Depuis 2009, il existe désormais une source identifiable au monostiche zutique que Rimbaud attribuait à Louis-Xavier de Ricard : "L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès." J'ai identifié comme source deux vers du poème "L'Egoïste ou la Leçon de la mort" dans le recueil Les Chants de l'aube.
Il y a une situation initiale qui vous est comme d'habitude voilée, cachée. Je rappelle un peu les bases. Dans l'Album zutique, nous avons une longue série de poèmes parodiques où très souvent la cible est mentionnée. Par exemple, parmi les contributions rimbaldiennes, le poème "Fête galante" signé "Paul Verlaine", puis "A. R." est une parodie de Paul Verlaine. Autre exemple, le "Sonnet du Trou du Cul" surtitré "L'Idole" est une parodie du recueil d'Albert Mérat L'Idole. Mais le jeu est plus compliqué. Il s'est avéré que le poème "Sonnet du Trou du Cul" était une parodie double, une parodie à la fois du recueil L'Idole d'Albert Mérat et d'un recueil obscène publié sous le manteau d'Henri Cantel. Donc, il peut y avoir des poèmes où une cible parodique cache une autre œuvre parodiée. C'est le cas dans la première série des "Conneries" du poème "Jeune goinfre" qui parodie des poèmes de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, mais qui parodie en même temps les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier et le sonnet en vers d'une syllabe "Le Martyre de saint Labre" qui dans le Parnassiculet contemporain était une contribution anonyme d'Alphonse Daudet tournée contre Paul Verlaine, lequel prénommé Paul était de surcroît identifiable comme cible dans le Paul caricatural de "Jeune goinfre". Et comme si cela ne suffisait pas, Rimbaud imitait une série de trois sonnets en vers d'une syllabe de Léon Valade qui parodiaient à la fois Amédée Pommier et bien sûr Alphonse Daudet.
Malgré la mention du nom Belmontet, personne n'avait cherché à identifier de quelles parties de son oeuvre Rimbaud pouvait-il bien se moquer dans les "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet". Steve Murphy avait publié un article sur ces cinq pièces où il développait ses idées sur la nature parodique des vers en question, mais je voulais des renvois plus fermes à la production de Belmontet. J'ai lu ses poésies et j'ai identifié que Rimbaud ne parodiait pas tant Belmontet qu'il ne le citait pour cinq extraits ridicules avec de menues corruptions. Et dans la foulée, j'ai découvert le montage de citations qu'était le poème "Vieux de la vieille !" qui passait pour le premier poème en vers libres modernes de Rimbaud et aussi une parodie du poème de ce titre du recueil Emaux et camées de Théophile Gautier, d'autant que Murphy avait publié aussi une analyse poétique de "Vieux de la vieille".
J'ai continué en si bon chemin. Il y avait un quatrain "Lys" attribué à Armand Silvestre par Rimbaud, l'auteur de la parodie, et Murphy avait publié encore une fois une étude étendue sur ce quatrain zutique. Or, renforcé dans mes espoirs par la découverte d'authentiques citations dans le cas de Belmontet, j'ai voulu éprouver les premiers vers de Silvestre. Le quatrain zutique datant d'octobre 1871, je n'avais que deux recueils à lire et quelques poèmes parus dans des revues. Puis, j'ai identifié l'importance du patronage de George Sand pour son premier recueil. Et, inévitablement, j'ai identifié des vers précis parodiés par Rimbaud dans le quatrain "Lys". Il va de soi que je lie aussi le quatrain "Lys" à un aspect de la discussion avec Banville allant du poème "Ophélie" à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", comme je n'ai pas oublié de faire cas des écrits en prose anticommunards d'Armand Silvestre qu'il a publiés sous le pseudonyme germain de Ludovic Hans, et surtout au sein des collections d'Alphonse Lemerre, le "bon éditeur des parnassiens".
