jeudi 31 octobre 2013

La guerre franco-prussienne (introduction du dossier)

Dans son volume de préparation sur Rimbaud au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes 2010 (Clefs concours, Atlande, parution 2009), Steve Murphy ne propose pas une mise au point appuyée sur l'histoire de la guerre franco-prussienne, bien qu'il présente l'histoire du poète comme indissociable de la grande Histoire de son époque J'ai envie de proposer une synthèse générale sur la guerre franco-prussienne, car il y a des choses originales à dire, il y a aussi des points qui font débat parmi les historiens Au mépris des vexations françaises, beaucoup d'historiens fantasment, c'est le moins qu'on puisse dire, sur l'importance de la dépêche d'Ems La guerre aurait été causée par le machiavélique Bismarck et non par l'arrogance et l'esprit cocardier d'une partie des élites et de la population française L'impératrice Eugénie est souvent jugée comme va-t'en guerre mais des historiens essaient de la défendre Le cas de Napoléon III est intéressant également à étudier Certains historiens prétendent qu'il a été entraîné dans cette guerre malgré lui, qu'il ne la voulait pas, tandis que d'autres arguments montrent que Napoléon III aurait voulu réformer l'armée, mais qu'il en a été empêché par les monarchistes, les républicains et l'armée elle-même
Il y a surtout des logiques profondes à comprendre qui éclairent le sens des poèmes de Rimbaud Quand Hugo dénonce l'alliance de l'armée avec le second Empire, il dresse l'exemple de la Grande Armée des guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes "Ô Soldats de l'An deux!" (A l'obéissance passive), et Rimbaud pratique le même procédé dans "Morts de Quatre-vingt-douze", invité à cela par sa réaction à la propagande de Paul de Cassagnac
Le public se contente alors d'une opposition sommaire entre une armée au service de bonnes causes, de la République notamment, et une armée au service des rois
C'est en réalité plus subtil
Sous l'Ancien Régime, en tout cas au XVIIème et au XVIIIème siècle, les armées européennes sont exécrables L'art de la guerre est le cadet des soucis Les généraux sont heureux de voir les armées se battre en ligne, de voir qu'on oppose à un type d'armée donné chez l'ennemi le même type d'arme ou le type d'arme correspondant L'armée ne voit que par la discipline à peu de choses près La crise inévitable des officiers sous la Révolution française va permettre à l'armée de retrouver une âme où les hommes prennent des initiatives ou plusieurs armes d'un type différent vont concourir à un même effet ou but Il n'est pas question de s'en réjouir comme d'un jeu, mais l'art de la guerre renaît avec la Révolution française Les combats sont meurtriers, mais il ne s'agit plus de massacres inutiles commandés par le fait qu'on s'est toujours battus ainsi, etc La bêtise reculait dans la guerre
Etant donné cette crise du commandement, puisque bien des généraux suivaient l'émigration, des officiers vivaient leur promotion toute entière sur le terrain, loin des écoles et des mondanités Une relation de paternalisme s'instaurait et en même temps si le commandement était perçu comme incompétent il était hué par la troupe qui pouvait refuser d'obéir
L'autre originalité de l'armée sous la Révolution française est la conscription de masse Ceux qui vont alors au combat sont inexpérimentés, mais il s'agit d'un moyen de soulèvement massif de troupes
Les armées de Napoléon Ier s'inscrivent dans la continuité des guerres révolutionnaires dans une époque qui va de 1792 à 1815 Pas moins de cinq coalitions ont été défaites, mais la Restauration a pris soin de refermer cette page mythique et nous connaissons tous les pages brillantes qui ouvrent La Confession d'un enfant du siècle de Musset et qui forment même la principale raison pour encore lire ce roman aujourd'hui
La Restauration va détourner les grandes énergies dans les expéditions coloniales notamment et surtout reprendre la main sur l'armée qui va redevenir un corps rigide au service des rois Quelque chose reste de la conscription de masse, mais il est restreint au fameux vote du bon ou du mauvais numéro dans les familles Cette fois, nous retrouvons l'idée d'une armée de métier (7 ans) L'armée est désormais un univers de discipline et rien que cela Il est mal vu de se vouloir le nouveau Bonaparte de la théorie militaire, les publications sont découragées et le progrès technologique est mal perçu Il ne s'impose que laborieusement et n'est absolument pas guetté La France ne profitera pas non plus comme les armées prussienne, bavaroise, etc, en 1870 des services bénévoles de la Croix Rouge L'espionnage militaire pratiqué par les prussiens répugne à l'ensemble des nations européennes qui n'y voient que la bassesse morale d'une telle pratique (voyez la figure de l'espion prussien dans La Débâcle de Zola)
