vendredi 8 août 2025

Louis-Ange Pitou et sa saison en enfer !

 Dans le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", il est question du personnage comique appartenant au genre de la caricature Pitou :
 
[...] Pitou remet sa veste,
Et tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms.
Le nom a une consonance amusante, mais il s'agit du nom même d'un personnage historique dont la caricature s'inspire. Louis-Ange Pitou est un chansonnier qui, sous la Révolution, défend publiquement le royalisme. Je vais en parler plus en détail. Dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, Steve Murphy fournit une étude détaillée du sonnet, mais au sujet de Pitou il s'en tient à des informations lacunaires. Murphy cite le personnage historique chansonnier royaliste, il cite le personnage de caricature qui s'en inspire et il cite le roman d'Alexandre Dumas qui s'est inspiré du personnage en lui reprenant son nom, le roman Ange Pitou paru en 1850 que je possède, mais n'ai pas encore eu le temps de lire.
Le roman Ange Pitou fait partie d'un ensemble écrit avec Maquet qui comporte des titres plus célèbres Joseph BalsamoLe Collier de la reineAnge Pitou et La Comtesse de Charny. Toutefois, le personnage inventé par Dumas n'a guère à voir avec le personnage historique ni avec la caricature de Rimbaud, si ce n'est qu'il vit à l'époque de la Révolution française et protège la famille royale d'insurgés.
On peut penser que Rimbaud ne connaissait que le Pitou des caricatures de son époque, tandis que l'influence du roman de Dumas est peu probable étant donné l'écart de conception des personnages. Notons que le Pitou historique était royaliste, alors que dans le sonnet de Rimbaud il "s'étourdit de grands noms" devant le "Chef", autrement dit l'Empereur.
En clair, Rimbaud ne doit pas penser au Pitou historique. Ceci dit, Rimbaud a pu dans l'absolu se renseigner sur l'origine de Pitou. Il cite ce personnage dans une de ses compositions, il a pu chercher à dominer cette référence. Puis, dans la suite du sonnet, il y a un détail troublant. Face au "schako", Boquillon arrive en "présentant ses derrières" et cela finit en calembour : "Vive l'empereur de quoi ?" Autrement dit, "vive l'empereur de mes fesses", que cette dernière mention soit anachronique ou pas, le calembour et l'idée satirique sont dans le sonnet. Mais donc c'est Boquillon et non Pitou qui montre ses derrières. Or, il existe des anecdotes sur le personnage historique de Pitou, qui vraies ou non, circulaient, selon lesquelles il était reproché à Pitou de montrer souvent ses derrières. Je possède le livre en version abrégée Voyage forcé à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages par Louis-Ange Pitou, par l'éditirce Sylvie Meissinger, paru en 1962 au Club Français du Livre et réservé à ses abonnés. A la page 2 de l'avant-propos, voici ce que je lis :
 
[...] L'acte d'accusation précise que, non content de "débiter des couplets contre le corps législatif, la République, les républicains, le Directoire et contre toutes les autorités constituées, il accompagne ses chants et commentaires de gestes indécents, ne cessant de mettre la main à son derrière en parlant de la République et des républicains". Sur ce dernier point, Pitou s'est expliqué : embarrassé de ses mains, comme tout chanteur, il avait pris l'habitude de porter souvent la main à sa poche, d'où cette interprétation incompatible avec son esprit, souvent léger, jamais vulgaire.
C'est impressionnant comme c'est en phase avec le propos sur "l'Empire de mes fesses" du sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck".
Royaliste hostile à la Révolution et chansonnier, Pitou a été condamné à l'exil et envoyé à Cayenne, ce qu'il raconte dans son livre biographique paru autour de 1805-1806, avec la deuxième édition de 1807 consultable sur le site Gallica de la BNF.
Je n'ai pas encore lu ses chansons. Le témoignage biographique en prose détrompe mes attentes. Je m'attendais à un récit haut en couleurs, mais non ! C'est très bien écrit, avec le style du dix-huitième siècle. Peu d'adjectifs et de compléments détachés dans la phrase. On a un enchaînement rapide par les verbes nombreux, c'est typique de la langue classique, avec un peu de parallélisme dans les constructions à l'aide de gérondifs, avec de la succession verbale rapide, etc. On a un vocabulaire pointu et précis dans la description. En même temps, il n'y a aucun émotion qui transpire, même dans les moments pathétiques et tragiques, c'est une écriture formulaire, distanciée et sans humeur du dix-huitième siècle. On a quelques passages à la Lamartine ou à la Chateaubriand, mais dans le style dépouillé et direct du dix-huitième siècle. On sent le style d'une époque, encore classique et pas trop appuyé, mais avec un peu de cette nouvelle manière de regarder le monde avec un peu de fascination naissante.
Puis, le sujet historique est vraiment curieux. La Révolution oppose bien évidemment deux mondes moraux ambiants, et les acteurs ont connu l'un et sont passés à l'autre. On voit le personnage qui n'était plus repassé dans des villes de son enfance depuis plus longtemps encore que 1789, et il oppose bien évidemment le passé au présent, avec l'incroyable changement qui s'est opéré. Il décrit les sociétés dans lesquels il passe en tant que banni. On voit comment vit une société qui a appartenu à l'Ancien Régime, qui vit sous le Directoire, et qui, quelle que soit ses positions politiques, tient compte pour ses intérêts personnels de l'autorité du pouvoir en place. On voit les comportements humains et inhumains qui se jouent autour de la situation nouvelle. Et il y a quelques traits d'esprit. Par exemple, en voyant arriver le défilé des bannis, les gens ferment leurs fenêtres, peut-être pour pleurer en liberté.
On est immensément loin du personnage caricatural et c'est une vraie surprise à la lecture.
Je n'ai lu encore que le tout début du livre. Nous ne sommes qu'à Rochefort, pas encore en Amérique donc.
Les comparaisons avec Une saison en enfer sont amusantes à faire. Pitou est un royaliste qui donc "s'est armé contre" le Directoire, la République, etc. Il est en décalage par rapport à la population, et il voyage, souvent sans menottes, mais en tant que banni qui part en exil et doit rejoindre le port, et il rencontre un peuple qui soit a de la sympathie, soit le juge. Le début du titre "Voyage forcé à Cayenne" n'est pas sans ressembler à l'assemblage comique "saison en enfer". Il y a deux autres rapprochements que je tiens encore à faire avec Une saison en enfer même si je n'en suis qu'au début de ma lecture et même si fondamentalement on peut dire que les deux ouvrages n'ont rien à voir l'un avec l'autre, au plan de la recherche des sources au sens strict.
Tout de même, j'ai ouvert le livre à la dernière page du récit et je vous cite les deux derniers paragraphes où il est difficile pour un rimbaldien de ne pas songer à "Adieu" dans Une saison en enfer :
 
[...]
   Nous voilà au port... La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de là à l'amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain ; au bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois au préfet de Rouen qui nous donna aussitôt des passes pour nos départements. Ce n'est que là que nous fûmes dégagés de toutes les entraves. Là, nous respirâmes librement ; là, nous nous dîmes en nous embrassant : nous voilà donc dans notre patrie ! Nous nous séparâmes.
   Je pris la route de Poissy et arrivai à Paris à dix heures. Je trouvai beaucoup d'amis absents, quelques-uns de morts ; il m'en reste encore de sincères et c'est toute ma fortune...
 Il est même question d'une barque dans le paragraphe qui précède. Dans "Adieu", la barque est tourné vers le port, et le poète libéré des entraves infernales retourne aux "splendides villes" dont il était exilé jusque-là en quelque sorte quand il en appelait à la boue sur elle, etc. Rimbaud se compare précisément à un "forçat" à certains moments, et dans "Adieu" il tourne le dos à l'enfer ce qui veut dire qu'il revient vivre dans ce monde de la beauté qu'il avait fui, celui des "splendides villes" qu'il sait enfin saluer, mais non sans réserve ironique, et, si Pitou se demande où sont passés les amis d'antan et qui est sincère ou ne l'est pas, Rimbaud parle de leur absence et du mensonge des autres face à lui la vérité.
Je trouve la symétrie entre les textes fascinante.
Et le dernier rapprochement dégage une symétrie cette fois entre les débuts.
Dans "Mauvais sang", le poète lâche la phrase excessive : "Pas une famille d'Europe que je ne connaisse !" C'est hyperbolique, et en même temps ça ressemble à des phrases qu'on peut entendre mais dont on n'a pas comme ça un exemple en tête à citer qui soit précis et clair. Rimbaud a d'autres emplois dans la Saison de ce tour exagéré : je les reconnais tous, j'ai tous les talents, etc., etc. Or, au début de la relation de Pitou, j'ai relevé une phrase qui a l'intérêt de ressembler quelque peu à la phrase absolue de Rimbaud, mais sur un mode plus réaliste (notez l'emploi archaïque de l'auxiliaire avoir dans "J'ai resté") :
 
 [...] J'ai obtenu la liberté de voyager dans ce vaste pays ; j'ai resté à Sinnamary et à Konanama ; j'en ai tracé le plan sur les lieux, et il n'y a pas une famille de déportés à qui je ne puisse donner des nouvelles certaines du genre de vie ou de mort des personnes qui les intéressent. [...]
 Je n'affirme pas que Rimbaud se soit inspiré directement de cet extrait du récit de Pitou. Ce qui m'intéresse, c'est de m'interroger sur les origines profondes du récit littéraire d'Une saison en enfer. Il y a une tradition à laquelle est redevable Rimbaud et qui nous échappe complètement à nous lecteurs du troisième millénaire qui ne connaissons le dix-neuvième siècle que par un petit pourcentage de lectures classiques.

