Je vais parler pour cette fois uniquement de la lettre à Izambard du 13 mai, elle permet de traiter successivement deux points importants : d'une part, le fait de se devoir à la société, ce qui rejoint l'idée de mise en cause de la morale comme faiblesse, et d'autre part l'opposition entre poésie subjective et poésie objective qui n'a pas été reprise dans la lettre du 15 mai à Demeny. Pour précision, je vais parler de la seule lettre à Izambard dans les parties 3 et 4 de mon étude.
Je vais m'appuyer sur le commentaire déroulé par Gérald Schaeffer et pour commencer je me débarrasse de points dont il ne m'intéresse pas de débattre cette fois-ci.
Schaeffer a transcrit la lettre et le poème qu'elle inclut des pages 112 à 114 du livre de 1975 intitulé Lettres du voyant et rangé sous le nom d'auteur d'Arthur Rimbaud. Son commentaire de cette seule lettre s'étale de la page 115 à la page 131, à ceci près que nous avons un paragraphe d'introduction qui concerne les deux lettres pour une moitié de la page 115. Je ne reviens pas sur la mise au point en ce qui concerne la publication originelle du document par Izambard, mais aux pages 117 et 118 Schaeffer revient à nouveau sur la comparaison entre les deux lettres et surtout formule des avis problématiques au sujet du dialogue avec Izambard. Premièrement, page 117, Schaeffer écrit ceci : "Le commentaire d'Izambard passe trop au-dessous du texte pour que nous en discutions longuement." Ce jugement est largement partagé parmi les rimbaldiens, j'ai même entendu lors d'une conférence (faut que je vérifie si c'est reconduit dans l'article qui y correspond) qu'Izambard aurait tort de penser que la métaphore du bateau dans "Le Cœur supplicié" annonce de loin en loin "Le Bateau ivre". Pour moi, il est au contraire évident que le régime métaphorique d'ensemble des deux poèmes est lié. Qui plus est, il faut rappeler qu'Izambard a soutenu avoir répondu aux triolets de Rimbaud par la composition d'un poème en triolets intitulé "La Muse des méphitiques" qui témoigne au-delà de la forme choisie des triolets d'une identification du rapport à Banville de ce poème. Izambard sait que "Le Coeur supplicié" est sous influence de Banville et la composition "La Muse des méphitiques" relève d'évidence d'une lecture des Odes funambulesques de Banville pour d'autres détails que la forme de poème en plusieurs triolets. Je ne vais pas m'attarder à établir cela, je le ferai une autre fois, j'ai déjà dû en parler sur ce blog à l'occasion je pense. Enfin, j'ai déjà mis aussi sur ce blog des articles où, dans une démarche comparable à celle de Jacques Bienvenu, je précise qu'il y a des lettres antérieures de Rimbaud à Izambard qui ne nous sont pas parvenues mais dont l'existence ne saurait être niée au vu des entrées en matière des lettres qui nous sont parvenues. Et justement il faut au contraire se confronter au commentaire d'Izambard car celui-ci connaissait contrairement à nous d'autres propos que Rimbaud lui avaient adressés, et il savait aussi ce qu'il avait lui-même écrit à Rimbaud. Et, cerise sur le gâteau, il ne faut pas perdre de vue qu'Izambard veut poser à son avantage et ne veut pas mettre le doigt trop clairement sur les reproches faits par Rimbaud. En réalité, il faut d'évidence évaluer les non-dits d'Izambard. On le comprend, le travail de Schaeffer n'est pas parfait et a des lacunes causées par des préjugés. Deuxièmement, page 118, Schaeffer écrit ceci : si Rimbaud espère des réponses rapides des deux destinataires, "c'est sans aucun doute chez Demeny qu'il juge trouver un accueil favorable, - ou, en tout cas, un esprit qui se situe au niveau de ses propres recherches." Ce qu'écrit Schaeffer n'est pas logique pour moi, puisque mon "en tout cas", imposerait plutôt l'ordre inverse. Je rappelle, et d'autres rimbaldiens l'ont déjà rappelé auparavant, que Rimbaud a