Une des intentions de cette série d'articles autour des "lettres du voyant" et de la section "Alchimie du verbe", c'est de réfuter le cloisonnement entre les époques poétiques de Rimbaud. Nous aurions une production précoce non soumise aux impératifs de la conception du voyant, où les ambitions intellectuelles de "Credo in unam" ne s'émanciperaient pas d'un tribut aux sources nombreuses sollicitées. Le poème "Credo in unam" n'affirmerait pas une pensée propre, ce ne serait qu'un centon, et les autres poèmes de 1870 seraient étrangers à la grande pensée poétique à venir, alors qu'ils sont la genèse de cette éthique du "voyant" et qu'ils mettent en place les premiers éléments de son régime. Puis, je m'attaque bien sûr à l'idée que les poèmes contenus dans les lettres "du voyant" ne seraient pas des illustrations du projet, alors même que Rimbaud nous les présente bel et bien en tant que tels, et il s'agit de "Mes petites amoureuses", "Le Cœur supplicié", "Chant de guerre Parisien", "Accroupissements", "Les Poètes de sept ans" et "Les Pauvres à l'Eglise". Puis, je dénonce bien évidemment le fait de ne considérer "Voyelles" que comme une parodie dominée par un esprit de blague, le fait de réduire "Le Bateau ivre" à un exercice de bravoure poétique, et j'entends démonter le clivage opéré au plan des poèmes du printemps et de l'été 1872 à cause leur côté "exprès trop simple". En réalité, il existe une certaine hétérogénéité des poèmes du printemps et de l'été 1872, puisqu'ils incluent "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", "Michel et Christine" et "Mémoire", mais Verlaine a parlé d'un poète qui fit mine de virer de bord en passant à l'exprès "trop simple", et nous avons des poèmes à l'apparence de "chansons" qui célèbrent un rapport immédiat à la Nature, en exaltant l'expression de la faim ou de la soif. Les poèmes de 1871 et du début de l'année 1872 étaient en vers réguliers et s'ils étaient hermétiques ils avaient des sujets sensiblement politiques, une certaine densité sémantique. Les poèmes du printemps et de l'été 1872 exaltent très souvent la Nature, ont une versification irrégulière et sont hermétiques à la mesure d'énoncés désarmants du genre : "la mer allée / Avec le soleil". Puis, Rimbaud a repris des discours plus denses, plus faciles à percevoir comme exprimant une critique de la société, une satire, mais sous la forme de poésies en prose dont l'écriture et les thématiques ne recoupent pas pleinement les productions en vers antérieures, et cela que ce soit dans Une saison en enfer ou dans les poèmes en prose des Illuminations. Cela semble dresser le tableau d'autant d'entreprises poétiques distinctes, et pourtant tout cela est lié.
Tirée de "Alchimie du verbe", la citation : "La morale est la faiblesse de la cervelle", a été l'occasion de souligner qu'il y a une continuité entre ces manières poétiques diverses, et une des idées, c'est que l'exaltation faussement naïve de la Nature dans les vers chansonniers de 1872 ont à voir avec la revendication de "pensée chantée et comprise du chanteur" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 et ont à avoir avec le fait d'exprimer un rapport au monde du type du "dérèglement des sens", mais un rapport au monde qui opère la même critique de la société que les poèmes en vers satiriques de 1871 et que les poèmes en prose ultérieurs. Mais tout cela nous en parlerons en son temps.
Nous avons vu dans les parties précédentes que dès les "lettres du voyant" Rimbaud dénonçait la "morale" comme "faiblesse du cerveau", mais la "morale" mesurée dans la façon de se devoir à la Société, ce que notre poète opposait à une morale faisant place à la bienveillance d'orgueil pour citer "Génie". Nous avons également apprécié la force de la formule "On me pense" qui ne doit pas se lire dans son sens littéral. Le "On", ce n'est pas la société qui pense le poète, et finalement nous avons constaté que les "lettres du voyant" sont une triangulation entre trois "Je" : nous avons le Je-inconnu, le "Je" de la poésie subjective et enfin le "Je" de la poésie objective.
En vrai, un débat complexe peut concerner l'emploi du pronom "On" dans les deux lettres. Cela n'empêchera pas de parler de la triangulation entre trois "Je", mais exposons préalablement le problème du "On" et du "Je". Dans la lettre à Izambard, je relève les emplois suivants du "on" : ""On se doit à la Société", "on me paie en bocks et en filles", "on devrait dire : On me pense". Il y a quatre emplois du pronom "On", et les deux derniers sont enchaînés : "on devrait dire : On me pense" ! Est-ce le même "on" qui passe de "on devrait dire" à "On me pense" ? Telle est la question.