Article "speed" 3 : compte rendu par anticipation du livre de Bardel sur les Illuminations

Pour connaître l'actualité des publications rimbaldiennes, je consulte régulièrement le site d'Alain Bardel, et voilà que je tombe sur l'annonce de son nouveau livre Les Illuminations ou Rimbaud l'Obscur. Ce livre sortira en octobre 2025 et aura à peu près le même format que son livre sur Une saison en enfer avec une similaire couverture verte.
J'en profite au passage pour commenter la page des actualités ce 8 août 2025 à midi.
On a quatre colonnes avec autant de photographies de première de couverture et défilent de gauche à droite quatre publications, à gauche celle à paraître de Bardel sur Les Illuminations, puis nous avons le fac-similé d'Une saison en enfer d'Oriol qui est en lien avec le premier livre de Bardel, puis la couverture du dernier numéro de Parade sauvage auquel Bardel a participé et enfin le livre d'Odile Hamot, dont je constate qu'il n'a fait l'objet d'aucun article de Bardel, ce qui est mauvais signe. Si le livre avait été marquant, Bardel aurait placé une étude de ce que l'autrice disait d'intéressant sur tel sujet. Là, néant.
Notons que plus bas, à droite, on a une autre publication d'actualité lié à la revue Parade sauvage et plus précisément un "Hommage à Steve Murphy". Les aléas peuvent jouer, mais on a une vitrine Bardel-Murphy-Parade sauvage.
Bardel a supprimé son dernier article sur la pagination des Illuminations, mais on voit que plusieurs de ses derniers articles portent sur ce recueil (au sens neutre) et précisément sur la pagination, avec un parti pris anormal puisqu'il a été prouvé que la pagination n'était pas de Rimbaud.
Donc, Bardel s'appuie sur les dates commémoratives pour publier deux ouvrages sur les principaux écrits en prose de Rimbaud : 2023 les cent cinquante ans d'Une saison en enfer et 2025 les cent cinquante ans des Illuminations partant de l'idée d'un recueil remis entre les mains de Verlaine fin février 1875.
Il se peut que le hasard joue dans le cas des Illuminations, puisqu'il fallait laisser du temps après le premier ouvrage, tandis que le choix du mois d'octobre n'a pas de signification ici. A part que Bardel aime bien contrarier des gens comme moi et Rimbaud qui avons notre anniversaire les 18 ou 20 octobre avec une espèce de cadeau empoisonné.
Parlons-en du poison.
Vu les articles claironnants l'authenticité de la pagination, contre les preuves et les faits, sur son site, jusqu'à une date récente, on comprend que Bardel s'est tu sur son site parce que le tour vient de son livre et que celui-ci va prendre le relais.
C'est pour ça que si j'avais voulu j'aurais pu faire un compte rendu amusant du livre à venir. Mon idée était plus cruelle encore, puisque je prévoyais de faire un compte rendu comme si nous étions en 2036. En 2036, je suppose qu'il y aura les commémorations de la publication même d'Une saison en enfer et des Illuminations, et en déambulant dans les rues j'imaginais un compte rendu rétrospectif avec tout le recul des dix, onze ans écoulés de 2025 à 2036. Je rigolais tout seul. En 2036, plusieurs rimbaldiens ne seront plus là ou n'auront plus la moindre activité publique. On peut se demander qui sera à la tête des études rimbaldiennes, des publications, qui organisera des colloques, des séminaires, des conférences, des recueils collectifs...
De 2009 à 2012 environ, plusieurs rimbaldiens nés dans la décennie 1940 environ ou un peu autour, ont publié leurs livres sur Rimbaud, notamment dans les collections des Classiques Garnier, ils ont souvent publié un recueil des articles récapitulatifs en gros de leur carrière, et en prenant soin bien évidemment de ne pas me mettre en avant, sinon le plus à la marge : ce fut le cas aussi de Bruno Claisse qui s'est ingénié à ne pas me citer sur les poèmes en prose tout en reprochant à Guyaux de ne pas me mentionner pour la source de l'alexandrin solitaire attribué à Ricard dans l'Album zutique, sachant que l'intertexte de Leconte de Lisle dans "Soir historique" vient de moi et que mon antériorité est constatable sur le forum de discussion des archives du site en principe canadien poetes.com. J'avais donné cette source à Bruno Claisse à Paris en juin 2003. Le livre augmenté L'Art de Rimbaud de Murat a augmenté le déni, et il y a eu le scandale du livre de Bernard Teyssèdre où mes découvertes étaient admises en notes de fin d'ouvrage et en bibliographie mais significativement tues dans le corps de l'ouvrage et tenues comme des découvertes du domaine public, alors qu'on ne fait cela avec aucun rimbaldien installé. Et cela était fait sans anticiper que j'allais couper les ponts avec la revue Parade sauvage. C'est psychologiquement que les rimbaldiens installés font un blocage, sauf qu'évidemment avec le temps ils sont tout surpris de voir que ça se retourne contre eux, mais sans jamais changer leur fusil d'épaule. Ils vont persévérer.
 C'est pour ça que c'est intéressant de penser déjà à 2036, parce qu'une lame de fond va finir' par renouveler le personnel rimbaldien, et au-delà des justices à rendre à certains vrais découvreurs, sujet sur lequel je ne me fais pas beaucoup d'illusions, il va y avoir aussi un déverrouillage des consensus rimbaldiens erronés, parfois même trafiqués.
En gros, dans deux mois, Bardel va publier un livre qui va agacer les gens comme moi, puisque sans parler de toutes les inconnues des citations et non citations, on sait que ça va être un ouvrage qui va défendre la pagination autographe contre les faits, les preuves, et on sait que les gens ne réagiront qu'aux paroles d'autorité comme on sait qu'avec l'article de Marc Dominicy sur les vers de "L'Homme juste" il y a une volonté de déni qui défie toute raison dans le milieu des rimbaldiens de la revue Parade sauvage. Puis, les rimbaldiens ont d'autres arguments qu'ils n'appellent pas des cordes à leur arc, mais de la légitimité. On peut faire ce qu'on veut et écrire ce qu'on veut en publiant sur Rimbaud. On est libre de ses convictions et de ses choix. Et aussi on est libre de ne pas écrire sur Rimbaud, de ne pas réagir à la publication de quelqu'un. La pagination n'est pas autographe, on le sait, mais Murphy n'est jamais revenu publiquement sur ce débat pour dire s'il avait quelque chose à changer à son article paru dans le numéro 1 de la revue Histoires littéraires. Et, normalement, il était engagé à le faire dans son édition des Oeuvres complètes d'Arthur Rimbaud chez Honoré Champion, où il manque significativement le tome III consacré en partie à l'établissement du texte des Illuminations.
Cela ne coûte rien d'écrire un article pour réagir au débat dans une revue. Pourquoi n'est-ce pas fait ? Michel Murat qui comme beaucoup étaient convaincus par l'étude de 2001 a reconnu que ça ne tenait plus dans le Dictionnaire Rimbaud paru en 2001. Mais il y a tous ceux qui ont été enthousiates, qui ont été acquis, qui l'ont écrit, puis qui n'en parlent plus.
C'est pour ça que l'idée de compte rendu anticipé est marrante et plus marrante encore si on se projette en 2036. Les digues vont rompre d'ici là. Au passage, il n'est même pas exclu que je sois de nouveau en avant dans les publications en vue. Qu'est-ce que vous en savez que je suis retiré à jamais, au fait ? Alain Vaillant, un chouya plus jeune que la plupart des rimbaldiens célèbres, devait prendre la relève, mais il a déjà publié des synthèses, livres ou articles, et il est déjà un peu démonétisé. Il aura peut-être du contrôle par son poids universitaire. Il va surtout y avoir une influence croissante d'Adrien Cavallaro qui annonce une édition des œuvres complètes de Rimbaud si j'ai bien compris, mais il n'a pour l'instant aucun apport personnel majeur, il n'est pas non plus dans la ligne de la revue Parade sauvage sur certains sujets et notamment sur les prétendus recueils, notamment il conteste comme moi, Guyaux et Bienvenu l'idée du "Recueil Demeny", fumisterie sans nom. Et dans ce recul de dix ou onze ans, en 2036, les gens ils se demanderont pourquoi les rimbaldiens publiaient des articles en se taisant scrupuleusement sur l'analyse des Illuminations en tant que recueil articulé ou non, pourquoi ils laissaient passer que la pagination était autographe ? On se demandera aussi comment ils pouvaient penser que David Ducoffre enfonçait des portes ouvertes en commentant "s'ouvraient tous les coeurs" et "La charité est cette clef". Sur "L'Homme juste", le rire va devenir public. Mais il y a aussi un autre truc intéressant. J'imaginais un compte rendu de 2036 où j'épinglais les propos des diverses recensions suite à la publication du livre de Bardel. Et c'est pour cela que mon compte rendu par anticipation je ne peux pas le mener à bien ici, puisqu'il faudrait faire dire à certains rimbaldiens ce que je les sens capables de dire, sauf que du coup j'influencerais justement leurs choix à venir.
Mais ça va être marrant de lire ce qu'ils vont pondre comme merveilles. Je sens qu'on va bien rire. Et si vous êtes perspicaces, vous l'avez compris ! Le livre de Bardel, pas fait par Murphy ou un universitaire, ce sera le chant du cygne de la thèse de la pagination autographe et du recueil bien organisé dans son défilement de poèmes. Après cette publication, il n'y aura plus de publication de cet ordre d'envergure, sauf à imaginer qu'un rimbaldien célèbre en prenne le risque. Ce sera aussi un chant du cygne parce que l'essentiel sera la collecte des recensions. Les rimbaldiens seront obligés de prendre position, ou ils continueront de se taire à leur grand dam. C'est le début de la fin, et ça c'est réjouissant.
Enfin, Bardel a un peu raté son projet final. Il avait la chance sur les poèmes en prose de fournir des commentaires moins aventureux que sur Une saison en enfer ou sur les poèmes en vers. Il y aura moins de lectures biographiques invraisemblables, moins de considérations psychologiques bizarres, moins de considérations farfelues. Le texte des poèmes en prose se prête déjà moins à ces dérives et Bardel avait le double mérite d'avoir considéré Bruno Claisse comme le principal commentaire de ces proses et en même temps de connaître à fond toute la littérature critique au sujet de cet ensemble de compositions. Et il pouvait recadrer des analyses socio-politiques. Et là, on le voit sur son blog, il revient à des interprétations biographiques quant à "Jeunesse", et surtout il passe son temps à chercher à justifier la thèse murphyenne de la pagination autographe. Il est dans la conviction que Murphy est un philologue rimbaldien qui surclasse tout le monde et qu'on ne saurait le contredire sur quelque chose d'aussi gros et qui a dans un premier temps eu une vraie faveur parmi les rimbaldiens.
Il va se planter et ne s'en sortira que par la complaisance diplomatique de ses pairs. Oui, de ses pairs !

mardi 5 août 2025

Article "speed" 2 : dans la biographie de Pierre Petitfils...

Sur son blog Rimbaud ivre, Jacques Bienvenu vient de mettre en ligne un article "La Lettre de Valade à Blémont" où nous lisons ceci au sujet de la très hypothétique lecture que Rimbaud aurait pu faire au dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre 1871 : "On a longtemps cru que notre poète avait lu le Bateau ivre. On se basait sur le témoignage de Delahaye, mais la critique récente ne le pense plus avec de sérieux arguments."
Il se trouve que j'ai fait l'acquisition de la biographie de Pierre Petitfils que selon d'anciens recoupements je pense être celui qui est à l'origine de la légende de la récitation du "Bateau ivre" au repas du 30 septembre 1871.
Mon livre est en parfait état, comme neuf. Il possède un envoi manuscrit sur la page de faux titre : "A monsieur Henry Bonnier, en bien cordial hommage, Pierre Petitfils". Le nom "Henry Bonnier" me disait quelque chose, ce n'était pas un parent de "Pierre Elzéar Bonnier" tout de même. J'ai trouvé sa fiche sur Wikipédia, il s'agit d'un critique littéraire. Il est né à Lavelanet et mort en 2021 à Apt. Lavelanet aussi me dit quelque chose, puisque j'ai déménagé la dernière fois de l'Ariège à la région d'Avignon moi-même.
 