Pour le poème "Vu à Rome", j'ai considéré avec bon sens qu'il en allait de même, et j'ai tout un dossier de réécritures sensibles des deuxième et troisième recueils de Léon Dierx (son premier recueil est assez obscur, car renié), et je ne néglige pas le lien entre le calembour Léon Dix et cette "immondice schismatique" final. J'ai aussi relevé la coïncidence d'emploi de l'octosyllabe entre "Vu à Rome" et la plaquette parue précisément le même mois d'octobre 1870 : Paroles du vaincu (à cause de la biographie sur Rimbaud de Lefrère, j'hésite toujours entre "Paroles du vaincu" et "Paroles d'un vaincu", j'ai la flemme de vérifier toutefois). Et j'ai insisté sur le fait que "Vu à Rome" côtoie la parodie obscène de L'Idole de Mérat, et sur l'entrefilet qui laisse planer l'idée que Mérat, Mendès, Dierx et quelques autres persiflaient la voyante et sulfureuse relation qui s'établissait entre Verlaine et Rimbaud, soulignant la présence d'une allusion lexicale au recueil Philoméla de Mendès avec le mot "écarlatine" à la rime au sein même de la parodie "Vu à Rome". Plusieurs rimbaldiens daubent superbement ces rapprochements, notamment Yves Reboul qui pense que le poème fait seulement dans l'allusion politique. Rimbaud aurait sans raison réelle mis la signature "Léon Dierx" au bas de son poème. Il va sans dire que je ne souscrirai jamais de ma vie à une pareille fin de non-recevoir ; c'est refuser de lire Rimbaud, parce qu'on trouve ça trop difficile.
Puis, il y a le cas du monostiche zutique attribué à Louis-Xavier de Ricard. J'ai souligné la source la plus précise parmi tous les vers de Ricard à la création rimbaldienne. Mais les gens ne font que la citer pour ne rien réellement en faire. Oui, ils en font quelque chose, puisque les commentaires de Guyaux (Pléiade, 2009), de Claisse, de Teyssèdre, de Robert Saint Clair ou d'Alain Bardel (Dictionnaire Rimbaud périmé en 2021) cherchent tous à dire quelque chose sur le vers en accusant le coup de la référence à des lieux communs de Ricard, mais on sent un malaise. Ricard est un communard sincère, son idéologie de l'amour a de forts liens potentiels avec le "Credo in unam" rimbaldien. Alors, on va charger le progressisme naïf de Ricard, sa grandiloquence reprise à Victor Hugo. Je constate qu'on souligne un peu moins le manque évident de talent d'écrivain de Ricard, mais bon on le sous-entend quand même la plupart du temps. Puis, les lectures partent de Ricard pour toutes aboutir à des thèses personnelles que rien n'étaie. Perplexe, dans sa notice au Dictionnaire Rimbaud, Bardel en vient à se dire que l'allusion politique à Ricard est peut-être secondaire face à une blague obscène qui aurait été l'essentiel pour le Cercle des poètes zutiques. Et Bardel affirme catégoriquement qu'il est prouvé que le monostiche a le sens obscène suivant : "L'humanité encule le vaste enfant Progrès", selon une signification du verbe "chausser" clairement attestée dans le Dictionnaire érotique moderne de Delvau comme l'a relevé le linguiste rimbaldien Jean-Pierre Chambon. Et Bardel d'insister par des rapprochements avec l'expression "prendre du dos" du poème "Parade". Je rappelle que sur ce blog même j'ai déjà précisé que l'expression "prendre du dos" a un sens pour les livres et qu'elle existait à l'époque ce qui coupe court à la légende d'une expression obscène inventée exprès, puisque "prendre du dos" donne au verbe "prendre" une signification qui n'est pas celle obscène défendue par certains rimbaldiens.
Avant d'affirmer que quelque chose est prouvé, il convient de l'étayer. Les rimbaldiens sont là à avoir peur de montrer les limites de leur compréhension à la lecture des passages de Rimbaud. Moi, je n'ai pas peur de dire que la signature "Léon Dierx" au bas de "Vu à Rome" m'interpelle, que l'expression "prendre du dos" ne va pas de soi dans "Parade", et donc que le sens du monostiche zutique est problématique. Alors, certes, vu que tout est à peu près tourné en obscène dans les contributions zutiques de Rimbaud, il est certain que le verbe "chaussait" sans son sens obscène nous livrerait un hapax : une contribution satirique non obscène de la part de Rimbaud. C'est pour cette raison que je prends très au sérieux la thèse de la lecture obscène du verbe "chaussait", mais il n'en reste pas moins que ce serait camoufler mes difficultés de compréhension de l'inscription de ce vers dans le corpus zutique que de dire commodément : "oui, l'obscénité, je l'ai identifiée, voilà je sais lire, je ne la nie pas, puisque lire un poème zutique de Rimbaud c'est savoir identifier l'obscénité de Rimbaud, je l'ai identifiée, je sais lire le vers, ne me posez plus de questions, passons à autre chose, s'il vous plaît."
Ben non, ce n'est pas comme ça que ça marche !
Moi, ce qui me frappe, c'est que personne ne s'attarde sur la source et son contexte.
