Je parlais dans mes derniers articles de la prose liminaire d'Une saison en enfer, et il est bon d'y revenir encore une fois en vous parlant de Lacenaire.
Mais commençons par un tout autre sujet que je veux placer quelque part.
Vous connaissez le poème bref sans titre des Illuminations : "J'ai tendu des cordes..." Cette phrase mentionne une danse parmi les étoiles ce qui peut justifier une comparaison avec le poème final des Odes funambulesques "Le Saut du tremplin", il s'agit également d'un poème en prose flanqué d'importantes répétitions de mots qui sont amplifiées par des échos de voyelles et de consonnes, et une construction symétrique rythmée avec un effet souligné d'expansion du syntagme final : "et je danse".
J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.
Aucune référence métrique pourtant dans cette ligne de prose, semble-t-il. Je ne suis pas d'accord. Ma thèse est que Rimbaud fait exprès de prendre le modèle de vers mesurés et place exprès une configuration syllabique qui empêche d'identifier le vers en question.
J'ai tendu des cordes de clocher à clocher,
cela fait une suite de douze syllabes que grammaticalement on peut découper en deux hémistiches : "J'ai tendu des cordes" / "de clocher à clocher", et il n'y a aucun hiatus dans cette suite qui plus est. Mais pour éliminer la référence à l'alexandrin, Rimbaud pratique la césure féminine, pourtant autorisée au Moyen Âge et pratiquée par Villon que Rimbaud a lu : "J'ai tendus des cordes", alors que pour avoir un hémistiche correct il faudrait : "J'ai tendu des cordons", ou "J'ai tendu des filets". La deuxième partie de la phrase coïncide avec un décasyllabe littéraire aux deux hémistiches de quatre et six syllabes : "des guirlandes de fenêtre à fenêtre", du moins si on ne tient compte que de la forme grammaticale, puisqu'à nouveau nous avons une césure lyrique : "des guirlandes". Pour les spécialistes d'études du vers, il suffit de considérer qu'il n'y a aucune allusion au vers ici, que c'est une lubie de l'esprit. Toutefois, je constate que nous avons la succession trouble des deux mesures composées classiques de la poésie française, avec à chaque fois la même distorsion une césure lyrique qui est précisée amenée par la même consonne d'appui "d", fin "-des" de "cordes" et "guirlandes". Si on prend le reste de la phrase, on a à nouveau une séquence lisible de douze syllabes, cette fois sans césure lyrique, mais avec une articulation au milieu des mots répétés : "des chaînes d'or d'étoile" et "à étoile, et je danse."
Experts du vers et daubeurs superbes de la versification s'allieront pour dire que cela n'est rien, est sans intérêt, est une illusion du chercheur.
Moi, je pense que Rimbaud méditait comment rythmer de la prose en évitant habilement d'être accusé d'avoir reconduit une forme mesurée telle quelle.
J'ai des preuves de ce que j'avance. Prenez l'alinéa final de "Parade" : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage." La ligne s'inspire d'un alexandrin du Cromwell de Victor Hugo : "Nous avons seuls la clef de cette énigme étrange", selon une découverte d'un certain Martin dans la décennie 1990, et le mot "cette" est mis à cheval sur la césure hypothétique pour clairement évacuer la référence. Et Rimbaud a remis le couvert avec ce procédé dans l'alinéa final de "Guerre" : "C'est aussi simple qu'une phrase musicale", où si aucun alexandrin modèle n'a été identifié on a la mention "phrase musicale" pour nous titiller, et cette fois, c'est la mention "qu'une" à cheval sur la césure hypothétique qui évacue la référence exacte. Et l'alinéa final de "Conte" offre une variante au procédé avec une césure épique : "La musique savante manque à notre désir."
Donc Rimbaud le faisait exprès, et notez que dans deux exemples nous avons "musique" et l'adjectif correspondant "musicale", dans un autre le mot "parade" et dans notre poème en une phrase le verbe "danse".
J'ai du mal à croire tout cela anodin.
Mais, au-delà de la référence aux vers, le poème "J'ai tendu des cordes" reprend des procédés rythmiques qui bien évidemment sont employés depuis toujours en prose, et ce qui n'est jamais dit du poème phrase de Rimbaud c'est qu'il ressemble à des phrases célèbres qui sont comme des antécédents.