 
    Sur les revers de la jaquette, vous avez la promotion suivante de l'ouvrage : "Voici, pour la première fois, dans toute sa rigueur et pleinement exhaustif, résultat de trente années de recherches, ce qu'on peut appeler désormais le dossier de Rimbaud. Cette étude, au fil des événements et des témoignages directs, venant à la suite d'ouvrages privilégiant le message rimbaldien ou l'énigme, le voyant ou l'aventurier, le révolté ou le prophète d'une nouvelle vie, nous invite à une autre lecture du personnage dégagé de toutes ces récupérations, de toutes ces interprétations antagonistes.
     Sachant quel genre de pavé il lance dans la mare, Pierre Petitfils nous avertit, non sans humour, qu'il a voulu montrer et non démontrer, et que le moment était venu "d'une biographie dont l'ambition se borne à l'exactitude et à la clarté". Dans ce domaine, c'est presque une révolution. Rimbaud est entré dans le mythe avant d'entrer dans l'Histoire. Satan adolescent pour les uns, mystique à l'état pur pour les autres. Et tous de s'en faire une couverture ou un porte-drapeau. [...]
Humilié dans le domaine médical par une journaliste de L'Express, Jean-Jacques Lefrère a voulu se refaire par une suite de biographies sur des acteurs littéraires : Rodolphe Darzens, Lautréamont et bien sûr Rimbaud. Et d'évidence, le discours de Lefrère sur son projet d'exactitude loin des hagiographies est tout entier issu de la lecture des accroches du livre de Pierre Petitfils. D'ailleurs, il y a un autre parallèle avec l'encart de documents iconographiques qui trône en belles pages blanches brillantes au milieu de la biographie de Petits fils, sans oublier la relation des deux titres, Rimbaud pris par Petitfils, Lefrère passant à Arthur Rimbaud. Après, je ne certifierai pas que les noms "Petitfils" et "Lefrère" appartiennent à une série de cartes gagnantes au jeu des sept familles.
Dans la famille Rimbaud, je voudrais le petit-fils. Le petit-fils ? Oui, Pierre.
Dans la famille Rimbaud, je voudrais le frère. Frédéric ? Non, Jean-Jacques.
 
Une recension de la biographie de Petitfils serait pas mal instructive. Cela fourmille d'erreurs qu'on n'imagine pas possibles de nos jours.
Au chapitre V, page 131, Petitfils s'appuie justement sur le témoignage de Delahaye qui est cité entre guillemets : "La veille de son départ [...]" Et nous passons bien sûr au mode du dialogue qui fait partie de la citation de Delahaye :
 
   - Voilà, dit-il, ce que j'ai fait pour leur présenter en arrivant.
   "Et il me lut le Bateau ivre. A l'audition d'une aussi éclatante merveille, je célébrai à l'avance [...]
 Dans cette citation volontairement brève, admirez l'idée d'une "audition", car l'idée d'une audition d'un poème de Rimbaud par Rimbaud lui-même, rapportée par un témoin, est un fait rare en soi, et on passe de l'audition privée à l'audition publique dans la thèse d'une lecture du même poème, le même mois de septembre, au dîner des Vilains Bonshommes.
 Au chapitre VI, pages 138-139, voici ce qu'invente Petitfils dans le corps d'un ouvrage appartenant au genre de la biographie, et c'est cette invention qui, sans recul, passe pour une vérité de nos jours parmi le public rimbaldien :
 
   Ce fut une soirée mémorable, agrémentée d'une surprise, car, au dessert, on vit le jeune inconnu assis près de Verlaine - qui l'avait présenté comme un poète ardennais plein de promesses - se lever et réciter d'une voix un peu saccadée son "Bateau ivre". Admiration, étonnement, stupeur paralysèrent les convives.
   Par bonheur pour nous, Emile Blémont était absent ce soir-là. Cela nous a valu un compte rendu "à chaud" que lui fit son ami Léon Valade, un poète bordelais, dans une lettre datée du 5 octobre 1871 :
 
 
    ... Vous avez bien perdu de [...]
 Vous remarquez que la phrase nominale : "Admiration, étonnement..." est parfaitement symétrique et équivalente à la phrase de Delahaye : "A l'audition d'une aussi éclatante merveille, je célébrai à l'avance.." Petitfils va jusqu'à imiter la progression narrative du témoignage de Delahaye en la transposant au contexte d'une réunion publique de lettrés.
Le biographe remplit les trous et voilà comment se forment les nouvelles vérités, puisque du nouveau sur Rimbaud on veut.
Notez que Petitfils prend à témoin la lettre de Valade à Blémont, laquelle ne dit pas que Rimbaud a lu "Le Bateau ivre", ni qu'il a lu quoi que ce soit devant tout le monde ou devant quelques-uns. Tout est imaginable. Il a pu faire circuler un manuscrit ou quelques-uns. On a pu lire à sa place. Cela a pu se passer à plus petit comité en ce qui concerne les lectures, une fois que Verlaine a fait un discours à la salle pour introduire son protégé. On sait par le témoignage d'Armand Silvestre que le poème "Les Effarés" est un bon candidat. On peut aussi estimer que certains ont parlé de poèmes de Rimbaud qu'ils avaient lu dans les jours précédents.
Je pense à d'autres poèmes que "Oraison du soir" probablement non encore composé le 30 septembre : "Les Premières communions" en particulier, sujet ambitieux et scabreux à la fois. Une composition précoce du "Sonnet du Trou du Cul" est envisageable, mais avec des réserves. Le poème zutique "Les Remembrances du vieillard idiot" pourrait faire écho à une divulgation des "corruptions inouïes" des "Premières communions" le 30 septembre, c'est l'impression que j'ai.
En tout cas, ce que disait Petitfils sur la lecture du "Bateau ivre", ça n'engageait que lui.
Quant à Delahaye, il mentait effrontément.

Article "speed" 1 : Pétition d'un voleur à un roi voisin

 Je faisais part il y a quelques jours dans un précédent article de ma perplexité devant l'ouvrage Mémoires d'un chef de la Police de Sûerté sous le second Empire sous le nom d'auteur Monsieur Claude. Je possède un abrégé de ce livre dans la collection Texto Le goût de l'histoire paru en 2009 aux éditions Tallandier. L'ouvrage est édité sur le principe du fac-similé, on dirait. L'ouvrage est écrit en caractères bien gras dans une présentation typographique ancienne. Il y a plein de reproductions de gravures insérées, etc.
Je vous lis l'accroche sur la quatrième de couverture :
 
Mêlant les ingrédients du feuilleton rocambolesque, du roman d'aventure et du livre d'histoire, monsieur Claude, chef de la Police de Sûreté de 1859 à 1875 (1807-1880), consigne avec art et précision ses souvenirs de premier policier de France. Ainsi, au cours d'une carrière aussi longue que palpitante, il croise Lacenaire, l'escroc psychopathe et romantique, Adolphe Thiers, de la protection duquel il jouit, et Napoléon III, dont il salue le redoutable système d'espionnage. D'épisodes insolites en personnages inquiétants, conjuguant petite et grande histoire, monsieur Claude raconte trente-cinq années de secrets policiers, d'intrigues politiques et de scandales de mœurs, depuis l'attentat d'Orsini jusqu'à l'effondrement de la Commune et les débuts agités de la IIIe République.
 Le livre commence par une "Note de l'éditeur", mais d'époque, où il est quiestion d'un passage de La Lanterne "du 4 avril 1880" :
 
Nous apprenons la mort de M. Claude, ancien chef de la police de sûreté. Avant de mourir il aurait bien fait de donner quelques leçons à M. Macé, relativement à la façon dont il faut s'y prendre pour arrêter les assassins. Peut-être y a-t-il cependant des notes ou des Mémoires. Si la famille se décide à les publier, tout ne sera pas perdu.
 
Et l'éditeur après cette citation reprend triomphant :
 
Rien n'est perdu puisqu'il y avait, en effet, des Mémoires. On a parfois douté de leur authenticité, ou du moins que M. Claude en eût écrit l'intégralité. Une lecture attentive fait apparaître assez nettement ce qui a pu être "développé" par la famille, et ce qui, au contraire, a les plus grandes chances d'être issu, tel quel, des carnets de notes du policier retraité. Faut-il dire que notre choix a précisément porté sur ces fragments, ceux qui d'ailleurs donnent des bas-fonds et dessous de l'époque l'image la plus précise et la plus saisissante.
 
Par quel tour de passe-passe, la mention "M. Claude" reprise telle quelle par l'éditeur est devenue le nom d'auteur : "Monsieur Claude" au détriment des prénoms ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire invraisemblable d'une famille qui brode le récit d'une partie des mémoires en y insérant les notes authentiques ? La lecture que j'ai faite de l'ouvrage est en contradiction avec ces propos. Ou plutôt, le récit, même dans les bas-fonds, est tout le temps romanesque, ce qui fait qu'on ne peut pas repérer les moments où la note serait juste.
L'ouvrage est purement et simplement un faux.
J'ai droit à vingt-quatre chapitres, mais je pense que je n'ai pas une édition complète. Je n'ai pas tout lu pour l'instant, je me suis concentré sur les deux premiers chapitres, tous deux autour de Lacenaire, sur le troisième "Le prince Rodolphe et le prince Louis" qui consiste à dire que le prince Rodolphe d'Eugène Sue s'inspire des débuts d'aventurier de Louis-Napoléon Bonaparte, et sur les chapitres consacrés à l'affaire de Pantin avec Troppmann et la famille Kinck : chapitres XIV à XIX. Je n'ai pas lu le reste, mais le chapitre XX est consacré à Victor Noir. Vous avez l'attentat d'Orsini au chapitre V. Je vous passe le détail des autres : boucher Avinain, chasseurs de femmes, vampire, La Pommerais, etc.
Les deux premiers chapitres sur Lacenaire sont d'emblée très suspects. Monsieur Claude n'occupe encore aucun poste qu'il fait la rencontre de Lacenaire et flaire déjà le mauvais sujet. N'occupant aucun poste important, il se retrouve à jouer un rôle décisif dans l'identification de Lacenaire lors du second chapitre, sachant que c'est leur troisième rencontre par hasard.
Bref, rien de crédible dans ce récit.
Toutefois, les extraits du poème cité avaient l'air authentique. Et ce poème n'apparaît pas à la suite des Mémoires de Lacenaire, ni apparemment dans le livre de Cochinat que j'ai pu sonder et qui reprend les poèmes parus jadis à la suite des Mémoires. En clair, acheter les Mémoires de Lacenaire ne garantit pas d'avoir accès à ses poésies complètes, on n'a accès qu'à ce qu'il a écrit en prison.
J'ai effectué une recherche. Monsieur Claude s'appelle Antoine François Claude et il a une rubrique qui lui est consacrée sur le site Wikipédia. Il y est dit que les mémoires sont considérés comme apocryphes, ce qui manque un peu de conviction, et qu'il s'agirait d'un écrit du romancier Théodore Labourieu né en 1824. Notre faux a été publié en dix volumes de 1881 à 1885. Puis, nous avons un petit paragraphe avec un argument pour soutenir qu'il s'agit d'un faux, il est question de sa participation au coup d'état du 2 décembre 1851 :
 