Dans la lettre à Demeny du 15 mai, la formule "On me pense" n'est pas reprise, mais nous observons plusieurs mentions du pronom "on" : "On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches que...", "on est chez soi et l'on a le temps", "On n'a jamais bien jugé le romantisme", "on agissait par, on en écrivait des livres", "On savourera longtemps la poésie française, mais en France."
D'emploi familier, le "on" semble assez dépréciatif dans plusieurs des citations que nous venons de faire, ou du moins désinvolte. Il y a deux choix possibles au plan du "On" de "On me pense". Soit il se fond avec la masse des autres emplois du "on" et notamment avec le "on" de "on devrait dire" qui l'introduit. Soit il est sur un autre plan, et par exception dans les deux lettres il ne désigne pas un collectif humain imprécis, mais une entité intérieure dont nous ne sommes pas pleinement conscients. Quel que soit celui des deux cas que nous retiendrons, de toute façon, Rimbaud n'emploie pas l'expression "On me pense" au sens littéral : "les gens pensent [ceci] de moi". Dans le premier cas de figure, le "on" est dénoncé en tant qu'instance sociale involontaire : "On n'a jamais bien jugé le romantisme", "On me pense", "on agissait par, on en écrivait des livres". Dans le deuxième cas de figure, le "On" avec du coup une majuscule volontaire désignerait l'entité intérieure, et c'est pour ne pas le confondre avec les autres emplois de "on" que Rimbaud ne l'aurait pas repris dans la lettre à Demeny et il l'aurait remplacé par des explications métaphoriques d'un autre ordre. Si ce "On" doit se comprendre comme une entité intérieure que nous cernerions mal, il prendrait la forme dans la lettre du 15 mai de "l'éclosion de [cette] pensée [intérieure]", celle qui "fait son remuement dans les profondeurs" en tant que "symphonie" ou qui "vient d'un bond sur la scène". Et il y aurait donc bien dans le discours même de Rimbaud une part de la création artistique qui échapperait à notre conscience, à notre volonté, à notre maîtrise rationnelle.
Dans la mesure où la formule "Je est un autre" est reprise le 15 mai, nous pouvons sonder l'environnement textuel immédiat de la lettre à Demeny pour tenter de cerner les réécritures du passage izambardien :
[...] Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. -Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Voici la partie correspondante dans la lettre du 15 mai à Demeny :
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini[] ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
Nous pouvons apprécier d'autres reprises que celle de la formule "Je est un autre". Le mot "faute" circule de l'un à l'autre extrait : "Ce n'est pas du tout ma faute" contre "il n'y a rien de sa faute", et cela se superpose au réemploi de la métaphore de l'instrument de musique. Comparez : "Tant pis pour le bois qui se trouve violon" et "Si le cuivre s'éveille clairon..." L'alliance de mots en principe contradictoires "La raison m'inspire" est très proche du persiflage du "Je pense" transformé en "On me pense". Qui plus est, les deux extraits témoignent d'une même tendance à laisser s'accumuler les occurrences du pronom "on" de "on devrait dire : On me pense" aux trois emplois successifs en deux phrases : "on est chez soi et l'on a le temps. / On n'a jamais bien jugé le romantisme..." Enfin, les deux extraits font explicitement référence au "cogito ergo sum" cartésien : "Je pense", "Car Je est un autre", "inconscients qui ergotent", d'un côté et "La raison m'inspire plus de certitudes", "Car Je est un autre", "j'assiste à l'éclosion de ma pensée", "Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la définition fausse...", de l'autre côté.
Pour rappel, le cogito cartésien, tout fondamental qu'il est dans l'histoire de la philosophie, avec des antériorités du côté de saint Augustin qui peuvent intéresser la lecture de Rimbaud également, est contesté par certains philosophes, dont Diderot et plusieurs anglo-saxons, et cela s'est prolongé au vingtième siècle avec Heidegger qui soutient, mais peut-être de manière plus fragile qu'il n'y paraît que le langage et son armature logique ne devraient pas être mobilisés par Descartes au point que celui-ci n'aurait pas dû dire "donc" (je trouve discutable la prétendue réplique logique de Heidegger, mais peu importe), et si le "cogito ergo sum" est imparable sur un certain plan il n'échappe pas à la possibilité d'être réévalué, corrigé. Husserl qui développe une pensée dans la continuité de Descartes a développé une idée de conscience adaptée à sa théorie de la phénoménologie et beaucoup d'enseignants de philosophie s'y laissent tromper à tel point qu'ils soutiennent que la pensée de Husserl n'est pas dans la continuité de Descartes. Mais tout ce débat ne nous concerne pas ici.