écrit à Izambard son mépris pour les vers de Demeny. Rimbaud a écrit cela dans la lettre d'août 1871, postérieure donc à nos "lettres du voyant", c'est le fameux passage où Rimbaud réunit des titres de livres à vendre et il lance un désinvolte : "Tenez-vous aux Glaneuses ?" Je pense que, entre le 10 juin et le mois d'août 1871, l'intérêt de Rimbaud pour Demeny avait fondu comme neige au soleil, suite sans aucun doute à des réponses par lettres d'une nullité effarante. Demeny ne s'intéressait même pas à Rimbaud en réalité. Mais je dirais surtout que cette confidence établit un rapport où Izambard est un plus digne interlocuteur que Demeny. Bref, au milieu du mois de mai, Rimbaud est plutôt en train de se disputer avec Izambard, ce qui permet d'envisager qu'il attend un accueil plus favorable de la part de Demeny, mais je pense que les faits sont contraires à la longueur respective des deux lettres. D'abord, il nous manque d'autres lettres à Izambard, lequel a pourtant témoigné en avoir reçu d'autres. Ensuite, Rimbaud écrit d'abord à Izambard le 13 mai un certain nombre d'idées qui se retrouvent le 15 mai dans la lettre à Demeny, et j'observe que l'opposition conceptuelle "poésie subjective" et "poésie objective" ne figure pas dans la lettre à Demeny. Izambard a eu droit à la primeur de la théorie du voyant. Izambard ne sert bien sûr pas de prétexte à Rimbaud pour peaufiner une théorie qui devra séduire Demeny. Demeny passe en second, et c'est deux faits contingents qui donnent l'impression qu'il a une place plus importante : le fait qu'Izambard n'a pas divulgué tout son courrier, et le fait que quand on écrit une deuxième fois ses idées on peut éventuellement les améliorer, leur donner plus de force, arriver à un meilleur développement. Je considère que les rimbaldiens ont traité les deux lettres avec une totale absence de logique psychologique. C'est Izambard, l'interlocuteur privilégié, et il est facile de constater qu'en prime Izambard a voulu dissimuler les points embarrassants d'une querelle avec son élève, à un moment où la réputation de celui-ci prouvait qu'Izambard avait manqué de clairvoyance. La stratégie de discours d'Izambard, on le voit nettement, c'est de conserver un jugement supérieur à celui de son élève, mais en se gardant bien de faire sentir à quel point il minimisait le génie de celui-ci.
Mais ce ne sera pas le débat du jour. Je voulais simplement épingler que Schaeffer avait soutenu par les deux citations que j'ai faites ce point de vue erroné traditionnel.
En 1975, le commentaire de Schaeffer eut de l'intérêt dans les mises au point sur des débats stériles sur le sens de certains passages. Aux pages 121-122, Schaeffer fait un sort à la formule "on me paie en bocks et en filles". Izambard croyait y lire que Rimbaud se vantait de son dépucelage, mais certains avaient imaginé que "filles" désignaient des bouteilles d'alcool, ce qui créait une redondance plutôt absurde de "bocks" à bouteilles. Seul le mot "fillettes" désignait des bouteilles, et surtout Rimbaud pratiquait un poncif littéraire qu'on retrouve dans Béranger : "Vous sentez le vin et la fille" et surtout dans un vers de Villon que Rimbaud avait fourni au même Izambard dans son devoir scolaire où il imaginait une lettre de Charles d'Orléans : "tout aux tavernes et aux filles !" Il s'agit de l'octosyllabe final de la "Ballade de bonne doctrine à ceux de mauvaise vie". En clair, Rimbaud faisait une référence littéraire qui devait s'imposer clairement à l'esprit d'Izambard, destinataire un an plus tôt de la lettre imaginaire de Charles d'Orléans à Louis XI. Et, en fait, Schaeffer aurait pu dire qu'Izambard prenait un peu trop au premier degré une telle référence provocatrice mais purement littéraire (ce qui n'empêche en rien que Rimbaud ait pu être dépucelé à l'époque, mais ce n'est pas le sujet de la lettre).