Le narrateur évoque la pression hiérarchique et des scrupules personnels pour justifier sa participation à l'événement. Or, les documents démontrent que Claude ne s'associa pas aux deux seuls commissaires démissionnaires (sur quarante-huit) et qu'il compta parmi les agents les mieux récompensés financièrement pour leur zèle durant le coup d'Etat présidentiel.
Je vous épargne tous les moyens que j'ai de critiquer l'authenticité de ces Mémoires : écriture romanesque pour les faits comme pour les dialogues et les confidences psychologiques ou morales, dates en contradiction entre le récit et les faits décrits dans les premiers chapitres sur Lacenaire, etc. Il y a même des anomalies de datation entre l'année de naissance de Claude et son âge.
Passons à la rubrique sur Lacenaire du même site internet. Le 29 septembre 1833, Lacenaire qui est incarcéré avec des militants républicains fait publier sa Pétition d'un voleur à un roi voisin dans le journal La Glaneuse, mais sans nom. Dans le faux des Mémoires de monsieur Claude, Lacenaire se plaint auprès de Claude, alors un personnage sans importance pourtant, de l'aider à revendiquer qu'il est bien l'auteur de cette chanson qu'un autre s'attribue. Et quand Lacenaire est arrêté sous un faux nom, le manuscrit de ce poème le fera tomber.
Le poème est cité sur plusieurs sites sur internet. Je vous en fais une transcription :
 
Sire, de grâce, écoutez-moi :
Sire, je reviens des galères...
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères.
Les gens de bien me font horreur,
J'ai le cœur dur et l'âme vile,
Je suis sans pitié, sans honneur :
Ah ! faites-moi sergent de ville.
 
 Bon ! je me vois déjà sergent :
Mais, sire, c'est bien peu, je pense.
L'appétit me vient en mangeant :
Allons, sire, un peu d'indulgence.
Je suis hargneux comme un roquet,
D'un vieux singe j'ai la malice ;
En France, je vaudrais Gisquet :
Faites-moi préfet de police.
 
Grands dieux ! que je suis bon préfet !
Toute prison est trop petite.
Ce métier pourtant n'est pas fait,
Je le sens bien, pour mon mérite.
Je sais dévorer un budget,
Je sais embrouiller un registre ;
Je signerai : "Votre sujet",
Ah ! sire, faites-moi ministre.
 
Sire, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère !
Je compte sur votre bonté ;
Car ma demande est téméraire.
Je suis hypocrite et vilain,
Ma douceur n'est qu'une grimace ;
J'ai fait... se pendre mon cousin :
Sire, cédez-moi votre place.
Il faut avouer que c'est bien écrit et piquant, ça a plus d'intérêt que bien des chansons vaseuses de Béranger. C'est croustillant.
La demande insolente est un peu entre la demande de Marot au roi et la lettre du 13 mai de Rimbaud à Izambard : "ne vous mettez pas en colère". Je médite actuellement sur les images du chien dans "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église", et ici j'ai une comparaison "Je suis hargneux comme un roquet" qui m'invite à lire de la poésie populaire mais éphémère du XIXe siècle...
On pense aussi à Hugo et à Banville "Je suis voleur, vous êtes roi", nous faisons presque le même métier en somme. On pense aussi à Une saison en enfer : "Les gens de bien me font horreur".
En même temps, avec une telle sollicitation auprès du roi, on comprend que Rimbaud prenne soin dans "Mauvais sang" de dire qu'il ne veut pas être un criminel. Sa révolte perdrait de son sens s'il jouait à son échelle la partie corrompue des puissants.
Mais, évidemment, ce qui est frappant, c'est la mention clef du titre de "sergent de ville".
Dans le sonnet en vers de six syllabes "Paris", connerie zutique, Rimbaud mentionne Troppmann, qui est un nouveau Lacenaire au plan criminel. Lacenaire et Troppmann ont tous deux finis dans le "Panier des Grâces", et Rimbaud par l'énumération confond tous les noms qu'il cite avec celui de Troppmann et finit par mentionner les terribles "Sergents de ville". Jusqu'à un certain point, les deux poèmes n'ont rien à voir, mais il y a une certaine représentation du sergent de ville. Il m'est impossible d'affirmer que Rimbaud a écrit "Sergents de ville" en songeant au poème de Lacenaire, mais il n'est pas interdit de comparer les deux poèmes dans l'absolu de toute façon. Notez aussi qu'on a à chaque fois une comparaison avec les empereurs. Ici le parallèle "Panier / Des Grâces" et "Enghiens / Chez soi" rappelle le meurtre du duc d'Enghien par Napoléon Premier. Je ne crois pas délirer en ressentant ce parallèle à la lecture. On a le parallèle de Troppmann et Victor Noir dans la presse de 1869, et plus aléatoirement le récit attribué à monsieur Claude passe de l'arrestation de Lacenaire à la découverte des actes dans les bas-fonds du futur Louis-Napoléon. Le "Soyons chrétiens" à proximité du rejet "chez soi" donne sa mesure satirique au sonnet rimbaldien. Je précise toutefois que, dans ma lecture spontanée, je considère le sonnet de Rimbaud comme un relief mimétique d'un journal où se succèdent sans ordres des faits divers avec des noms de victimes et de criminels, des sections de poèmes, des extraits de feuilletons en cours, des pages sur l'actualité littéraire et théâtrale, des mentions politiques, des publicités, etc., des articles sur la vie parisienne. Il me semble assez évident que c'est ce montage artificiel avec sa magie aléatoire que reproduit le poème de Rimbaud, lequel est mis bien sûr sous la conduite d'un fil directeur satirique qui organise néanmoins le tout.
 
Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Volf-Pleyel,
- Ô Robinets ! - Ménier,
- Ô Christs ! - Leperdriel !
 
Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! - Panier
 
Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !
 
Aveugles ! - puis, qui sait ?
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi ! - Soyons chrétiens !
 Par ailleurs, j'ai observé une autre coïncidence troublante, mais tellement de l'ordre de la coïncidence qu'elle ne renforce pas du tout l'idée que Rimbaud s'inspire à un quelconque moment de Lacenaire. Dans les poésies publiées par Cochinat, on a un poème en argot des prisons, suivis d'une traduction en langage courant, et il y figure le mot "valade" à la rime, ce qui n'a pas manqué de m'amuser, vu que face au "Lys" de Rimbaud Valade a composé un quatrain "Autres propos du cercle" où il se mentionne mais pas à la rime, c'est Mérat qui rime avec "verrat" dans ce quatrain. Or, Rimbaud a composé deux quatrains intitulés "Vers pour les lieux" et attribués à Mérat, du moins selon les témoignages et reconstitutions qui nous sont parvenus de ces deux quatrains. Et dans celui en alexandrins, Rimbaud cite Kink et Troppmann justement.
Je n'ai pas envie de m'emballer et d'affirmer que les poèmes de Lacenaire sont en tiers entre les allusions à Troppmann et les subtilités littéraires de "Vers pour les lieux" et "Paris". Je ne vais pas faire comme Cornulier sur "Vénus anadyomène".
Le quatrain de "Vers pour les lieux" est, je le rappelle, composer comme une devinette :
 
Il est dit au premier vers que Troppmann détruisit Henri Kinck (difficile de ne pas penser à "King") et que cela s'est fait sur des toilettes aussi mal conçues que celles sur lesquelles chie le poète, visiblement dans un bar rue de Cluny. Le troisième vers est un calembour : le con de Badingue et le con d'Henri V" sont dignes de cet "état de siège", ce qui veut dire que Rimbaud passe de Troppmann / Badingue à son con et de Henri Kinck / V à son con, et l'état de siège signifie des chiottes en si mauvais état que leur merde éclabousse les cons de Badingue/Troppmann et de Henri V the king. C'est comme ça que je comprends le quatrain, et donc j'aimerais savoir ce qui historiquement peut s'approcher de la destruction de Henri V par Badingue dans la presse ou l'actualité de l'époque...

dimanche 3 août 2025

Revue critique de la lecture d'Une saison en enfer par le colonel Godchot : l'auto-dafé ? La confession assistée ?

Je poursuis ma revue de la plaquette L'Agonie du Poëte Arthur Rimbaud par le colonel Godchot, numéro 69 de la revue mensuelle Ma revue. Que de vu et revu depuis lors !
La plaquette a été publiée en 1937, et est postérieure à d'autres ouvrages du colonel Godchot sur Rimbaud, notamment son Arthur Rimbaud ne varietur. Il y a des éléments de contexte qui sont importants pour cette lecture. Le faux tableau de Jef Rosman représentant Rimbaud sur un lit d'hôpital n'a pas encore été découvert, mais plus important encore l'idée à l'époque c'est que Rimbaud a d'abord écrit les Illuminations, proses et vers, avant de conclure par le livre Une saison en enfer qui est donc perçu comme un adieu à la littérature.
La légende de la destruction des exemplaires d'Une saison en enfer est depuis peu discréditée avec la découverte en Belgique de tous les volumes en dépôt. Le colonel Godchot s'y attarde justement, puisque sa plaquette se compose d'une longue étude d'Une saison en enfer suivie d'une mise au point sur la prétendue destruction des exemplaires d'Une saison en enfer en quelques pages et d'un article intitulé "Mes adieux à Rimbaud" où le colonel Godchot parle d'abord en son nom puis joint celui de je pense, sa femme, Maryse Godchot, dont il cite un extrait de lettre d'un an antérieur.
Je vous parle de ça, non seulement parce que c'est des articles complémentaires qu'on peut étudier aussi du coup, mais parce qu'il s'agit aussi d'un écho à la structure même du livre Une saison en enfer.
En effet, l'article final "Mes adieux à Rimbaud" fait clairement écho par son titre à la section finale "Adieu" du livre Une saison en enfer. Et l'article qui précède intitulé "L'auto-da-fé d'Une saison en enfer ?" est aussi une sorte de mise en abyme avec le choix du mot "auto-da-fé" qui évoque le repentir religieux et en même temps les flammes dévorantes du châtiment infernal si on peut dire. Evidemment, le point d'interrogation précise que l'ouvrage n'avait pas été scrupuleusement détruit, mais on est quand même dans l'idée de la "belle gloire d'artiste emportée", et surtout on peut repérer que le colonel Godchot veut nous imposer une thèse.
Le colonel Godchot avec l'article "L'Auto-da-fé d'Une saison en enfer ?" continue ce qu'il fait déjà dans son étude d'Une saison en enfer. Il superspose la vie de Rimbaud et le récit du livre poétique lui-même, il travaille à bien les confondre. Et pour cela il joue ici à nouveau sur la phrase : "Mon sort dépend de ce livre" qui en tant que citation lance carrément l'article "L'auto-da-fé d'Une saison en enfer ?" et il faut bien mesurer à quel point nous avons affaire à un dispositif, puisque la plaquette s'intitule L'Agonie du poète Arthur Rimbaud - Une saison en enfer, ce qui veut dire que le colonel Godchot nous raconte la mort de Rimbaud en tant que poète dans sa plaquette en commentant l’œuvre ultime qui serait le récit à peine voilé d'hermétisme de cette mort littéraire. En clair, le colonel Godchot s'inscrit dans une logique d'apôtre qui explique le sens de la mort de Rimbaud, et le message de son livre de mort et confession.
Toutefois, à la lecture de l'article, le colonel Godchot ne donne pas vraiment de sens au fait que les exemplaires aient été sauvés, fait qui d'ailleurs n'empêcherait pas aujourd'hui de lire Une saison en enfer, puisque l'ouvrage a été publié grâce à un exemplaire remis à Verlaine.
En effet, la survie de tout le dépôt n'intéresse que les riches bibliophiles quelque part. Cela a jeté du discrédit sur paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud, et le colonel Godchot ne se prive pas d'en profiter à son occasion.
En revanche, il convient de lire l'article entre les lignes. Le début de l'article cite donc la phrase "Mon sort dépend de ce livre", mais en rappelant que le projet était "en gestation", et au début du paragraphe suivant l'auteur conjugue son verbe à l'indicatif imparfait "proposait" pour bien marquer que le projet était antérieur à tout ce qui allait découler du coup de feu bruxellois : "Donc il se proposait, son manuscrit terminé, le seul qu'il eut ainsi conçu, de le donner à un imprimeur, de l'éditer, puis de le lancer." Et je vous cite la suite immédiate avec cette mention injurieuse pour Verlaine, mais quiu pose le problème du parti pris déformant du colonel Godchot :
 
