mardi 8 octobre 2013

Dossier du mois : Le sens du sonnet Voyelles (1)

J'avais été prévenu en 2003 : Publier sur Voyelles, quand on n'a pas les titres et qu'on n'a pas 30 ans, cela peut ruiner une carrière universitaire, c'est s'exposer Il faut avoir de solides assises pour le faire Steve Murphy, qui dirigeait la revue Parade sauvage à l'époque, a accepté de publier ma résolution de l'énigme posée par le sonnet Voyelles, long article mal écrit, au style universitaire, minutieux dans les détails, adressé uniquement à ceux qui se spécialisent sur Rimbaud, etc, mais article coup de massue qui a des chances d'être LA plus grande date dans l'histoire de la critique rimbaldienne Steve Murphy a pourtant été le seul à le signaler (régulièrement qui plus est) à l'attention et cela à plusieurs reprises On n'en trouvera aucune mention par d'autres, ni dans les éditions anciennes mais révisées des oeuvres de Rimbaud par Forestier ou Steinmetz (collection Bouquins, collection Poésie Gallimard, Folio, Garnier-Flammarion), ni dans la récente édition de la Pléiade en 2009, ni dans l'article d'Yves Reboul qui pourtant reprend à mon étude le soulignement des éléments hugoliens que j'ai approfondi par rapport au travail source de Barrère, ni dans d'autres études sur Voyelles qui creusent pourtant des éléments que mon travail a mis en avant (je vais les citer après)
Evidemment, on peut ne pas être d'emblée convaincu par mon explication, mais mon commentaire qui est original et qui ne se laisse pas du tout enfermé dans les séries d'interprétations traditionnelles du poème n'est même pas recensé, si nous laissons de côté les publications de Steve Murphy En effet, il s'agit d'un long article, le plus long du numéro 19 de la revue Parade sauvage paru en 2003, la principale revue d'études rimbaldiennes Il n'était pourtant pas possible de passer à côté et sa recension ne pouvait qu'être automatique dans les notices sur le sonnet Voyelles Il n'est évidemment pas pertinent de penser à court terme : ce critique n'est rien et n'est pas un maître à penser Si on ne peut exclure sans appel que cet article ait des chances de viser juste juste et d'offrir l'élucidation historique du sonnet, il ne faut tout de même pas passer à côté C'est pourtant ce qui a été fait, au point même de ne même pas considérer qu'il existait et que la lecture était originale à part entière, car ici la lecture proposée ne relève d'aucune espèce de terrain balisé Je suppose bien qu'on va me trouver très prétentieux Mais, dans le jeu de la prétention, il ne faut pas penser à court terme Nous allons bien voir si ce qui suit est solide
Il y a deux premiers grands ensembles d'hypothèses de lecture du sonnet Un premier ensemble part du principe qu'il s'agit d'un jeu de synesthésie dont la motivation vient d'une observation attentive des voyelles, soit que l'exercice se fonde sur leur forme graphique, soit que la prononciation de chaque voyelle soit prise comme un foyer de suggestion (un spécialiste  opposera ici leur réalisation phonétique à leur formulation sonore) Mais, comme il est impossible de se contenter d'une élucidation par des voies si étroites, ces lectures s'élargissent en travaux de décodage, comme c'est le cas de la lecture obscène et ridicule proposée dans Avez-vous lu Rimbaud? dont on se demande pourquoi elle a su faire grand bruit Un second ensemble d'études envisage de chercher du côté d'une lecture ésotérique du poème, et j'insiste sur ce point, comme pour aucun autre poème de Rimbaud
Une troisième voie consiste à envisager le poème comme une fumisterie, mais troisième voie qui n'est pas sur le même plan que les deux précédentes, puisque, justement, elle n'exclut pas les deux premières voies, mais au contraire leur donne une légitimité, en disant : "de toute façon, Rimbaud soit n'est pas sérieux, soit se moque de l'un ou l'autre de ces deux vains projets dont il a perçu le discours solennel dans la bouche de poètes romantiques et parnassiens"
Une quatrième voie, récente, envisage une réponse au traité de Banville
Assez inutilement, Etiemble a publié un livre entier pour se moquer des explications de Voyelles, sans lui-même proposer quoi que ce soit d'intéressant