Il est certain que que Rimbaud joue à son tour à mettre en cause l'enseignement de Descartes sur le "Moi", et à cette aune je trouve donc important de faire plus attention aux deux écrits Discours de la méthode et Méditations métaphysiques du philosophe du dix-septième siècle, et il est même nécessaire de bien mesurer dans la troisième méditation l'emploi par Descartes de l'expression récurrente "réalité objective" quand Rimbaud impose le couple "poésie objective" et "poésie subjective". Le positiviste admettra les emplois "réalité objective / subjective" ou "idées objectives / subjectives", mais l'emploi du nom "poésie" en lieu et place et de "réalité" et "idées" est foncièrement déconcertant. Mais, demeurons-en à la réécriture du "On me pense" dans la lettre à Demeny du 15 mai. Cela est remplacé par le procès d'un mauvais jugement ayant été prononcé sur le romantisme avec l'idée que la chanson du romantique n'est pas celle comprise par le chanteur, ce qui revient à dire que la chanson est moins la production d'un "Je" que d'une entité qui nous échappe.
Dans le glissement de "Je pense" à "On me pense" dans la lettre à Izambard, faut-il envisager un mécanisme de glissement du type de celui qui passe de "On se doit à la Société" à "Je me dois à la Société", tel qu'il apparaît plus haut dans le même courrier ? Le "On me pense" désignerait donc l'échec d'analyse par la collectivité, par qui que ce soit. Par conséquent, dans "On me pense", la production verbale "pense" ne serait pas valorisée, elle sonnerait faux, mais il serait plus exact de dire "On me pense" que "Je pense", car "On me pense" serait une prise de conscience de cette erreur.
Outre le glissement de "On se doit à la Société" à "Je me dois à la Société", avec la perfidie pour le coup du "j'ai raison" qui s'appliquerait à un "Je" et non à un "On", le passage sur le jugement à porter sur le romantisme peut très bien aller en ce sens : le "On", c'est les "romantiques" qui ne sont que des "chanteurs" "inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait", c'est "les critiques", etc., c'est enfin "Des fonctionnaires, des écrivains", puisque "auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !"
L'autre lecture du "On" peut être de l'assimiler à cette force intérieure inconnue en nous qui nous façonne sans que nous n'en ayons bien conscience. Et cela expliquerait comme je l'ai déjà dit l'évitement de la reprise du "On me pense" dans la lettre à Demeny, et cela rejoint l'idée d'assister à "l'éclosion de ma pensée", où, malgré le possessif "ma", la pensée elle-même est une éclosion que le Je ne produit pas, mais observe.
J'ose croire avoir ainsi bien posé le problème.
Ce qui s'impose, quel que soit le choix de lecture pour le pronom "On", c'est la triangulation du "Je" : nous avons 1) une pensée intérieure dont l'éclosion s'impose à nous, 2) un emploi conscient du "Je" et 3) un "Je" qui observe. La "poésie subjective" concerne le point 2) et la "poésie objective" concerne le point 3). En revanche, le binôme "poésie subjective" / "poésie objective" ne doit pas faire oublier qu'il y a l'inconnu de soi-même exprimé en point 1). Le point 3) de la poésie objective consiste à objectiver le subjectif de 2), mais pour cela il faut aussi que le point 3) observe la part des manifestations du point 1).
Si le "On" est interprété comme la force intérieure dans "On me pense", il est le point 1), autrement dit la source de l'éclosion de ma pensée. Si le "On" est interprété comme un état d'analyse amorphe, il correspondrait alors plus volontiers au 2) et le le point 1) désignerait alors bien le "me" de "On me pense" et le "Je" de "Je est un autre", ainsi que le "Je" de "Je me dois à la Société" par opposition à "On se doit à la Société". Remarquons qu'une incise de la lettre à Izambard a son écho dans la lettre à Demeny : "On se doit à la Société, m'avez-vous dit" et "En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l'Action." Cette dernière citation suit directement cette autre faite plus haut de la lettre à Demeny, elle suit directement, en ouvrant un nouveau paragraphe la fin de phrase : "en s'en clamant les auteurs !"
L'idée peut éventuellement être d'une distribution en quatre instances : 1) la source intérieure de la pensée, 2) le Je subjectif qui se croit auteur, 3) le Je objectif qui fait retour sur la relation de 1) à 2) et un peu en marge le 4) du On d'une société conditionnée.
Une idée d'importance, c'est que la création artistique ne doit pas être involontaire. Il y a une part de la création qui est inconsciente, mais nous ne serons poètes qu'à mesure de l'étude maîtrisée de ce rapport entre la pensée qui éclot en s'imposant et la conscience de l'artiste. Voilà qui permet de réduire à néant les prétentions lâches de rimbaldiens qui veulent qu'on se passe de commentaires et de gloses de ces lettres et des poésies de Rimbaud. Il est clair que le poète oppose la "raison" aux "colères" des "jeunes-France" et il dénonce clairement les "inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait".
La création artistique ne doit pas être involontaire, et en ce sens on ne peut résumer le projet rimbaldien à une course à l'altérité pour trouver de l'inconnu quel qu'il soit.