Le recueil Les Chants de l'aube date de 1862, il n'a pas été publié par Lemerre, mais par Poulet-Malassis. Et nous étions alors à la veille de la création de la Revue du Progrès, sorte de galop d'essai de la nouvelle génération de poètes avant l'idée de la revue du Parnasse contemporain. Et bien sûr, Louis-Xavier de Ricard était un meneur de projets, et un meneur qui fait le lien entre Revue du Progrès et Parnasse contemporain. De son côté, Catulle Mendès avait créé la Revue fantaisiste en 1860, et il a publié son premier recueil Philoméla en 1863, tandis qu'à peu près au même moment Mérat et Valade publiait sans nom d'auteur le recueil Avril, mai, juin. Ricard et Mendès furent les deux créateurs finalement du Parnasse contemporain. Du coup, le monostiche zutique a une portée politique considérable. A la fin des "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet", Belmontet est qualifié d' "archétype parnassien", ironie qui peut se comprendre de deux manières difficilement conciliables : soit il est ridicule comme parnassien n'ayant rien à voir avec le saturnien Verlaine, soit après la Commune la direction du Parnasse paraît par trop réactionnaire avec l'éditeur Lemerre qui demande à Verlaine d'enlever la jalousie et la politique de sa vie pour devenir quelqu'un de bien. Le monostiche souligne le divorce des parnassiens, souligne la retombée de cette revue qui n'est pas le progrès escompté en littérature, et qui surtout n'est même pas le progrès humain auquel rêvait naïvement Ricard. Le monostiche figure à la suite de deux dizains contre l'anticommunard Coppée, à proximité d'une parodie de Verlaine, mais aussi d'une parodie de Dierx où brille la mention de l'adjectif "schismatique", à proximité de "Lys" parodie de l'anticommunard Armand Silvestre, à proximité de la parodie de L'Idole de Mérat, dont le titre n'est pas innocent quand on songe à la déroute de l'appel au progrès de la bonne société parnassienne. Mérat, Dierx et Coppée sont particulièrement estimés parmi les parnassiens. Mérat est primé, Coppée a du succès. Et signe que je ne me trompe pas, dans sa lettre "du voyant", celle adressée à Demeny le 15 mai 1871, Mendès remplit la catégorie dite des "fantaisistes" à lui tout seul, sans mention de Murger, Glatigny ou d'autres, et notez que Ricard est cruellement rangé dans la catégorie des "journalistes" avec Léon Cladel et Robert Luzarches, et plus précisément, Rimbaud fait se suivre les noms de Ricard et Mendès. Je cite le passage en question, mais à ma manière en le condensant par récriture : Parmi les innocents, Armand Renaud a fait son Rolla, Grandet a fait son Rolla, puis je vous cite tant d'autres qui ont fait leur Rolla : les gaulois et les Musset avec Lafenestre, Coran, Popelin, Soulary, Louis Salles, les écoliers : Marc, Aicard, Theuriet, puis "les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L.--Pichat (corruption vu que Laurent-Pichat est un nom composé si je ne m'abuse),Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts, les journalistes : Cladel, Luzarches, Ricard, les fantaisistes : Mendès, les bohèmes, les femmes, les talents : Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée", et même si on enchaîne avec une virgule on a enfin deux voyants Mérat et Verlaine qui, eux, n'ont peut-être pas fait leur Rolla. Je rappelle que ce paragraphe pose de redoutables problèmes de logique à l'analyse grammaticale. Il est complètement destructuré.
Mais ! il faut souligner que les noms Ricard et Mendès se suivent, l'un étant un journaliste, et l'autre un fantaisiste. Rimbaud connaît sans doute pas trop mal un certain nombre de ces poètes, et notez qu'il rapproche les mentions "fantaisistes" et "bohèmes", signe qu'il songe à Murger. Notez aussi que la mention journalistes vient après une formulation de catégories quelque peu injurieuse : "les morts et les imbéciles", et dans cette catégorie double Rimbaud cite des suites père et fils Des Essarts ou des fratries les Deschamps tombées en désuétude. Or, dans l'un ou l'autre des deux premiers Parnasse contemporain, les poèmes d'Antoni Deschamps viennent directement après ceux de Ricard, et le poème "L'Egoïste ou La Leçon de la mort" est précisément dédicacé, sinon dédié "A M. Antoni Deschamps", en même temps qu'il est adressé "Aux jeunes gens" :
L'EgoïsteouLa Leçon de la mortPoème__A M. Antony Deschamps__
Tel est "grosso modo" la présentation typographique du titre d'ensemble du poème à la page 141 du recueil Les Chants de l'aube. Notez la ressemblance avec "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple". Et remarquez que ce titre n'est même pas mentionné dans la table des matières à la fin de l'ouvrage, où le titre du poème devient "Aux Jeunes gens", mention qui ne figure même pas sur la page 141.
Le titre est reconduit en tête des vers du poème à la page 143, mais la mention "Aux jeunes gens" se substitue à la dédicace "A M. Antony Deschamps" :
L'EgoïsteouLa Leçon de la mort__Aux jeunes gens___
Parmi les détails qui retiennent mon attention, il y a encore cet écho entre la double catégorie des Morts et des imbéciles qui englobent les frères Deschamps et ce titre alternatif "La Leçon de la mort" adressé à la fois à Antoni Deschamps, et bien sûr à la génération montante des parnassiens en 1862.
En clair, les rimbaldiens vont un peu vite en besogne quand ils se contentent d'admettre que j'ai identifié deux vers qui ont servi de modèle zutique à Rimbaud. Il y a toute une contextualisation qu'ils ont laissé tomber. Pour moi, le monostiche zutique peut se lire à la lumière des propos de Rimbaud à Demeny, ce monostiche est un lieu commun journalistique d'un mort et imbécile, et c'est un peu un procès de faillite du Parnasse qu'enregistre Rimbaud en l'épinglant.
Alors, je commence à fatiguer, je vais arrêter là mon article. Je citerai la prochaine fois tous les vers intéressants. Il se trouve que j'ai vu un lien entre le poème de Ricard et des vers d'Amédée Pommier, auquel semble répliquer Ricard, et Amédée Pommier est précisément une autre source importante des parodies zutiques.
Les vers que j'ai dressés comme source sont formulés par l'égoïste qui se moque de ceux qui croient que l'humanité marche dans le progrès, et bien sûr Ricard pense l'inverse, et avec son indicatif imparfait le monostiche de Rimbaud vaut persiflage de la pensée providentielle de Ricard : "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès", cela n'est pas très rassurant pour l'avenir en quelque sorte, puis il y a une sorte d'à-côté, le monostiche ne dit pas : "marchait dans le progrès", mais "chaussait un enfant dit Progrès".
Pour moi, les rimbaldiens lâchent la proie pour l'ombre. Il faut affronter jusqu'au bout les rapprochements avec les écrits de Ricard, il faut tout faire parler dans ses oeuvres, proses comprises, puisque le recueil Les Chants de l'aube contient des "Nouvelles bibliques" qui ne sont pas en vers, ou puisque Ricard est pour Rimbaud un journaliste.
Les explications de Claisse, Saint Clair, Teyssèdre et Bardel sont toutes de l'ordre de la dérobade. Je ne pense pas la critique littéraire comme eux. Même la façon de faire de Bruno Claisse ne me convient pas.
Enfin, si je traiterai la prochaine fois du poème "L'Egoïste", je tenais à préciser un petit point. Verlaine a publié le sonnet "Monsieur Prudhomme" en 1862, ce ne fut pas sa première publication, mais ce sonnet fait partie des Poèmes saturniens par la suite. Or, Verlaine fait le calembour du "père et maire de famille", ce qui est évidemment à rapprocher du poème d'ouverture "Amour" des Chants de l'aube : Ricard a écrit un sonnet liminaire "Amour" où l'Amour est "Père et mère à la fois", comme le dit le premier hémistiche du vers 5, et à cela répond le calembour potache de Verlaine : "Il est grave ; il est maire et père de famille [...]" Le glissement du lieu commun facile "L'humanité marche dans le progrès" déjà moqué par Verlaine en 1869 dans "Au pas de charge" à "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès" a l'intérêt de ramener aux pieds à chaque fois. Les godillots dans "Au pas de charge", les pantoufles dans "Monsieur Prudhomme" et "chaussait" dans le monostiche zutique.
J'ai le malheur de trouver cela bien intéressant à la lecture. Les rimbaldiens, non ! Il fallait estampiller ça : Murphy, Reboul, Cornulier, sinon Brunel, Murat, Forestier, Steinmetz, Etiemble, etc.
On en a encore pour longtemps avec ce fonctionnement de tordus. Nordstream, c'était qui ? Les bombardements sur les sites de défense nucléaire russe, ça vous fait quoi ? Une conférence de la paix en Suisse sans la Russie, ça vous fait quoi ? Le contrôle des Etats-Unis sur l'Union européenne via l'Otan, ça vous fait quoi ? Les procès pour non respect de la pensée unique, ça vous fait quoi ? Ce cirque va-t-il jamais finir ? Il ne passera pas par moi, je n'aime pas la bêtise !
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