Schaeffer a aussi dénoncé la lecture contre le bon sens qui était proposée de "ça ne veut pas rien dire" au sujet du poème en triolets. Il va de soi que l'expression a un sens en français. Certains ont soutenu qu'il y aurait une faute familière de double emploi de la négation, et supposer qu'il y a une double négation c'est inverser le sens de la phrase : "ça ne veut rien dire", puisque le "pas" serait redondant selon cette axe d'analyse. Mais outre qu'une telle erreur familière n'est attestée nulle part parmi les contemporains de Rimbaud (je n'envisagerais l'annulation familière et rhétorique de la négation pour ma part que dans les formules interrogatives : "alors, ce n'est pas bon, n'est-ce pas ?"), il est limpide et clair que Rimbaud part de l'expression "ça ne veut rien dire" qu'il anticipe dans la bouche d'Izambard et qu'il retourne en "ça ne veut pas rien dire", construction qui veut moins dire "ça signifie quelque chose" que "je vous interdis de penser que c'est absurde !" On ne comprend pas comment ce point a pu faire débat parmi les rimbaldiens... Et nous donnons ici raison à Schaeffer bien évidemment.
Enfin, il est un sujet qui demeure débattu et qui va servir de transition pour parler du conflit entre "poésie subjective" et "poésie objective".
A la page 127, Schaeffer se porte en faux contre l'identification du calembour proposée par Izambard pour "On me pense". Izambard y voit une allusion à un jeu de mots présent dans les écrits de Voltaire (qu'il faut déjà aller débusquer) : "On me panse". Précisons que bien après l'intervention de Schaeffer et en dépit de l'avertissement de Schaeffer, Steve Murphy soutient que quand Rimbaud écrit "Pardon du jeu de mots" il songe bien à l'homophonie "pense" et "panser". Murphy souligne que le jeu de mots est pratiqué dans la caricature d'époque par le personnage de Boquillon, dont nous savons qu'il est mentionné dans le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" quelques mois auparavant. Alors si Boquillon a fait le jeu de mots, ça commence à ressembler une preuve, peut-on se dire ? Personnellement, je peux me tromper, mais je partage d'autant plus les réticences de Schaeffer que je les ai toujours eues ces réticences, non seulement avant de lire son avis, mais carrément dès mes premières lectures de ces lettres où malgré les annotations je ne voyais pas ce que venait faire là le jeu de mots "pense" et "panse". Je n'arrive pas du tout à sentir la présence d'une équivoque possible dans cette lettre, alors même qu'elle en suggère une autre d'équivoque dans la phrase : "Je suis le principe" avec hésitation entre une forme conjuguée du verbe "être" et du verbe" suivre". Ceci dit, j'exclus rapidement l'idée d'une équivoque sur le verbe "être", j'identifie le verbe "suivre". Dans le même ordre d'idées, Murphy a proposé un calembour appuyé par la référence aux "comprachicos" dans le fait "d'être voyant". On peut être un voyant et on peut être terriblement visible au regard des autres. Je me méfie de ces calembours en cascade. J'identifie "suivre" dans "je suis le principe", le substantif "voyant" dans "être voyant" et le verbe "pense" dans "On me pense", et je ne ressens pas le besoin de faire trois jeux de mots. Rimbaud n'a d'ailleurs averti d'aucun jeu de mots au sujet de la formule "être voyant". En revanche, il a averti qu'il y avait un jeu de mots dans "On me pense", il s'en excuse, mais s'il s'en excuse, c'est que c'est un jeu de mots qui s'impose à l'esprit. Rimbaud ne va pas forcer le constat du jeu de mots. Or, entre "On me pense" et "on me panse", il y a un immense écart sémantique. Rien ne favorise l'équivoque dans le contexte de la lettre à Izambard. Ou alors, dès qu'il y a une homophonie possible, il y a jeu de mots. Un jeu de mots suppose deux contraintes : que l'environnement de la lettre favorise le fait de passer à une deuxième lecture possible d'une expression, que le deuxième sens ait un minimum de cohérence si on l'emprunte. Là, il n'en est rien, celui qui veut lire : "On me