Je vais bientôt me pencher sur le couple "poésie objective" et "poésie subjective" qui pose problème. Je rappelle que le mot "voyant" a été mis en vogue par les romantiques, que Rimbaud, dans sa lettre à Banville de mai 1870, unissait les courants romantiques et parnassiens en parlant de "nos maîtres de 1830", que dans la lettre à Demeny les parnassiens sont assimilés à des "seconds romantiques", tandis que les premiers "voyants" reconnus sont les deux grands romantiques Lamartine et Hugo. Et nous verrons plus loin que les concepts de "poésie subjective" et "poésie objective" posent quelque peu problème si Rimbaud se réclame en incluant les parnassiens d'une filiation au romantisme, mouvement mal jugé selon lui, mais dont il entend saluer la véritable nature : "On n'a jamais bien jugé le romantisme..."
Avant d'en venir à ce sujet, j'ai d'autres mises au point à engager.
Comme j'ai montré une équivalence d'un passage de la lettre à Izambard avec un passage de la lettre à Demeny, je peux poursuivre en montrant que d'autres extraits de la lettre à Demeny apportent eux aussi des formes d'équivalence.
Après la citation que nous avons faite plus haut de trois paragraphes de la lettre à Demeny, Rimbaud revient sur le début de la lettre, en parlant de l'exemple grec, puis il dénonce le moisissement du jeu, ce qui est une redite du début du courrier également : "En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l'Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : - c'est pour eux." Cette dernière phrase reprend le passage du début de lettre : "[...] tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes" et même de cet autre : "[...] le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !" La reprise du mot "jeu(x)" n'échappe à personne, ni les échos : "rime" et "délassements" / "prose rimée" et "avachissement", sans oublier la résonance plus latente entre "renouveler ces antiquités" et "libre aux nouveaux d'exécrer les anciens". Et puis, Rimbaud, dans un jeu de basculement, retourne à l'idée du "Je est un autre" et c'est ce qui justifie l'analyse comparative de l'extrait cité suivant :
[...] L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
Il ne faut sans doute pas s'arrêter à une indignation devant le caractère injurieux du texte de Rimbaud qui oppose l'intelligence à une histoire humaine dominée par des imbéciles célèbres. Il faut mettre en relief cette exigence d'intelligence dans tous les cas, et on observe la dérision en ce sens de l'expression : "ramassaient une partie de ces fruits du cerveau", avec une perfide reprise de l'idée de moisi, puisque les fruits à terre ont sans aucun doute pourri, et cela laisserait planer un autre calembour inquiétant quant aux vers qui résulteraient de ces jeux de curieux. Notons aussi le jeu sémantique qui met en tension l'expression "vers et lyres rhythment l'Action" et la nonchalance de la formule "on agissait par".
Je vais éviter de définir pour l'instant le syntagme "l'intelligence universelle", sachant qu'éduqué à la fin du vingtième je répugne à utiliser un concept à la Herder d'inconscient collectif. En revanche, je relève la mention "éveillé" et celle de "plénitude du grand songe", cela reprend l'image de l'instrument de musique développée un peu plus haut dans le même courrier : "Si le cuivre s'éveille clairon...", et le "grand songe" est du coup à rapprocher du principe de "l'éclosion" et surtout du "remuement dans les profondeurs", voire du concept de "scène" ! J'ajoute que le poème "Les Poètes de sept ans" est inclus dans la lettre suivante à Demeny du 10 juin 1871, lettre qui s'impose d'autant plus comme une extension naturelle à la lettre du 15 mai qu'elle contient "Le Cœur du pitre", variante au poème "Le Cœur supplicié" inclus dans la lettre à Izambard du 13 mai. Or, j'ai tendance dans le par cœur de ma mémoire à non pas déformer mais vouloir déformer l'expression "remuement dans les profondeurs" en "remuement calme dans les profondeurs" à cause des trois vers suivants des "Poètes de sept ans" introduit par une mention verbale "il rêvait" qui implique l'idée d'une "plénitude du grand songe" :
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houlesLumineuses, parfums sains, pubescences d'or,Font leur remuement calme et prennent leur essor !
Ces trois vers sont d'ailleurs à rapprocher des vers 9 et 14 de "Voyelles" qui forment un bouclage au plan des tercets :
U, cycles, vibrements divins des mers virides,[...]- Ô, l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Rejet de l'adjectif et complément prépositionnel du nom, les deux vers de "Voyelles" ont une construction grammaticale parallèle avec un chiasme : "virides" et "violet" sont deux mentions de couleur amorcée par "vi-" (pour rappel, diérèse à "violet") et "divins" est en relation pour le sens avec les majuscules de majesté à "Ses Yeux". Les parallèles ne s'arrêtent pas là pour ces deux vers. Mais en regard des trois vers des "Poètes de sept ans", nous avons la superposition du rayon lumineux et du rythme des vagues, avec une idée d'amour universel et des "pubescences" à nettement rapprocher de la mention érotique finale de "Voyelles" d'un rayon violet émanant des yeux de la Vénus en laquelle le poète a déclaré croire en mai 1870. Le rêve est un motif important du poème "Credo in unam" devenu "Soleil et Chair" et quelle que soit l'importance que tout un chacun accorde à cette composition de 1870, centon parnassien ou exposé d'une pensée singulière saisissante, il ne fait aucun doute qu'esthétiquement le poème appartient au domaine d'illustration de cette "plénitude du grand songe" de poète.
