et les étudiants qui font des mémoires c'est quoi la qualité de leurs contributions ? Vous réalisez l'étendue du boulot que j'abats à moi tout seul. Rimbaud n'est qu'un poète du XIXe, mais je traite aussi de Verlaine qui en est un autre et là de Desbordes-Valmore, en sachant qu'on est en pleine vague de féminisme avec des publications à tout va de tous les ouvrages de femmes écrivains. Je les vois les titres en libraire et au programme officiel du lycée.
Vous faites quoi comme travail ? ça vous prend combien des temps ? Vous vous dites des gens organisés, matures, adultes, sérieux, consciencieux, appliqués ! Vous rigolez ? Vous avez des gens qui travaillent dans les bibliothèques universitaires, vous avez plein d'universités sur tout le pays, avec un renouvellement annuel d'un certain nombre d'étudiants en lettres, vous avez des chercheurs internationaux qui viennent en renfort, et vous me laissez moi faire que vous daubez superbement faire tout le travail de compilation des données. C'est hallucinant !
Donc le volume de Sainte-Beuve date de 1842, il est remanié en 1860 avec de nouveaux apports, mais aucun en provenance du recueil de 1843. Murat précise que la poétesse n'a pas participé au recueil établi par Sainte-Beuve en 1842. Mais, la troisième édition de 1872 nous intéresse aussi et il conviendrait de préciser le mois précis de sa mise en vente ! A-t-elle été augmentée ? Et si elle a été publiée en décembre 1871 ou dans les premiers mois de 1872, on aurait une actualité en phase avec le virage poétique de Rimbaud et Verlaine à ce moment-là. Puis, on peut se demander ce qui est sorti dans la presse lors de la mise en vente de cette troisième édition.
Pour l'instant, le plus naturel est de prendre pour support l'édition augmentée de 1860. On se rappelle l'inénarrable Bernard Teyssèdre qui me reprochait de citer la version remaniée des Nombres d'or plutôt que l'édition originale dans le cas de Belmontet... Il croyait me tacler, il tombait tout seul à terre.
Je reviens sur le recueil de 1830 également. Sainte-Beuve, en 1842, a publié essentiellement des poèmes des deux recueils de 1830 et 1833, et un petit prélèvement du recueil de 1839 Pauvres fleurs.
Le recueil de 1833 s'intitule Les Pleurs et a son unité propre, mais le recueil de 1830 est particulier. Il reprend des poèmes parus auparavant, ce que je ne comprenais pas clairement avec l'édition de 2007 de Marc Bertrand (édition qui reprendrait dans quelle mesure identique celle de 1973?).
Or, Murat précise que la romance "C'est moi" a été publiée dans le recueil de 1825 et qu'elle était assez connue, et mise en musique. J'avais manqué la marche, mais vous allez voir que ça a son importance...
Du coup, ni une ni deux, conscient d'avoir manqué quelque chose, je consulte le sommaire du recueil de 1825 sur Wikisource.
On peut lire le recueil sur une seule page, le recueil s'intitule Elégies et poésies nouvelles. Il a une subdivision par genres poétiques : "Elégies", "Idylles", "Romances", "Contes" et "Poésies diverses".
En clair, j'apprends deux choses. Le recueil de 1830 reprend une formule déjà éprouvée de classement : "Elégies", "Idylles", "Romances" et Sainte-Beuve emboîte le pas à l'édition de 1830, mais j'apprends qu'il s'inspire aussi directement du recueil de 1825 qui avait une catégorie "Contes" et je relève la section "Poésies diverses".
