dimanche 20 octobre 2013

O bleu

Depuis longtemps, le "Suprême Clairon" a été identifié par J-B Barrère à l'instrument du jugement dernier dans le poème La Trompette du jugement de Victor Hugo, le dernier de la première série de La Légende des siècles de 1859 Victor Hugo emploie à deux reprises dans ce recueil l'expression "clairon suprême", une fois dans Eviradnus, ce que nous avons signalé à l'attention dans une note parue dans Parade sauvage n°20, et une fois dans le poème La Trompette du jugement précisément
Rimbaud a inversé cet ordre de succession pour en faire "suprême clairon" Il a aussi ajouté des majuscules finalement dans la version autographe "Suprême Clairon", majuscules qui figuraient déjà pour les mots "Mondes" et "Anges" sur la copie de Verlaine, mais qui ont été ajoutées à l'expression "ses yeux" qui est devenue "Ses Yeux" S'appuyant sur la dernière majuscule du dernier mot de la version autographe, le "Y" de "Yeux", certains en font un élément capital de la lecture : ce serait la dernière voyelle, celle qui n'a pas été citée, celle qui est mystérieuse, celle qui est violette, violet non cité aussi dans le premier vers, bref le "Y violet" du mystère de la poésie J'ajouterai à cela que le "y" encadre alors les tercets, vu sa présence dans "cycles" au vers 9, et j'en conclus que c'est aussi intéressant que de manger des cacahuètes
Le tercet est le tercet exclusivement du O bleu altéré en violet
Dans sa lecture de Voyelles, Yves Reboul prétend pourtant que le tiret qui introduit le dernier vers est quelque chose dont on connaît l'emploi clef chez Rimbaud Ce tiret détacherait le dernier vers des deux précédents, ce serait une manière de décrochage Il signale ce tiret à l'attention pour soutenir un changement de sujet dans le dernier vers
J'ignore quels cours précis de grammaire Rimbaud et les poètes en général ont bien pu avoir en fait de ponctuation Certains signes de ponctuation ont des valeurs plus précises, mais la valeur d'un signe de ponctuation ne saurait être autre que minimale Le tiret n'est rien d'autre qu'un trait suspensif à l'écrit qui invite à un arrêt de la voix, à un choc mental, ce qui entraîne une mise en relief Le tiret n'est rien d'autre Un couple de tirets peut former une parenthèse et se substituer ainsi aux signes habituels Les tirets sont employés parfois en compagnie de virgules, ce qui veut dire que ce sont des procédés d'insistance
Je m'arrête à cela
Dans le cas du dernier vers de Voyelles, il ne s'agit de rien d'autre que d'un procédé de démarcation emphatique pour souligner l'effet final et l'effet de perspective infinie qu'il produit
Dans tous les cas, l'avant-dernier vers est ponctuée par le double point, ce qui veut bien dire que le dernier vers est solidaire du reste du tercet Le double point sert à introduire un exemple, une explication, une énumération, une définition, une notion Il est ici de l'ordre d'une requalification plus percutante des deux vers qui précèdent

