mercredi 1 octobre 2014

L'influence maximale des Châtiments (2.a Rages de Césars...)

En août, j'ai ouvert une série d'articles sur "L'Influence maximale des Châtiments", avec un premier daté du 10 août 2014 sur "Morts de Quatre-vingt-douze..." et j'ai offert en liaison avec cette série un autre article le 13 août 2014 intitulé Auguste Barbier, Victor Hugo, Arthur Rimbaud révélant que La Curée d'Auguste Barbier était un intertexte essentiel qui concernait la composition d'ensemble du poème Paris se repeuple, étude séparée rendue nécessaire par le fait qu'un vers de Barbier est réécrit dans "Morts de Quatre-vingt-douze", tandis que Paris se repeuple doit m'amener à traiter successivement les influences de Barbier, Hugo et Banville, et que dans de telles conditions l'importance plus particulière de La Curée risquait d'échapper aux lecteurs.
Rimbaud s'est passionné pour le recueil Châtiments de Victor Hugo. C'est un recueil qu'il a lu à plusieurs reprises, il l'a lu en 1870, voire dévoré, il l'a relu en 1871 attentivement, et l'influence de ce recueil a perduré, il compte pour la composition du Bateau ivre et de nombreux poèmes en prose. Dans sa lettre à Demeny, nous voyons que Rimbaud se décrit lisant intégralement sur place le Fer rouge, ces Nouveaux Châtiments d'Albert Glatigny, et il est facile de penser qu'il a du coup relu et relu tant de fois le recueil hugolien, comme l'attestent les reprises et indices d'une telle influence à la lecture de poèmes de 1871.
Le recueil de Victor Hugo paru en 1853 est l'un des plus beaux ouvrages de poésie mondiale, on sait que l'Université, les beaux esprits boudent volontiers et paradoxalement des recueils tels que Les Châtiments et La Légende des siècles, des romans tels que L'Homme qui rit ou Notre-Dame de Paris. Cela est sans doute hérité d'une mode du dix-neuvième siècle qui nous vient des poètes parnassiens eux-mêmes qui préféraient citer Baudelaire ou Banville. A la fin de sa vie, Verlaine critiquait, à l'inverse de Baudelaire d'ailleurs, les recueils de l'exil d'Hugo au profit des premiers recueils, au nom d'une certaine mesure lyrique intime et en s'installant dans un refus de la grandiloquence du mage, en prenant surtout volontiers le sens commun à rebrousse-poil.
Rimbaud dans sa célèbre lettre dite "du voyant" a traité Hugo de "cabochard" et a dressé Baudelaire en "vrai dieu". Ensuite, Rimbaud s'est attaqué à Hugo en juillet 1871 avec le poème L'Homme juste où Marc Ascione a vu une allusion à la proscription de Victor Hugo et puis Yves Reboul une identification ironique de "l'homme juste" à Hugo, avant que Murphy ne donne de ce poème une lecture très articulée et fouillée en 2004. Pour le public, l'affaire semble entendue, mais me considérant plus intelligent je remarque que le vrai poème c'est Les Misérables, un roman, que Rimbaud n'a pas entre les mains Les Fleurs du Mal, mais il a "sous main" Les Châtiments de Victor Hugo. Que ce soit en 1870, en 1871 et au-delà, on sait que Rimbaud emprunte énormément à Hugo, s'en inspire de près, que sa poétique est fort similaire à celle de Victor Hugo à bien des égards, alors que cette comparaison est beaucoup moins pertinente avec Baudelaire. Il me semble assez évident que le très jeune Rimbaud, tout grand poète qu'il était, a récité ce qu'il avait entendu à Paris sur la primauté de Baudelaire, mais que cela n'arrivait pas à pleinement le convaincre. Ainsi émet-il de fortes réserves sur la forme chez Baudelaire, tandis qu'il exalte la virtuosité d'écriture d'un roman tel que Les Misérables. Un dizain de Verlaine nous confirme qu'en 1874 ou 1875 Rimbaud est fasciné par Hugo, puisque Rimbaud opposerait à Cros et Cabaner que le roman Quatre-vingt-treize est un très bon livre. Et tout le monde sait que Rimbaud fait allusion à L'Homme qui rit quand il parle des "comprachicos" dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny. Verlaine préférait Baudelaire et il s'est pas mal usé à conspuer Hugo, à dénigrer à tort L'Home qui rit à une époque où lui-même Verlaine n'écrivait plus une poésie susceptible comme par le passé de passionner les foules d'ailleurs, Verlaine excepte de sa vindicte fielleuse La Fin de Satan, alors même qu'il a changé d'avis sur Lamartine dont il déplorait les jérémiades étant jeune et dont il découvre la puissance sonore sur la fin de sa vie pas si vieillotte tout de même. Verlaine conspue les recueils de l'exil d'Hugo. Franchement, il est sensible que Rimbaud a fréquenté avec certains Vilains Bonshommes et les zutistes des poètes qui daubaient quelque peu Hugo, comme Cabaner ou Verlaine lui-même! Rimbaud était à Paris peu avant la Commune, il a rencontré André Gill un futur collègue zutiste là-bas et il cherchait l'adresse de Vermersch. Dans sa lettre du 15 mai 1871, il unit comme poètes voyants deux collègues de bureau Verlaine et Mérat, ce qui m'a toujours un peu gros, mais ce que les rimbaldiens admettent comme une énigme à ne résoudre que sur un plan poétique exclusif. Il me semble qu'un adolescent de pas encore 17 ans, 16 ans et demie, est influençable et reprend volontiers, quel que soit son talent propre, les avis d'autorité des milieux qu'il veut intégrer.
De toute façon, j'ai pour moi les textes, et je vais montrer cette importance cruciale d'Hugo.