Rimbaud joue sur une répétition pour souligner une identité d'objets reliés entre eux : "de clocher à clocher", "de fenêtre à fenêtre", "d'étoile à étoile", mais la première mention "de clocher à clocher" n'est pas anodine. Elle est chargée de sens par l'idée du clocher et en même temps elle rappelle une formule historique liée à Napoléon Premier qui revenait de l'île d'Elbe en mars 1815 pour reprendre le pouvoir : "La victoire marchera au pas de charge, l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher, jusqu'aux tours de Notre-Dame". Ce mot de ralliement avait été écrit par Napoléon lui-même et il est difficile de ne pas voir dans le poème de Rimbaud une inversion humoristique de ce mot historique célèbre. Outre la reprise quasi à l'identique, "de clocher à clocher" pour "de clocher en clocher", nous avons une danse du poète dans les étoiles qui est l'équivalent hyperbolique de la métaphore du "vol de l'aigle" appliquée par Napoléon Premier. Il y a aussi dans les deux cas une certaine idée de l'ambition, avec d'un côté une marche jusqu'à l'église centrale du pays et de l'autre une danse atteignant les dimensions de l'univers. Mais il existe aussi un mot historique moins connu, de peu d'années postérieure à celui du vol de l'aigle où une personnalité politique décrit sa situation personnelle dans une formule de contentement ramassée qui se termine précisément par l'effet rythmique même de Rimbaud, soit "et je danse" soit "et on danse". Mais il me faudrait la retrouver.
Revenons maintenant à Lacenaire.
Entre la mi-octobre et la mi-novembre 1871, Rimbaud a fourni un grand nombre de contributions dans l'Album zutique. Parmi celles-ci, nous avons le sonnet "Paris" en vers de six syllabes et tout en rimes masculines où figurent les noms Kinck et "Tropmann" (orthographe à corriger en Troppmann).
Dans un quatrain de "Vers pour les lieux", Rimbaud va reprendre la mention du nom de famille "Kinck".
Mon but n'est pas ici de commenter les deux poèmes en question.
Kinck, Jacob, Bonbonnel,
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! - Panier
Des Grâces ! L'Hérissé!
[...]
On note que les noms "Kinck" et "Tropmann" entrent en résonance avec la formule à cheval sur les quatrains et les tercets "Panier / Des Grâces", et que ce sentiment macabre est prolongé par le calembour qui suit sur le nom "L'Hérissé !"
Quand le fameux Tropmann détruisit Henri Kink
Cet assassin avait dû s'asseoir sur ce siège
Car le con de Badingue et le con d'Henri V
Sont bien dignes vraiment de cet état de siège.
L'odieux assassin ne mérite que des chiottes mal conçues et cela vaut pour Napoléon III et Henri V qui selon Rimbaud ne valent pas mieux que lui, sauf avec le jeu de mots "état de siège" il ne s'agit pas seulement de chiottes humiliantes, mais de chiottes qui pratiquent le châtiment. A cause du prénom Henri répété, il y a aussi un aspect du quatrain que je ne peux commenter pour l'instant mais qui tend à faire de Badingue le Tropmann et d'Henri V le Kinck, ce qui invite à penser que le nom Kinck est employé par Rimbaud comme nom d'une victime qui méritait de l'être. Je vous avoue que je n'ai pas médité le quatrain.
On comprend que dans l'énumération du premier poème il y a une perfide mise sur un même plan de l'assassin et de ses victimes, toute la famille Kinck.
Depuis quelques années, sur les médias, beaucoup de gens qui aiment les affaires criminelles racontent en podcasts ou en vidéos youtube la célèbre affaire de Pantin, et le meurtre de la famille Kinck par Troppmann. Et cela s'accompagne d'une information erronée selon laquelle Rimbaud aurait assisté au procès. Cette erreur figure même actuellement sur la notice Wikipédia de l'assassin Troppmann : Rimbaud aurait assisté au procès en 1869 avec le comte de Lautréamont, Dumas fils, Flaubert et Barbey d'Aurevilly. Il va de soi qu'élève à Charleville Rimbaud n'a suivi cette affaire que dans la presse.
Mais, au plan des études rimbaldiennes, on peut pousser les choses un peu plus loin.
Le sonnet "Paris" date d'octobre 1871 environ et le quatrain "Vers pour les lieux" daterait du mois de mars 1872 selon des témoignages invérifiables. Le quatrain pourrait être plus ancien et être à rapprocher de la période zutique d'octobre-novembre 1871.
En tout cas, il s'est joué quelque chose en octobre 1871 qui a poussé Rimbaud à se souvenir de ce crime, soit une lecture d'époque dans la presse, soit une comparaison dans le milieu des communards traqués entre les versaillais et le célèbre assassin, soit dans le milieu parisien un écrivain aimait à citer cette affaire en société : Mérat, Mendès, Gill ou un autre pour jouer sur les mentions mêmes des poèmes de Rimbaud.