Hugo et Rimbaud ironisaient sur la couleur rouge garance des pantalons de l'armée française (Chansons des rues et des bois, Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs), marine mise à part, sans savoir que les théories sur la guerre du XXème siècle trouvent ce genre d'habillement encore plus ridicule qu'ils ne le percevaient eux-mêmes, mais Hugo et Rimbaud vivaient quoique de manière partiellement confuse l'idée d'une opposition entre ce qu'est une armée de rois et ce qu'est une armée révolutionnaire
En juillet 1870, parmi les mots célèbres, à côté de la déclaration d'un "coeur léger" d'Emile Ollivier, il y a toute la naïve réponse du général Leboeuf, très confiant, qui estime qu'il ne manque pas un bouton de guêtre à l'armée française Rimbaud n'a-t-il pas pensé à ce mot quand il a écrit dans Le Châtiment de Tartufe "Ses habits étaient déboutonnés" ou dans Les Assis "Et leurs boutons d'habit", "manchettes sales" ? Dans L'Eclatante victoire de Sarrebrück, l'expression "Féroce comme Zeux et doux comme un papa" se limite-t-elle à mettre en conflit la figure de chef de guerre avec celle de père de famille en présence de l'héritier du trône ou ne vise-t-elle pas aussi à railler l'échec du neveu qui voulut par sa présence à cheval sur le terrain des combats reproduire la figure paternelle de Napoléon Ier au milieu de ses hommes ?
Il y a une histoire à connaître pour goûter la profondeur des six sonnets de Rimbaud autour de la guerre franco-prussienne
Il y a au détour d'un vers ou d'un mot des mises en perspective fortes, et ces six sonnets sont bel et bien des documents historiques
Il y a dès lors aussi à connaître les singularités de la guerre franco-prussienne, une guerre où le matériel se modernise mais sans que l'état-major français en ait tenu suffisamment compte, une guerre où, comme ce fut le cas à Bazeilles, la France admet les francs-tireurs et même les actions spontanées de partisans qui prennent les armes, une guerre où la puissance de feu des armes devient encore un peu plus importante dans cette évolution qu'ignorera superbement l'état-major jusqu'à la Première Guerre Mondiale où il continuait de prôner des charges à la baïonnette, certes bien effrayantes (les japonais les pratiqueront encore en masse en 40-45), mais peu efficaces et sombrement et inutilement meurtrières Peu avant la guerre des boers et la Première guerre mondiale, la guerre franco-prussienne est déjà une des dates clefs d'une évolution redoutable On tire sur un ennemi que désormais on ne voit plus de près et la puissance de feu abat en masse Gautier fut tôt alarmé par ce problème, les états-majors beaucoup moins, et quand Rimbaud écrit qu'avec la mitraille "Croulent les bataillons en masse dans le feu", il s'agit déjà d'un cliché, de la reprise de ce que pouvait écrire Voltaire dans Candide notamment, mais alors que l'image était expressive par sa concision chez Voltaire l'image est carrément réaliste à l'époque où écrit Rimbaud, la guerre des boers confirmera bientôt crûment qu'il n'est plus possible d'envoyer une armée en ligne affronter le feu ennemi, puis la Première guerre mondiale La guerre franco-prussienne sonne déjà le glas de ce type d'affrontements Et nous le savons par un autre poème de Rimbaud, Les Mains de Jeanne-Marie, une nouvelle arme fait son apparition, la "mitrailleuse", non pas l'arme au sens moderne du mot, mais tout de même le canon à balles Et à côté de cela les soldats disposent désormais d'armes qu'ils peuvent recharger sans se mettre debout et en un moindre temps qu'auparavant Un poème célèbre de l'époque Les Cuirassiers de Reischoffen annonce aussi le temps révolu des charges de cavalerie La cavalerie polonaise en 39 sera elle assez dérisoire pour ne laisser aucun souvenir et n'inspirer aucun tel poème sur la gloire inutile
Je vais revenir sur la guerre franco-prussienne, mais grâce à cette petite introduction, je vais pouvoir d'emblée commenter les poèmes de Rimbaud à la lumière des Châtiments de Victor Hugo, tout à l'heure, dans mon prochain article

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire