mercredi 16 octobre 2013

Remarques sur le maniement du vers

Quels sont les rejets pratiqués par Rimbaud d'hémistiche à hémistiche ou de vers à vers dans Voyelles? Citons le texte en soulignant ces points. Verlaine nous a annoncé peu de césures libertines.

                                 Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

"Peu de césures libertines, moins encore de rejets", l'expression de Verlaine est maladroite, puisqu'une césure libertine correspond d'office à un rejet à la césure. Il a simplement réservé la notion de rejet aux entrevers. Le sonnet Voyelles confirme cela, un seul rejet entre deux vers, qui s'avère un rejet de quatrain à quatrain, tandis que plusieurs sont intéressants à analyser pour la césure.
Je m'empresse de signaler que la césure après une forme prépositionnelle de plusieurs syllabes n'est pas rare dans la poésie classique, j'ai signalé "autour" en passant, rien là de particulier. Quant à l'apostrophe "voyelles" ainsi placée à la rime, il ne fait pas oublier que cette façon de détacher les apostrophes est typique de Corneille qui l'a acclimatée dans la tragédie classique, et Racine a suivi Corneille sur ce point de versification.
Du coup, pour les quatrains, à côté de l'unique rejet sensible de vers à vers "Golfes d'ombre", nous observons une unique déviance métrique, précisément au vers 8, ce qui met en relief l'expression fortement originale qui ponctue cet ensemble "ivresses pénitentes", et on ne manque pas d'observer le caractère très suggestif d'une composition qui fait se terminer un quatrain par "puanteurs cruelles" et l'autre par "ivresses pénitentes".
La césure du vers 8 vient, malgré des emplois exceptionnels antérieurs méconnus, du théâtre de Victor Hugo qui l'a expérimentée dans Cromwell, Marion Delorme et Ruy Blas notamment. Par méconnaissance du théâtre d'Hugo et des audaces métriques locales de 1830, Verlaine, et du coup peut-être Rimbaud, attribuait à tort cette innovation à Baudelaire qui, avec Banville, l'a acclimatée dans le milieu parnassien. Pour des raisons que j'estime tendancieuses, la critique universitaire tend à maintenir l'honneur de cette innovation au profit de Baudelaire, ce qui relève de la captation d'héritage.
Nous pouvons nous contenter de considérer qu'elle met en relief par un décrochage peu naturel la formule finale du second quatrain : "Dans la colère ou les + ivresses pénitentes." Il s'agit d'un procédé d'emphase, procédé sans doute très peu apprécié de nos jours quand il s'agit de réciter ce sonnet. Nous vivons dans le culte de la lecture à voix blanche.
J'ai souligné trois membres de phrase dans les tercets. Mais, le procédé qui consiste à rejeter un adjectif à la césure, proscrit au XVIIè et au XVIIIè siècle (je ne parle pas ici du XVIème), a été remis en cause, notamment par André Chénier et son premier suiveur Alfred de Vigny. Lamartine et Hugo l'ont admis dès les années 1824-1825 ensuite, et il s'est banalisé depuis. Il ne s'agit donc pas de césures libertines aussi appuyées que pour le vers 8. En revanche, il est bon de remarquer que les deux rejets d'adjectifs concernent le premier et le dernier vers des tercets et les mots "divins" et "violet". Nous y reviendrons, c'est intéressant.
Enfin, le complément participe passé "semés", "d'animaux", relève lui aussi d'une audace développée par des poètes tels que Chénier, Malfilâtre, Roucher, Vigny. La singularité vient de ce que le complément aurait dû occuper tout l'espace du second hémistiche, imaginons l'exemple : "Paix des pâtis semés d'animaux carnivores", nous n'aurions aucun heurt du rythme de l'alexandrin, alors que, selon un modèle fortement initié par André Chénier, ici la proposition s'interrompt au milieu de l'hémistiche pour repartir sur une autre proposition : "...d'animaux, paix des rides...".

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