Malgré ma céphalée, j'en profite pour prendre un peu de recul sur l'étude en cours.
Le début essentiel, c'est de souligner que dans "Alchimie du verbe", au lieu de mettre en avant l'impossible ou l'absurde du réglage de chaque consonne et de chaque voyelle pour exprimer des vertiges, on mette en avant ce qui doit naturellement l'être, ainsi de la phrase : "La morale est la faiblesse de la cervelle." Et, partant de là, on remonte à la dimension de remise en cause de la morale dans les "lettres du voyant" en soulignant le "On se doit à la Société" ou l'aspect de contestation de la morale ambiante des poèmes satiriques contenus dans les lettres. Rimbaud dit qu'il ne peut se dévouer à la force et à la beauté dans "Alchimie du verbe", notre étude reviendra à "Alchimie du verbe". Pour l'instant, nous revenons sur l'étude de détail des "lettres du voyant".
Nous avons dénoncé le travers traditionnel qui consiste à chercher le "jeu de mots" dont Rimbaud s'excuse dans l'homophonie entre "pense" et "panse", ce qu'Izambard avait d'emblée mise en jeu en publiant pour la première fois la lettre dont il avait été le destinataire, alors que le jeu de mots dont Rimbaud s'excuse est bien évidemment dans l'anomalie de glissement de "Je pense" à "On me pense". Il fallait bien qu'un jour on dise en toutes lettres, le plus explicitement du monde, que la phrase : "On me pense", n'a pas son sens littéral dans la lettre de Rimbaud, et comme les pronoms "On" et "Je", en tant que pronoms, et même que pronoms de base, n'ont pas de variation de sens en langue, la variation subtile du sens est au seul plan du verbe "pense". Et j'ai multiplié les idées de correspondances, soit sémantiques (On me crée, on me fabrique, on me façonne et on me façonne ma pensée), soit syntaxiques (On me fait penser). L'important, c'est de cerner que "Je" n'est plus le sujet de l'acte de penser, mais un "On" qui marionnettiste attribue ses pensées à ce "Je".
Cette dénonciation s'accompagne d'une révélation, puisque si la critique a fait le lien du discours de Rimbaud avec le discours cartésien, cela vaut donc pour l'amorce "C'est faux de dire : "Je pense", début de mention du "cogito ergo sum", mais l'idée c'est que le "Car Je est un autre" est une réponse au "cogito ergo sum" et en même temps une imitation ironique de la partie "ergo sum" : "donc je pense", par la séquence déviante : "Car Je est un autre." Mais ce n'est pas tout, j'ai aussi dénoncé un autre travers. Le "Je est un autre" est lu comme une exaltation vers l'altérité, comme l'atteste l'article "Je est un autre" du Dictionnaire Rimbaud de 2021 dirigé par Vaillant, Frémy et Cavallaro. Or, j'ai fait remarquer qu'une course à l'altérité se confond rapidement avec la poésie subjective de la "pensée chantée et non comprise du chanteur". Izambard aussi peut répliquer à Rimbaud qu'il pratique l'altérité de la poésie objective. La réponse serait alors de l'ordre un peu puéril du "Non, ce n'est pas vrai, je fais de la poésie objective moi aussi." Le discours de la lettre du voyant parle de se connaître pour arriver à l'inconnu. On ne peut pas ramener cela à une course à l'altérité, surtout quand les illustrations de l'accès à l'altérité ne sont pas comprises par les lecteurs et les critiques. Mais, l'idée, c'est aussi que "Je est un autre", vu la construction du discours, cela veut dire que "Je" est le "Je" de la fausse définition du "Moi" en société. Je ne peux pas dire : "Je pense" car "Je est un autre", et c'est "On" qui pense réellement.
Voilà ce que nous pouvons dire être le sens littéral du discours tenu par Rimbaud à Izambard.
Mais, évidemment, après, ça peut très vite retomber en discours confus, puisque des "je" il en est plein d'autres dans la lettre, et des "on", il en est aussi plusieurs dans cette lettre. Et si j'étudie tout cela au cas par cas je sens que je vais perdre les lecteurs et qu'à la fin ils vont dire : "C'était bien parti, mais là je n'y comprends plus rien, j'y renonce." Je vais devoir prendre du temps pour répondre et préciser ce qu'est le "on", ce qu'est le "Je", et à quel moment il faut ou non enchaîner le sens qu'on leur prête : "On se doit à la Société", "on devrait dire...", "On me pense", etc.