Le travail n'en avait été qu'esquissé, mais dans mon étude de 2003 j'ai poussé jusqu'au bout la réflexion sur les impasses du premier ensemble J'utilisais alors le terme d'eidétique repris à la philosophie pour dire que, dans tous les cas, nous n'observions pas une liaison essentielle entre couleurs et voyelles, mais des liaisons relatives et contingentes Plus simplement, je faisais observer que les graphies manuscrites des cinq voyelles n'étaient pas les mêmes que les majuscules imprimées En effet, les commentaires pour le E et le I se sont appuyées sur leurs formes imprimées, quand les formes manuscrites sont nettement distinctes Je trouve désespérant qu'on puisse continuer à trouver que le "I" ressemble aux "lèvres belles", sous prétexte qu'il faut bien éclairer la présence de ces lèvres dans une série d'associations consacrée à la lettre "I" Pour établir cette ressemblance, les rimbaldiens doivent faire abstraction de la graphie manuscrite au seul profit du texte imprimé, et pire encore ils doivent renverser cette lettre, la faire pivoter à 90° Je ne vais tout de même pas investir une folle énergie à réfuter une explication aussi bancale Pour la lettre E, la différence de transcription sur le manuscrit confirme également qu'il est léger de prétendre que Rimbaud parle de "lances" ou de "rais blancs" à cause des trois barres horizontales qui peuvent former un "E" majuscule en caractère d'imprimerie
Mon constat est le suivant : Rimbaud a pu s'inspirer de la forme des lettres Il semble bien l'avoir fait pour le A qui, quoiqu'à un moindre degré au plan manuscrit encore une fois, peut faire songer à une mouche Certes, les mouches volent et ne sont pas posées les ailes repliées dans l'image du poème, mais on peut accepter l'idée Rimbaud a à l'évidence joué sur la forme du "U", puisque, latiniste conscient que le "v" est une lettre créée à partir de la lettre "u", il joue à la faire proliférer au vers 9 : "vibrements divins des mers virides" Notons toutefois que le jeu d'artiste est sensible, puisque, loin d'un jeu homogène sur la forme de chaque voyelle, Rimbaud joue cette fois sur un fait culturel : la formation de la lettre "v" à partir de la graphie "u" en latin Nous verrons plus loin le jeu sur le diapason que suppose ce vers 9 Enfin, Rimbaud a pu jouer sur l'idée que le O représente l'embouchure d'un clairon
Mais, derrière ce constat, nous en concluons qu'il n'y a rien là d'extraordinaire à se mettre sous la dent et que ceci n'explique que partiellement à chaque fois une quelconque des associations d'images à une voyelle
Nous avons donc réfuté l'idée que la réflexion soit partie des voyelles perçues comme des lettres
Du point de vue des voyelles considérées au plan phonétique, au plan de leur réalisation orale si vous voulez, par opposition aux consonnes, il est à remarquer que les études ne se sont pas arrêtées à considérer que la libre émission dans l'air et leur rôle dans la formation des syllabes étaient le coeur de la différence entre voyelles et consonnes, d'emblée voyelle par voyelle on a recherché ce qu'on appelait des harmonies tantôt imitatives ("Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?" fait exprès racinien à une époque de proscription du procédé) tantôt suggestives ("miasmes morbides", Baudelaire)
Il y bien longtemps que le constat a été fait : Voyelles n'offre pas le jeu facile de justifier son propos par le recours aux assonances en a, i, e (dans la particulière mesure du possible pour cette voyelle), u et o
On observait même que l'assonance en [i] figurait plutôt dans le tercet du "U"
Mais, il faut aussi veiller à ne pas confondre les voyelles comme outils de la langue et les interjections, d'autant que les interjections "Ah!", "Oh!", "Hi", etc, posent problème Le "Ah!" est une pâle indication de l'interjection réellement poussée, et selon le contexte nous allons l'interpréter comme expression du dégoût ou cri d'admiration, et le même raisonnement vaut pour le "Oh!", pour ne même pas parler du flou entourant les trois autres lettres
J'ajoute à cela une considération sur la composition du poème Voyelles est une célébration où je vois mal ce que viendrait faire l'expression de la répugnance de l'interjection "ah!" Je veux bien ne pas être fermé à l'hypothèse d'un tel recours, mais elle me semble bien pénible à justifier
Dans tous les cas, ces jeux ne sauraient être qu'à la marge pour expliquer des points de détail du poème, puisque rien de clair ne jaillit au sujet des voyelles E, I, voire U
Par ailleurs, et le fait est connu, Rimbaud ne propose ni un relevé exhaustif des voyelles au sens auditif, ni un relevé exhaustif des couleurs considérées comme fondamentales : absence du jaune et du brun, par exemple
Evidemment, nous pourrions imiter Georges Gusdorf dans sa tentative alambiquée de refuser une définition du romantisme pour que cela reste le plus compliqué possible Nous serions à la veille de ne jamais rien comprendre aux associations de couleurs et voyelles par Rimbaud
Mais la solution toute simple frappe à nos portes : les voyelles s'opposent aux consonnes comme libre émission dans l'air et comme coeur de la formation des syllabes, et Rimbaud cite les cinq voyelles graphiques, à l'exclusion du "Y", non parce qu'il songe à leur forme, mais parce qu'il songe à l'alphabet, et, autre fait souvent mentionné, il a interverti le "O" et le "U", pour faire allusion à la figure du tout allant de l'alpha à l'oméga, du début à la fin