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
La symétrie des vers 12 et 14 le confirme : même interjection "O", même idée de l'ultime entre "Suprême" et "Oméga", même idée de lumière "clair" et "ray-" ("rai") et même assonance "rayon," "clairon"
Les rimbaldiens sont vivement inquiétés par le fait que le "violet" ne corresponde pas à la couleur annoncée "le bleu" Rimbaud joue d'évidence sur une altération provocatrice qui se conforme à une volonté de transcendance
Par-delà le bleu du O céleste, le "violet", ultime rayon du spectre solaire nous rapproche un peu plus du secret des "naissances latentes"
Or, cette altération judicieuse est devenue un prétexte à épaissir le mystère du sonnet
Plusieurs lecteurs s'imaginent que le sonnet se termine sur une pointe galante et que les yeux sont ceux d'une femme
A ces lecteurs, je conseille un poème de Léon Dierx qui fera mieux leur affaire Il s'agit d'un poème des Lèvres closes Léon Dierx regarde l'univers et revient à la seule importance du regard de la femme aimée, il ne voit rien au-delà Léon Dierx est un très bon poète et Rimbaud l'a lu sans aucun doute, vu sa parodie Vu à Rome liée à la publication de la plaquette Paroles du vaincu
Il y a bien du violet dans le regard des égéries de poètes, un rayon violet dans Péristéris de Leconte de Lisle, plusieurs "yeux de violette" relevés par Fongaro dans la poésie de Banville, mais il convient d'en rester aux vers de Rimbaud dont le sens est limpide et clair Certes, le rayon violet est érotique et adressé au féminin, mais parce que Rimbaud substitue à Dieu la Vénus de Credo in unam qu'il appellera "Raison", "Being Beauteous", "Aube", dans ses poèmes en prose, ou qu'il masculinisera en "Génie" de contre-évangile
Les strideurs, étant donné la constante association des couleurs à des voyelles, permettent de songer à une équivoque avec "striures" Les jeux de lumière du ciel sont le langage dans ce poème, et un langage qui fourmille en donnant l'idée d'un bruit aigu et sourd par-delà le bombinement des mouches, les frissons de la Nature qui s'éveille, le fracas rouge du monde, les vibrements marins, la mastication animale et le souffle du vent Et ces strideurs sont naturellement associées aux silences, à la paix aussi de ce dôme étoilé dont Vigny se désespérait de ne le voir jamais donner le moindre signe d'une réponse divine Rimbaud expose une foi où le signe est présent, mais où il n'est pas associé à Dieu, ce qui donne en quelque sorte une pointe satirique au poème
Au moment où il compose Voyelles, Rimbaud est sensible à la question de l'alternance des rimes masculines et féminines Au lieu de l'appliquer, il va rabattre entièrement son poème sur une cascade de rimes féminines et l'unique rime masculine sera celle qui articule les tercets entre eux Rimbaud joue sur l'unité sexuelle retrouvée au dernier mot du poème
Et l'intérêt est aussi du regard croisé entre le poète et la divinité, puisque, avec une bienveillance comparable à celle des dieux pour l'infiniment petit dans Credo in unam, la divinité sidérale porte un regard sur notre monde Nous interceptons le "rayon violet" de son regard Nous croisons notre regard avec le sien, "Ses Yeux"
On nous a fait observer que, pour les grecs, le mécanisme de la vision consiste en une projection du regard qui part des yeux et qui va à la rencontre des éléments, ce qui serait de tendance à justifier l'idée d'un rayon partant de la pupille Toutefois, cette thèse caduque de la perception optique n'est pas évoquée ici, les yeux sont le foyer expressif de l'âme tout simplement

(D'autres articles sur Voyelles vont suivre, mais nous allons passer pour les semaines à venir à quelques autres sujets Je n'ai pas voulu gâcher la fin de mon article par des réfutations de certaines lectures, et il me reste à proposer des articles de synthèse et puis je me permettrai certains retours thématiques)

10 commentaires:

  1. Le refus social de votre décodage c'est toujours ce qui se passe au début quand quelqu'un dit quelque chose : c'est après que ça se gâte.
    Quoi qu'il arrive je regretterai ces quelques semaines de stridulation muette.

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  2. Je ne considère pas la langue comme un code, mais comme un mode déclencheur Malgré Aristote, la tradition, etc., la langue n'encode pas la pensée
    Il y a bien sûr un code né d'un savoir acquis dont le dictionnaire est une forme de fixation par l'écrit et il y a des règles de grammaire, mais la pensée ne se partage pas. Les mots sont des déclencheurs et la prise de parole un essai pour déclencher quelque chose chez celui à qui elle s'adresse Rimbaud ne dit pas la Commune dans son sonnet, mais il déclenche cette orientation de lecture, même chose pour la lecture d'un alphabet des variations colorées de la lumière. Les lecteurs ne comprennent pas Voyelles pour quelques raisons. Ils sont piégés par l'importance directrice qu'ils donnent à l'association d'une voyelle à une couleur et des images (voir le début du commentaire de Bardel sur son site entre autres exemples), ensuite ils font des inférences ravageuses sur les formules de Verlaine et Rimbaud quand elles pourraient être exploitées de manière ironique, ils croient alors évidente l'intention de moquerie, enfin ils veulent justement se rassurer avec une lecture qui soit un code verrouillant tout et posant les choses de manière claire, nette et précise, ce qui n'adviendra pas Je n'ai pas encore parlé de la présence communarde de strideurs et clairon dans Paris se repeuple, ni de la comparaison "crachats rouges" et "sang craché", ni de la comparaison entre Voyelles et la fin de La Trompette du jugement, etc. Il faut un minimum de suspens pour cette fois.