[...] Si le lancement donnait les bons résultats qu'il s'en promettait certes (car pourquoi l'eût-il fait imprimer ?), Rimbaud, débarrassé de Verlaine, se voyait enfin refaisant une entrée triomphale dans Paris où sa Saison lui frayait la voie, comme autrefois Le Bateau ivre, pénétrant de nouveau dans ce monde de la littérature, objet de ses vœux ! où il  aurait facilement fait oublier le souvenir de ses relations avec Verlaine à l'aide de nouveaux poèmes, de proses fulgurantes, sans soucis de la pauvreté, le succès lui assurant des collaborations fructueuses et forçant sa mère à lui donner des subsides [...]
Vous ne rêvez pas ! Le colonel Godchot écrit sans sourciller que Rimbaud était un génie littéraire dont il fallait simplement corriger le contenu. Pour le colonel Godchot, en gros, les écrits de Rimbaud sont géniaux de manière formelle, un peu comme on juge les devoirs scolaires, les compositions latines, il suffit que le contenu change et la gloire littéraire suivra. Il y a une sorte de gratuité de l'acte littéraire dans cette conception. On est frappé également par la formule "débarrassé de Verlaine" qui est appliquée au Rimbaud de mai 1873 même, pas au Rimbaud de la dispute qui a suivi peu de temps après entre Londres et Bruxelles.
Le colonel Godchot soutient que Rimbaud écrit Une saison en enfer avec l'optique de se débarrasser de Verlaine, et donc en le haïssant et cela justifierait d'identifier les pires horreurs dites sur Verlaine dans Une saison en enfer. Et cela nous vaut une lecture de "Vierge folle" comme une décharge de haine concentrée contre Verlaine.
Mais ce n'est pas tout. Vous constatez la perspective erronée du colonel Godchot si vous vous arrêtez à lire entre les lignes, puisque toujours sans sourciller celui-ci affirme que Rimbaud se serait refait une virginité auprès des poètes parisiens. Godchot se moque de l'interprétation de Clauzel où l'Epoux infernal est l'animus de Rimbaud et la Vierge folle l'anima, mais c'est ce que transpose Godchot lui-même en parlant de Verlaine et de Rimbaud, sauf que c'est Rimbaud l'équivalent cette fois de la Vierge folle. En effet, le colonel Godchot reproche à Verlaine son alcoolisme, ses frasques et son homosexualité, mais il n'en fait que des accidents de la vie de Rimbaud suite à une mauvaise influence de Verlaine. La nature de Verlaine est problématique, mais Rimbaud c'est le fils paysan ardennais qui a été dévoyé, et tout le monde veut se réjouir du retour possible de l'enfant prodigue.
Le colonel Godchot pourrait pardonner à Rimbaud ce qu'il ne pardonnera jamais à Verlaine. C'est ce qui ressort clairement de la lecture de sa plaquette.
C'est un peu un écrit janséniste...
La nature de Rimbaud n'est pas celle de Verlaine. Voilà ce qui nous est soutenu pour faire passer une différence de jugement pour en gros les mêmes actions.
Concernant le projet de publication, le colonel Godchot prête une alternative au projet rimbaldien. Soit le livre marche, soit le livre ne marche pas, et alors l'adieu a du sens quant à la formule "Mon sort dépend de ce livre", puisque ce serait un adieu en tant que tel.
Mais, là encore, il y a un décalage logique dans les propos. Rimbaud peut tout miser sur ce livre unique, il ne va pas écrire un "adieu" à la fin du livre en cas d'échec, puisque ce serait faire fi de l'autre terme de l'alternative, le succès. Le colonel Godchot nous donne alors à entendre que l'adieu aurait un double sens, l'adieu définitif ou l'adieu à la première vie littéraire avec Verlaine.
Toutes ces considérations sont fort peu convaincantes, et notons que le colonel Godchot prend un soin étrange à ne pas trop exhiber que l'adieu est un repentir édifiant, alors que tout indique que c'est bien la lecture à laquelle il résume l'ouvrage.
Le militaire militant raconte donc ce qu'on croyait savoir à l'époque des démarches de Rimbaud pour faire éditer Une saison en enfer, puis à défaut pour diffuser les exemplaires qui lui avaient été remis. Et notez que la plaquette du colonel Godchot, tirée à seulement 500 exemplaires, est sans doute aussi mince que ce qu'il pouvait se représenter du livre même d'Arthur Rimbaud qu'il avoue n'avoir pu voir de ses yeux, puisqu'il s'en remet aux descriptions de Lepelletier et d'autres.
Rimbaud aurait remis des exemplaires à Verlaine, Ponchon, Richepin, Pierre Dauze, Raoul Gineste et Delahaye. Pourquoi ces noms-là ? Pierre Dauze est en principe le plus improbable dans cette liste. On se demande aussi d'où vient la mise en avant de Gineste. Godchot précise en note que "M. Ponchon a daigné [lui] écrire qu'il n'en avait pas reçu." 
Et enfin le colonel Godchot dément les mensonges de Berrichon et d'Isabelle sur la destruction des exemplaires puisqu'on a retrouvé l'essentiel des livres chez le libraire, sauf que le colonel n'est même pas clair. Il ouvre la possibilité à l'idée que Rimbaud ait détruit les 50 exemplaires "dits d'auteur, ou de presse". Voici le passage précis de réfutation de la légende car il appelle un commentaire :
 
   Mais Paterne Berrichon, que l'on peut croire là-dessus, raconte que, le 1er novembre, après une scène de café, Rimbaud reprit "à grandes enjambées" le chemin des Ardennes. Et il ajoute : "Arrivé à Roche, il y jeta au feu le tas presque intact des exemplaires d'UNE SAISON EN VADROUILLE. Il brûla en même temps tout ce qui, de ses manuscrits antérieurs, se trouvait à la maison." [...]
   On retrouve là une de ces fausses documentations par Isabelle, sa femme, qui reçut, bien tard, un de ces camouflets auxquels le ménage était habitué. Car, à 13 ans, que pouvait comprendre une enfant, qui, à l'époque indiquée, devait se trouver, d'ailleurs, au Couvent de Reims et n'a pas pu assister à l'opération.
 Oui, "vadrouille", c'est une corruption de ma part pour voir si vous suivez...
Plus sérieusement, la mention soulignée "camouflets" nous fait voir que quelque part le colonel Godchot a des comptes à régler avec Paterne et Isabelle. En gros, le colonel Godchot n'a aucun besoin pour sa thèse de démonter cette légende de l'auto-da-fé, il cherche uniquement à développer cela pour railler Paterne et Isabelle, il a envie de déverser du fiel et rien d'autre. Puis, de rajouter un peu d'arguments pour montrer qu'il est fin : "Isabelle était au Couvent de Reims, elle ne pouvait pas témoigner."
Notez que Godchot veut bien croire Berrichon sur parole pour la scène au café et le retour, maisz que l'auto-da-fé est l'ajout que là il refuse. Je précise cela pour bien clarifier la lecture de la citation berrichonienne. 
Face au décousu de l'article produit par le colonel Godchot, nous revenons alors au récit du mauvais accueil que reçoit Rimbaud à Paris après le drame de Bruxelles, avec la scène du café Tabourey et le témoignage du poète Alfred Poussin, nom génial pour un auteur de "VERSICULETS".
C'est ainsi ce paragraphe qu'il convient maintenant de citer pour lier définitivement l'adieu littéraire à l'adieu biographique à la Littérature :
 
   L'échec était donc complet ! Et comme Rimbaud avait fait dépendre son avenir définitif du succès de ce livre, on comprend qu'il ait regagné Roche, aigri, son orgueil immense une fois de plus violenté, anéanti ; qu'il ait brûlé les exemplaires qui lui restaient d'Une saison en enfer et tous ses manuscrits ; et qu'à partir de ce moment tout ce qui avait constitué sa vie littéraire lui ait paru... dégoûtant.
 