Mais, c'est bien sûr, Rimbaud fait un usage symbolique des voyelles, et l'allusion au tout a quelque chose d'une pensée sur l'univers
Et Rimbaud s'inscrit dès lors dans la continuité de prédécesseurs, notamment Hugo, ce que mon commentaire de 2003 a bien mis à jour
Quant aux couleurs, j'ai envisagé cette célébration de Voyelles dans mon étude de 2003 comme un immense lever du jour, ce qui peut être restreint plus prudemment à une manifestation de la lumière sur le monde, se fondant sur l'opposition noir/blanc, avec un traitement hugolien de recueillement dans l'ombre qui va devenir lumière
Les autres mentions de couleur comportent une difficulté : nous devons nous en tenir à trois mentions qui sont le rouge, le bleu et le vert Bien que le poème parle d'alchimie, nous n'avons aucune mention du jaune, couleur de l'or que rêvent de créer les alchimistes, couleur aussi du soleil au zénith
Ma lecture n'envisageait le soleil que comme aube, ce qui fait que ce côté dérobé du jaune ne me préoccupait guère, j'avais le bleu de l'azur et le jeu de l'éveil du jour en blanc, rouge, vert
Mon article n'apportait pas la solution, mais j'indiquais l'horizon où chercher : j'évoquais la décomposition de la lumière en prisme, un extrait de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs où figurait la mention "dioptriques" autour des mêmes mentions de couleur que Voyelles, point de mon étude passé complètement inaperçu, je notais que la répétition de "rais blancs" à "rayon violet" confortait sévèrement l'idée d'une allusion au prisme solaire Tout était en place et quelqu'un, reconnaissant que je lui avais apporté un éclairage nouveau sur le poème, m'a alors fait entendre que la solution venait de la trichromie, ce que j'ai indiqué dans mon étude sur trois poèmes en prose parue en 2005 dans le volume n°5 des colloques de la revue Parade sauvage
Il existe deux trichromies, l'additive et la soustractive Nous ne nous référons généralement qu'à une seule trichromie, la trichromie soustractive, celle qu'on dit aussi des peintres et qui est envisagée à partir d'une composition du jaune, du bleu et du rouge, mais il existe une trichromie additive à partir du rouge, du vert et du bleu, qu'il faut impérativement connaître pour trouver une cohérence symbolique minimale au choix de Rimbaud au premier vers de Voyelles
J'ai vérifié dans les textes publiés par Charles Cros au sujet de son procédé photographique et j'ai constaté que Cros ne parlait que de la trichromie soustractive : jaune, bleu, rouge, mais j'ai insisté sur un lien intertextuel au poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs Ce poème a été envoyé par lettre à Banville, le 15 août 1871, quand Rimbaud ne connaît pas encore Charles Cros Cette piste Cros n'est pas la bonne, et dans tous les cas, la trichromie a été théorisée en 1801 Rimbaud connaissait visiblement la version additive de la théorie Des études publiées récemment, en 2012 même, ont insisté, sans me citer le moins du monde, l'une sur le jeu avec la lumière dans Voyelles, l'autre sur la probable allusion à la trichromie additive
Il se trouve que j'ai fait une conférence, avec mise au point de mes idées nouvelles, au café Procope à Paris, en décembre 2010 Le compte rendu a circulé sur internet, et il se trouve aussi que j'ai publié une nouvelle mise au point sur Voyelles dans le numéro de la revue Rimbaud vivant de l'année 2012 J'y côtoie ainsi l'article qui s'intéresse à la lumière, et je précède ainsi de quelques mois l'article sur la trichromie additive paru dans la revue Parade sauvage Mes antériorités sont bien posées désormais Or, à la différence de ces deux études, je propose une lecture complète du poème, ne me contentant pas de maîtriser un aspect d'élaboration du texte en fonction de considérations sur la lumière
Je vais revenir sur tout cela, et développer ma lecture précise du poème dont il n'a pas encore été question pour l'instant

A suivre














2 commentaires:

  1. Je viens de lire : Délires II ¯¯¯¯¯¯¯¯ Alchimie du Verbe, du jeune poète Arthur Rimbaud : il me semble que son interprétation de Voyelles sonne juste.

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  2. Oui, mais qu'est-ce que vous en avez compris?
    La langue n'est pas un code qui fait voyager la pensée de quelqu'un au cerveau de quelqu'un d'autre
    La pensée de Rimbaud est restée dans son cerveau et ses textes sont des déclencheurs
    Il n'y a pas de communication limpide et vouloir une poésie qui n'ait pas à être commentée, c'est se priver justement de la poésie

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