panse", il ne peut s'agir que d'un seul cas possible, c'est la connivence entre lecteurs qui savent tous deux pertinemment que Boquillon en jouait au point que c'était bien connu de tous. Puis, dans la lettre, on sent que Rimbaud est à fond dans son propos. Je trouve beaucoup plus logique de constater un calembour qui lui répond aux deux contraintes de lecture : "On me pense". En effet, le sens courant de l'expression, c'est "les gens me pensent", "la société me pense" pour s'inspirer de la phrase de la lettre "On se doit à la société", mais ce que veut dire Rimbaud c'est que le "Je" n'est pas la source de la pensée du poète, le poète croit qu'il ce qu'il pense, mais c'est une pensée qui lui échappe, d'où ce "On me pense", qui signifie qu'une pensée formate le "Je" sans qu'il s'en rende compte. Et le "On me pense" n'est pas une phrase très bien écrite de la part de Rimbaud, il ne l'a pas retravaillée. Et du coup, on comprend pourquoi il dit "Pardon du jeu de mots", il le dit d'une part, parce qu'il songe aussi à pardon de ne pas fournir une phrase plus travaillée, mais j'écris vite et vous êtes censé comprendre, et d'autre part, en effet, le sens littéral "On me pense" ce n'est pas évidemment pas ça que veut écrire Rimbaud. Je trouve à la fin que le raisonnement de la critique rimbaldienne qui envisage le jeu de mots perçu par Izambard n'est pas très sérieux, car c'est un fait que Rimbaud n'écrit pas "On me pense" au sens littéral", et pourtant on a une critique rimbaldienne qui arbitre un jeu de mots entre "On me pense" (sans préciser le sens) et "On me panse", alors qu'ils sont dans une configuration où trois sens sont emboîtés : "On me pense" (ma pensée n'est pas mienne comme je le crois), "On me pense" (sens littéral : la société me pense), "On me panse". On sent que la lettre a été écrite rapidement, et dans tous les cas lors du premier jet il est impossible qu'un cerveau pense à trois sens à la fois. On peut avoir un texte qui envisage trois sens à la fois, parce que le texte a été médité un certain temps, mais la base de l'écriture du premier jet, c'est bien évidemment le conflit entre "ce que je formule est pensé à travers moi plutôt que par moi" et "les gens me pensent", c'est cette équivoque bien évidemment qui a frappé l'attention de Rimbaud et sa parenthèse est un fait exprès pour ne pas s'y engluer.
Eh bien, Schaeffer disait à peu près ce que je dis sur le calembour "On me pense". Il dénonce le commentaire de Suzanne Bernard qui identifie comme allant de soi le calembour proposé par Izambard : "Rimbaud ne recule pas devant le calembour involontaire (sur penser et panser) pour essayer de se faire comprendre [...]" (passage cité par Schaeffer et qui est même plus critiquable puisqu'elle prête au jeu de mots involontaire une intention contradictoire (il ne recule pas devant le calembour pour se faire comprendre, non-sens complet si le calembour est involontaire)). Et je cite ce que réplique Schaeffer à cela :
Est-il évident que le jeu de mots porte sur penser ? Il n'explique en tout cas rien, puisque ma faute n'est pas pris au sens moral, mais simplement pour signifier l'irresponsabilité, et que les souffrances énormes ne conduisent pas au soulagement du poète devenu voyant. Plus plausible apparaîtrait l'insistance sur l'étonnant changement de je en me, du sujet en objet, tandis que On désigne l'acteur mystérieux qui fait éclore la pensée poétique et signale le dédoublement de l'esprit créateur, subjectif et objectif, conscient surtout qu'une part de son œuvre lui vient de l'intelligence universelle.
J'aurais pu citer plus longuement : "Dès lors, la liaison s'établit, étroite, entre ce paragraphe et le suivant pour former un tout [...]". Car l'interprétation de Schaeffer va de pair avec une perception des articulations d'ensemble de la lettre et donc avec une compréhension d'ensemble de la lettre. Et, moi, j'adhère bien évidemment à la lecture de Schaeffer et non à l'idée d'un calembour sur "panser" comme l'envisagent Izambard, puis Murphy.