Vous ne rêvez toujours pas ! Le colonel Godchot, après avoir démenti Paterne, lui donne finalement raison. Rimbaud a détruit les exemplaires qu'il possédait et même ses manuscrits (ce qui est repris au témoignage d'Isabelle relayé par Paterne et ce qui reste entièrement à démontrer). Pourquoi ce ne serait pas la mère de Rimbaud qui aurait tout détruit de ce qui était conservé à la maison de la vie littéraire de son fils ? Le colonel Godchot va ensuite raconter que pour l'essentiel du lot les Berrichon ont menti puisque les exemplaires imprimés étaient demeurés non payés chez le libraire bruxellois.
Et ils ont survécu par la suite !
Mais je m'attarde sur le paragraphe clef que je viens de citer. Si on lit l'article, un paragraphe chasse l'autre, une idée chasse l'autre. Or, ici, on a le mot de la fin. Le colonel Godchot nous fait état d'un rejet de la vie littéraire qui fut celle de Rimbaud comme de quelque chose de dégoûtant. L'adieu d'Une saison en enfer est une répudiation des errements de cette vie littéraire. C'est la thèse de lecture de Godchot et cela se superpose à ce renoncement qui aurait eu lieu en novembre 1873 après que le livre ait été imprimé. Plusieurs fois dans sa plaquette, Godchot parle des prémonitions d'Arthur, et en voici une belle. L'Adieu d'Une saison en enfer était prémonitoire. Le problème, c'est que le colonel Godchot n'attribue pas seulement un caractère prémonitoire aux propos tenus dans "Adieu", c'est le sens explicite qu'il donne à ce récit final. Rimbaud aurait écrit en toute conscience qu'il allait bientôt prendre la décision radicale d'abandonner la vie littéraire. C'est un non-sens, mais un non-sens qui peut avoir un air de vraisemblance par l'idée de continuité d'un poète en bout de course depuis quelque temps déjà.
On est d'accord que le passage : "son immense orgueil encore une fois violenté, anéanti", consiste à fair revivre une énième fois à Rimbaud les atermoiements du livre qu'il vient d'écrire : "orgueil" dénoncé dans "Nuit de l'enfer", artiste rendu au sol dans "Adieu", comme si la Saison ne se terminait pas sur l'affirmation que, malgré les derniers relents, le poète était enfin guéri. Au nom des "derniers relents", le colonel Godchot se permet de jouer les prolongements et de faire passer cela pour du non contradictoire, alors que ça l'est, purement et simplement.
On va se pencher sur la lecture d'Une saison en enfer section par section, mais j'en finis tout de même avec cet article de fiel sur la question de l'auto-da-fé. Le colonel Godchot s'attaque à Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud et "la Melera" (sic !) pour avoir cherché à étouffer la découverte de monsieur Losseau des exemplaires d'Une saison en enfer, mais le dernier alinéa montre que Godchot s'accommode tout de même très bien de l'idée saisissante d'un Rimbaud détruisant son oeuvre :
 
   En résumé, Rimbaud n'avait pu détruire toute l'édition d'Une saison en enfer.
 
De fait, tout n'a pas été détruit, mais la légende d'Isabelle de l'auto-da-fé ne consiste pas à dire si oui ou non tous les exemplaires ont été détruits. Ce qu'a révélé la survie du lot, c'est qu'elle avait menti. Or, le colonel Godchot lui accorde la plus belle des portes de sortie. Elle n'aurait pas menti, elle aurait bêtement ignoré que la plupart des exemplaires était ailleurs, et Rimbaud aurait négligé de les détruire, peut-être parce qu'il était improbable que l'imprimeur ne les conservât bien longtemps en dépôt et surtout parce qu'il était impossible d'aller détruire ce qui n'était pas pleinement à soi.
En d'autres termes, le colonel Godchot est bien un partisan de la légende d'un Rimbaud détruisant ses exemplaires de la Saison et ses manuscrits... CQFD.
 
***
 
Passons maintenant à la lecture par Godchot des sections d'Une saison en enfer au-delà du prologue que nous avons précédemment commenté.
Le colonel Godchot adopte le principe de la paraphrase.
Pour commenter un texte, il y a un petit peu deux grands principes. Ou bien on fait un commentaire composé ou bien on suite le déroulement du texte : analyse linéaire ou paraphrase. Mais, en réalité, si on adopte la démarche qui consiste à suivre le déroulement du texte, il est toujours bon d'au moins placer quelques éléments de supervision du texte. Il faut au moins parler de sa structure, il faut quelques moments de recul pour donner une vision d'ensemble.
Et c'est ce que ne fait pas le colonel Godchot.
Je vais le faire à sa place pour le prendre en défaut, mais aussi pour montrer une autre subtilité de cette plaquette décidément étonnante.
En gros, Rimbaud a composé son livre avec un propos introducteur qui chronologiquement est postérieur à l'écriture des sections titrées, il détache de "hideux feuillets" donc quand il parle dans la prose liminaire cela a une valeur récapitulative et ses raisonnements sont au-delà du récit.
Evidemment, il y a tout le problème de la relation à Satan, alors que le poète va raconter comment il est sorti de l'enfer. Comment peut-on être sorti de l'enfer si on dédie son livre à Satan ?
Je ne traiterai pas ce sujet ici, puisque Godchot ne s'y confronte pas lui-même.
Passons maintenant à l'organisation des sections.
Nous avons l'enchaînement suivant : "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Délires I Vierge folle / L'Epoux infernal", "Délires II Alchimie du verbe", "L'Impossible", "L'Eclair", "Matin" et "Adieu".
Il faut ajouter que s'en fiant aux brouillons Godchot rappelle que le titre initial de "Nuit de l'enfer" était "Fausse conversion". Il y a un nouveau problème d'ensemble posé par ce titre alternatif "Fausse conversion" qui fait entendre que quelque chose sonne faux dans la "Nuit de l'enfer", mais là encore ce ne sera pas notre sujet du jour.
Godchot identifie tout de même le début de "Mauvais sang" comme un départ : "Il débute par parler de son "Mauvais sang" [...]" Donc, le colonel Godchot, sans s'en rendre bien compte apparemment, ne prend pas les "feuillets détachés" pour un ensemble décousu, mais comprend qu'ils ont été sélectionnés pour former un récit articulé. Là où le bât blesse, c'est que le colonel Godchot n'identifie pas les premières sections de "Mauvais sang" comme une enquête sur les origines.
Le colonel Godchot suit la progression du texte, mais il va enchaîner la lecture sans trop prendre garde au décrochage chronologique que supposent les deux "Délires".
En clair, le poète suit une progression chronologique dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", puis d'un coup il s'arrête et fournit deux récits qui sont chronologiquement contemporains et parallèles à ce qui a été dit dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer". Il s'agit d'un retour en arrière par aspects. "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" sont un récit d'ordre général, "Vierge folle" est un peu un récit en parallèle selon l'aspect du compagnonnage infernal, et "Alchimie du verbe" est un peu le récit de l'activité littéraire que laissait de côté le déroulement de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", puis à partir de "L'Impossible" le récit général initial reprend jusqu'à son terme.
Délires I et II sont un peu des à-côtés du récit pour décrire des aspects importants de cette vie saisonnière en enfer.
Tous ces aspects structurels ont échappé au colonel Godchot comme ils échappent largement aux commentateurs ultérieurs, même s'ils semblent un peu plus s'intéresser à parler de la distribution des sections les unes par rapport aux autres.
Mais il y a une mise au point majeur que les rimbaldiens ne font jamais et où là encore ils ne font rien de ce que je peux apporter d'essentiel.
J'ai expliqué que les brouillons connus de "Mauvais sang" se limitaient aux quatrième et huitième sections du texte définitif, et que ces deux sections étaient enchaînées, ce qui veut dire que le récit des sections 5 à 7 a été inséré de manière forcée dans le récit préexistant dont témoigne le brouillon. Ce procédé d'insertion est comparable d'ailleurs à l'insertion des deux "Délires" entre "Nuit de l'enfer" et "L'Impossible" qui auraient pu se suivre l'un l'autre.
J'ai déjà souligné que "L'Impossible" reprenait des développements de "Mauvais sang" avec des reprises quasi terme à terme.
Or, quand j'ai souligné que le brouillon de "Mauvais sang" avait été scindé en deux parties, j'ai souligné que la première partie était la quatrième donc le milieu et l'autre partie la fin de "Mauvais sang", et j'ai ajouté que chaque partie faisait allusion à la formule célèbre de Napoléon et connue sous cette forme légèrement apocryphe : "Impossible n'est pas français". Vous avez la phrase : "La terreur n'est pas française" dans la quatrième section, puis la phrase : "Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !" Et justement le récit premier reprend avec une section intitulée "L'Impossible". Je n'essaie même pas de me précipiter et de tout de suite prétendre que le mot "terreur" fait allusion à la Terreur, etc. Non, je m'en tiens à la lettre du texte, et les rimbaldiens n'en font rien.
Moi, je trouve ça extraordinaire. Je ne croyais pas que les ânes volaient en escadrons avant de faire des études rimbaldiennes.
Enfin, bref !
Cette structure échappe complètement à Godchot. En revanche, le fieffé colonel a repéré l'échange à deux voix qui se love dans Une saison en enfer avec le récit sur l'Epoux infernal. Et Godchot a remarqué la phrase : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer [...]", et ce que je voulais vraiment vous mettre sous les yeux, c'est qu'en même temps que le colonel Godchot ignore les rapports structurels qui relient les sections entre elles et notamment "L'Impossible" à "Mauvais sang", il s'est amusé, sans le dire explicitement, à reprend la phrase d'ouverture de "Vierge folle" pour lancer son analyse de la section "L'Impossible" :
 
                     L'IMPOSSIBLE
Ecoutons ce cri du désespoir, celui qui, dans toute l'oeuvre de Rimbaud, m'a le plus ému et secoué.
Ah ! cette vie de mon enfance [...]
En clair, cette plaquette dont les rimbaldiens ont oublié l'existence contient non seulement des sources évidentes à leurs convictions erronées, c'est un peu parfois la source de leurs pensées, soit qu'ils l'ont lu sans le citer, soit qu'ils ignorent que des idées sont répétées depuis longtemps, mais ce qui est génial aussi, c'est que le colonel Godchot a composé sa plaquette au moyen de plein de mises en abyme, le procédé gidien alors récent, et s'est mis en scène dans la superposition des voix Vierge folle / Verlaine, Rimbaud, Godchot... Et le choix de la paraphrase participe de la confusion des plans.
Nous sommes maintenant fin prêts à attaquer la question de l'étude paraphrastique section par section.
Dans un prochain article, je traiterai de l'ensemble du récit sans les délires. Ce titre peut être lu comme un calembour, mais ce n'est même pas l'intention au départ. Je vais lire l'étude de Godchot section par section en gardant pour une étude à part les cas plus singuliers des deux "Délires". Godchot est sommaire quant à "Alchimie du verbe" et la paraphrase de "Vierge folle" est au coeur de sa thèse et a un caractère particulier aussi. Section par section, Godchot cite le texte de Rimbaud et l'entremêle de ses commentaires ou pire de petites articulations qui se font passer en douce pour un résumé qui va de soi. Mais, dans "Vierge folle", Godchot cite abondamment des extraits d'un livre sur Rimbaud de Clauzel, livre avec l'idée que la Vierge folle n'est pas Verlaine et que Rimbaud fait plutôt discuter deux formes opposables de son âme. Cette fois, Godchot abandonne la paraphrase puisqu'il a une thèse adverse qu'il lui tient à coeur de réfuter.
C'est pour cela que je considère comme pertinent de traiter dans un prochain article de toutes les autres sections et de laisser le commentaire des deux Délires pour un article final.
Le présent article représente déjà un certain temps de lecture, il a son unité, je pense que je peux m'accorder une pause maintenant. Je suis pressé de parler de la suite, mais ces pauses permettent aussi de mûrir ma réflexion. Rien ne se perd, tout se construit.
En parlant de "confession assistée", vous comprenez aussi que je parle de la perversion de la paraphrase du colonel Godchot, on épluchera donc cela de plus près dans le prochain article.
 
