lundi 28 septembre 2020

Matinée d'ivresse : compte rendu de lectures (Bardel, Claisse, Fongaro) deuxième partie

Je poursuis mon enquête sur les lectures antérieures de "Matinée d'ivresse".

Je pars du commentaire mis en ligne par Alain Bardel et de la bibliographie qu'il propose.

Consulter ici l'étude "Pour saluer le Voyant"

Cette étude est flanquée d'une mention de date "Avril 2008" qui est erronée. Le commentaire a été profondément remanié ultérieurement comme l'attestent les liens bibliographiques et les citations de critiques. L'article de Bruno Claisse qui est référencé a été publié en octobre 2008 et il a été repris en volume en 2012. Le livre de Zimmermann date de 2009 et j'observe en passant que, comme il conteste la lecture de Claisse de 2008, dans son livre de 2012 Claisse a ajouté une note de bas de page finale en réponse. L'étude de Denis de Saint-Amand que je n'ai pu consulter date de 2009. Le commentaire lui-même est lourdement tributaire d'une lecture de l'article de Claisse. Je note aussi de manière amusée l'idée de l'introduction d'un Rimbaud utilisateur d'un alphabet symbolique quand on songe que Bardel n'a jamais daigné une seule fois référencé mes analyses du sonnet "Voyelles", alors que j'y parle précisément d'un alphabet symbolique à partir des cinq voyelles.

Maintenant, le commentaire de Bardel ménage la chèvre et le chou au sujet de la lecture du mot en italique "Assassins". La position de Claisse dans son article de 2008 est de dire qu'il n'y a aucune allusion aux haschichins. Cela n'est peut-être pas évident à la lecture de l'article, car l'auteur y revient et semble parler des points communs, mais la lecture attentive de l'article montre qu'il considère que l'idée doit être totalement abandonnée. Pour bien le signifier, une citation s'impose, celle des toutes premières lignes de l'article de Claisse (mon support est le livre publié en 2012) : "Parmi les commentateurs du poème, bien peu se sont demandé si l'hypothèse d'une ivresse communiquée par un quelconque stupéfiant (ou alcool) était "absolument nécessaire pour comprendre Matinée d'ivresse". La formule entre guillemets vient de Pierre Brunel qui ne l'employait qu'au seul sujet du haschich, Claisse l'étend à tout type de stupéfiant ou alcool. Cecil Arthur Hackett fut pratiquement seul à rejeter l'idée d'une "inspiration dans les paradis artificiels" et Fongaro a quant à lui "considéré la drogue comme un faux-semblant". Voilà ce que rappelle rapidement en première note de bas de page Claisse. Après, l'article de Claisse pose quelques problèmes, il fait des rapprochements intéressants avec l'ensemble de l'oeuvre de Rimbaud, notamment les "poisons" des lettres de mai 1871, mais Claisse plaque sur sa lecture le concept de "tragisme". Le "poison" sera le "tragique de l'existence" en gros, cela revient une quarantaine de fois et ça ronfle comme un conditionnement anormal pour le lecteur. Dans le même ordre d'idées, à propos de la formule "cette promesse faite à notre âme et à notre corps créés", si Claisse relève avec raison l'allusion au modèle chrétien, il part à deux, sinon à trois, quatre reprises sur l'idée que cette formule critique le dualisme, ce qui n'a aucun sens. La formule de Rimbaud est dualiste tout comme le modèle qu'elle imite, et le poème ne dit pas qu'il faut éviter dissocier l'âme et le corps du tout. On a une formule dualiste sur l'union de l'âme et du corps, il n'y a aucun débat à avoir s'il faut penser la réalité corps et âme de manière dualiste ou s'il convient d'inventer un langage moniste pour rompre en visière avec cette idée de deux plans séparés qu'on conjoint difficilement. Du coup, on a de pénibles digressions qui n'ont rien à avoir avec ce que dit Rimbaud dans l'étude de Claisse. Il y a aussi une analyse rythmique qui ne veut rien dire des premières paroles du poème : "Une oralité maximale réalise l'unité de cette dualité du 'Bien' et du 'Beau' en incluant la symétrie rhétorique (les deux groupes exclamatifs initiaux) dans le continu d'un contre-accent enjambant la pause syntaxique : O mon Bien ! O mon Beau ! 123 456 -u-n-u-" C'est du charabia pour ne rien dire, où ressort l'idée d'une sorte de hiatus accentuel d'une exclamation à l'autre "... Bien ! O..." Je ne vois pas bien l'intérêt. Voici enfin une phrase qui peut donner l'impression, mais fausse, que Claisse accueille encore l'idée d'une référence au haschich, sauf qu'il s'agit d'une citation de Pierre Brunel : "Mais il est vrai que les rapprochements possibles avec [Gautier] et [Baudelaire] sont trop nombreux pour qu'on puisse les négliger". Toutefois, l'expression "les rapprochements possibles" ne veut pas dire que l'idée de sources est avérée. Brunel ne prétend qu'enquêter à ce sujet à cause de nombreux indices. Pour sa part, un peu avant, Claisse a écrit que le projet de lecture qu'il prête au poème "exclut toute référence aux stupéfiants". Et en réponse à la citation qu'il fait de Brunel, Claisse montre ensuite que l'idée de "sacré" est bien distincte entre Baudelaire qui la met dans l'idée d'harmonie de l'expérience, quand Rimbaud la met dans son rapport à l'horreur du monde d'ici. Claisse dit à la fin de son article que les "Assassins" du Poème du Haschich et du Club des Hachischins [Nota bene : Gautier et Baudelaire inversent la position du "s" devant l'un des "ch" l'un par rapport à l'autre] n'ont avec les "Assassins" du poème de Rimbaud "qu'un lointain rapport étymologique". Autrement dit, Rimbaud emploie un mot que Baudelaire et Gautier emploient, mais le texte de Rimbaud n'a rien à voir avec les deux précédents. C'est ce que dit Claisse en toutes lettres, mais son expression "qu'un lointain rapport étymologique" peut induire en erreur le lecteur et laisser entendre qu'il consent à exploiter la lecture supposée étymologique "haschichine" dans le cas de "Matinée d'ivresse", ce qui n'est pas le cas du tout. C'est une fin de non-recevoir.