Je vous invite à vous reporter au commentaire de cet extrait "On me pense. - Pardon du jeu de mots. -" sur le site d'Alain Bardel (cliquer ici pour le lien). Je le cite en intégralité :
De "quel jeu de mots" Rimbaud parle-t-il ici ? S'agit-il seulement de "l'inversion sujet-objet pratiquée sur le pronom de première personne du cogito" (Schaeffer, op. cit.) ou faut-il y déceler, avec la plupart des commentateurs, un calembour jouant sur l'homophonie "penser/ panser (soigner)" ? Si la transformation du "je" de "je pense" en objet d'un verbe ayant l'indéfini pour sujet ("on me pense") constitue un procédé rhétorique habile et chargé de sens, on voit mal quelle pourrait être la signification, dans le contexte de cette lettre, du calembour "penser" / "panser". Signalons malgré tout l'analyse de Steve Murphy sur ce point : "Rimbaud propose sans doute un jeu de mots sur "on me panse" : que la blague dérive de Voltaire (Izambard), de Hugo [sic !] (Collot) ou d'Onésime Boquillon importe finalement très peu. La fréquence même de ces calembours, en relativisant l'idée d'une source précise, appuie fortement en revanche la vraisemblance d'un calembour que l'on pourrait tenir pour aléatoire." (op. cité p. 276)"
Superficiellement, on peut croire que Bardel tient le même raisonnement que moi et Schaeffer, mais il n'en est rien. Il réécrit partiellement le raisonnement de Schaeffer : qu'il a lu puisqu'il le cite ! Mais, dès l'attaque de sa note sur "On me pense", Bardel influence tendancieusement le lecteur par une modalisation maladroite : "S'agit-il seulement..." Et plus précisément, il inverse la logique de Schaeffer. Nous l'avons vu : Schaeffer cite un extrait de Suzanne Bernard qui affirme le calembour sur "panse", puis il reprend la parole en déclarant ne pas trouver le calembour évident et en faisant remarquer que le texte contient un calembour, lui indiscutable, et plus subtil. Bardel fait l'inverse, il trouve que l'explication subtile est de l'ordre du simple, et ce sont les autres commentateurs qui ont apporté un plus, et cela est d'autant plus tendancieux qu'en réalité c'est Izambard qui, en même temps qu'il a révélé la lettre, a affirmé qu'il y avait ce calembour sur "panse" qu'il croyait identifier. Bardel mentionne Izambard comme source un peu plus loin dans une parenthèse, mais qui ne précise rien, et le mal est fait. Je suis également étonné par le soin apporté à préciser entre parenthèses le sens du verbe "panser", cela veut dire "soigner". Nous sommes face à une manière d'écrire qui a une fausse apparence de rigueur, d'apport réel à la compréhension. Puis, Bardel n'identifie pas, mais c'était un peu pareil dans le texte de Schaeffer, que sans le jeu de mots sur "panse", la phrase "On me pense" dans le texte de Rimbaud n'a pas son sens littéral, car c'est ça le jeu de mots. Schaeffer l'avait sans doute compris, même s'il ne l'a pas explicité, Bardel aussi le voit aussi, mais la différence c'est que Schaeffer part du principe que quand Rimbaud dit "Pardon du jeu de mots", le singulier à "jeu" veut dire qu'il n'y a qu'un calembour, et Bardel lui nous en impose deux puisqu'il va accueillir ensuite l'idée du jeu de mots sur "panse", et Bardel ne voit pas alors que Rimbaud aurait dû écrire "Pardon des jeux de mots". Ce n'est pas tout ! Bardel déclare que nous avons affaire à un "procédé rhétorique habile et chargé de sens", mais il ne précise pas réellement ce qu'il faut entendre par là. Le procédé est-il habile ? Oui et non. Oui, il est habile quelque part, mais du point de vue de la clarté de l'énonciation il ne l'est pas du tout. Je pense que Rimbaud n'avait pas le bagage grammatical pour s'affronter à une pareille difficulté. Il a trouvé une formule élégante : "On me pense", qui parle à l'intuition, mais il sait très bien que dans le cadre d'un exposé scolaire et rigoureux de sa pensée ce n'est pas du tout ainsi qu'il conviendrait d'écrire. Le "pardon" est un peu là pour ça. En réalité, Rimbaud ne veut même pas dire que "l'intelligence universelle" pense à travers le "moi", là Schaeffer a bricolé une explication à partir d'autres éléments du texte. Que dit Rimbaud ? Il dit si je paraphrase : "Ce n'est pas "Je" qui pense, puisqu'on ne doit pas dire : "Je pense", mais il faut dire que "quelque chose fait que je pense ainsi", et c'est ça le sens qu'il faut comprendre derrière "On me pense". Or, le problème, ce n'est pas tellement le calembour "les gens me pensent", car cela c'est surtout un aspect