A suivre !

vendredi 1 août 2025

De Lacenaire à Rimbaud, quelques observations

Je parlais dans mes derniers articles de la prose liminaire d'Une saison en enfer, et il est bon d'y revenir encore une fois en vous parlant de Lacenaire.
Mais commençons par un tout autre sujet que je veux placer quelque part.
Vous connaissez le poème bref sans titre des Illuminations : "J'ai tendu des cordes..." Cette phrase mentionne une danse parmi les étoiles ce qui peut justifier une comparaison avec le poème final des Odes funambulesques "Le Saut du tremplin", il s'agit également d'un poème en prose flanqué d'importantes répétitions de mots qui sont amplifiées par des échos de voyelles et de consonnes, et une construction symétrique rythmée avec un effet souligné d'expansion du syntagme final : "et je danse".
 
   J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.
 
 Aucune référence métrique pourtant dans cette ligne de prose, semble-t-il. Je ne suis pas d'accord. Ma thèse est que Rimbaud fait exprès de prendre le modèle de vers mesurés et place exprès une configuration syllabique qui empêche d'identifier le vers en question.
 
  J'ai tendu des cordes de clocher à clocher,
 
 cela fait une suite de douze syllabes que grammaticalement on peut découper en deux hémistiches : "J'ai tendu des cordes" / "de clocher à clocher", et il n'y a aucun hiatus dans cette suite qui plus est. Mais pour éliminer la référence à l'alexandrin, Rimbaud pratique la césure féminine, pourtant autorisée au Moyen Âge et pratiquée par Villon que Rimbaud a lu : "J'ai tendus des cordes", alors que pour avoir un hémistiche correct il faudrait : "J'ai tendu des cordons", ou "J'ai tendu des filets". La deuxième partie de la phrase coïncide avec un décasyllabe littéraire aux deux hémistiches de quatre et six syllabes : "des guirlandes de fenêtre à fenêtre", du moins si on ne tient compte que de la forme grammaticale, puisqu'à nouveau nous avons une césure lyrique : "des guirlandes". Pour les spécialistes d'études du vers, il suffit de considérer qu'il n'y a aucune allusion au vers ici, que c'est une lubie de l'esprit. Toutefois, je constate que nous avons la succession trouble des deux mesures composées classiques de la poésie française, avec à chaque fois la même distorsion une césure lyrique qui est précisée amenée par la même consonne d'appui "d", fin "-des" de "cordes" et "guirlandes". Si on prend le reste de la phrase, on a à nouveau une séquence lisible de douze syllabes, cette fois sans césure lyrique, mais avec une articulation au milieu des mots répétés : "des chaînes d'or d'étoile" et "à étoile, et je danse."
Experts du vers et daubeurs superbes de la versification s'allieront pour dire que cela n'est rien, est sans intérêt, est une illusion du chercheur.
Moi, je pense que Rimbaud méditait comment rythmer de la prose en évitant habilement d'être accusé d'avoir reconduit une forme mesurée telle quelle.
J'ai des preuves de ce que j'avance. Prenez l'alinéa final de "Parade" : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage." La ligne s'inspire d'un alexandrin du Cromwell de Victor Hugo : "Nous avons seuls la clef de cette énigme étrange", selon une découverte d'un certain Martin dans la décennie 1990, et le mot "cette" est mis à cheval sur la césure hypothétique pour clairement évacuer la référence. Et Rimbaud a remis le couvert avec ce procédé dans l'alinéa final de "Guerre" : "C'est aussi simple qu'une phrase musicale", où si aucun alexandrin modèle n'a été identifié on a la mention "phrase musicale" pour nous titiller, et cette fois, c'est la mention "qu'une" à cheval sur la césure hypothétique qui évacue la référence exacte. Et l'alinéa final de "Conte" offre une variante au procédé avec une césure épique : "La musique savante manque à notre désir."
Donc Rimbaud le faisait exprès, et notez que dans deux exemples nous avons "musique" et l'adjectif correspondant "musicale", dans un autre le mot "parade" et dans notre poème en une phrase le verbe "danse".
J'ai du mal à croire tout cela anodin.
Mais, au-delà de la référence aux vers, le poème "J'ai tendu des cordes" reprend des procédés rythmiques qui bien évidemment sont employés depuis toujours en prose, et ce qui n'est jamais dit du poème phrase de Rimbaud c'est qu'il ressemble à des phrases célèbres qui sont comme des antécédents.
Rimbaud joue sur une répétition pour souligner une identité d'objets reliés entre eux : "de clocher à clocher", "de fenêtre à fenêtre", "d'étoile à étoile", mais la première mention "de clocher à clocher" n'est pas anodine. Elle est chargée de sens par l'idée du clocher et en même temps elle rappelle une formule historique liée à Napoléon Premier qui revenait de l'île d'Elbe en mars 1815 pour reprendre le pouvoir : "La victoire marchera au pas de charge, l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher, jusqu'aux tours de Notre-Dame". Ce mot de ralliement avait été écrit par Napoléon lui-même et il est difficile de ne pas voir dans le poème de Rimbaud une inversion humoristique de ce mot historique célèbre. Outre la reprise quasi à l'identique, "de clocher à clocher" pour "de clocher en clocher", nous avons une danse du poète dans les étoiles qui est l'équivalent hyperbolique de la métaphore du "vol de l'aigle" appliquée par Napoléon Premier. Il y a aussi dans les deux cas une certaine idée de l'ambition, avec d'un côté une marche jusqu'à l'église centrale du pays et de l'autre une danse atteignant les dimensions de l'univers. Mais il existe aussi un mot historique moins connu, de peu d'années postérieure à celui du vol de l'aigle où une personnalité politique décrit sa situation personnelle dans une formule de contentement ramassée qui se termine précisément par l'effet rythmique même de Rimbaud, soit "et je danse" soit "et on danse". Mais il me faudrait la retrouver.
Revenons maintenant à Lacenaire.
Entre la mi-octobre et la mi-novembre 1871, Rimbaud a fourni un grand nombre de contributions dans l'Album zutique. Parmi celles-ci, nous avons le sonnet "Paris" en vers de six syllabes et tout en rimes masculines où figurent les noms Kinck et "Tropmann" (orthographe à corriger en Troppmann).
Dans un quatrain de "Vers pour les lieux", Rimbaud va reprendre la mention du nom de famille "Kinck".
Mon but n'est pas ici de commenter les deux poèmes en question.
 
Kinck, Jacob, Bonbonnel,
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! - Panier
 
Des Grâces ! L'Hérissé!
[...] 

On note que les noms "Kinck" et "Tropmann" entrent en résonance avec la formule à cheval sur les quatrains et les tercets "Panier / Des Grâces", et que ce sentiment macabre est prolongé par le calembour qui suit sur le nom "L'Hérissé !"