Mais, évidemment, après, ça peut très vite retomber en discours confus, puisque des "je" il en est plein d'autres dans la lettre, et des "on", il en est aussi plusieurs dans cette lettre. Et si j'étudie tout cela au cas par cas je sens que je vais perdre les lecteurs et qu'à la fin ils vont dire : "C'était bien parti, mais là je n'y comprends plus rien, j'y renonce." Je vais devoir prendre du temps pour répondre et préciser ce qu'est le "on", ce qu'est le "Je", et à quel moment il faut ou non enchaîner le sens qu'on leur prête : "On se doit à la Société", "on devrait dire...", "On me pense", etc.
Mais, même si la réflexion devient touffue au point qu'on peut s'y perdre, il faut déjà savoir apprécier les acquis. Rimbaud ne prône pas une course à l'altérité et le "On me pense" il ne faut surtout pas en diluer la finesse d'esprit à partir d'un jeu de mots que tout le monde reconnaît aléatoire : "pense"/"panse". Le "pardon du jeu de mots" permet aux critiques et aux lecteurs de demeurer dans une analyse que tout le monde reconnaît comme l'essentiel, alors pourquoi la lâcher au moment de réfléchir sur "pardon du jeu de mots" ?
Evidemment, nous avons souligné aussi la comparaison des deux lettres qui permet de constater que la lecture difficile de "On me pense" a été abandonnée par Rimbaud dans la lettre du 15 août à Demeny. Et on peut alors apprécier ce qui s'y substitue. Il est définitivement évident que le "pardon du jeu de mots" est lié à un état d'insatisfaction de Rimbaud quant à la production de l'énoncé : "On me pense", qui n'avait pas le sens immédiat en français que Rimbaud voulait lui prêter.
La lettre à Demeny contribue à analyser le sens voulu par Rimbaud en éliminant des éléments qui rendent les choses confuses. Et une telle conclusion n'est pas mince.
Maintenant, le couple "poésie subjective" et "poésie objective" disparaît lui aussi de la lettre à Demeny. Il est à noter que Rimbaud fait disparaître un couple trop voyant de concepts empruntés à la philosophie. En effet, plus Rimbaud se rend tributaire des notions employés par les grands discours philosophiques, moins il apparaît convaincant devant Izambard ou Demeny pour se prétendre le premier à avoir cerné une vérité nouvelle. Il est possible que Rimbaud ait renoncé à ce couple parce qu'ils étaient compromettants, ils empêchaient Rimbaud de poser en l'homme qui seul avait une révélation. Il est possible aussi que Rimbaud n'ait pas été satisfait de l'emploi de termes ronflants car comme "On me pense" ils entraînaient des confusions.
L'opposition des adjectifs "objectif" et "subjectif" vient de la philosophie kantienne (Schaeffer l'établit, si pas le premier dans le cadre rimbaldien, du moins il l'établit dans un ouvrage de référence en 1975). Schaeffer a précisé que Descartes avait commencé par exploiter en philosophie le seul adjectif "objectif", et cela m'a intrigué. En réalité, cette notion n'apparaît pas dans le Discours de la méthode, mais seulement dans les Méditations métaphysiques (rappel en passant, c'est la source du titre Méditations poétiques de Lamartine, tandis que Victor Cousin a fourni une édition de référence des écrits de Descartes en 1834 dont nous pouvons partiellement profiter sur Wikisource). Schaeffer, s'appuyant apparemment sur le Littré, en fait un synonyme pour Descartes de "conceptuel". Or, l'adjectif n'est pas employé par Descartes à tous les niveaux de sa réflexion. Il est employé quasi exclusivement dans la troisième méditation et il revient inévitablement dans la séquence des objections et réponses aux objections qui concernent la troisième méditation. Il y a quelques autres emplois dans d'autres méditations, mais c'est dérisoire, trois à peine peut-être, et de toute façon dans la dépendance de la troisième méditation.