Le commentaire de Bardel dans la forme remaniée qui nous est parvenue est très largement tributaire de cette étude de Claisse et il n'était donc pas inutile de montrer l'abîme qu'il y a entre la position de Claisse et celle de Bardel. Ce dernier, d'une façon qui lui est classique, a pris en considération les critiques corrosives de Claisse sur l'interprétation par les "paradis artificiels" et c'est pour cela qu'à quinze ou vingt reprises dans les deux pages internet consacrées à parler de "Matinée d'ivresse" Bardel n'a de cesse de réduire l'idée d'une lecture selon l'expérience de hachisch à un quelque chose de dérisoire. J'ignore si Bardel a compris que Claisse rejetait complètement l'idée d'une lecture étymologique pour le mot "Assassins", mais ce qui est marquant, c'est que Bardel joue sur les deux tableaux. Il conteste la portée de la lecture selon laquelle le poème rend compte d'une expérience de hachisch dans la foulée de l'article de Claisse, mais il ne l'exclut pas, il ne fait que la restreindre, et il l'avalise à d'autres moments.

Or, il y a une autre divergence intéressante entre l'étude de Claisse et le commentaire de Bardel. Bardel rend compte des rapprochements nombreux entre "Matinée d'ivresse" et Les Paradis artificiels, parallèles connus depuis très longtemps, je ne sais plus qui le premier a fixé tout cela, mais c'est très ancien. Et évidemment à la différence de Claisse, Bardel ne considère pas seulement que ce sont des "rapprochements possibles", mais que ce sont des sources incontestables au poème "Matinée d'ivresse". A aucun moment, Bardel ne précise sa divergence d'opinion avec Claisse sur cette question des sources avérées ou non avenues. Quelqu'un qui n'aura pas lu l'article de Claisse pourra croire que Claisse et Bardel modèrent l'importance de l'allusion au haschich, alors que l'historique est le suivant : Claisse prend position contre l'exploitation de la lecture étymologique du mot "Assassins" et contre la mobilisation des textes de Baudelaire et Gautier. Bardel, lui, prend son bien dans les thèses opposées en présence, en ignorant superbement qu'une position nouvelle dans le débat critique veut contredire explicitement la précédente position. Et dans les nombreux rapprochements, il y a bien sûr l'idée que le "rire des enfants" serait un peu à l'image de la "gaieté enfantine" qui commence par envahir celui qui consomme le haschich. Bardel s'appuie sur ce rapprochement, le légitime, alors qu'ailleurs il signale la particularité grammaticale. L'expérience finira par les rires des enfants, mais elle a commencé "sous les rires des enfants", non "par les rires des enfants". Fongaro a attiré l'attention sur cette préposition qu'il a rapprochée du poème "Le Coeur volé" et de l'expression "Sous les quolibets de la troupe". Dans son article, Claisse s'appuie sur le commentaire de Fongaro pour dire que cela exclut l'allusion à la "gaieté enfantine" de Baudelaire. Dans "Matinée d'ivresse", Les enfants se moquent du poète. Et d'ailleurs, le "rire des enfants" avec passage du pluriel "rires" au singulier va être mis en facteur commun avec "austérité des vierges", "discrétion des esclaves" et "horreur des figures et des objets d'ici". Claisse en profite même pour dire que du coup ce rire des enfants n'est pas à rapprocher du chant des enfants dans "A une Raison". Le rapprochement avec "A une Raison" n'est pas à l'ordre du jour dans le débat. Ici, il faut comprendre que la suite : "Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici" est une caractérisation de la soumission des êtres aux "honnêtetés tyranniques". Le poète veut "déporter" celles-ci, elles sont donc des "horreurs" d'ici. Et il va de soi que la "discrétion des esclaves" c'est l'acceptation honnête de leur condition, cette "austérité des vierges", c'est la même acceptation des "honnêtetés tyranniques", et, du coup, ce "rire des enfants" est forcément un signe d'aliénation qui vaut ralliement aux "honnêtetés tyranniques". Les "enfants" se moquent de celui qui échappe au carcan des "honnêtetés tyranniques". Je répète sans arrêt les mêmes mots, mais c'est dans un but pédagogique.