Dans son édition de 2007, Marc Bertrand utilise n'importe comment les titres "Poésies diverses", "Poésies inédites" et "Poésies posthumes". Il y a bien un emploi de caractères plus grands pour les titres de recueils eux-mêmes, mais on ne sait jamais clairement si "Poésies inédites" c'est une section de poèmes jamais sortis en recueils. Il change le titre de recueil Poésies inédites en "Poésies posthumes", ce qui n'a même aucun sens au plan biographique, puisque la poétesse a de toute façon préparé le volume à temps pour sa publication.
Je passe un temps fou à rétablir les faits. Je n'ai pas envie de m'affaiblir les yeux à tout lire directement sur internet.
J'en ai tellement marre.
Bref !
Evidemment, on comprend, ce que je soupçonnais déjà il est vrai, que Marc Bertrand n'avait mis pour les années 1820, 1822, 1825 que des poèmes qui ne furent pas repris en 1830, ce qui ne fait pas une édition très rigoureuse dans son principe chronologique soit dit en passant.
Murat passe son temps lui à se demander si Rimbaud a lu l'édition de 1842 ou celle de 1860. Moi, j'identifie que la version de 1860 est augmentée et plus accessible, que l'édition de 1872 a peut-être une valeur d'actualité pour Rimbaud et Verlaine (à moins qu'elle ne soit sortie en novembre), que le recueil Bouquets et prières est passé à la trappe, que Rimbaud a dû s'interroger sur l'absence de "La Maiuson de ma mère", sur la présence de la note d'Alexandre Dumas, ce qui le faisait automatiquement remonter aux deux recueils tels quels Les Pleurs et Pauvres fleurs. Ensuite, je constate que la masse de poésies à lire au-delà de l'anthologie et du recueil final se réduit rapidement comme peau de chagrin. Je constate que le recueil de 1830 reprend une partie des poèmes publiés dans de précédents petits recueils. Rimbaud a dû l'anthologie de 1860 de Sainte-Beuve, le recueil de Poésies inédites, puis, partant de là, il lui manquait Bouquets et prières, et il avait un tour d'horizon complet. Il lui manquait des poèmes importants des Pleurs et de Pauvres fleurs. Ben, il a dû se débrouiller pour y accéder, puisqu'il y avait "La Maison de ma mère" à la clef qu'il aurait lu dans la Revue pour tous. Murat cite aussi à plusieurs reprises le poème "Sol natal". Je n'ai pas rêvé, il n'est pas dans l'anthologie de Sainte-Beuve. Je relève le titre "La Fleur du sol natal", poème distinct, mais pas le poème "Sol natal" que Murat cite au moins trois fois en huit pages d'article.
Enfin, il y a la préface de Sainte-Beuve, qu'il appelle "Notice". Sainte-Beuve met en avant comme une gloire le premier mince recueil publié en même temps que les Méditations poétiques de Lamartine, le premier recueil jamais paru de poésies romantiques, Hugo, Vigny et bien sûr Musset sont venus après. Desbordes-Valmore aurait publié la première plaquette romantique. Rimbaud, il a peut-être eu envie de la lire.
Je me suis emparé du sujet. Le premier recueil est disponible sur Wikisource, il contient le poème "L'Arbrisseau", et vous savez ce qu'il a fait mon grand cerveau ? Il est allé voir si la césure "leur + impénétrable ombrage" s'y trouvait. Je précise que j'ai lu le livre de Descaves qui m'a mis la puce à l'oreille, mais tout spécialiste qui publie sur Desbordes-Valmore lit le Descaves, non ?
Eh bien non ! La césure vient d'un remaniement du vers pour le recueil de 1830, clin d'oeil sensible à ce que faisait Hugo au théâtre...
Voici le vers tel qu'il a été édité en 1819 :
 