J'ajoute que le participe présent dans "l'homme ne se travaillant pas" fait écho à l'affirmation : "Je serai un travailleur", de la lettre envoyée à Izambard deux jours plus tôt.
Maintenant que nous avons souligné cela, penchons-nous sur les emplois du pronom "Je". Ils sont nombreux dans les deux lettres, et leur relevé est fastidieux. Mais puisqu'il est faux de dire "Je pense", leur relevé permet d'apprécier ce que le poète veut bien concéder au "Je" en tant que sujet. Commençons par un relevé dans la lettre plus courte à Izambard, la seule qui contient la réécriture du "Je pense" et adjoignons-y les emplois du pronom objet "me" :
Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège [...]
On se doit à la Société, m'avez-vous dit
contre
Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison.
Un jour, j'espère [...], je verrai [...] je la verrai [...]
Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris [...] tandis que je vous écris [...] je suis en grève.
Maintenant je m'encrapule le plus possible.
[...] je ne saurais presque vous expliquer.
[...] je me suis reconnu poète.
Je vous donne ceci [...]
[...] je vous en supplie [...]
Sans surprise, malgré la critique du "Je pense", Rimbaud recourt au "Je" de manière habituelle, il ne réinvente pas l'ensemble de ses phrases. Nous pouvons penser que le "Je" ne peut être remis en cause dans sa fonction sujet que pour le seul cas du verbe "penser". Toutefois, le continuum de la langue empêche de considérer que la solution soit si simple. Et j'ai extrait de la liste les deux citations suivantes :
[...] je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : [...]
[...] tout ce que je puis inventer de bête, de sale [...] je le leur livre : on me paie en bocks et en filles.
Le fait de vouloir être poète est difficilement dissociable du fait de "penser" et dans l'autre citation, plus anodine dans son propos, il est tout de même question d'un "Je" qui invente ! Je note en même temps la première suite "on me" dans "on me paie..." avant la mention "On me pense".
Je n'ai pas mentionné les citations évidentes, je le fais rapidement pour rappel :
C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense.
Et j'en viens à ma dernière citation. J'ai relevé les mentions des pronoms "je" et "me", mais il faut y ajouter le pronom tonique "Moi" que j'ai cité dans "Moi aussi", mais que je dois citer encore dans la phrase suivante :
Vous n'êtes pas Enseignant pour moi.
Cependant, si j'isole cette dernière citation, ce n'est pas à cause de la mention "moi" qui nécessiterait un commentaire particulier, c'est à cause de ce qu'elle dit : "Vous n'êtes pas Enseignant [...]". La lettre oppose le poète qui, adepte d'une poésie objective, travaille à devenir "voyant" et le tenant d'une "poésie subjective" "horriblement fadasse" qui est redéfini en tant que "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire", sauf que ce dernier est tout de même retourné au métier de "professeur", fait partie des "corps enseignants", accomplissant ainsi son "devoir" envers "la Société". Rimbaud lui donne raison pour l'instant présent, concession minimale, mais qui annonce un renvoi. Puis, nous passons à une nouvelle étape du rapport entre l'émissaire de la lettre et le destinataire, le poète dit que l'enseignant ne peut pas comprendre et que lui qui a un nouvel enseignement à apporter ne se sent même pas en mesure de l'expliquer convenablement. Il n'en affirme pas moins son idée qu'il faut tendre à la poésie objective et que lui en est probablement plus capable que le professeur Izambard. Et cela nous vaut un exposé des idées essentielles, même si l'un ne comprend pas, même si l'autre se plaint de ne pas pouvoir bien s'expliquer. Et cette idée tourne autour de la prétention à penser : "C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense." Et c'est cette affirmation qui précipite le licenciement du professeur : "Vous n'êtes pas Enseignant pour moi." Pourquoi ne l'est-il pas ? parce qu'il croit qu'il pense et qu'il enseigne à ses élèves à croire qu'ils pensent, alors qu'ils ne sont pas conscients que leurs pensées ne sont pas celles d'un "Je", mais d'une entité qui leur échappe, et là on repartirait dans le débat si "On me pense" veut dire "On (la société) m'attribue des pensées comme si elles étaient à l'unisson de mon être profond" ou si "On me pense" veut dire "quelque chose, plutôt un ça qu'un on, formate une pensée en moi" et ce n'est pas ma volonté qui la produit de manière consciente et maîtrisée.