J'ai donc réuni six sonnets: "Morts de Quatre-vingt-douze...", Le Mal, Rages de Césars, Le Châtiment de Tartufe, L'Eclatante victoire de Sarrebruck et Le Dormeur du Val, avec un texte en prose complémentaire Le Rêve de Bismarck. Je laisse à part l'autre poème de 1870 qui est fortement inspiré par la lecture des Châtiments, à savoir Le Forgeron, ainsi que d'autres éléments épars, je m'y consacrerai après, et je passerai ensuite à l'année 1871, puis aux Illuminations.

Nos six sonnets forme un tout sur l'actualité de la guerre avec la Prusse. Trois sont des portraits caricaturaux de Napoléon III, et le texte en prose en est un autre de Bismarck. Le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." est lui une sorte de variation sur le long poème des Châtiments intitulé "A l'obéissance passive", mais sur le mode ramassé d'un sonnet, forme jamais exploitée par Hugo. Nous avons que nous pouvions renvoyer pratiquement tous les mots, toutes les expressions du sonnet de Rimbaud à un correspondant précis dans l'imposant recueil hugolien. Nous allons voir qu'il en va de même pour, non pas le texte en prose, mais les cinq autres sonnets. C'est particulièrement évident dans le cas des trois caricatures de Napoléon III. Et là, il faut être précis. En 1991, Steve Murphy a publié son livre Rimbaud et la ménagerie impériale qui faisait suite à l'ouvrage du même auteur Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion de 1990. Etonnamment, personne ne semble s'être aperçu auparavant des surabondants emprunts hugoliens concernant ces six sonnets, et Steve Murphy a fortement contribué à les mettre à jour dans le cas de Rages de Césars ou Le Châtiment de Tartufe notamment. L'influence d'Hugo était essentiellement détectée dans le cas du Dormeur du Val par l'ensemble des rimbaldiens.
Malheureusement, je n'ai pas mon exemplaire de Rimbaud et la ménagerie impériale sous la main, ni l'exemplaire du Magazine littéraire où Murphy est revenu sur Rages de Césars. Mais, l'idée est la suivante : Steve Murphy a proposé une lecture intertextuelle qui s'est appuyée sur quelques éléments saillants, mais il n'a pas poussé à bout la réflexion intertextuelle en effectuant un dépouillement exhaustif du recueil hugolien, ce qui ne lui a pas permis de complètement dominer la question des effets de sens du poème, d'autant que, peut-être marqué de manière décisive par l'article d'Yves Reboul sur L'Homme juste publié en 1985 dans le deuxième numéro de la revue Parade sauvage, a visiblement laissé se développer en lui l'idée que Rimbaud a très tôt eu envie d'en découdre avec Hugo, et que la nature de la relation poétique entre les textes des deux auteurs ne peut être que polémique. Rimbaud réagirait idéologiquement contre le misérabilisme hugolien, etc. Je ne vois pas en quoi Steve Murphy parvient à montrer cela, je pense plutôt qu'il le plaque sur une lecture au demeurant intéressante et neuve de plusieurs poèmes de Rimbaud, Steve Murphy étant avec Bruno Claisse celui qui dans les années 80 et 90 a apporté les aperçus les plus judicieux sur l'adolescent ardennais.
Je reviendrai sur la lecture de Murphy des sonnets et notamment sur sa lecture antihugolienne du Châtiment de Tartufe, dans le moment même où Murphy débloque enfin la lecture de ces quatorze vers!
Donc, le livre Rimbaud ou la ménagerie impériale paraît en 1991, année du centenaire de la mort de Rimbaud et donc année de parution de l'édition d'Alain Borer sous le signe conceptuel assez discutable de l'OEuvre-Vie. Dans cette édition à laquelle ont participé plusieurs rimbaldiens, nous avons droit à un commentaire par Marc Ascione du poème Rages de Césars, commentaire qui est concurrent de celui de Murphy sur certains points, et c'est pour cela que je regrette d'avoir à l'instant du mal à mettre la main sur la "ménagerie impériale". Marc Ascione, en fait, a vu tout comme Steve Murphy que le poème offre un véritable foyer de reprises de passages des Châtiments : il parle de "véritable pot-pourri" page 1022, maius les restreint quelque peu aux quatrains ces innombrables références!
Marc Ascione a également parfaitement compris que Rages de Césars est en quelque sorte le poème L'Expiation sous la forme d'un sonnet appliqué à Napoléon III avec tout le dégonflement d'emphase que cela doit supposer.
Enfin, l'annotateur pour l'édition du centenaire a construit son explication en fonction de la devinette incluse dans le poème.

Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettesTressaille ? Quel regret implacable le mord ?On ne le saura pas. L'Empereur a l'oeil mort.
Il repense peut-être au Compère en lunettes...
Il y a de nombreux éléments perspicaces dans cette lecture, mais aussi des a priori manifestes : Marc Ascione est convaincu que le "fin nuage bleu" fait allusion à l'incendie du château de l'Empereur qui a eu lieu le 14 octobre 1870, alors que le sonnet ne se prête guère à l'exploitation d'une telle coïncidence, ni le sentiment bien perceptible qu'il existe deux ensembles manuscrits remis en 1870 à Demeny à deux périodes bien distinctes. Rages de Césars a été remis à Demeny en septembre 1870.
Toutefois, la solution de l'énigme n'est pas satisfaisante dans la note de Marc Ascione. Celui-ci a bien vu l'allusion au poème L'Expiation, mais du coup le nom qui tressaille est relié à la mention finale en majuscules du long poème hugolien, et qui est "Dix-huit brumaire"! Le critique voit très bien la liaison avec l'allusion que les rimbaldiens n'ont pas manqué d'établir du "Compère en lunettes" avec Emile Ollivier, celui-ci a déclaré déclarer la guerre le "coeur léger" et le critique cite avec à-propos une autre phrase célèbre à l'époque du personnage : "je serai le spectre du 2 décembre". Le problème, c'est que Marc Ascione attribue à Rimbaud les critiques de Marx à l'encontre d'Hugo, suppose que derrière le texte qui dit pourtant ce qu'il dit il faudrait déceler l'implicite de ce reproche marxiste fait à Hugo et enfin la culture d'Ascione opère subrepticement des liaisons hors-poème, par exemple quand il dit que c'est à Saint-Cloud que fut exécuté le coup du dix-huit brumaire il dit une chose intéressante pour le sens du poème, mais il en fait un élément lié à la devinette du nom qui reste sur le bord des "lèvres muettes".
Et du coup, on comprend dans l'article d'Ascione que le nom est lié à l'expiation et qu'il est soit le "deux décembre" substitué au "Dix-huit brumaire" pour le Napoléon Premier de la satire hugolienne, soit le nom d'Emile Ollivier.
Mais jamais Ascione ne dit clairement quel est le nom qu'on ne saura pas. C'est même moi qui comprend que le nom pourrait être "deux décembre", car à lire l'article d'Ascione ce serait soit "Dix-huit brumaire", qu'il mentionne tôt dans son article, soit "Emile Ollivier" qui fait l'objet du développement suivant dans son analyse.