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  3. Pour ce qui est de la reconnaissance, je n'en attends plus, je pense que la gravité de la remise en cause que j'amène fait que le silence à mon sujet va être une quasi loi bien observée. Il ne me plaît d'ailleurs pas de rentrer dans le rang pour arranger tout le monde quand j'ai pris le dessus. Il y a trop de coups bas et d'activités rimbaldiennes dont l'oeuvre de Rimbaud n'est pas vraiment pas la raison d'être. Je tire une jouissance de ma fréquentation de l'oeuvre de Rimbaud, je saurai m'en contenter.

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  4. Que René Char, André Breton ou même Paul Verlaine ne commentent pas vos notes nouvelles sur le sonnet des Voyelles : je l'admets volontiers : ils sont morts : c'est une raison suffisante.
    Où sont les autres détectives ?

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  5. La compréhension de l'oeuvre de Rimbaud passe nécessairement par les travaux de critique littéraire. Les écrivains et artistes n'ont pas su donner une vision juste ou en tout cas bien orientée de l'oeuvre. Verlaine lui s'est tu, ce qui est différent des cas de Breton et Char qui n'ont pas réellement compris Rimbaud. Aujourd'hui, j'ignore quel poète a de l'importance en France. Les plumes célèbres, ça va être quoi ? Pennac, Quignard, Van Cauwelaert, Nothomb, Ben Jelloun etc. ? Belle série désolante. Ce ne sont bien sûr pas les cinq meilleurs de notre époque, ils sont mauvais, mais les meilleurs ne doivent pas être bien au-dessus. On peut donner le Prix Nobel à des artistes aussi pauvres que Garcia Marquez ou Bonnefoy, sans parler du gag Gunter Grass avec son Tambour complètement niais, j'ai mieux à faire. Ce qui est certain aussi, c'est qu'il y a une complicité d'élite sociale entre le public et les universitaires. Le public a tendance à penser que la parcelle de Rimbaud qui vit encore aujourd'hui ne peut venir que soit du grand metteur en scène, soit du professeur en Sorbonne. Ce n'est pas très logique quand on sait le profil rebelle d'Arthur, mais c'est ainsi. C'est le statut qui fait la légitimité. Et le public est complice de cela. Ensuite, plutôt que de reprocher trop directement aux gens de ne pas voir que j'ai raison, je peux tout simplement faire remarquer ceci. Qu'est-ce qui est mis en avant quand on parle de Rimbaud et qu'on le commente ? Ce que je disais de Voyelles en 2003 était passionnant, ça l'est toujours. Or, qu'écrivent les gens sur Voyelles et quels travaux citent-ils routinièrement et préfèrent-ils mettre en avant ?
    Enfin, il y a ce que je vis. Je suis persona non grata à tous les étages. A part Benoît de Cornulier, je ne vois pas avec qui j'ai encore un dialogue possible aujourd'hui. Les gens me demandent de me taire quand on me pique des idées déjà publiées ou parfois non d'ailleurs. Surtout, on constate que j'ai une saisie précoce du texte de Rimbaud et on n'en a rien fait. Je publie dans un silence certain et rien n'a été fait pour que je me hisse. On prend en parlant avec un peu de bonhomie, mais on me laisse sur le bas-côté. Enfin, mes compétences sont une remise en cause radicale de l'enseignement et à l'Université, et dans les collèges et lycées. Je représente ce qu'il faut sauver et mettre en avant, et pourtant tout va couler. J'ai les yeux bien en face des trous. L'avenir n'est pas brillant et il y a du beau déni de responsabilité.