En tout cas, Izambard ne peut pas être enseignant s'il ne cherche pas à savoir ce qu'est la pensée, ce qui la produit, ce qui fait que le "Je" peut la contrôler, l'éprouver, etc. Il est un passeur de savoirs tout constitués, mais non interrogés.
Je ne vais pas citer tous les emplois du "Je" dans la lettre à Demeny pour cette fois. En revanche, il faut citer les phrases de Rimbaud qui explicitent l'idée que nous ne sommes pas les maîtres pleins et entiers des pensées que nous exprimons, et nous allons reprendre inévitablement des phrases des passages cités plus haut :
On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute.
[...] j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute [...]
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
[...] les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe.
[...] auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
J'insiste inévitablement sur certaines citations : l'homme n'a jamais existé en tant qu'auteur, créateur ou poète, donc ne peut pas dire "Je pense". Je rappelle que la mention soulignée "et comprise" a été rajoutée sous la ligne dans le corps de la lettre comme le précise Gérald Schaeffer dans sa transcription en 1975. Dois-je insister sur le fait que le "cuivre" est "clairon" grâce à une intervention extérieure, ce qui fait que sa musique n'est pas sa pure création personnelle, surtout quand au-delà de sa fabrication il est à chaque fois utilisé en tant qu'instrument (intermédiaire à la création) par le vrai musicien ? Si le poète "assiste à l'éclosion de [s]a pensée" et "l'écoute", c'est pour la maîtriser dans la mesure où à la base elle lui échappe. Je ne m'attarde pas sur les "fruits" ramassés au sol qu'on se repasse entre prétendus penseurs ou auteurs. Enfin, on ne saurait trop souligner le gérondif "en s'en clamant les auteurs" avec une première mention au pluriel du mot "auteur" avant l'expression de l'idée que ce profil d'homme n'a jamais existé. Le "Je" n'est pas auteur de sa pensée, c'est pour cela qu'il est faux de dire "Je pense" et c'est pour cela aussi qu'Izambard n'est pas reconnu en tant qu'enseignant par Rimbaud. C'est sa vision des choses, sa théorie. Et le texte du 15 mai continue en ce sens avec une allusion au "Connais-toi toi-même !" :
La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprendre. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; Cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel !
On me répliquera que tout le monde a compris la citation que je viens de fournir. Mais, dans ce cas, qu'on m'explique pourquoi le "Je est un autre" est cité comme étendard d'une course à l'altérité, qu'on m'explique pourquoi on se vante que la poésie de Rimbaud se passe de commentaires ! Je montre tout de même à quel point cette citation plus limpide entre en résonance avec des parties plus compliquées des deux lettres et vaut éclairage du sens des passages les plus compliqués, ce qui évite de mélanger ce que nous comprenons de limpide dans cette citation avec des élucubrations compliquées que nous formulons face aux phrases que nous comprenons mal. Je précise aussi que dans cette citation qu'on peut considérer comme plus limpide nous avons une troisième mention du mot "auteurs", une deuxième fois au pluriel, tandis que le mot souligné "égoïstes" fait écho à l'idée de cette "poésie subjective" de l'homme satisfait, avec relation "égo"-dans-"égoïstes" / "Je" / "sujet"-dans-"subjectif". Rimbaud reproche carrément à quelques-uns de s'attribuer leur(s) progrès intellectuel(s), ce qui reprend l'idée des fruits ramassés au sol, mais ce qui permet de pointer du doigt ceux qui parlent de "poésie objective" qu'ils éprouvent en lisant Rimbaud, puisqu'ils ne comprennent pas ce que Rimbaud a voulu écrire. Cette citation plus limpide est finalement bien cruelle à ceux qui se drapent dans la dignité de lecteur(s) de Rimbaud n'ayant pas à rendre compte du sens de ce qu'ils lisent, ils s'abritent derrière le nom d'auteur Rimbaud et donc s'attribuent des progrès intellectuels en tant que lecteurs passifs d'un poète autrement actif qu'eux.
Je reviendrai ultérieurement sur la fin de cette lettre avec le fait de vouloir devenir "voyant".
Le tour d'horizon sur le "Je" et sur la notion d'auteur dans les deux lettres a été instructif. Et nous avons ainsi une meilleure compréhension de ce que peut être un "Je" problématiquement subjectif.
J'ai d'autres éléments en réserve, je ferai prochainement une synthèse de mes lectures de réflexions de divers rimbaldiens sur ces lettres : Gérald Schaeffer, Henri Scepi, et plusieurs autres. Je citerai aussi un passage en prose de Sully Prudhomme.
J'ai d'autres éléments en réserve, je ferai prochainement une synthèse de mes lectures de réflexions de divers rimbaldiens sur ces lettres : Gérald Schaeffer, Henri Scepi, et plusieurs autres. Je citerai aussi un passage en prose de Sully Prudhomme.