qui pointe le vrai problème de la formulation. Grammaticalement, dans "Je pense", nous identifions un sujet "Je" et l'action absolue de "penser". Dans "On me pense", nous identifions un sujet indéfini "On" et un verbe "penser" qui a un objet délimité : le "On" pense à moi, on pense de moi quelque chose (ellipse de ce quelque chose dans la formulation). On me pense courageux, on me pense lâche, on attendrait la formulation avec un attribut de l'objet. Or, Rimbaud offre la construction "On me pense" qui n'appelle pas d'attribut de l'objet. Et, en réalité, on pourrait dire qu'il n'y a pas vraiment calembour, puisque c'est le sens du verbe "penser" lui-même qui est modifié dans l'opération. Nous pourrions comparer avec la phrase plus actuelle : "ce scientifique pense le problème". On pense Je, cela suppose une structure du type "On étudie mon cas". Mais ce n'est toujours pas ce sens-là que vise Rimbaud. Et, en fait, Rimbaud a créé une structure inédite que la force de contexte de lecture de la lettre permet de comprendre instantanément et intuitivement : "Une entité extérieure façonne ma pensée", donc "On me pense", "On" est l'entité non-Je et "me" est le support d'expression de la pensée, et "pense" est un verbe qui ne veut plus dire "penser" comme dans "Je pense", mais qui veut dire "formater la pensée que quelqu'un exprime". Et, évidemment, Rimbaud ne s'est pas fait suer à écrire son texte dans un ordre logique grammatical impeccable, il sait que sa phrase est élégante et qu'intuitivement on la comprend, et le "Pardon du jeu de mots" veut dire : ne lisez bien sûr pas "On me pense" dans son sens littéral, mais lisez intuitivement cela comme la contradiction apportée à "Je pense", donc "ma pensée" est formulée par "On" à travers moi. Et il suffit de citer les alentours de cette célèbre formule pour s'en convaincre : "Tant pis pour le bois qui se trouve violon [...]", en plus de "C'est faux de dire : Je pense". Et on, peut ajouter les allusions au "cogito ergo sum" de Descartes ("ergotent sur ce qu'ils ignorent..." dans la même lettre, "du Moi que la signification fausse", lettre du 15 mai à Demeny) et d'autres passages encore de la lettre du 15 mai avec réécriture du "Connais-toi toi-même" : "sa propre connaissance, entière". Et notons que dans son commentaire, Schaeffer mobilise la distinction "sujet" et "objet" qu'il faut bien sûr rattacher à la paire "poésie objective" et "poésie subjective", tout comme au clivage de l'analyse grammaticale des pronoms personnels sujet "je" et objet "me".
Je répète une dernière fois : il va de soi que la modification inévitable du sens des mots dans "On me pense" ne peut porter sur "On" indéfini et demeuré imprécis en contexte et "me" qui reprend "Je". Il va de soi que la modification de sens est dans le verbe, et ce verbe change aussi de régime grammatical, puisqu'il passe du sens intransitif et absolu dans "Je pense" à une structure transitive (que vous la vouliez directe ou indirecte : "on pense moi" comme "on me voit" ou "on pense de moi" comme "on parle de moi"). Inévitablement, il faut gloser le verbe différemment : "On" "façonne la pensée" "de moi". En minimisant le commentaire de Schaeffer et en réintroduisant le calembour "panser" même pour le considérer comme aléatoire, on fragilise une compréhension de cette formule, quand bien même inévitablement on en soutient pourtant le sens vu qu'il est appelé par le texte. Et on voit très bien ici que personne n'avait mené jusqu'au bout l'étude grammaticale nécessaire qui expliquait le jeu de mots dans "On me pense".
Ce que j'ai écrit est déjà assez long. Prenez le temps de le digérer avant de passer à la quatrième partie qui sera bientôt en ligne. Dans la quatrième partie, je reviendrai sur les articulations d'ensemble de la lettre à Izambard, je citerai ce qu'en dit Schaeffer, je corrigerai son propos si je l'estime nécessaire sur certains points et puis je développerai une réflexion sur "poésies subjective" et "poésie objective" qui ira au-delà du commentaire de Schaeffer. Je verrai pour l'idée de la morale comme faiblesse si je peux déjà en dire pas mal, car il en est question avec "On se doit à la Société", mais j'essaierai de ne pas faire une partie trop longue, donc il n'est pas exclu que nous ayons encore deux parties consacrées à la lettre du 13 mai. Mais, il n'y a vraiment pas de quoi se plaindre. Pour citer "Conte", là on fait du Rimbaud essentiel !
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