Tandis que moi, sous leur épais ombrage,
 ce qui nous fait un décasyllabe littéraire régulier avec la césure après la quatrième syllabe.
En 1830, ce vers devient :
 
"Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
 ce qui suppose une césure provocatrice sur article, et le remaniement prouve le fait exprès et la chronologie permet de parler d'un hommage à l'initiateur Victor Hugo.
Eh bien peut-être pas !!!!!!!!!!!
Je vais trop vite !
Car, attentif jusqu'au bout, je consulte le recueil de 1920. le recueil de 1919 c'est la plaquette et le recueil de 1920 celui qui véritablement paraît en concurrence avec Lamartine.
D'après wikisource, s'ils ont bien géré l'établissement des textes, le vers de "L'Arbrisseau" a été remanié, et, du coup, c'est Desbordes-Valmore et la poésie lyrique qui ont l'antériorité sur Cromwell et Hugo, une femme contre les hommes ajouteront les féministes :
 
Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
un vers historique si une consultation d'un fac-similé de l'édition de 1920 ne me dément pas. Je vais vérifier. 
Oui, pour les murphyens et cornuliériens et adultérins, c'est une césure à la Baudelaire l'intemporel.
C'est la quantième fois que je vous envoie un argument sans réplique à ce sujet ?
Le recueil de 1819 s'intitule Elégies, Marie et romances. Le poème liminaire en est "L'Arbrisseau" dont un vers au moins a été remanié. Il y a ensuite une section "Elégies", un récit en prose "Marie" et une section "Romances". Autrement dit, nous avons deux sections genrées "Elégies" et "Romances" de part et d'autre d'un récit en prose intitulé "Marie" qui était souvent cité avec honneur à l'époque. Je ne comprenais pas pourquoi je ne trouvais pas "Marie" dans les vers de la poétesse. Je remarque qu'il contient des poèmes qui du coup ont intérêt à être lus en fonction du récit...
Et à cause de la préface de Sainte-Beuve, on est obligés d'au moins lire attentivement ce recueil initial de la poétesse. Sainte-Beuve cite aussi le recueil "Veillées des Antilles" de 1821, et comme il ne précise pas que le recueil de 1830 reprend des recueils antérieurs, il ne précise même pas d'ailleurs que son anthologie reprend des recueils, Rimbaud n'a pu que chercher à avoir accès aux recueils de jeunesse de la poétesse douaisienne !
Cette césure, c'est une bombe atomique dans le débat. En 1872, sous influence valmorienne, Rimbaud éclate les mesures, la césure, les rimes, il va bien au-delà de la poétesse, mais il a peut-être vu ses antériorités en fait de césure sur proclitique et hiatus. Les quintils ABABA ou ABBAA de Baudelaire sont également pratiqués par la poétesse bien avant lui.
Oui, oui, c'est Baudelaire qui invente les formes, même si Rimbaud le trouve mesquin, et Desbordes-Valmore c'est un génie à condition ne pas être obligé de la lire malgré les injonctions de Rimbaud. 
Question lucidité, vous repasserez !
Le recueil de 1820 suit une subdivision Elégies, romances et Mélanges cette fois.
Le recueil Veillées des Antilles n'est plus du tout ce que je croyais, une mince plaquette de vers, il contient "Marie" et trois récits au nom de filles : "Lucette", "Sarah" et "Adrienne". Les poèmes que fournit Marc Bertrand sont extraits des récits en prose.
C'est de là que viennent deux poèmes de l'anthologie de Sainte-Beuve, mais vous voulez un scoop ? Puisque la romance "C'est moi" sera publiée précocement dans le recueil d'élégies nouvelles de 1825, voici le poème du recueil Veillées des Antilles qui préfigure quelque peu "C'est moi" et qui doit encore s'éclairer de la lecture des récits en prose :
 
Marguerite, fleur de tristesse,
Je t'aime mieux qu'une autre fleur :
De ma jeune et simple maîtresse
Ne m'offres-tu pas la candeur !
L'auréole qui te couronne
Attire et repose les yeux ;
Le doux éclat qui l'environne
Est l'aimant d'un cœur malheureux.
 
Ruisselet, dont l'eau calme et pure
Parle tout bas au voyageur,
Le bruit égal de ton murmure
Est moins égal que son humeur :
Ton ondine ranime en sa course
Le tremble et le frêle roseau ;
Ainsi, sa belle âme est la source,
Chaque jour, d'un bienfait nouveau.
 