Notons qu'il n'y a pas de Henri parmi les membres assassinés de la famille Kinck. Le père s'appelait Jean et le fils aîné Gustave. Troppmann a ensuite assassiné l'épouse et les cinq plus jeunes enfants.
Le jugement avec verdict de condamnation à mort a eu lieu à la toute fin de l'année 1869, quand Rimbaud rédigeait plutôt "Les Etrennes des orphelins" et Troppmann a été exécuté le 19 janvier 1869, et cette affaire fit grand bruit en même temps que l'assassinat de Victor Noir par un membre de la famille impériale.
L'enquête avait eu ses propres rebondissements, mais les rumeurs sont encore allées bon train ensuite, puisque la police et les juges alimentaient l'idée qu'il y avait eu des complices, et puisque l'origine alsacienne commune du meurtrier et des victimes va favoriser l'idée d'un meurtre commandité par les prussiens une fois passée l'année terrible. En octobre 1871, Rimbaud aurait pu entendre parler de cette nouvelle thèse farfelue par exemple.
En tout cas, un autre fait m'interpelle.
En février 1872, selon le témoignage manuscrit lui-même, Rimbaud a composé un poème intitulé "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire d'un poème du recueil Emaux et camées de Théophile Gautier. Le poème de Théophile Gautier est en deux parties, il s'intitule "Etude(s) de mains" avec une variation singulier/pluriel dans le titre selon les mentions.
Une partie du poème de Gautier est consacrée à décrire la main de l'assassin poète Lacenaire. Et l'autre partie décrit la main d'une femme d'une autre époque nommée "Impéria", ce qui coïncide avec la logique de Rimbaud de confondre un assassin sordide condamné à mort avec l'Empire, d'abord dans "Paris", une des "Conneries", puis dans un quatrain intitulé "Vers pour les lieux", sachant que le quatrain daterait de mars 1872, donc suivrait de peu la composition des "Mains de Jeanne-Marie".
En clair, si on fait le rapprochement entre Lacenaire et Troppmann, nous pouvons rapprocher les poèmes "Paris" et "Vers pour les lieux" des "Mains de Jeanne-Marrie". Et il y a un lien troublant entre les deux. Gautier décrit la main de l'assassin Lacenaire en s'interrogeant quelque peu sur ce qui fait qu'une main soit celle d'un assassin. A quoi reconnaît-on une main d'assassin ? Qu'a-t-on conservé en moulant une main d'assassin ? Et il se trouve que le moulage de la main de Troppmann est lui-même célèbre, ce moulage est conservé au musée de la préfecture de police de Paris et nous avons droit à une photographie d'un moulage dérivé sur la page Wikipédia consacrée à Troppmann. Notons que sur cette même page Wikipédia nous avons juste au-dessus l'illustration de couverture du caricaturiste André Gill de Troppmann guillotiné et donc recueilli au fond du "Panier des Grâces".
Ce dessin a été publié dans le journal L'Eclipse le 23 janvier 1870, sans faute d'orthographe au nom "Troppmann".
En clair, dans le sonnet "Paris", on peut relier étroitement les quatre mentions : "Kinck", "Trop(p)mann", "Gill" et "Panier / Des Grâces".
Mais le lien qui s'établit avec Lacenaire permet de nouveaux prolongements. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" s'interrogent sur ce que sont les mains des femmes de la Commune, si décriées dans la presse et décrites injurieusement par Dumas fils comme inhumaines, moches, bestiales, etc.
On voit clairement que Rimbaud dit que ces mains ne sont pas celles d'une princesse comme Impéria, avec l'opposition nette aux mains pleins de blancs et de carmins, mais qu'il les magnifie par opposition au désaveu criminel. Elles ont tué pour une cause et on les voit comme les mains d'un Troppmann ou d'un Lacenaire, c'est ça que dit très clairement le poème de Rimbaud.
Et ces mains étant enchaînées, le poète déclare en sus s'y enchaîner d'amour.
Ce gain est-il maigre de constater une continuité des préoccupations de Rimbaud à partir du lien entre Troppmann (deux contributions zutiques) et Lacenaire (mention explicite de la source de Gautier aux "Mains de Jeanne-Marie") ? Non, c'est déjà intéressant en soi et pour soi.