Et, l'adjectif est constamment lié au substantif "réalité". Descartes parle de la "réalité objective" et on sent que traduire "réalité objective" par "réalité conceptuelle", c'est assez approximatif comme approche.
En revanche, il est amusant de constater que nous glissons de la réalité à la poésie, de "réalité objective" au couple "poésie subjective" et "poésie objective".
Il reste bien sûr à interroger la filiation kantienne, ce qui sera plus simple. Il va de soi que Rimbaud ne lisait pas Kant, encore moins Fichte et Schelling. J'ai vécu les études universitaires avant l'arrivée d'internet et l'explosion des éditions d'ouvrages internationaux. Dans les années 90, il fallait se lever tôt pour lire du Fichte et du Schelling que ce soit chez soi ou à l'université. Et je peux vous dire que, quand on a de tels ouvrages entre les mains, on désespère rapidement, c'est illisible et c'est tellement abstrait que ça ne sert à rien. C'est plus aride encore que de lire L'Ethique de Spinoza ou La Monadologie de Leibniz. Kant est aride à lire également. Mais, il va de soi que Rimbaud a saisi le couple "subjectif"/"objectif" à partir d'une utilisation en France dont Schaeffer indique les jalons avec Mme de Staël, Gautier et quelques autres. Gautier est important, vu son emploi des notions dans le domaine artistique, ouvrage L'Art moderne bien cité par Schaeffer.
Mais je vais devoir prendre du temps. Car ce que ne dit pas Schaeffer, c'est que la filiation est problématique. Dans L'Art moderne, Gautier prend la défense de la "poésie subjective". On n'est pas du tout sur le même plan que Rimbaud qui dénonce la "poésie subjective" au profit de la "poésie objective". Par ailleurs, même si Schaeffer cite, sans date et avec un risque d'anachronisme, un passage du Littré qui est en phase avec l'emploi rimbaldien : "Objective le subjectif", puisque Rimbaud, comme l'illustre le glissement de "Je pense" à "On me pense" fait du subjectif "Je" le support d'une analyse en tant qu'objet, le retour réflexif de la pensée sur le subjectif étant la clef de la "poésie objective", il n'en reste pas moins que Schaeffer ne s'affronte pas à l'éventualité d'un emploi rimbaldien discordant avec le modèle kantien d'origine. Pour définir "subjectif" et "objectif", Schaeffer cite Littré s'appuyant sur des définitions apparemment claires de Mme de Staël, dans un ouvrage De l'Allemagne qui, de surcroît, va avoir une valeur fondatrice ou originelle pour les emplois en français :
On appelle dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations.
Cette citation de Mme de Staël est référencée par Littré : "Staël, All. III, 6."
Et cette citation est précédée par la définition de Littré lui-même :
[...] aujourd'hui [objectif] est opposé à subjectif, et se dit de tout ce qui vient des objets extérieurs à l'esprit [...]
Certes, Rimbaud a composé un poème en deux quatrains qu'il a finalement intitulé "Sensation" et il parle dans sa lettre de "dérèglement des sens", mais est-ce que dans les "lettres du voyant" on peut dire clairement que la "poésie subjective" est une poésie qui naîtrait de la nature de notre intelligence et de ses facultés, tandis que la "poésie objective" désigne celle qui provient de l'excitation des sensations, celle qui vient des objets extérieurs à l'esprit ?
Schaeffer se contente de révéler un historique, d'étaler un certain nombre d'emplois, puis d'affirmer que c'est le sens donc déployé par Rimbaud dans sa lettre. C'est bizarre, je ne suis pas convaincu. Le texte de Rimbaud ne répond pas à de telles sollicitations. En revanche, il répond à d'autres sollicitations : le couple "poésie subjective" et "poésie objective" a du sens en fonction du glissement de la fonction grammaticale sujet à la fonction grammaticale objet de "Je pense" à "On me pense", et à cette aune, l'idée d'objectiver le subjectif, comme a écrit Littré, a du sens.
Je vais prendre du temps avec ce couple "objectif" / "subjectif". Mais, pour ce qui est de la série en cours, je soumets le bilan critique de la présente mise en ligne, ce qui me permet de laisser de côté certains sujet et de rebondir. Nous étudierons la lettre à Demeny dans la prochaine partie.
A suivre...
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