Commentons aussi un autre point. Le poème s'intitule "Matinée d'ivresse". Ce matin n'est pas un lendemain d'ivresse, il est le moment de l'ivresse, moment qui profite alors des connotations d'éveil du jour du nom "Matinée". Bardel affirme à plusieurs reprises qu'il est question d'un lendemain. Cela vient bien évidemment de la mention "Petite veille d'ivresse, sainte !" Il y a deux remarques à faire. Premièrement, le nom "veille" ne signifie pas nécessairement "le jour qui a précédé". On connaît tous l'expression "l'état de veille". La "veille d'ivresse", c'est le fait de ne pas dormir en étant en état d'ivresse, et cette "veille" devient souvenir. Le poème dit explicitement que la matinée se déroule sous nos yeux, mais que l'ivresse se termine. Le mot "veille" peut introduire une valeur de rupture, mais il est contradictoire de prétendre que l'ivresse était du jour antérieur et il est contradictoire de prétendre que le matin est l'heure du bilan sur l'ivresse de la veille.

Enfin, en ce qui concerne la répétition "commencer"::"finir". Bardel identifie les temps verbaux, mais pour la première occurrence "finit" il considère que le poète emploie le passé simple.

Non ! Les trois mentions "finit" sont à l'indicatif présent. Si la mention finale "voici que cela finit..." est nécessairement à l'indicatif présent, la précédente mention "cela finit" ne peut pas être au passé simple. C'est d'une logique imparable. Qui plus est, Bardel avoue être très embêté par cette étrange scansion du verbe "finir".

Je vais m'arrêter là pour ce deuxième temps de mon compte rendu. Je vais laisser mûrir un peu mes réflexions avant de passer à une troisième partie.

3 commentaires:

  1. J'essaie de m'empêcher de mettre dès aujourd'hui la suite de mon compte rendu, mais je dois d'abord relire l'article de Fongaro, puis bien relire celui de Claisse, et ainsi de suite.
    Mais, en gros, j'ai deux entrées prévues déjà "rire des enfants" et "éternité".
    "Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux." Claisse va trop vite en besogne en écartant le rapprochement avec "A une Raison", poème prédécesseur sur le même manuscrit avec l'écho "nouvelle harmonie", "ancienne inharmonie". En réalité, les enfants rient, commencent par se moquer, se défier, mais finissent par rire gagner à ce qui les a déstabilisés et donc "sacrés". Claisse et tous évacuent l'idée d'évolution pour ne lire que la boucle ils rient au début, ils rient à la fin.
    Rimbauid a écrit "Enfance", parle du statut de l'enfant dans "Guerre", etc.
    Pour l'éternité, Bardel daube la parenthèse qui n'appellerait pas de commentaire poussé dit-il. Rimbaud a composé des vers sous ce titre ! Il faut abolir le temps. Comme dirait François sur la citadelle Vauban, "qui de l'éternité ?", "qu'est-ce que c'est l'éternité?" Déjà il y a un paradoxe de l'éternité aperçue dans un instant, ensuite ce n'est pas l'absence du temps pour moi, c'est l'absence d'usures, etc., et donc en lien avec l'harmonie comme stabilité. J'en reparle prochainement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. François Damiens, quid, purée le clavier, internet, mangent de plus en plus de mots.

      Supprimer