Je rappelle aussi que le poème de Gautier est antérieur à l'affaire Troppmann, donc on a dû apprécier d'autant plus le moulage de la main de Troppmann qu'il existait un poème de Gautier sur la main de Lacenaire.
Et Lacenaire a plusieurs meurtres à son actif, et il a été guillotiné tout comme Troppmann.
Mais cette fois, nous entrons dans le cas troublant d'un poète-assassin. Mais, d'autres éléments inattendus apparaissent.
La dénomination de "Vilains Bonshommes" des poètes parnassiens vient du journaliste martiniquais Victor Cochinat, lequel a publié en 1864 un livre sur Lacenaire. Cela peut éventuellement concerne l'invention du sonnet "Paris" de Rimbaud, puisque les artistes cités sont assimilés à de "Vilains Bonshommes" dans la proximité des mentions "Tropmann" et "Panier / Des Grâces".
Cochinat a fourni la grande édition d'époque des documents du procès et de sa condamnation en les faisant suivre des poésies et des chansons, tandis que suite à sa mort en janvier 1836 des mémoires en deux tomes de l'assassin avaient été publiés.
Je n'ai pas suivi de près l'affaire Lacenaire. Il a été forcé d'avouer un double meurtre commis en décembre 1834, suite à la dénonciation notamment de ses complices, et il va ensuite avouer tout son passé criminel, ce qui va permettre de fixer un peu ses actes de 1829 à 1834 notamment, et affronter courageusement sa mise à mort au grand désarroi des autorités.
Et tout ça vit de manière littéraire par les publications posthumes.
Or, je possède un livre un peu curieux et à vrai dire suspect par endroits. L'auteur est un certain Monsieur Claude et il s'agit de Mémoires d'un chef de la Police de Sûreté sous le second Empire, sauf que ça parle du demi-siècle de carrière de cet homme qui aussi connu la Monarchie de Juillet, la seconde et la troisième République.
Le livre n'est pas complet et le caractère très romancé de l'ouvrage me fait douter des témoignages. Qui plus est, il s'agit d'un ouvrage postérieur à l'activité poétique de Rimbaud.
Monsieur Claude s'oppose aux méthodes de canaille d'un Vidocq, et il décrit son histoire personnelle en se mêlant comme par hasard aux affaires les plus célèbres : nous aurons à la fois Lacenaire et Troppmann, avec aussi les comportements malfrats du futur Napoléon III, etc. Pourtant, l'affaire Lacenaire est lié aux noms auxquels monsieur Claude succède : Pierre Allard et Canler.
Monsieur Claude se met en scène, et c'est un peu grâce à son intuition sur la vraie nature criminelle de Lacenaire en 1829 qu'il devrait d'avoir été recommandé à la préfecture de police. Mais sa relation privilégiée à Lacenaire ne s'arrête pas là, puisque Lacenaire aurait été démasqué par monsieur Claude lui-même.
Un peu avant son arrestation, Lacenaire rencontre à nouveau monsieur Claude et lui demande de le défendre quant à la paternité d'une chanson, chanson où l'expression "sergent de ville" brille de manière centrale dans le refrain. Lacenaire a été arrêté à Beaune, en Bourgogne et donc loin de Paris, et il agissait sous un faux nom, et la police en était au recoupement de quatre faux noms. Or, monté à Paris, le hasard fait que monsieur Claude reconnaît le notaire véreux de 1829 et celui pour lequel il a attesté qu'une chanson était authentiquement sienne quelques années après, lorsqu'un directeur de journal avait publié les vers de Lacenaire sous son nom.
Ce serait cette chanson qui aurait servi à identifier le vrai nom de Lacenaire. Et comme l'expression "sergent de ville" est présente dans "Paris", je suis un peu interpellé.
Mais je ne sais pas ce que ça vaut, probablement une coïncidence.
Notons tout de même que cette chanson consiste précisément à confondre le meurtrier au ban de la société avec "Sa Majesté" :
Sire, de grâce, écoutez-moi,
Sire, je reviens des galères,
Je suis voleur, vous êtes roi,
C'est à peu près la même affaire...
[...]
Sire, de grâce, faites-moi,
Ah ! faites-moi sergent de ville.
Pour l'instant, je n'en suis pas plus loin que ce rapprochement.
Mais j'en profite aussi pour revenir sur la prose liminaire d'Une saison en enfer.
Je l'ai dit, il est invraisemblable que les rimbaldiens ne comprennent pas le sens de cette prose liminaire.