Et vous qui gémissez encore
Du doux gémissement des bois,
Triste écho, votre voix sonore
Est moins sonore que sa voix !
Si vous plaignez ma rêverie,
Répétez l'accent du malheur ;
Rendez-moi le nom de Marie,
Et soyez l'écho de mon cœur !
 
Prochainement, je vous cite les premières lignes de la notice de Sainte-Beuve, vous allez vraiment comprendre pourquoi il ne faut surtout pas sous-estimer l'idée que Rimbaud ait pris la peine de mettre la main sur les premiers recueils de la poétesse.
Vous verrez, ce sera éloquent. De toute façon, vous pouvez tout de suite la lire cette notice.
Vous avez vu le mot "veillées", titre littéraire d'époque qu'on retrouve chez Madame de Genlis et tant d'autres, ça fait quelque temps que j'indique que le titre de poème en prose de Rimbaud est peut-être à mettre en relation avec cette tradition littéraire...
je passe à l'édition des Poésies en 1822 avec toujours la pièce "L'Arbrisseau". Cette fois, le vers est remanié en octosyllabe et retourne à la régularité : "Et moi, sous un jaloux ombrage," ce qui plus que jamais demande de vérifier sur les éditions originales elles-mêmes, pas sur des transcriptions wikisource de seconde main.
Je reprends l'article de Murat de 2004. Des rapprochements sont opérés avec différents poèmes, mais j'ai déjà dit que "La Maison de ma mère" et "Sol natal" ne figuraient pas dans l'anthologie beuvienne de 1860. Mais le plus beau rapprochement que fournit Murat est avec le premier vers de la pièce "La Fleur d'eau", un rapprochement très troublant avec deux vers de "Mémoire" :
 
Fleur naine et bleue, et triste
 
contre
 
 ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre
 
et
 
ses bras noirs, et lourds, et frais surtout
 
 C'est très intéressant, mais le poème "La Fleur d'eau" n'est pas non plus repris dans l'édition beuvienne qui n'a récolté que onze poèmes du recueil Pauvres fleurs si je ne m'abuse, neuf puis deux.
Sainte-Beuve n'a pas repris le poème liminaire de Pauvres fleurs : "La Maison de ma mère", ni "La Fleur d'eau" quatrième pièce du recueil, ni "Sol natal". Trois poèmes que met pourtant en avant Murat comme sources à pas mal de vers rimbaldiens. Murat cite également comme remarquable un vers du poème "Une halte sur le Simplon" qui fait partie du recueil de 1843 Bouquets et prières.
Tout se passe comme si d'un côté Murat avait fait une évaluation des éditions d'époque de la poétesse sans les consulter, sauf pour vérifier la présence de la romance "C'est moi" puis qu'il avait exploité une édition du vingtième siècle, celle de Marc Bertrand de 1973 qui est citée ou celle de Bonnefoy dans la collection Poésie Gallimard.
Il y a des contradictions internes conséquentes dans cet article.
Toute l'étude de l'influence valmorienne sur Rimbaud est à reprendre. Evidemment qu'il y a des choses intéressantes, des pépites comme le vers de "La Fleur d'eau" dans l'article de Murat, mais il n'y a pas de colonne vertébrale à cette étude largement improvisée.
Et ce qui était concevable à l'époque, c'était un article de circonstance si on peut dire qui prenait un petit sans recul encore la découverte de Bivort et Chovet, et à l'époque on n'avait pas internet pour consulter tant d'éditions comme on veut, encore qu'en habitant à Paris le problème n'a rien de vraiment insoluble., mais ce qui est dérangeant c'est que vingt ans après rien n'a progressé, pas d'autres articles, néant.
Je rappelle que le Dictionnaire Rimbaud de 2021 dans ses propos il tape sur le manque de rigueur des autres groupes rimbaldiens. On est d'accord ? Mais cette non avancée sur vingt ans, c'est joli. je vais aller lire l'article éventuel sur la poétesse dans le Dictionnaire Rimbaud des Classiques Garnier, peut-être que ça me déleurrrera.