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  6. L'Université, c'est le statut d'enseignant-chercheur. Il n'est question que de donner 200 heures de cours sur 25 semaines (8 heures par semaine). Certains cours sautent dans l'année en plus. Il s'agit aussi de suivre des doctorants (Maîtrise, Master, DEA, thèse), mais le suivi doit être formateur et constant, ce qui n'est pas le cas. Les universités de lettres, langues, Histoire-Géographie, Philosophie, Histoire de l'art n'ont comme débouchés que l'enseignement, mais l'Université donne des cours nettement inférieurs aux concours du CAPES et de l'Agrégation qui se préparent isolément. L'Agrégation est un concours de recrutement qui n'a aucune différence concrète avec le CAPES. Il ne correspond à rien. Mais et Agrégation et CAPES n'ont encore rien à voir avec les compétences d'enseignement au collège et au lycée. Il n'y a aucune préparation ni aux exercices propres au collège et au lycée, ni à la grammaire enseignée au collège, sachant que les fondamentaux ne sont pas acquis par les nouvelles générations et pas frais non plus pour des étudiants ayant travaillé sur des aspects spécialisés, loin du rappel des fondamentaux qu''ils n'ont plus eu depuis le collège.
    Il y a donc un divorce université-concours et écoles de l'autre, ce qu'on tait.
    Enfin, l'enseignant-chercheur a pas mal de temps à consacrer à la recherche, c'est sur quoi se fonde son moindre taux horaire dans l'enseignement. Il s'agit donc de se tenir au courant et de témoigner de ce qui se fait.
    Depuis 2003, la belle impasse sur Voyelles.
    Quant aux éditions courantes ou aux livres tout public sur Rimbaud, ils redisent ce qui se disaient il y a trente ans et s'en tiennent là pour la plupart.
    La Pléiade doit servir de référence, mais elle n'est pas non plus à niveau (surtout qu'il existe une revue fournie de référence à exploiter tout de même Parade sauvage), le mérite demeurant celui de la clarté et de la concision dans les notices. Tout ce que je vois, c'est un monde d'alliances.

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  7. Le vers déchiffré de L'Homme juste, pourquoi cela est-il rabaissé, traité de conjecture ? Pour sauver la face. Les sources des parodies zutiques, pourquoi on encense le livre de Teyssèdre par-dessus les découvertes objectives des sources, sans même parler ici de la datation et pourquoi essaie-t-on de citer le seul résultat sur Belmontet, etc. ? Pour ne pas trop appuyer que, malgré les fausses signatures apposées, on a publié soit par notes soit par articles, soit par édition même de l'Album zutique, sans prendre la peine de lire les auteurs concernés : Belmontet, Silvestre, Ricard, voire pour partie Coppée. Furent-ils même survolés ?
    Sur Voyelles, Le Bateau ivre, aucun rimbaldien ne doit laisser entendre que s'il n'a pas publié, c'est parce qu'il n'avait pas les clefs.
    Pour soutenir que les poèmes en prose sont visiblement antérieurs à Une saison en enfer pour la plupart, je me fais incendier. Pour dire que les dossiers de vers ne sont pas autant de recueils, je suis conspué, alors que les faits sont là.
    Quand on reproche à un élève de ne pas savoir chercher, je pourrais citer du professeur à la retraite qui va pour consulter une référence et qui ne trouve pas ce qu'il est censé trouver parce qu'il lit le texte et ne lit pas les renvois en notes. Authentique.
    Voilà ce que je vois actuellement, et je ne me laisse pas faire.

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  8. Ils ont vu un truc en ébullition venant de moi, ils s'en sont méfiés. Au lieu de réagir sur Voyelles et de dire "ok, on va reprendre, on va revoir la rédaction d'article, se donner des objectifs, préciser", ils ont laissé le truc en plan. "On verra si un jour ça prend", ne touchons à rien, ne parlons de rien. Le caractère confus, très work in progress, de mon article de 2003, c'était une chance à saisir, maintenant c'est une arme d'autant plus ravageuse qu'il était et qu'il est encore présupposé que je délirais en 2003. Car celui qui a été rabaissé finit par donner tort à toute la machine, c'est forcément plus pénible comme retour, mais je l'avais dit que ça se passerait ainsi.

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    1. Est-il possible de lire en ligne, David Ducoffre, Consonne, sans disposer du N° 19 de Parade Sauvage ?
      — Alors vous aussi vous êtes le diable au milieu des docteurs : ce que vous faites là (mise en scène, mise en abyme) est parfait.

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  9. Normalement, ayant publié tous mes articles sans toucher d'argent, j'en suis le propriétaire, je peux les publier comme je veux. Toutefois, bien qu'ils soient ma propriété, j'ai déjà observé qu'on pouvait commander mes articles sur internet en payant une certaine somme.
    Il y a l'article Consonne dans Parade sauvage n°19, un mini article dans le n°20, la remarque sur la trichromie se trouve dans le colloque n°5 mais dans un article sur trois poèmes en prose
    Mais avec l'article Consonne, il y a aussi l'article récent dans Rimbaud vivant en 2012
    Je n'ai pas mis ces articles en ligne, je vais étudier la question.
    J'ai fait une conférence au café Le Procope (14 décembre je crois) dont le compte rendu n'est pas signé par moi, mais j'y ai mis la main, et ce compte rendu à ma grande surprise a circulé sur le net en fichier PDF.

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