Rimbaud est au programme du bac de français pour quelques années. L'épreuve écrite est passée et nous avons maintenant l'épreuve orale. Les candidats ont étudié pendant leur année de première un certain nombre de textes en classe, des groupes de quatre textes en gros. Il y a différents auteurs au programme, mais les enseignants peuvent choisir.
Pour la poésie, il y a trois oeuvres au programme : les poésies de 1870 de Rimbaud (indûment baptisées "Cahier(s) de Douai"), un recueil Mes Forêts d'Hélène Dorion que je n'ai jamais lu et un recueil de Francis Ponge La Rage de l'expression. J'imagine que la majorité des enseignants ont privilégié Rimbaud, ce qui fera trois poèmes de Rimbaud et un poème complémentaire dans le groupe de quatre textes pour la poésie. Pour les genres du récit, on a Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, La Peau de chagrin de Balzac et puis un duo formé du court roman Sido et du recueil de nouvelles Les Vrilles de la vigne, deux œuvres de Colette (c'est son nom de famille en réalité qu'elle tient de son père, ses prénoms sont Sidonie-Gabrielle). Je vous passe le détail des pièces de théâtre et de la littérature d'idées.
Le titre Les Vrilles de la vigne est mécaniquement mis en avant, puisque c'est le titre du recueil en même temps que le titre du premier récit qui le constitue. Cette nouvelle ne tient qu'en quatre pages, mais de nombreux enseignants vont étudier la fin du récit en classe et donc la fin du récit sera l'un des seize textes que maints candidats auront à préparer pour l'oral du concours.
J'ai constaté que plusieurs lectures de cette fin du récit Les Vrilles de la vigne étaient proposées par des internautes qui proposent des cours pour les candidats qui passent le bac cette année. Or, dans les nouvelles des Vrilles de la vigne, il y a certains textes érotiques lesbiens, notamment "Nuit blanche", mais dans le cas des Vrilles de la vigne je me suis demandé si les enjeux étaient bien compris.
Dans ce récit, l'autrice transpose des éléments de son vécu personnel de manière symbolique. Toute jeune, elle est devenue l'épouse du journaliste mondain Willy qui l'a amenée à Paris et qui l'a incité à raconter son enfance sous forme de récits. Au bout d'un certain nombre d'années, ça nous a valu la série des Claudine, avec pour premier essai Claudine à l'école, sauf que cette série est signée du nom du mari Willy et Colette a été spoliée, puis dépossédée de ses droits, car on comprend qu'en réalité c'est elle qui a écrit tous ces romans qui ont d'ailleurs une relative teneur autobiographique parfois.
Colette a fini par divorcer et dans ses écrits ultérieurs enfin portés à son nom elle règle parfois des comptes avec son ex-mari, parfois sous la figuration d'animaux, et elle le fait justement dans certaines nouvelles des Vrilles de la vigne. Dans ce récit symbolique, les vrilles de la vigne sont en effet le faux printemps du conformisme qu'offre le mariage, et cela est rendu évident quand la narratrice dit qu'elle veut échapper aux "vrilles de la vigne" en sentant la menace d'une nouvelle lune de miel. Dans le roman à caractère plus nettement autobiographique encore qu'est Sido, il y a un passage clef où la narratrice se souvient qu'enfant, pendant l'été, sa mère l'autorisait à se lever tôt pour aller voir l'aube, et cette rencontre est décrite de manière érotique, ce qui peut faire penser à Rimbaud, d'ailleurs plein de comparaisons sont à faire avec Rimbaud dans Claudine à l'école, sachant que l'écart générationnel n'est pas grand entre les deux écrivains (l'un né en 1854, l'autre en 1873), et donc en allant au contact de l'aube la narratrice se sentait jolie et fière de faire partie des gens éveillés par opposition aux endormis, jouant bien sûr sur le double sens (elle est éveillée à trois heures du matin quand les autres enfants dorment, mais elle a un éveil mental plus profond par sa relation anticonformiste à la Nature).
Et dans Les Vrilles de la vigne, nous avons le récit d'une nuit où la narratrice repère un rossignol qui chante dans la nuit, qui est libre et qui ne se sait pas observé. Et ce rossignol est un symbole qu'elle oppose aux vrilles de la vigne qui est un faux printemps de mariage conformiste comme j'ai dit plus haut, et elle se met à faire comme le rossignol, elle veut "dire, dire, dire", "tout" et "tout" et "tout". Mais elle refuse aussi le sommeil, et là penser à l'union lesbienne d'une autre nouvelle du recueil Nuit blanche, et elle gémit, elle cherche à cacher le bruit qu'elle fait, et à un moment donné il est question d'une main sur la bouche dont il n'est pas clairement qu'il s'agit de la sienne, sauf que le récit, revendication de liberté et d'indépendance, a l'air de dire qu'elle est seule. Pour moi, une conclusion s'impose : certes, le texte parle d'une narratrice qui pendant la nuit clame son discours d'écrivain libre, mais bon vu qu'il n'y a pas de nécessité pour ça d'être allongé la nuit dans son lit en refusant le sommeil, j'ai quand même la nette impression qu'elle évoque le plaisir solitaire qu'elle prend dans cette nuit agitée, le plaisir solitaire étant un cri de liberté face à la duperie de son premier mariage.
Moi, ça me paraît évident.
En gros, le jour du bac, soit on va avoir un évitement de l'explication crue du texte, soit ça ne sera vu par personne, ni l'enseignant, ni l'élève, soit ce sera envisagé par l'élève mais refoulé par l'enseignant, soit ce sera refoulé par l'élève qui y songera peut-être, mais qui soit par pudeur, soit parce qu'aucun enseignant n'en parle, refoulera cette hypothèse de lecture qui offre quand même des indices plus que troublants. Le plaisir solitaire féminin comme chant du rossignol et cri de liberté face au mariage. Je n'ai vraiment pas l'impression que ce soit une signification dérisoire pour un tel texte...
Du côté des poèmes de Rimbaud, il y a bien évidemment certaines pièces qui ont un caractère sexuel, mais le cas le plus frappant, c'est inévitablement "Vénus anadyomène".
Je ne suis pas d'accord avec la lecture qui est proposée de ce sonnet. On le propose comme une simple parodie de la déesse de la beauté à travers l'image d'une femme moche. D'abord, Rimbaud n'a pas inventé les anti-blasons et les poèmes anti-érotiques. Joachim du Bellay a produit déjà de telles inversions de Vénus laide. Ce n'est pas dans ces recueils accessibles en Livre de poche : Les Antiquités de Rome, Les Regrets sinon L'Olive, mais les universitaires n'ont qu'à accéder à des éditions savantes de ses œuvres complètes. Puis, l'intérêt d'une inversion est très limité.
Le premier quatrain qui plante le cadre tourne en dérision l'image de la Vénus qui sort des flots en la remplaçant par une vieille femme qui sort du baignoire, et le second quatrain se moque du corps et des mouvements de cette femme en l'animalisant. Certes, il y a une parodie mise en place, mais la femme décrite est sociologiquement caractérisée. Quant aux tercets, ils sont de l'ordre de l'analyse de détails à la loupe, l'analyse de deux singularités significatives, et donc il s'agit du message du poème, et je ne peux qu'être d'accord avec l'analyse de Murphy que le poème n'est pas misogyne, n'est pas une représentation sale de la femme pour en finir avec sa célébration éternelle. Le premier tercet tient le discours de transition et nous met la loupe dans la main, ce qui nous assimile à un spectateur présent devant la baignoire et devant cette femme, et évidemment puisque nous tenons une loupe dans la main, c'est aussi vers nous que se tourne la croupe dans le dernier tercet et le dernier mot du poème "anus", c'est à notre regard qu'il s'adresse. L'ulcère à l'anus permet d'envisager les abus sexuels d'une prostituée qui se soumet à la sodomie, c'est le deuxième détail à la loupe à identifier du texte, celui sur lequel tout se clôt. Il me semble que pour une explication linéraire les lycéens devront laisser de côté leur pudeur. Je pense que certains ne pourront pas réviser ni le récit "Les Vrilles de la vigne", ni "Vénus anadyomène", avec leurs parents. Je suis vraiment frappé du caractère crûment sexuel de ces deux textes, la scène lesbienne de "Nuit blanche" ce n'est rien du tout à côté de ces deux textes-ci.
Un mot sur l'autre détail, c'est le graffiti "Clara Venus" qui révèle que cette femme est exploitée, c'est la lecture de Murphy qu'il a développée dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion et à laquelle je souscris pleinement. Je ne soutiens pas la lecture plate qui n'envisage qu'une parodie où on tourne en dérision la déesse de l'amour et de la beauté, et d'ailleurs, à propos des événements récents où il était question de flanquer Rimbaud et Verlaine en couplé réconcilié au Panthéon je me permets d'indiquer que contrairement à ce qui se dit Rimbaud aimait les femmes, ça apparaît partout dans ses poèmes, et enfin le discours d'origine américaine sur l'essentialisation de l'homosexualité est contradictoire avec l'émancipation rimbaldienne. Il n'y a pas d'essentialisation du fait d'être homosexuel dans la poésie rimbaldienne. L'essentialisation est même contradictoire avec tout ce qu'ont été les progrès de la tolérance en société.
Et j'en viens enfin au cas du "Dormeur du Val". Le poème n'est pas crûment sexuel, mais son interprétation pose un redoutable problème qui fait que là encore je me pose des questions sur l'à-propos de son étude à l'oral du baccalauréat.
Je connais les éternelles lectures convenues des enseignants de lycée au sujet de ce sonnet, et je vois que pour la préparation du bac nous en sommes encore là.
Les gens se complaisent dans une progression qui n'a aucun intérêt. Le premier quatrain est une description du cadre, le deuxième décrit le personnage, le premier tercet introduit de "premières ambiguïtés" (je cite une vidéo youtube que j'ai pu repérer) et le deuxième tercet correspond à une "chute dramatique". C'est ça le discours ambiant.
Et les titres donnés aux quatrains et surtout aux tercets orientent nettement l'interprétation : et en clair, il s'agirait d'un poème pacifiste dénonçant l'horreur de la guerre. Il y a évidemment un point fort qui flatte cette lecture, c'est la dernière phrase du sonnet qui fait presque tout le dernier vers : "Il a deux trous rouges au côté droit."
Or, cette lecture ne va pas de soi. Sur le manuscrit, le poème est daté du mois d'octobre 1870. Je rappelle des faits biographiques, déjà rappelés par Steve Murphy dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale : Rimbaud est en prison à Mazas pendant la chute du Second Empire et l'avènement de la Seconde République, et libéré il se rend à Douai où il va assister à des réunions pour continuer la guerre en cours, et loin d'être pacifiste Rimbaud demande des armes pour que la République ne perde pas contre l'ennemi prussien. Rimbaud était contre la guerre sous Napoléon III, mais son discours bascule complètement à partir du moment où cette guerre est poursuivie au nom de la République, car une défaite de la République naissante pourrait entraîner un retour de la monarchie dans les négociations de paix avec Bismarck, par exemple. Rimbaud demande des armes, il va même plus loin que ce qu'on lui demande dans les textes qu'il rédige (et qu'on peut consulter dans ses biographies, dans celle de Lefrère chez Fayard, ou dans les travaux du douaisien Vandenhoecq), et il écrirait en parallèle un poème pacifiste. J'ai un peu de mal à comprendre la logique. Autre point important : Jean-François Laurent a publié un article où il identifie les symboles christiques du sonnet "Le Dormeur du Val" : résurrection tel un phénix dans le soleil, blessure au côté droit comme Jésus sur la croix dans un des quatre évangiles, celui de saint Jean de mémoire, où Jésus reçoit un coup de lance au côté droit, étymologisme de la croix dans le nom "cresson"... L'expression : "Il dort dans le soleil", qui me semble s'inspirer d'un poème de Leconte de Lisle, est particulièrement éloquente. Le dernier tercet offre un vers inquiétant : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine", mais je rappelle que dans le premier tercet, la Nature était invitée à surmonter ce type de problème. Donc, on n'est pas dans une simple révélation d'un signe inquiétant. Quand on lit : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine", on doit penser à l'invitation faite à la Nature de réchauffer ce soldat, de le ranimer, et justement nous passons de "Les parfums ne font pas frissonner sa narine" à la phrase éloquente : "Il dort dans le soleil", et cela se poursuit par un repos où le mot "Tranquille" est mis en vedette par un rejet : "la main sur sa poitrine / Tranquille". Alors, certes, pour l'éternité, les tenants de la chute dramatique pourront dire qu'un sonnet ça se finit précisément par une chute au dernier vers, et les deux trous rouges sont clairement dramatiques. Mais quand même ! Moi et d'autres nous percevons au contraire qu'il y a une célébration du mort pour la patrie et une idée de cycle de vie de la Nature du "trou de verdure" aux "deux trous rouges". C'est le discours tenu par Laurent auquel j'adhère pleinement.
Enfin, après, est-ce que vous croyez que cette progression dramatique du sonnet est admirable ? le poème est une variation de la phrase simple : "Il dort", il fait un somme, il est étendu, un soldat... dort, etc. On a une répétition. Vous soutenez que c'est un euphémisme pour ne pas dire que le soldat est mort.
Pour vous, une euphémisation, ça se martèle ! Où est grand-père ? - Il nous a quitté, il nous a quitté, il est parti, il n'est plus là, il est allé ailleurs. C'est ça un euphémisme ? C'est quoi l'effet produit par un euphémisme qu'on répète obsessionnellement ?
Je ne sais pas, je pose une question ?
Je rappelle que la symbolique de résurrection christique républicaine est appuyée par deux sonnets du même ensemble remis à Demeny, ce que Laurent n'avait pas manqué de mentionné : les "Christs" ressuscités dans "Le Mal" ou dans "Morts de Quatre-vingt-douze...", preuves donc que cette idée était présente à l'esprit de Rimbaud, puisqu'il l'exploitait explicitement.
Pour moi, la répétition serait plutôt de l'ordre du déni de réalité, ou du déni d'interprétation conformiste : ce soldat n'est pas mort pour rien et il retourne à la vie universelle. Le poète répète plusieurs fois ; il dort, donc c'est une façon de ne pas admettre le sens "Il est mort". Pour moi : "Il a deux trous rouges au côté droit", ça reste dans l'idée que la Nature prend en charge le corps de cet être endormi.
Certes, ça ne devient pas glamour ce retour du corps du soldat à la Nature dans le travail des deux trous rouges, mais il y a une chose qui reste, c'est que, comme par hasard, toutes les idées subtiles du sonnet vont dans le sens de la lecture de résurrection par la fusion à la Nature, tandis que la lecture où on révèle un mort est désespérément plate. Il dort, il dort, il dort, il dort mais c'est bizarre, il dort mais on sent que c'est pire, il dort, il dort bien, ah non il est mort !
C'est ça, la grande poésie ?
Je ne crois pas.
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