Mais je voulais parler dès à présent du problème posé par le couple "poésie subjective" et "poésie objective".
Le couple de ces deux adjectifs est repris à la philosophie allemande, et précisément à Kant, et Madame de Staël a introduit précocement ce couple d'adjectifs dans la réflexion philosophique en les définissant dans son ouvrage De l'Allemagne. Le texte de madame de Staël est cité par Littré avec référence de sa source, et dans son édition des Lettres du voyant Gérald Schaeffer a cité le Littré mentionnant cette source. L'adjectif "objectif" est :
[...] opposé à subjectif, et se dit de tout ce qui vient des objets extérieurs à l'esprit ; cette nouvelle acception, qui est seule maintenant en usage, est due à la philosophie de Kant. "On appelle dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations." Staël, All. III, 6.
Malgré l'idée que les concepts ont été importés d'Allemagne, la définition des "idées objectives" en liaison aux sensations impose une référence à la pensée du sensualisme des Lumières dans le domaine français, et nous voyons se dessiner le conflit de ce mouvement des Lumières avec le romantisme, mouvement qui remet quelque peu au centre l'idéal, la pensée du moi, face au monde. Et précisément, les emplois de subjectif et objectif vont aller de pair avec une promotion du subjectif face à l'objectif. C'est le cas de Gautier dans son ouvrage L'Art moderne cité par Schaeffer.
Dans le cas des lettres du voyant, Rimbaud est l'auteur d'un poème en deux quatrains qu'il a fini par intituler "Sensation". Ce poème combat la reprise en mains par l'église d'une partie de la population au dix-neuvième siècle, après la période révolutionnaire, avec une dénonciation efficace des plaisirs du corps. Le poète apprécie le picotement des blés et transforme un cheminement dans la Nature en une aventure érotique plus marquée encore que ce que fait Baudelaire dans le sonnet "La Géante". Comme l'a indiqué Benoît de Cornulier, le chemin tracé dans la Nature suggère l'idée d'une pénétration sexuelle d'un champ assimilé à une Femme, autrement dit à la Vénus du poème "Credo in unam" contemporain. Rappelons qu'une version sans titre de "Sensation" accompagne la transcription de "Credo in unam" dans la lettre à Banville de mai 1870. Dans les "lettres du voyant", il est question également de "dérèglement de tous les sens", et la lettre implique assez nettement les sensations, tout en n'excluant pas une polysémie où le mot "sens" signifie aussi les "directions" et encore les diverses significations des mots. Rimbaud se déclare adepte de "l'hallucination des mots" dans "Alchimie du verbe" et selon le témoignage difficile à considérer comme suspect de la sœur Isabelle Arthur aurait répliqué à sa mère à propos de la signification du livre Une saison en enfer : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens." On peut plaider plusieurs significations du mot "sens" dans "dérèglement de tous les sens", mais celui d'un rapport aux sensations ne saurait toutefois être éludé. Rimbaud écrit aussi : "Cet avenir sera matérialiste", ce qui rejoint la perspective du courant du sensualisme qui était l'affirmation d'un matérialisme auquel allait s'opposer le romantisme.
Comment comprendre alors que Rimbaud associe le romantisme à son projet de "poésie objective", même si cette dernière mention est évitée dans la lettre du 15 mai qui seule parle directement de la filiation romantique ?
Le jeu a moisi durant deux mille ans, mais les "voyants" sont tous des romantiques selon Rimbaud qui mentionne Lamartine et Hugo comme les deux premiers poètes à avoir du "vu", puis Gautier, Leconte de Lisle, Banville et même Baudelaire forment l'ensemble des "seconds romantiques", et non le mouvement parnassien qu'une éducation théorique sommaire au vingtième sur les mouvements littéraires pourrait nous faire croire facilement opposable aux excès du lyrisme personnel des romantiques.
Une idée serait d'envisager que les romantiques ont été "voyants" par accidents, puisque Rimbaud suggère qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes leurs chansons et que leurs visions résultèrent d'accidents. Rimbaud mobilise l'image des locomotives et évoque l'idée du train qui finit par dérailler, qui sort de la norme du point de vue du pilotage dont on se demande s'il est sous contrôle, puisque les "locomotives" sont sujets de l'action dans la formule adoptée par Rimbaud.
Mais Rimbaud n'oppose pas les parnassiens aux premiers romantiques et parmi les "seconds romantiques" il cite Gautier dont nous avons dit qu'il faisait la promotion de l'idée de poésie subjective. Il ne suffit pas de prétendre que Rimbaud nous fait un pied-de-nez en incluant des poètes dans un principe contraire à ce qu'ils ont pu prôner. Il faut d'ailleurs ajouter pour précision qu'en reconnaissant Hugo et Lamartine comme ayant du vu et qu'en parlant de réévaluer la valeur positive de ce qu'est le romantisme Rimbaud considère que la démarche du romantisme et des poètes Lamartine et Hugo allaient dans le bon sens.