Plusieurs rimbaldiens doutent si Rimbaud parle de la charité au sens large ou de la charité au sens de la vertu théologale, mais surtout deux faits sont inquiétants. Plusieurs rimbaldiens dont le colonel Godchot et Pierre Brunel écrivent que le rêve du festin ancien est provoqué par Satan, ce que Jean Molino épinglant le seul écrit de Brunel a qualifié de non-sens. Satan ne vole sûrement pas au secours de la charité chrétienne. Cependant, Molino enchaîne en considérant que Satan se fâche contre le rejet de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !", puisqu'il lie le fait de rêver aux "aimables pavots", et du coup laborieusement Molino explique que le poète n'a fait que rêver sa révolte contre la justice, les bourreaux, etc., et que la charité n'est pas la vertu théologale mais une nouvelle conception personnelle compatible avec Satan.
Non !
Il y a des oppositions terme à terme on ne peut plus claires dans le texte rimbaldien. On a une claire opposition de la vie et de la mort, "ma vie" contre "Gagne la mort", sachant que "Gagne la mort" est l'expression ironiquement retournée "perdre la vie".
On a aussi des liens logiques indiscutables au plan de la métaphore filée. La charité serait la clef du festin, charité clairement vertu théologale à n'en point douter, et justement lors du festin tous les coeurs "s'ouvraient", on a bien un lien entre le mot "clef" et le choix verbal "s'ouvraient". Et ce n'est tout de même pas compliqué d'identifier le calembour, ironique par omission : "Cette inspiration divine qui n'est qu'une inspiration prouve que j'ai rêvé !"
C'est on ne peut plus limpide. Rimbaud a rêvé ce festin où s'ouvraient tous les coeurs et non pas la révolte qui s'en est suivi. C'est bien sur la réalité de ce festin que s'exerce un doute dès les premiers mots : "Jadis, si je me souviens bien..."
C'est la révolte qui est une chute et un sommeil, autrement dit un cauchemar, et Rimbaud parle ironiquement d'une couronne "de si aimables pavots", puisque il est victime d'une séduction en se révoltant et puisque cette séduction n'est pas celle de l'amour mais de la haine couplée à la misère.
Et Satan dit bien "Gagne la mort" et "tu resteras hyène", or la hyène c'est bien sûr ce qui renvoie au comportement du poète faisant le bond sourd de la bête féroce.
Et ici, je voudrais vous alerter sur une autre anomalie du discours du colonel Godchot que j'avais déjà en tête quand j'écrivais mes deux articles précédents, mais je vous ai fourni le texte de Godchot après mon analyse en vous laissant juger par vous-même de l'effet détrompeur de mon discours sur les propos de Godchot.
Vous avez dû remarquer cette anomalie selon laquelle Godchot confond l'expression "Gagne la mort" avec le fait de vivre toute sa vie telle une hyène. Or, non, le sens n'est pas le même entre "tu resteras hyène" et "Gagne la mort". Le projet de Satan c'est d'amener sa proire à la mort en lui mentant, mais pour cela il y a un état de hyène et Satan dit au poète que de toute façon il ne pourra jamais se départir de ce nouvel état. Or, on voit que le colonel Godchot, mais aussi les rimbaldiens récents qui pourtant se sont éloignés de la confusion de Brunel et de Godchot, minimisent le "Gagne la mort" en interprétant que si le poète vit en hyène en continu quand il mourra ce sera une victoire, alors que ce n'est pas ça le discours. La mort est elle-même le but.
Mais ce qui est frappant, c'est que, même si Rimbaud va se tenir à l'écart des criminels dans le discours tenu dans "Mauvais sang", dans la prose liminaire il en va différemment, le poète se décrit comme en guerre contre la justice et il est qualifié de hyène par Satan, ce qui appartient clairement au vocabulaire de la police à l'époque, comme l'attestent les Mémoires de Monsieur Claude où dans le notaire Lacenaire il identifie le regard d'une hyène, regard de hyène qui sera aussi celui de la jeune fille l'emmenant dans un coupe-gorge impliquant le prince Louis-Napoléon Bonaparte, etc.
En clair, les rimbaldiens doivent aussi comprendre que "Tu resteras hyène", c'est une identification du poète à une sorte de "forçat intraitable", à un repris de justice, etc., et à la fin à un criminel, le poète précisant tout de même qu'il ne fait jamais qu'en prendre l'air.
Et donc il y a le vocabulaire d'une littérature criminelle d'époque, d'une littérature des bas-fonds qui structurent quelque peu le récit d'Une saison en enfer. J'ignore évidemment les textes précis en question, Sue, Vidocq, etc.