Dans l'édition de la Pléiade des OEuvres complètes d'Arthur Rimbaud, André Guyaux propose un commentaire bref accompagné de quatre notes portant sur le texte. Nous y trouvons d'indispensables renvois aux Châtiments, mais ils sont peu nombreux et présentés quelque peu à titre indicatif, nous perdons l'idée d'une composition saturée de renvois aux Châtiments. Beaucoup d'éléments de la lecture d'Ascione sont perdus, sans doute parce que la lecture trop buissonnante du critique en 1991 pouvait sembler aléatoire même quand elle visait juste. L'absence de mention du poème L'Expiation est malheureuse et on verra prochainement qu'il faut citer plusieurs textes d'un coup comme des intertextes qui contribuent non seulement à nourrir le texte de Rimbaud, mais qui contribuent à lui donner une composition d'ensemble et cette nature d'apologue au pays des Fables de La Fontaine, ce qui était renforcé la lecture faite par Murphy de ce même sonnet.
Il me semble que le nom à trouver doit plutôt être "châtiment" ou "Napoléon III" que "Dix-huit brumaire", "Deux décembre" ou "Emile Ollivier", d'autant que dans ce dernier cas, il me semble que les tercets sont articulés l'un à l'autre, et que cela n'implique pas une confusion "son nom qu'on ne saura pas, eh bien ne repenserait-il pas au Compère en lunettes, vous voyez qui je veux dire ?" J'estime qu'il y a un nom à découvrir, Dix-huit brumaire étant une mention peu évidente à faire surgir de la seule lecture du sonnet, et je tends à penser de même pour "Deux décembre". On peut aussi envisager que "Châtiment" est plutôt un mot qu'un nom, du coup le nom serait plutôt "Napoléon III", le titre d'empereur, mais je n'ai pas de certitude absolue sinon que la lecture me porte naturellement à privilégier les hypothèses "châtiment" et "Napoléon III".

Reprenons l'étude de ce sonnet !

Après la défaite de Sedan, la République est proclamée et Napoléon III est prisonnier à Wilhelmshohe. C'est le contexte que présuppose la lecture du poème. Rimbaud lit énormément Les Châtiments de Victor Hugo, et la préface en prose est déjà essentiel pour lire ce sonnet, puisqu'elle est au coeur du second quatrain :

La toute-puissance du mal n'a jamais abouti qu'à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. elle se fait insaisissable à la compression : elle se réfugie d'une forme dans l'autre. Le flambeau rayonne  si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole  si l'on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l'on ne bâillonne pas la lumière.

Ce passage est essentiel pour comprendre les articulations d'un recueil en sept livres qui va de Nox à Lux, le poème Stella se trouve dans le septième livre et cela contribue à éclairer le sens de la saillie rimbaldienne dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Ce passage est placé à un endroit clef du recueil, la quasi fin d'une courte préface en prose et ce motif traité fort poétiquement est repris dans le recueil plus d'une dizaine de fois, avec plus ou moins d'étendue, car un hémistiche ou un vers peuvent suffire à faire office de rappel, mais plusieurs fois Hugo développe ce motif, s'ingénie à en proposer des variantes dont il a le secret et la facilité  époustouflante, et ce sont autant d'intertextes pour Rages de Césars, puisque Rimbaud a lu et relu le recueil, médité encore la composition de ce sonnet et d'autres à force de se confronter aux motifs hugoliens et à leur dispersion même dans le recueil.
Donc, les propos rapportés attribués à Napoléon III dans le second quatrain de Rages de Césars, c'est la reprise du discours préfaciel d'Hugo, la reprise donc d'un élément que le grand romantique déclare explicitement le coeur métaphorique de la composition d'ensemble de son recueil de Nox à Lux !

             [...] " Je vais souffler la Liberté
Bien délicatement, ainsi qu'une bougie!"
Le discours du sonnet est le suivant : non seulement Napoléon III ne peut pas souffler la Liberté, mais la chute de Napoléon III est elle en soi le châtiment du bonhomme !

Le premier quatrain joue sur un espace de confusion!  En effet, un "Homme pâle" se promène dans un décor qui lui rappelle les Tuileries. Le choix de la forme préfixée "repense" qui n'apparaît pas dans Les Châtiments que je sache permet de contourner l'idée de projection conquérante encore concevable dans le recours au mot "pensif", il s'agit ici de rétrospection, ce qui a bien sûr une portée ironique latente qui va se confirmer. Les "regards ardents" sont tournés vers le passé !
Le choix du verbe "chemine[r]" vient lui aussi des Châtiments, on peut penser à un calembour avec l'idée de fumer comme une cheminée, mais cela peut sembler un peu capilotracté, le verbe "chemine[r]" a une valeur d'errance et d'épreuve qui rejoint plusieurs mentions clefs du recueil hugolien, j'y reviendrai!

Le second quatrain se veut explicatif, il commence par la conjonction "Car", il s'agit d'expliquer les "regards ardents", mais le paradoxe c'est que ces regards ardents de fumeur voulaient éteindre une bougie. L'autre point important, c'est que les regards ardents se tournent du côté dans le rétrospectif "Il s'était dit", et ne se projette plus dans le "Je vais ..." directement!
Le vers 8 donne la morale à ce premier mouvement du poème et à cette inversion de la logique prospective impériale en logique rétrospective! "La Liberté revit ! Il se sent éreinté!", éreintement qui renvoie à de nombreuses images des Châtiments, recueil où il est beaucoup question de trique, de bâton, etc. Les "coups de trique" par les rois sont repris dans "Morts de Quatre-vingt-douze ...", poème d'exaltation de la liberté à reprendre par les armes. Rimbaud reprend les motifs des Châtiments, même si ces motifs appliqués à l'empereur sont partout ailleurs aussi dans la presse et les livres! Dans un poème des Châtiments, nous trouvons la rime "orgie" : : "tabagie" (A un qui veut se détacher). Rimbaud redistribue cela avec un "cigare aux dents" dans le premier quatrain et le mot même "orgie" au début du second quatrain, mais il développe cette fois une rime "orgie"::"bougie" qui a le mérite d'être concrète et inattendue, mais aussi le mérite de la justesse, l'orgie du fumeur sert d'étouffoir et on imagine l'atmosphère empuantie du lieu ! à condition d'être un lecteur travaillant la sensibilité aux rimes car rien ne s'impose mécaniquement à l'esprit sans un peu de réflexion personnelle sur le choix des rimes! Il faut un peu d'entraînement pour bien les goûter! La relation de l'orgie se fait aussi aux "pelouses fleuries"! Il y a effectivement des équivoques grivoises dans les mentions "cigare aux dents" (calque sur qui parle de "sabre aux dents", "fifre aux dents"), "fleurs des Tuileries" à côté de "pelouses fleuries"! Le texte des Châtiments revient plusieurs fois sur les Tuileries pleines de fleurs l'été et sur l'association des femmes à ce paysage fleuri. Tout est dans Hugo, et pas seulement les mentions "pâle", "oeil terne", "oeil mort", "regards ardents" du portrait de l'empereur déchu, même cet "habit noir" vient du recueil hugolien. Il n'y a qu'au plan métrique la césure du premier vers qui n'a rien d'exceptionnel, mais que je ne trouve pas dans Les Châtiments où Victor Hugo préfère coincer une expression du genre "le long des maisons" (cinq syllabes ici attention) dans un seul hémistiche d'un alexandrin. Cette forme de césure est présente chez Coppée et Verlaine (Poëmes saturniens), selon ma mémoire convaincue, et il faudrait en explorer les occurrences plus anciennes pour vérifier.
Même la relation de la mention "L'Homme" à la mention "L'Empereur" vient d'Hugo, et de l'un des cinq principaux textes des Châtiments qui ont servi de modèle à la composition d'ensemble de celui-ci, j'y reviendrai!

La saturation de renvois à Hugo n'empêche pas de constater une articulation originale des deux quatrains, le premier fonctionnant comme un leur avec son cadre qui a l'air de raviver de bons souvenirs, et mieux encore de restituer un cadre équivalent pour de nouveaux plaisirs.
Dès le deuxième quatrain, l'illusion ne prend plus pour le lecteur : Napoléon III a bien des raisons d'enrager, il est dans les rages des rois pâles ayant fui! Mieux des rois emprisonnés et déchus, tout à la fois! Entre les deux quatrains, la différence de taille, c'est son titre princier qui n'est plus!