Il va de soi que la poésie romantique ne suppose pas une analyse réductrice l'opposant au matérialisme des Lumières. Le romantisme s'oppose aussi à une certaine rationalité froide des Lumières. Le romantisme suppose un mystère et s'exalte devant la Nature.
Et des poèmes comme "Credo in unam", "Voyelles" et "L'Eternité" permettent de cerner que le dérèglement poétique rimbaldien au plan des sensations a à voir avec une continuité de l'humain dans les forces naturelles qui n'entrent pas dans le cadre d'opposition du sensualisme des Lumières à la pensée romantique, et la poésie objective de Rimbaud n'est pas non plus le positivisme.
Il faudrait déjà apprécier dans les poèmes de Rimbaud les pièces les plus emblématiques de cette quête exprimée dans les lettres à Izambard et Demeny. Or, la critique rimbaldienne a échoué à rendre compte de "Voyelles" : c'est le cas de Steve Murphy qui n'a pas publié sur "Voyelles" et qui n'en fait pas cas dans ses écrits de synthèse sur Rimbaud. C'est le cas aussi d'Yves Reboul, Benoît de Cornulier et Philippe Rocher qui, après nous, ont publié des études sur "Voyelles", les deux derniers auteurs faisant écho à certaines mises au point développées dans nos propres travaux, mais tous trois n'ont pas rendu compte de la dimension métaphysique de ce sonnet. Ils n'ont pas pris la mesure de l'importance et de la puissance de pensée manifestée dans ce poème. Pourtant, "Voyelles" impose l'idée d'une vibration que l'homme observe pour se mettre à son unisson, ce qui est bien de l'ordre d'un rapport à l'inconnu, résultat du travail énorme annoncé dans les "lettres du voyant". Si "Je" n'est pas l'auteur de sa pensée aussi simplement que nous le prétendons, "Je" est dans un rapport au monde dont des poèmes-jalons "Credo in unam", "Voyelles", "L'Eternité" et "Génie" en particulier livrent la clef.
Cette discordance notionnelle dans l'emploi du couple d'adjectifs "subjective" / "objective" demeure à interroger. Nous allons nous intéresser dans les prochaines parties de cette grande étude aux analyses des lettres par d'autres rimbaldiens, et nous allons nous pencher aussi sur d'autres expressions célèbres "se faire voyant" et "dérèglement de tous les sens".
A suivre...
Pour bien comprendre les problèmes soulevés.
RépondreSupprimer- "On me pense", seule la valeur sémantique du verbe peut varier, mais les pronoms peuvent également ne pas reprendre les mêmes référents. Le poète dissocie deux "Je", duquel parle-t-il dans le "me" de "On me pense" et dans le "Je" de "Je est un autre". Le poète utilise l'indéfini "on" normalement "on n'a jamais bien jugé", "on devrait dire", "On se doit à la Société", mais dans "On me pense", voulait-il écrire un "ça me pense" sauf que son écriture a été contaminée par tous les "on" employés avant ou bien s'agit-il du même profil de "on" ?
- Je précise, le "On me pense" n'a pas été repris dans la lettre du 15 mai, donc Rimbaud a dû sentir que ce n'était pas clair pour son lecteur.
- Dans le même ordre d'idées, "poésie objective" et "poésie subjective", les gens diront "ouais, c'est le même sens que la philosophie, et ouais les sens, c'est les sensations, et ouais le subjectif il dénonce le lyrisme des romantiques, il veut être matérialiste comme il le dit.
- Ah bon ? Vous laissez passer que Gautier dit que la poésie ne doit pas être qu'objective, il faut de la poésie subjective, lui qui se revendique de l'art pour l'art, je rappelle !!! Et Rimbaud il dénonce l'inverse : l'abus de poésie subjective pour l'avènement de la poésie objective. En plus, la poésie objective serait un apport du romantisme, fût-il involontaire, et les premiers à atteindre à la poésie objective c'est Hugo et Lamartine, les parnassiens étant une seconde et une troisième génération romantique au jugement de Rimbaud. Il y a bien un problème, et j'observe encore une fois que dans la lettre du 15 mai ce couple d'adjectifs disparaît comme si Rimbaud encore une fois se reprochait de s'être excité pour des concepts qu'il aurait employés prématurément, sans faire attention aux contradictions.
Je précise par ailleurs que Rimbaud n'aime pas trop dans l'opposition entre deux termes prendre parti tout uniment pour un seul terme. Il préfère être plus compliqué que ça. On le voit dans "Credo in unam" ou "Voyelles" qu'il n'est pas pleinement matérialiste contre le spiritualisme. Et l'opposition du subjectif et de l'objectif est très problématique, on sent qu'il faut les deux intuitivement.