Quand le fameux Tropmann détruisit Henri Kink
Cet assassin avait dû s'asseoir sur ce siège
Car le con de Badingue et le con d'Henri V
Sont bien dignes vraiment de cet état de siège.
L'odieux assassin ne mérite que des chiottes mal conçues et cela vaut pour Napoléon III et Henri V qui selon Rimbaud ne valent pas mieux que lui, sauf avec le jeu de mots "état de siège" il ne s'agit pas seulement de chiottes humiliantes, mais de chiottes qui pratiquent le châtiment. A cause du prénom Henri répété, il y a aussi un aspect du quatrain que je ne peux commenter pour l'instant mais qui tend à faire de Badingue le Tropmann et d'Henri V le Kinck, ce qui invite à penser que le nom Kinck est employé par Rimbaud comme nom d'une victime qui méritait de l'être. Je vous avoue que je n'ai pas médité le quatrain.
On comprend que dans l'énumération du premier poème il y a une perfide mise sur un même plan de l'assassin et de ses victimes, toute la famille Kinck.
Depuis quelques années, sur les médias, beaucoup de gens qui aiment les affaires criminelles racontent en podcasts ou en vidéos youtube la célèbre affaire de Pantin, et le meurtre de la famille Kinck par Troppmann. Et cela s'accompagne d'une information erronée selon laquelle Rimbaud aurait assisté au procès. Cette erreur figure même actuellement sur la notice Wikipédia de l'assassin Troppmann : Rimbaud aurait assisté au procès en 1869 avec le comte de Lautréamont, Dumas fils, Flaubert et Barbey d'Aurevilly. Il va de soi qu'élève à Charleville Rimbaud n'a suivi cette affaire que dans la presse.
Mais, au plan des études rimbaldiennes, on peut pousser les choses un peu plus loin.
Le sonnet "Paris" date d'octobre 1871 environ et le quatrain "Vers pour les lieux" daterait du mois de mars 1872 selon des témoignages invérifiables. Le quatrain pourrait être plus ancien et être à rapprocher de la période zutique d'octobre-novembre 1871.
En tout cas, il s'est joué quelque chose en octobre 1871 qui a poussé Rimbaud à se souvenir de ce crime, soit une lecture d'époque dans la presse, soit une comparaison dans le milieu des communards traqués entre les versaillais et le célèbre assassin, soit dans le milieu parisien un écrivain aimait à citer cette affaire en société : Mérat, Mendès, Gill ou un autre pour jouer sur les mentions mêmes des poèmes de Rimbaud.
Notons qu'il n'y a pas de Henri parmi les membres assassinés de la famille Kinck. Le père s'appelait Jean et le fils aîné Gustave. Troppmann a ensuite assassiné l'épouse et les cinq plus jeunes enfants.
Le jugement avec verdict de condamnation à mort a eu lieu à la toute fin de l'année 1869, quand Rimbaud rédigeait plutôt "Les Etrennes des orphelins" et Troppmann a été exécuté le 19 janvier 1869, et cette affaire fit grand bruit en même temps que l'assassinat de Victor Noir par un membre de la famille impériale.
L'enquête avait eu ses propres rebondissements, mais les rumeurs sont encore allées bon train ensuite, puisque la police et les juges alimentaient l'idée qu'il y avait eu des complices, et puisque l'origine alsacienne commune du meurtrier et des victimes va favoriser l'idée d'un meurtre commandité par les prussiens une fois passée l'année terrible. En octobre 1871, Rimbaud aurait pu entendre parler de cette nouvelle thèse farfelue par exemple.
En tout cas, un autre fait m'interpelle.
En février 1872, selon le témoignage manuscrit lui-même, Rimbaud a composé un poème intitulé "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire d'un poème du recueil Emaux et camées de Théophile Gautier. Le poème de Théophile Gautier est en deux parties, il s'intitule "Etude(s) de mains" avec une variation singulier/pluriel dans le titre selon les mentions.
Une partie du poème de Gautier est consacrée à décrire la main de l'assassin poète Lacenaire. Et l'autre partie décrit la main d'une femme d'une autre époque nommée "Impéria", ce qui coïncide avec la logique de Rimbaud de confondre un assassin sordide condamné à mort avec l'Empire, d'abord dans "Paris", une des "Conneries", puis dans un quatrain intitulé "Vers pour les lieux", sachant que le quatrain daterait de mars 1872, donc suivrait de peu la composition des "Mains de Jeanne-Marie".
En clair, si on fait le rapprochement entre Lacenaire et Troppmann, nous pouvons rapprocher les poèmes "Paris" et "Vers pour les lieux" des "Mains de Jeanne-Marrie". Et il y a un lien troublant entre les deux. Gautier décrit la main de l'assassin Lacenaire en s'interrogeant quelque peu sur ce qui fait qu'une main soit celle d'un assassin. A quoi reconnaît-on une main d'assassin ? Qu'a-t-on conservé en moulant une main d'assassin ? Et il se trouve que le moulage de la main de Troppmann est lui-même célèbre, ce moulage est conservé au musée de la préfecture de police de Paris et nous avons droit à une photographie d'un moulage dérivé sur la page Wikipédia consacrée à Troppmann. Notons que sur cette même page Wikipédia nous avons juste au-dessus l'illustration de couverture du caricaturiste André Gill de Troppmann guillotiné et donc recueilli au fond du "Panier des Grâces".
Ce dessin a été publié dans le journal L'Eclipse le 23 janvier 1870, sans faute d'orthographe au nom "Troppmann".
En clair, dans le sonnet "Paris", on peut relier étroitement les quatre mentions : "Kinck", "Trop(p)mann", "Gill" et "Panier / Des Grâces".
Mais le lien qui s'établit avec Lacenaire permet de nouveaux prolongements. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" s'interrogent sur ce que sont les mains des femmes de la Commune, si décriées dans la presse et décrites injurieusement par Dumas fils comme inhumaines, moches, bestiales, etc.
On voit clairement que Rimbaud dit que ces mains ne sont pas celles d'une princesse comme Impéria, avec l'opposition nette aux mains pleins de blancs et de carmins, mais qu'il les magnifie par opposition au désaveu criminel. Elles ont tué pour une cause et on les voit comme les mains d'un Troppmann ou d'un Lacenaire, c'est ça que dit très clairement le poème de Rimbaud.
Et ces mains étant enchaînées, le poète déclare en sus s'y enchaîner d'amour.
Ce gain est-il maigre de constater une continuité des préoccupations de Rimbaud à partir du lien entre Troppmann (deux contributions zutiques) et Lacenaire (mention explicite de la source de Gautier aux "Mains de Jeanne-Marie") ? Non, c'est déjà intéressant en soi et pour soi.
Je rappelle aussi que le poème de Gautier est antérieur à l'affaire Troppmann, donc on a dû apprécier d'autant plus le moulage de la main de Troppmann qu'il existait un poème de Gautier sur la main de Lacenaire.
Et Lacenaire a plusieurs meurtres à son actif, et il a été guillotiné tout comme Troppmann.
Mais cette fois, nous entrons dans le cas troublant d'un poète-assassin. Mais, d'autres éléments inattendus apparaissent.
La dénomination de "Vilains Bonshommes" des poètes parnassiens vient du journaliste martiniquais Victor Cochinat, lequel a publié en 1864 un livre sur Lacenaire. Cela peut éventuellement concerne l'invention du sonnet "Paris" de Rimbaud, puisque les artistes cités sont assimilés à de "Vilains Bonshommes" dans la proximité des mentions "Tropmann" et "Panier / Des Grâces".
Cochinat a fourni la grande édition d'époque des documents du procès et de sa condamnation en les faisant suivre des poésies et des chansons, tandis que suite à sa mort en janvier 1836 des mémoires en deux tomes de l'assassin avaient été publiés.
Je n'ai pas suivi de près l'affaire Lacenaire. Il a été forcé d'avouer un double meurtre commis en décembre 1834, suite à la dénonciation notamment de ses complices, et il va ensuite avouer tout son passé criminel, ce qui va permettre de fixer un peu ses actes de 1829 à 1834 notamment, et affronter courageusement sa mise à mort au grand désarroi des autorités.
Et tout ça vit de manière littéraire par les publications posthumes.
Or, je possède un livre un peu curieux et à vrai dire suspect par endroits. L'auteur est un certain Monsieur Claude et il s'agit de Mémoires d'un chef de la Police de Sûreté sous le second Empire, sauf que ça parle du demi-siècle de carrière de cet homme qui aussi connu la Monarchie de Juillet, la seconde et la troisième République.
Le livre n'est pas complet et le caractère très romancé de l'ouvrage me fait douter des témoignages. Qui plus est, il s'agit d'un ouvrage postérieur à l'activité poétique de Rimbaud.
Monsieur Claude s'oppose aux méthodes de canaille d'un Vidocq, et il décrit son histoire personnelle en se mêlant comme par hasard aux affaires les plus célèbres : nous aurons à la fois Lacenaire et Troppmann, avec aussi les comportements malfrats du futur Napoléon III, etc. Pourtant, l'affaire Lacenaire est lié aux noms auxquels monsieur Claude succède : Pierre Allard et Canler.
Monsieur Claude se met en scène, et c'est un peu grâce à son intuition sur la vraie nature criminelle de Lacenaire en 1829 qu'il devrait d'avoir été recommandé à la préfecture de police. Mais sa relation privilégiée à Lacenaire ne s'arrête pas là, puisque Lacenaire aurait été démasqué par monsieur Claude lui-même.
Un peu avant son arrestation, Lacenaire rencontre à nouveau monsieur Claude et lui demande de le défendre quant à la paternité d'une chanson, chanson où l'expression "sergent de ville" brille de manière centrale dans le refrain. Lacenaire a été arrêté à Beaune, en Bourgogne et donc loin de Paris, et il agissait sous un faux nom, et la police en était au recoupement de quatre faux noms. Or, monté à Paris, le hasard fait que monsieur Claude reconnaît le notaire véreux de 1829 et celui pour lequel il a attesté qu'une chanson était authentiquement sienne quelques années après, lorsqu'un directeur de journal avait publié les vers de Lacenaire sous son nom.
Ce serait cette chanson qui aurait servi à identifier le vrai nom de Lacenaire. Et comme l'expression "sergent de ville" est présente dans "Paris", je suis un peu interpellé.
Mais je ne sais pas ce que ça vaut, probablement une coïncidence.
Notons tout de même que cette chanson consiste précisément à confondre le meurtrier au ban de la société avec "Sa Majesté" :
 
Sire, de grâce, écoutez-moi,
Sire, je reviens des galères,
Je suis voleur, vous êtes roi,
C'est à peu près la même affaire...

[...]

Sire, de grâce, faites-moi,
Ah ! faites-moi sergent de ville.
 
Pour l'instant, je n'en suis pas plus loin que ce rapprochement.
Mais j'en profite aussi pour revenir sur la prose liminaire d'Une saison en enfer.
Je l'ai dit, il est invraisemblable que les rimbaldiens ne comprennent pas le sens de cette prose liminaire.
Plusieurs rimbaldiens doutent si Rimbaud parle de la charité au sens large ou de la charité au sens de la vertu théologale, mais surtout deux faits sont inquiétants. Plusieurs rimbaldiens dont le colonel Godchot et Pierre Brunel écrivent que le rêve du festin ancien est provoqué par Satan, ce que Jean Molino épinglant le seul écrit de Brunel a qualifié de non-sens. Satan ne vole sûrement pas au secours de la charité chrétienne. Cependant, Molino enchaîne en considérant que Satan se fâche contre le rejet de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !", puisqu'il lie le fait de rêver aux "aimables pavots", et du coup laborieusement Molino explique que le poète n'a fait que rêver sa révolte contre la justice, les bourreaux, etc., et que la charité n'est pas la vertu théologale mais une nouvelle conception personnelle compatible avec Satan.
Non !
Il y a des oppositions terme à terme on ne peut plus claires dans le texte rimbaldien. On a une claire opposition de la vie et de la mort, "ma vie" contre "Gagne la mort", sachant que "Gagne la mort" est l'expression ironiquement retournée "perdre la vie".
On a aussi des liens logiques indiscutables au plan de la métaphore filée. La charité serait la clef du festin, charité clairement vertu théologale à n'en point douter, et justement lors du festin tous les coeurs "s'ouvraient", on a bien un lien entre le mot "clef" et le choix verbal "s'ouvraient". Et ce n'est tout de même pas compliqué d'identifier le calembour, ironique par omission : "Cette inspiration divine qui n'est qu'une inspiration prouve que j'ai rêvé !"
C'est on ne peut plus limpide. Rimbaud a rêvé ce festin où s'ouvraient tous les coeurs et non pas la révolte qui s'en est suivi. C'est bien sur la réalité de ce festin que s'exerce un doute dès les premiers mots : "Jadis, si je me souviens bien..."
C'est la révolte qui est une chute et un sommeil, autrement dit un cauchemar, et Rimbaud parle ironiquement d'une couronne "de si aimables pavots", puisque il est victime d'une séduction en se révoltant et puisque cette séduction n'est pas celle de l'amour mais de la haine couplée à la misère.
Et Satan dit bien "Gagne la mort" et "tu resteras hyène", or la hyène c'est bien sûr ce qui renvoie au comportement du poète faisant le bond sourd de la bête féroce.
Et ici, je voudrais vous alerter sur une autre anomalie du discours du colonel Godchot que j'avais déjà en tête quand j'écrivais mes deux articles précédents, mais je vous ai fourni le texte de Godchot après mon analyse en vous laissant juger par vous-même de l'effet détrompeur de mon discours sur les propos de Godchot.
Vous avez dû remarquer cette anomalie selon laquelle Godchot confond l'expression "Gagne la mort" avec le fait de vivre toute sa vie telle une hyène. Or, non, le sens n'est pas le même entre "tu resteras hyène" et "Gagne la mort". Le projet de Satan c'est d'amener sa proire à la mort en lui mentant, mais pour cela il y a un état de hyène et Satan dit au poète que de toute façon il ne pourra jamais se départir de ce nouvel état. Or, on voit que le colonel Godchot, mais aussi les rimbaldiens récents qui pourtant se sont éloignés de la confusion de Brunel et de Godchot, minimisent le "Gagne la mort" en interprétant que si le poète vit en hyène en continu quand il mourra ce sera une victoire, alors que ce n'est pas ça le discours. La mort est elle-même le but.
Mais ce qui est frappant, c'est que, même si Rimbaud va se tenir à l'écart des criminels dans le discours tenu dans "Mauvais sang", dans la prose liminaire il en va différemment, le poète se décrit comme en guerre contre la justice et il est qualifié de hyène par Satan, ce qui appartient clairement au vocabulaire de la police à l'époque, comme l'attestent les Mémoires de Monsieur Claude où dans le notaire Lacenaire il identifie le regard d'une hyène, regard de hyène qui sera aussi celui de la jeune fille l'emmenant dans un coupe-gorge impliquant le prince Louis-Napoléon Bonaparte, etc.
En clair, les rimbaldiens doivent aussi comprendre que "Tu resteras hyène", c'est une identification du poète à une sorte de "forçat intraitable", à un repris de justice, etc., et à la fin à un criminel, le poète précisant tout de même qu'il ne fait jamais qu'en prendre l'air.
Et donc il y a le vocabulaire d'une littérature criminelle d'époque, d'une littérature des bas-fonds qui structurent quelque peu le récit d'Une saison en enfer. J'ignore évidemment les textes précis en question, Sue, Vidocq, etc.