L'Homme pâle, le long des pelouses fleuries,Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :L'Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries- Et parfois son oeil terne a des regards ardents...

Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie !Il s'était dit : "Je vais souffler la LibertéBien délicatement, ainsi qu'une bougie!"La Liberté revit ! Il se sent éreinté !

Nous arrivons aux tercets : le retour au présent est brutal avec une forme brève "Il est pris" qui vient directement du poème L'Expiation. "Ils t'ont pris." Dans le poème L'Expiation, Napoléon Premier est déjà mort depuis longtemps, bien que sa conscience continue à vivre dans l'attente du châtiment, et l'expression signifie que l'empereur conquérant est pris comme un objet, comme une marionnette utile au carnaval du nouvel Empire de Napoléon III, le tout souligné par le jeu de mots sur "Beauharnais"!

Ils t'ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche,Napoléon le Grand, empereur  tu renaisBonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.

La forme "Il est pris" au centre du sonnet, puisqu'à l'amorce du premier tercet, est coincée entre le balancement du vers huit : "La Liberté revit! Il se sent éreinté!" et la dernière phrase du premier tercet : "L'Empereur a l'oeil mort." On a une reprise du balancement "Tu mourus", "tu renais", mais inversée, et on a même une redistribution "Liberté" qui "revit", forme verbale présente dans le recueil d'Hugo remarquons-le au passage et "Empereur" avec un "oeil mort" qui met fin à un instant de "regards ardents".
C'est évidemment le moment où son crime le rattrappe, la forme "Il est pris" est une forme de monologue intérieur, puisque l'Empereur est dès le début du sonnet prisonnier à Wilhelmshohe, il s'agit du coup de tonnerre d'une prise de conscience qui doit se répéter souvent dans les journées suivant la défaite. Le nom qui tressaille sans passer la barrière de ses lèvres est lié au sentiment d'être pris, le regret qui mord contourne la question du remords dont Rimbaud ne semble pas trouver digne le personnage de Napoléon III.
Il me semble délicat d'imposer au poème de Rimbaud la mention "Dix-huit brumaire" d'Hugo, la relation des deux poèmes ne conditionne pas à ce point la compréhension de la devinette. La transposition "deux décembre" est plus intéressante, car elle coïncide avec les propos au style direct du second quatrain "Je vais" et permettrait une liaison avec l'idée de regretter l'acte qui a conduit au châtiment. La lecture du recueil d'Hugo révèle que la mention "nom" concerne essentiellement le fait de s'appeler Napoléon. Un exemple : le poème L'Expiation clôt le livre cinquième, et le livre sixième ("La stabilité est assurée") commence par le poème intitulé carrément Napoléon III, lignée césarienne mise en perspective. Et le second vers fustige ainsi sa cible : "Te voilà, nain immonde, accroupi sur ce nom!" On sait qu'Hugo faisait contraster Napoléon et Bonaparte, réservant la première mention au premier empereur et la seconde au dernier empereur! Le nom qui ne franchit plus les lèvres, c'est peut-être bien celui prestigieux de Napoléon III.
Comme il existe un doublet Au cabaret vert et La Maline, nous savons grâce à Steve Murphy et nous y reviendrons que Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe présentent eux aussi une forme de doublet. Le sonnet Le Châtiment de Tartufe en anticipant un peu démarque un poème Fable ou histoire des Châtiments, où on raconte qu'un singe s'est vêtu d'une peau de tigre, mais qu'un jour le tyran se retrouve nu et ridicule par l'intervention d'un belluaire qui ne s'est pas laissé impressionné. L'habit ne fait pas le moine est une moralité latente de ce conte digne de La Fontaine, moralité qui a à voir avec la transposition jésuitique de Napoléon III caricaturé dans Le Châtiment de Tartufe, j'y reviendrai! Or, dans les Châtiments, il est souvent question d' "habits dorés", cette mention précise figure dans le poème "Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent...", et au moins à une reprise d'un "habit noir", précisément dans le premier poème de ce livre troisième des Châtiments, livre intitulé "La famille est restaurée", ce qui a aussi du sens pour la lecture par le nom de Napoléon III des devinettes du titres et des vers neuf et dix de Rages de Césars. Précisons encore que Le Châtiment de Tartufe s'inspire des deuxième et troisième poèmes à la fois de ce troisième livre des Châtiments L'Homme a ri comme Fable ou histoire, ce qui donne plus de relief encore à cette mention "habit noir" dans le premier poème Apothéose. Car je peux encore faire souffrir ceux qui n'aiment pas les explications trop longues en ajoutant que le mot "apothéose" se trouve lui dans le sonnet L'Eclatante victoire de Sarrebruck, sonnet de dérision infantilisante où il est question de "tambours dorés".
Napoléon III portait l'habit noir à ses débuts, le poème Apothéose nous narrant l'ascension du personnage. Le premier mot du poème est "Méditons", pour proposer un écho comique au "repense". Il est aussi question d'un "grand nom" pour "perchoir" au début du poème, c'est le bien en partage dans le berceau avec "l'habit noir" des débuts. Dans Rages de Césars, cet "habit noir" est une forme de dépouillement qui annonce le premier tercet fort éclairant sur la ruine de l'empire et sur la perte du... nom, justement. "L'empereur a l'oeil mort" : Napoléon III est mort".
J'ai dans le souvenir qu'il existe des vers quelque peu similaires à ceux du premier tercet de Rages de Césars dans l'oeuvre de Belmontet, il me faudrait remettre la main sur le passage en question pour effectuer d'ultimes vérifications, mais je suis demeuré ici dans l'intertexte exclusif des Châtiments, mot en vedette en tête du vers neuf du Châtiment de Tartufe, ce qui lui donne une légitimité pour concourir à la solution de cette devinette refermée par Rimbaud "On ne le saura pas".

Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettesTressaille ? Quel regret implacable le mord ?On ne le saura pas. L'Empereur a l'oeil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes...- Et regarde filer de son cigare en feu,Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
Le premier vers du second tercet ne donne pas pour moi un indice facilitant à ce point la solution de la devinette, et on ne peut croire que la pensée d'Emile Ollivier étreigne à ce point l'empereur, même si celui-ci a pu se dire "le spectre du deux-décembre", cela me paraît un peu court, il s'agit plutôt d'un prolongement, d'un enrichissement du poème, d'ailleurs modulé par un "peut-être".
Le mot "compère" vient bien du poème L'Expiation comme l'a signalé Marc Ascione, il est appliqué à Napoléon Premier complice malgré lui du second Empire. Il est certain que le "Compère en lunettes" avec cette nouvelle mise en vedette à la rime d'une activité du regard, d'un problème de vue, dénonce la légèreté de l'engagement fatal dans une guerre entraînant la chute de l'empereur, sa chute étant individuelle et n'étant pas à nuancer abstraitement en chute du régime. Les deux derniers vers sont un trait mélancolique fulgurant, et il joue au passage sur l'éviction de l'épique du poème L'Expiation, puisque Napoléon III aurait dû rester Un bon bourgeois dans sa maison à Saint-Cloud, et non sortir en conquérant de ses frontières. L'image fait l'antithèse de Moscou brûlant dans le poème L'Expiation et un autre dont le titre m'échappe mais où il est dit que finalement c'est pour Napoléon III qu'il y a eu cette légende de Moscou qui brûlait. Moscou et Saint-Cloud sont à opposer ici. Le nuage bleu clôt le poème par une joliesse d'ironie fine.

Voilà pour une lecture du poème révélant déjà pas mal d'intertextes, et on voit que j'apporte des suppléments à ce qui a déjà été dit, et que finalement je mets bien en évidence une saturation de l'influence hugolienne qui va au-delà encore des considérations des critiques antérieurs, car je montre je pense clairement combien le fait de s'appesantir sur l'intertexte assure la compréhension du poème, l'affine, révèle les effets de sens et accompagne tout cela d'une immense garantie de faire des inférences à la lecture qui sont justes.
On le voit, la satire, ça sature, et je proposerai une deuxième partie intertextuelle sur ce sonnet. On voit bien que qui rejette dans le cas de Rimbaud l'érudition intertextuelle hugolienne est un sot!

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Cadeau d'actualité !



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